ÉLOGE DE CHRÉTIEN-GUILLAUME LAMOIGNON-MALESHERBES,
L’UN DES QUARANTE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
PRONONCÉ DANS LA SÉANCE DU 4 NOVEMBRE 1841,
PAR M. DUPIN.
STRENUE SEMPER FIDELIS,
REGI SUO,
IN SOLIO VERITATEM,
PRAESIDIUM IN CARCERE,
ATTULIT.
MESSIEURS,
Lorsque l’Académie a daigné me charger de prononcer l’éloge de deux de ses membres les plus vertueux et les plus illustres, je ne me suis point dissimulé les difficultés de ce double labeur. J’ai accompli, autant qu’il était en moi, la première partie de cette tâche au commencement de l’année, en vous lisant l’éloge de M. le duc de Nivernois dans la séance du 21 janvier, jour de douloureuse mémoire ! — Maintenant, j’apporte l’éloge de M. de Malesherbes !... Mais, je dois vous le dire, lorsque je travaillais à m’acquitter de cette pieuse mission, je n’ai point tardé à reconnaître que, si Lamoignon-Malesherbes a mérité d’être loué comme savant et comme homme de lettres, chez lui les vertus et les qualités du magistrat, de l’homme public et du grand citoyen, l’emportent de beaucoup sur ses titres scientifiques et littéraires. Mes paroles ont conservé l’empreinte de ce sentiment et mon discours exprime plutôt les sévérités du genre parlementaire que les formes gracieuses du genre académique ; j’en suis si convaincu, que, sans la bonté que vous avez de m’entendre aujourd’hui, je n’aurais pas cru faire un larcin à l’Académie en réservant pour une solennité judiciaire les prémices de cette noble biographie.
Le nom de LAMOIGNON est un des plus vénérés dans les fastes de la magistrature française. S’il ne lui a pas fourni ses plus grands hommes, ses caractères les plus énergiques, l’orateur auquel nous devons l’oraison funèbre du premier président de Lamoignon, n’en a pas moins eu raison de peindre cette famille « comme une de celles où l’on ne semble né que pour exercer la justice et la bienfaisance ; où la vertu se communique avec le sang, s’entretient par les bons conseils, s’excite par les grands exemples. »
C’était, parmi les enfants de Lamoignon, une tradition héréditaire de piété filiale d’écrire la vie de leurs pères, et de continuer ainsi des annales qui devenaient des leçons domestiques pour chaque génération. Un coup d’œil rétrospectif jeté rapidement sur les aïeux de M. de Malesherbes montrera d’avance à quel sacerdoce il était destiné. Cette famille, j’aime à le remarquer a l’honneur de ma province, est une des plus anciennes du Nivernais (1).
CHARLES de Lamoignon, dont les ancêtres s’étaient distingués dans les armes, est le premier qui entra dans la magistrature (2). Il était né à Nevers le 1er juin 1514. Il alla, selon l’usage du temps, étudier le droit en Italie, suivit les cours d’Alciat, et reçut le doctorat à Ferrare. À son retour il se fit remarquer au barreau, et devint avocat du duc de Nevers, qui le nomma chef de son conseil. Aidé de ce haut patronage, Charles de Lamoignon devint successivement conseiller à la table de marbre et au parlement de Paris, maître des requêtes et conseiller d’État. Il mourut en 1572, avant le chancelier de l’Hospital, auquel il aurait probablement succédé (3).
Les lettres réclament particulièrement PIERRE de Lamoignon, troisième fils de Charles, mort sans postérité en 1584, à l’âge de vingt-neuf ans. Ce fut, comme un autre Pic de la Mirandole, un prodige de science dès sa plus tendre jeunesse. À peine âgé de quinze ans, il composa en vers latins, sur les malheurs de la France, deux poëmes qu’il traduisit ensuite en grec. Ils ont été imprimés en 1570 sous ce titre Calamitatum Galliae deploratio (4).
CHRÉTIEN de Lamoignon, dixième fils de Charles (5), suivit de plus près les traditions de son père. Né en 1567, il étudia le droit sous Cujas, qui tenait à Bourges le sceptre du professorat, fut conseiller au parlement en 1505, puis président aux enquêtes, conseiller de grand’chambre et président à mortier en 1633. C’était un magistrat intègre, pieux et bienfaisant. Bèze en parle avec éloge dans ses poëmes.
Il eut deux fils. Le second, né en 1617, fut le célèbre GUILLAUME de Lamoignon, seigneur de Bâville. D’abord conseiller au parlement, puis maître des requêtes au conseil d’État sous la minorité de Louis XIV (en 1644), le jeune roi disait de lui : « Je n’entends bien que les affaires que M. de Lamoignon rapporte. » — La réputation qu’il s’était acquise dans cette dernière place lui valut l’honneur d’être appelé à la tête du parlement de Paris après la mort du premier président de Bellièvre, en 1658. En conférant de si hautes dignités dans la magistrature et dans l’État, il faudrait que les rois ou leurs ministres pussent répéter ce que Louis XIV dit à Chrétien de Lamoignon, en lui apprenant sa nomination : « Si j’avais connu un plus homme de bien que vous, et un plus digne sujet, je l’aurais choisi. » — Le premier président de Lamoignon justifia cette haute estime du roi : la politique et les intrigues de cour n’eurent point de prise sur ses fonctions judiciaires ; et particulièrement dans le procès de Fouquet, loin d’imiter la conduite de ceux qui, en pareil cas, font parade de zèle et promettent d’avance des condamnations, Lamoignon, sondé par Colbert qui cherchait à pressentir ses dispositions, lui répondit avec dignité : « Un juge ne dit son opinion qu’une fois, et sur les fleurs de lis. »
CHRÉTIEN-FRANÇOIS de Lamoignon, fils aîné du premier président, fut avocat général ; c’est sur ses conclusions que l’arrêt d’abolition du congrès fut prononcé par le premier président son père. L’un et l’autre étaient liés avec Boileau, Racine, Bourdaloue, et tous les hommes distingués qui, à cette époque, composaient la société de Bâville.
Le second fils du premier président, CHRÉTIEN, deuxième du nom, fut successivement conseiller au parlement (1704), avocat général (1707), président à mortier (1723), premier président de la cour des aides (1746), chancelier de France en 1750. Il avait distingué sa branche par le nom de Blancménil, seigneurie dépendante de la terre de Malesherbes.
C’est de lui qu’est né, le 6 décembre 1721, CHRÉTIEN-GUILLAUME LAMOIGNON DE MALESHERBES. Cet héritier d’un nom si cher à la magistrature fut élevé chez les jésuites, qui dans le même temps faisaient aussi l’éducation de Voltaire et du prince devenu roi sous le nom de Louis XVIII. Malesherbes put connaître encore le père Porée et profiter de ses conseils. Sa destination naturelle était de suivre la carrière de son père ; il s’y prépara sous la direction du célèbre abbé Pucelle, conseiller clerc au parlement de Paris, neveu de Catinat, habile homme que Malesherbes appelait toujours le dernier des Romains, quand il parlait de la magistrature. Ce fut auprès de lui qu’il s’instruisit des premiers éléments de la politique, de la véritable situation de la monarchie, du droit public de la France, et de l’étendue des devoirs qu’il aurait à remplir.
On touchait à la seconde moitié du XVIIIe siècle ; à cette époque fervente et déjà si agitée, où toutes les pensées qui gonflaient les esprits cherchaient à se faire jour à travers les obstacles qu’on s’efforçait de leur opposer ; où toutes les idées étaient tournées vers des plans d’amélioration et de changement, avec une ardeur qu’aucune expérience encore n’avait appris à régler.
La société politique offrait le singulier spectacle d’une constitution incertaine, dont tous les éléments étaient en lutte ; où les pouvoirs publics, sans définition exacte, n’avaient de contre-poids que dans leurs prétentions réciproques, en sorte que ce qui s’opposait à l’usurpation faisait ou préparait le combat.
On conçoit le ravage qu’avait dû porter la logique dans ces institutions que la logique n’avait point créées, et que les faits seuls avaient produites selon les exigences du moment, sans s’inquiéter des contradictions et des disparates, et sans nul souci des embarras de l’avenir. — D’un côté, la liberté poussée jusqu’à la témérité par les philosophes ! l’égalité entrevue, et déjà invoquée avec ivresse ! De l’autre, la résistance opposée jusqu’à l’absurde par les classes privilégiées les exagérations réciproques, accrues par la défiance et par l’opposition des intérêts l’irritation produite par la domination orgueilleuse d’un seul culte, et par l’oppression de tous les autres ; l’administration rendue odieuse par l’emploi de moyens arbitraires et violents contre les personnes et contre les biens ; les mœurs perdues ; les finances obérées, et l’excès des dilapidations et des dépenses sur le point d’amener un déficit, avec tous les mécontentements, toutes les plaintes qu’entraîne inévitablement à sa suite l’accroissement des impôts !
C’est au milieu de toutes ces complications qu’allait se trouver le jeune Malesherbes ; au niveau de son siècle par sa philosophie et ses lumières, exempt de l’aveuglement de sa caste, en garde contre l’entraînement des esprits trop exaltés ; voulant la monarchie et la liberté ; destiné, pour son malheur, à devenir le ministre mal écouté d’un roi honnête homme sans doute et ami de son peuple, mais faible et irrésolu, obsédé par sa cour et dominé par un parti, là où il aurait fallu un roi fort, un roi capable de planer au-dessus de tous ces conflits, de choisir avec indépendance et dextérité entre les bons avis et les mauvais conseils, et de puiser dans des concessions sages et opportunes le droit de refuser ce qu’il eût été dangereux d’accorder.
Mais n’anticipons point, Messieurs ; suivons M. de Malesherbes dans les différentes phases de la carrière qu’il est appelé à parcourir et après avoir rapidement jalonné notre route, nous reviendrons, s’il le faut, sur nos pas, pour considérer plus attentivement les points les plus dignes d’occuper votre attention.
Le père de Malesherbes voulut qu’il débutât par une fonction qui était regardée comme une excellente école pour les jeunes magistrats, celle de substitut du procureur général.
Le 3 juin 1744, étant dans sa vingt-quatrième année, il fut nommé conseiller au parlement, à la quatrième chambre des enquêtes.
Le 14 décembre 1750 (à vingt-neuf ans), son père ayant été nommé chancelier, il lui succéda dans la première présidence de la cour des aides. C’est comme chef et organe de cette cour qu’il porta devant Louis XV les remontrances de 1770 et de 1771.
En même temps que M. de Malesherbes succéda à son père dans la première présidence, il fut placé par lui à la tête de la librairie, dont la direction était dans les attributions du chancelier.
Lors de la suppression du parlement et de la cour des aides, en 1771, une lettre de cachet exila Malesherbes dans sa terre.
Rappelé sous Louis XVI, en 1775, après le rétablissement de la magistrature, il reparut à la tête de la cour des aides, et présenta, cette même année, les célèbres remontrances de cette compagnie relatives aux impôts. Elles produisirent une sensation prodigieuse. Le gouvernement s’en émut au point qu’il fit enlever la minute du greffe pour en empêcher la publication. Toutefois le roi, dans sa réponse officielle, promit de s’occuper des réformes proposées, ajoutant que ce serait le travail de tout son règne.
En même temps, le monarque conçut une telle estime pour M. de Malesherbes, qu’il voulut absolument qu’il entrât dans le conseil des ministres. Malgré sa répugnance personnelle et les vifs regrets de la cour des aides, Malesherbes se démit de sa première présidence le 12 juillet 1775. Il entra dans le cabinet comme ministre secrétaire d’État de la maison du roi et de Paris, à la place de la Vrillière, qui remplissait cette fonction depuis cinquante et un ans (5 bis).
On a remarqué, comme une singularité, que Malesherbes avait ainsi occupé deux places les plus opposées à ses goûts. — Ami de la liberté de la presse, à une époque où l’on osait à peine en prononcer le nom, il devint le chef de la censure ; — ami de la liberté individuelle, on lui confia le ministère qui délivrait les lettres de cachet. Nous verrons comment il usa de ces différents pouvoirs.
Il est des temps malheureux où il est bien difficile qu’un honnête homme puisse rester longtemps ministre. Dès que son caractère est connu, il a contre lui tous ceux que sa probité empêche de faire leurs affaires et dont sa droiture contrarie l’ambition ou les projets ; surtout s’il annonce l’intention de réformer quelques abus, à l’instant même il voit se former contre lui la ligue intraitable de tous ceux qui sont en possession d’en profiter. Les intrigues eurent bientôt dégoûté Malesherbes ; il sortit du conseil, ainsi que son ami Turgot, avec lequel il était entré et avec lequel il se hâta de se retirer lorsqu’ils virent, l’un et l’autre, que leurs vues de bien public, sans cesse traversées par d’autres influences, ne pouvaient pas prévaloir. Malesherbes surtout s’y déplaisait, et il a dit de lui-même : « qu’un magistrat, ami de la règle, accoutumé à résister à tous les excès de pouvoir dans l’intérêt des principes, et à lutter contre les abus de l’administration, était peu propre à des fonctions ministérielles, et qu’on avait eu tort de les lui confier. » Il donna sa démission le 12 mai 1776.
Les lettres et les sciences occupèrent ses loisirs. Il était devenu membre de l’Académie des sciences en 1750, de celle des inscriptions en 1759, et de l’Académie française en 1775. Sa réception fut brillante ; son discours produisit un grand effet : on applaudit surtout avec un véritable enthousiasme le passage où il parle de l’opinion publique (dont il se faisait sans doute une juste définition) comme d’une souveraine sous l’autorité de laquelle dorénavant tout devra plier. — « Il s’est élevé, dit-il, un tribunal indépendant de toutes les puissances, et que toutes les puissances respectent ; qui apprécie tous les talents, qui prononce sur tous les genres de mérite ; et dans ce siècle éclairé, dans un siècle où chaque citoyen peut parler à la nation par la voix de l’imprimerie, ceux qui ont le talent d’instruire les hommes et le don de les émouvoir, les gens de lettres, en un mot, sont, au milieu du public dispersé, ce qu’étaient les orateurs de Rome et d’Athènes, au milieu du peuple assemblé. »
Désormais sans fonctions publiques, et maître de son temps, Malesherbes entreprit des voyages pour son instruction et son agrément. Il parcourut différentes contrées de la France, de la Hollande et de la Suisse ; allant à pied, explorant tous les sites, les plantes, les cultures, les mœurs, les lois, en gardant un incognito qui lui valut plus d’une anecdote où son amour-propre, d’abord compromis en apparence, finissait par être largement indemnisé. Il rapportait avec lui tout ce qui lui avait paru susceptible d’être utilement transporté dans sa patrie. Assez instruit en histoire naturelle et surtout en botanique pour lutter même avec Buffon, on conçoit tout ce qu’il dut recueillir de notions utiles[1].
A son retour en 1787, peu de temps après la convocation de l’Assemblée des notables, on rappela Malesherbes au ministère. Mais comme on voulait seulement se couvrir de la faveur de son nom pour donner couleur aux actes du gouvernement, on ne lui confia aucun pouvoir. Il fut ministre sans portefeuille ; triste condition dans un cabinet ! Les avis qu’il donna furent à peine écoutés, les mémoires qu’il prenait la peine de rédiger furent à peine lus, et, chose bien plus étrange, qu’on croirait difficilement si elle ne nous était attestée par des témoignages irrécusables, il n’avait pas même la faculté d’entretenir le roi hors la présence du premier ministre, tant celui-ci était jaloux de son autorité et craignait de voir partager son crédit.
Lassé d’une position aussi fausse, Malesherbes se hâta de la quitter, en abjurant pour toujours tout exercice du pouvoir.
Il se retira à Malesherbes, d’où il ne sortit que pour défendre Louis XVI, et bientôt après pour le suivre à l’échafaud.
Telle est en bref, Messieurs, la vie de Malesherbes. Elle complète noblement la biographie des Lamoignon. Mais à l’instant même se présente une réflexion douloureuse, et qui remplit l’âme d’un sentiment d’amertume. La mémoire de Malesherbes est l’objet d’un respect universel, et pourtant, il faut bien le dire, lui aussi a trouvé des détracteurs. Tous admirent sa vertu, mais quelques-uns ont critiqué ses opinions. Plusieurs ont tracé son panégyrique, l’ont présenté comme un sage !... D’autres ont mêlé de vives censures à leurs éloges.
M. Boissy d’Anglas, ce courageux ennemi de l’anarchie, après avoir consacré à la mémoire de ce vertueux magistrat deux volumes qu’il adressait à ses enfants comme un encouragement à bien faire, se vit obligé d’en composer un troisième pour répondre aux attaques dirigées contre les deux premiers.
Les critiques si injustement prodiguées au biographe de Malesherbes et tout leur artifice peuvent se réduire à ceci : Malesherbes a partagé les illusions des philosophes, il s’est fait réformiste ; il a par le fait contribué à la révolution. Lui-même, ajoute-t-on, l’a reconnu ; il s’en est repenti, mais il a expié ses erreurs par une mort sublime ! À ce titre seulement, on veut bien l’amnistier !
Ainsi on loue sa mort, mais on blâme sa vie ! Un illustre écrivain a voulu tout concilier, en disant : « que la philosophie réclame la première partie de cette vie, la religion se contentera de la dernière. »
Pour moi, Messieurs, je ne crois pas qu’il soit besoin ici de transaction. La vie et la mort de Malesherbes sont également honorables ; elles se servent mutuellement de sanction le patriotisme et la vertu réclament Malesherbes tout entier.
Voyons en effet, puisqu’il faut descendre à l’apologie, voyons quelles sont les opinions auxquelles M. de Malesherbes a attaché son nom.
Je trouve quatre questions principales qu’il faut reprendre pour juger si M. de Malesherbes, au temps où il a vécu, et du point où il était placé, a dignement compris les devoirs de sa position.
— C’est la liberté religieuse,
La liberté de la presse,
La liberté individuelle,
Et toutes les difficultés qui se rattachent à législation des impôts.
Ces questions sont peu nombreuses, mais elles ont conservé tout leur intérêt par leur liaison avec les réformes opérées depuis et celles qui s’agitent encore à présent.
I. Liberté religieuse.
Aujourd’hui tous les cultes sont libres :chacun reçoit de la loi et du magistrat la même protection. Il semblerait monstrueux qu’il en fît autrement : personne n’oserait proposer de revenir à l’intolérance ; on le proposerait en vain. Mais en était-il ainsi du temps de Malesherbes ?
La révocation de l’édit de Nantes, si l’on s’était borné à retrancher de cet édit les dispositions politiques qui plaçaient les protestants en face du gouvernement comme une sorte de puissance rivale avec laquelle il fallait traiter, n’aurait pu être blâmée par aucun esprit raisonnable, ami du pouvoir autant que de la vraie liberté. Il suffit, pour en être convaincu, de relire cet édit et de se demander ensuite si un gouvernement bien réglé, ayant le sentiment de sa nationalité, de sa force et de sa grandeur, pouvait laisser subsister indéfiniment des stipulations qui le tenaient en état permanent de capitulation. De ce nombre étaient les dispositions qui accordaient aux protestants des places dites de sûreté, qui leur permettaient de tenir des assemblées politiques, de lever entre eux des contributions, d’avoir des juges spéciaux, et qui les constituaient en manière de république au sein de la monarchie.
On pouvait donc abroger ces stipulations ; on le devait même, afin qu’une secte dans l’Église ne fût plus un parti dans l’État : — mais en ressaisissant ainsi l’intégralité du pouvoir politique, il fallait laisser aux Français protestants, comme aux autres citoyens, la liberté de leurs croyances, le libre exercice de leur culte, et la jouissance commune de leurs droits naturels, civils et politiques.
Mais non ; ce qu’avaient voulu surtout les esprits intolérants et mystiques qui avaient provoqué la révocation absolue de l’édit de Nantes ; ce que voulaient principalement les promoteurs des mesures violentes prises à la suite de cette révocation, c’était l’abolition immédiate du culte protestant, la persécution contre les sectateurs de ce culte, et leur expulsion du royaume, avec confiscation de leurs biens, s’ils refusaient de rentrer dans le giron de l’Église catholique. En un mot ils voulaient pouvoir dire : Il n’y a plus de protestants en France.
Je ne veux pas, Messieurs, affliger les esprits, aujourd’hui calmes sur ces questions, en remettant sous vos yeux les contraintes morales et matérielles, les supplices, les exécutions militaires, les spoliations employées à l’appui de la révocation de l’édit. On ne voit plus les dragons se ruer sur des populations inoffensives, en criant : L’abjuration ou la mort ! On n’entend plus les cris des victimes ! L’histoire en a été tracée par d’autres ; il suffit d’y renvoyer (6).
Mais pour les hommes les moins instruits de cette partie de nos annales, un fait immense, un fait désastreux demeure acquis : c’est l’exil volontaire ou forcé d’une masse considérable de protestants, et avec eux la ruine de nos manufactures, de notre industrie, de nos richesses commerciales ; c’est la langueur et l’affaiblissement qui succédèrent de toutes parts à l’application de ces mesures odieuses, condamnées par la politique autant que par la justice et par le véritable esprit du christianisme ; car, en blâmant de tels actes, il faut surtout insister sur ce qu’ils ont eu d’inique et d’immoral.
Les choses en étaient venues à ce point, à la fin du règne de Louis XIV et sous celui de Louis XV, que pour les protestants restés en France il y avait, non pas seulement exclusion de toute participation aux droits politiques, mais il n’y avait pas même à l’état civil.
Le mariage, ce contrat primitif, sans lequel on ne conçoit pas de société civilisée, ne pouvait pas être légalement célébré, ni légalement constaté ; les relations du père aux enfants demeuraient incertaines aux yeux de la loi. — La raison en est simple, la tenue des registres de l’état civil était abandonnée aux prêtres catholiques, et pour ces nouveaux officiers de l’état civil, il n’y avait de mariage possible que le mariage canonique ; il n’y avait de naissance constatée que celle des enfants que l’on soumettait au baptême ; et à leurs yeux ces enfants étaient réputés bâtards quand le mariage des parents n’avait pas été célébré en face de l’Église. — Pour les protestants qui ne voulaient pas abjurer, ou mentir à Dieu et aux hommes en se disant faussement catholiques, il n’y avait donc point de famille ; leurs mariages, célébrés au désert, étaient destitués des effets civils.
Et cependant protection est due par l’État à tous les citoyens ! Le mariage est de droit naturel avant d’être de droit ecclésiastique : le contrat a précédé le sacrement ; la paternité, la filiation légitimes sont la base de l’état social, la source des bonnes mœurs ; regarder les enfants des protestants comme bâtards, leurs femmes comme des concubines, leurs mariages comme n’existant pas aux yeux de la loi, était donc tout à la fois une injustice envers les personnes, un outrage à la morale, une violation du droit.
À la vérité, quelque tolérance de fait s’était peu à peu introduite par la force de l’opinion. La jurisprudence (7), plus humaine que les édits, avait quelquefois égard à la possession d’état. Servan venait de faire entendre sa voix ardente dans son éloquent plaidoyer pour une femme protestante !... Mais Malesherbes ne se contentait pas, pour les religionnaires, d’une pure condescendance de fait, toujours précaire et dépourvue de garanties. Il remontait à la source du droit, il la démontrait avec évidence, il voulait que leur état civil fût l’œuvre de la loi ; il y est parvenu (8) ; et si cette conquête lui a attiré la haine de l’intolérance, elle lui a mérité la reconnaissance d’une classe nombreuse de citoyens, et celle de tous les amis éclairés de l’humanité.
Malesherbes avait étendu sa sollicitude sur les israélites ; il avait composé en faveur de ceux-ci un mémoire rempli des plus curieuses recherches. Il y démontrait que les vices qu’on leur a si souvent reprochés avaient pris, en grande partie, leur source dans les avanies et les spoliations dont, à diverses époques, les gouvernements les avaient frappés. La possession des immeubles offrait trop de prise aux confiscations les maîtrises et les jurandes, les corps d’arts et métiers n’admettaient que des catholiques ; car en ce temps-là on exigeait des certificats de catholicité, comme depuis on a exigé des certificats de civisme ; il ne restait donc aux juifs que le trafic de l’argent. Traités en ennemis par les catholiques, ils ne pouvaient pas les regarder comme frères ; entre eux, la règle Non fœnerabis fratri tuo ne pouvait recevoir d’application ; ils étaient usuriers par nécessité de position.
Aujourd’hui, catholiques, juifs, protestants de toutes les nuances (9), tous sont citoyens, égaux devant la loi pour leurs droits religieux, politiques et civils. Nous trouvons que cela est bien approuvons donc le publiciste qui, cinquante ans avant notre Charte, a revendiqué des libertés qui forment actuellement un des articles fondamentaux de notre droit public constitutionnel.
II. La liberté de la presse.
La liberté de la presse, qui s’exerce si diversement sur le compte des personnes et des choses, a été elle-même fort diversement jugée. Depuis l’invention de l’imprimerie, elle a eu des amants dissolus, des adversaires outrés, des amis raisonnables. Tantôt elle a subi les atteintes du despotisme, tantôt elle a réagi avec licence contre le pouvoir et contre les lois.
À l’époque où M. de Malesherbes fut placé à la tête de la librairie, la presse était régie par la législation la plus bizarre et la plus absurde ; on peut dire aussi la plus arbitraire et la plus inconséquente.
Trois censures contradictoires pesaient sur les libraires et sur les auteurs. Si l’on échappait à la censure du clergé, on tombait sous celle des parlements ; si l’on échappait aux arrêts, on rencontrait les mandements et les lettres de cachet. On censurait les écrits et l’on poursuivait les auteurs ; les parlements faisaient brûler les livres par la main du bourreau, depuis qu’on n’osait plus brûler les écrivains eux-mêmes ; mais on les exilait, on les embastillait (10). On faisait tout pour étouffer la pensée, pour l’empêcher de se produire ; et cependant la publicité était du goût de tout le monde, même de celui de ses persécuteurs (11). Après l’oppression qui s’était fait sentir vers la fin du règne de Louis XIV, arriva la licence qui se montra effrontément sous la régence et pendant tout le règne de Louis XV. À cette époque, on vit un désaccord complet entre les mœurs et les lois !...
Jamais on ne poursuivit autant les auteurs, et jamais aussi on ne rechercha avec plus d’avidité les livres condamnés ! C’était un moyen infaillible de les mettre en vogue. Aussi Lauraguais avait la hardiesse d’écrire au parlement : « Honneur aux livres brûlés ! » — Un auteur satirique, qui avait reçu 30,000 fr. pour un pamphlet supprimé, priait le ministre d’en faire saisir un second qu’il allait mettre sous presse, afin de compléter, disait-il, la somme de 60,000 fr. dont il avait besoin pour vivre tranquille, promettant qu’après cela il cesserait d’écrire. — Malesherbes s’érigea en arbitre de toute cette situation. — Il reconnut que, dans l’usage de la presse, il y avait un droit positif à côté d’inévitables abus. Des abus qu’il fallait punir quand ils se manifesteraient, mais un droit qu’il fallait protéger ; en un mot, il regarda la liberté de la presse comme un principe ; la censure comme un moyen absurde et impuissant (12) ; la répression des délits de la presse comme une chose de droit commun.
Lisez tous ses écrits sur cette matière ; il arrive à cette solution, la meilleure qu’on ait pu trouver, même dans ces temps modernes où l’on a tant cherché à concilier le maintien de la règle avec la répression de l’abus.
En effet, il est de la nature des choses que la liberté de la presse, comme toutes les autres libertés, ait ses inconvénients à côté de ses avantages. En considérant les services qu’elle peut rendre et le mal qu’elle fait, on peut dire d’elle ce qu’Ésope a dit de la langue : Il n’y a rien de meilleur et rien de pire. — La presse en soi n’est autre chose que l’esprit de celui qui écrit. S’il est instruit et honnête homme, elle produira des vues utiles, elle proclamera des vérités profitables. — Mais elle sera méchante avec le méchant, passionnée avec l’homme de parti, haineuse avec l’homme atrabilaire, calomniatrice avec l’envieux, scélérate si l’auteur est un scélérat.
« La presse, disait un journaliste, est l’état de ceux qui n’ont pu s’en faire un autre. » Par là même aussi, c’est l’état des mécontents, c’est le refuge du désappointement, et quelquefois le pis-aller de la misère ! C’est là ce qui fait trop souvent la mauvaise presse, qu’on ne saurait assez distinguer de la bonne[2].
L’honnêteté publique, la pureté des mœurs entrent pour beaucoup dans le bien et le mal que la presse peut faire ; car le mal est plus ou moins grand selon qu’il est plus ou moins bien accueilli ; et il ne l’est malheureusement que trop dans les temps d’agitation et de crise, où chacun est ravi de voir ses propres passions exprimées par d’autres en termes qu’on rougirait d’employer soi-même, mais qu’on applaudit en secret, et dont on se montre d’autant plus satisfait qu’ils font plus de mal aux personnes qu’on déteste ou au gouvernement que l’on voudrait voir renverser.
Toujours est-il, même en présence de ces dangers, qu’il en est de la presse comme des autres libertés. Il n’en est pas une dont les hommes ne puissent abuser. Mais, de même qu’on est obligé de laisser à chacun la liberté de parler, d’agir et de se mouvoir, sauf à punir celui qui vole, qui tue, qui insulte ; de même, pour la presse, on est obligé de laisser imprimer, sauf ensuite à punir, s’il y a lieu[3].
Tels étaient les principes de Malesherbes. Il les a professés dans ses écrits et pratiqués dans ses fonctions ; nous pouvons également donner des exemples de sa sévérité envers les libellistes et de sa prédilection pour les véritables gens de lettres.
AFFAIRE VARENNES. — Varennes, secrétaire des états de Bourgogne, était devenu l’instrument des ministres de Louis XV, qui souffraient avec peine que les déprédations des traitants fussent poursuivies et dévoilées par la cour des aides. Varennes, pour plaire à ses protecteurs, publia un libelle calomnieux et virulent contre les magistrats, d’abord sous le voile de l’anonyme. L’ouvrage était écrit avec talent ; Varennes en avait beaucoup. Il fit une grande sensation, et fut condamné à être brûlé par la main du bourreau. Ce succès scandaleux enhardit l’auteur, qui ne craignit pas de se faire connaître. Malesherbes, instruit de son audace, le fit décréter d’ajournement personnel. Celui-ci opposa aux huissiers un ordre du roi qui lui enjoignait de rester à Versailles. Malesherbes fit continuer la procédure dans Versailles même, et Varennes fut condamné par contumace.
Les ministres persuadèrent au roi que cet acte de vigueur devait être réprimé. Louis XV, pour en témoigner son mécontentement, décora le coupable du cordon de Saint-Michel (et cela, je pense, n’a pas peu contribué au discrédit où cet ordre est tombé depuis). Aussitôt Malesherbes fit décréter Varennes de prise de corps, et l’arrêt définitif allait être rendu, lorsque le monarque lui fit expédier des lettres d’abolition qu’il envoya à l’enregistrement de la cour des aides. Varennes fut obligé d’y comparaître à genoux, et le premier président prononça, de son tribunal ces paroles dignes et sévères : « Varennes, le roi vous accorde des lettres de grâce ; la cour les entérine, la peine vous est remise ; mais le crime vous reste : retirez-vous. »
Voilà les sévérités de Malesherbes. — Mais s’agissait-il de l’Encyclopédie, de Buffon, de Montesquieu ; alors la protection du directeur de la librairie leur était acquise ; il résistait à toutes les suggestions de l’intolérance, bravait les clameurs hypocrites des courtisans, et protégeait de tout son pouvoir la liberté des publications (13).
Lors de son admission à l’Académie française, j’ai dit qu’il fut nommé par acclamation ; j’aurais pu dire que ce fut par reconnaissance, car il avait été le protecteur le plus sincère de tout ce qui était marqué au coin du génie et du talent. Il avait une sympathie véritable pour ceux qui cultivaient honorablement les lettres. Que d’auteurs il a aidés de ses conseils ou secourus de ses bienfaits (14) ! Aussi, lorsqu’à la retraite du chancelier son père, il quitta la direction de la librairie après dix-huit ans d’exercice, les écrivains les plus éminents lui exprimèrent leurs regrets en même temps que leur gratitude ; et parmi ces écrivains il faut compter Rousseau, Voltaire et les rédacteurs du Journal des savants (14 bis).
III. Liberté individuelle.
Après la liberté de conscience et la libre expression de la pensée, la liberté du corps, la liberté individuelle tient le premier rang parmi les droits que l’homme a le plus d’intérêt de voir respecter. Eh bien ! l’on peut dire que la liberté individuelle est celle dont on se jouait le plus avant 1789.
Qui ne connaît le déplorable abus qui se faisait alors des lettres de cachet ! Dans notre patrie, dans ce royaume des Francs, la liberté des citoyens pouvait, à chaque instant, être compromise par une de ces lettres, c’est-à-dire par un ordre d’emprisonnement, non motivé, non suivi d’interrogatoires, sans traduction devant le magistrat, et cela, pour un temps indéfini, quelquefois dans d’horribles cachots.
Chose non moins étrange ! la délivrance de ces lettres de cachet était regardée comme une prérogative essentielle de la couronne, un droit régalien, au point qu’on disait, indifféremment, une lettre de cachet, ou un ordre du roi (15). La Vrillière, type des courtisans faciles et complaisants, en avait expédié, pendant son ministère seul, plus de cinquante mille ! — Malesherbes lui succéda.
Déjà, comme président de la cour des aides, il avait saisi l’occasion de réclamer contre l’étrange abus que l’on faisait de ces lettres sous le nom des fermiers généraux. En 1767, un particulier nommé Monnerat avait été emprisonné de cette manière, à la requête des employés des fermes, sur un simple soupçon de contrebande, et avec des circonstances si atroces, que la cour des aides s’en émut. Rendu à la liberté au bout de vingt mois de détention arbitraire dans les cabanons de Bicêtre, Monnerat rendit contre les fermiers généraux une plainte qu’il adressa à la cour des aides. Après avoir essayé de lui rendre justice, cette cour, indignée de voir que sa juridiction était entravée par un arrêt d’évocation (du 25 juin 1770) arrêta (le 14 septembre suivant) des remontrances. La cour signale d’abord et dénonce d’une manière générale l’abus qu’on faisait des lettres de cachet. Venant ensuite à l’affaire de Monnerat, elle fait un récit touchant et animé des souffrances du prisonnier, et ne craint pas, pour frapper l’imagination du jeune roi, d’entrer dans la description des abominables cachots où cet infortuné avait été plongé :… « Il a été conduit dans la prison de Bicêtre, et il a été détenu vingt mois ! Mais la longueur excessive de cette détention illégale n’est pas encore la circonstance la plus digne de toucher Votre Majesté. Il faut que vous le sachiez, Sire, il existe dans le château de Bicêtre des cachots souterrains creusés autrefois pour y enfermer quelques fameux criminels, qui, après avoir été condamnés au dernier supplice, n’avaient obtenu leur grâce qu’en dénonçant leurs complices ; et il semble qu’on s’étudiât à ne leur laisser qu’un genre de vie qui leur fît regretter la mort. On voulut qu’une obscurité entière régnât dans ce séjour : il fallait cependant y laisser entrer l’air absolument nécessaire pour la vie ; on imagina de construire sous terre des piliers percés obliquement dans toute leur longueur, et répondant à des tuyaux qui descendent dans le souterrain ; c’est par ce moyen qu’on a établi quelque communication avec l’air extérieur, sans laisser aucun accès à la lumière. Les malheureux qu’on enferme dans ces lieux humides, et nécessairement infects quand un prisonnier y a séjourné plusieurs jours, sont attachés à la muraille par une lourde chaîne, et on leur donne de la paille, de l’eau et du pain. Votre Majesté aura peine à croire qu’on ait eu la barbarie de tenir plus d’un mois, dans ce séjour d’horreur, un homme qu’on soupçonnait de fraude. Suivant le récit de Monnerat lui-même et la déposition d’un témoin, il paraît qu’après être sorti de ce souterrain qu’on appelle cachot noir, on l’a tenu encore longtemps dans un autre cachot moins obscur, et que c’est une attention qu’on a toujours pour la santé du prisonnier, parce qu’une expérience, qui n’a pu être acquise qu’au prix de la vie de plusieurs hommes, a appris qu’il y avait du danger à passer trop subitement du cachot noir à l’air libre et à la lumière du jour. » Monnerat, sorti de prison, s’était pourvu en dommages-intérêts contre les fermiers généraux et c’est une telle cause dont on avait enlevé la connaissance à la cour des aides, par un arrêt d’évocation !...
Ces remontrances toutefois ne restèrent pas sans effet ; elles amenèrent plus tard la déclaration du 30 avril 1780, qui, en attestant la sollicitude du monarque pour le soulagement de l’humanité, constate aussi l’excès des abus auxquels il s’efforçait de remédier. On y voit que « le roi, touché depuis longtemps de l’état des prisons dans la plupart des villes, destine à Paris l’hôtel de la Force pour renfermer spécialement les prisonniers arrêtés pour dettes civiles ; donne dès à présent des secours dans les autres prisons, et se propose de détruire tous les cachots pratiqués sous terre, ne voulant plus risquer que des hommes accusés ou soupçonnés injustement, et reconnus ensuite innocents par les tribunaux, aient essuyé d’avance une punition rigoureuse par leur seule détention dans des lieux ténébreux et malsains… « Notre justice jouira même d’avoir pu adoucir pour les criminels, ces souffrances inconnues et ces peines obscures qui, du moment qu’elles ne contribuent point au maintien de l’ordre par la publicité et par l’exemple, deviennent inutiles à notre justice, et n’intéressent plus que notre bonté. »
Devenu ministre de la maison du roi, Malesherbes s’empressa de visiter les prisons (16), la Bastille, Vincennes Bicêtre, et d’élargir tous les prisonniers d’État qui n’avaient pas mérité d’être traduits devant les tribunaux.
S’il n’était pas en son pouvoir d’abolir l’institution des lettres de cachet, il fit au moins tout ce qu’il put pour en prévenir l’abus ; non-seulement il s’interdit à lui-même l’usage de ces lettres, mais il chercha, pour l’avenir, à y appliquer quelques garanties, en proposant que, dans les cas où l’on croirait absolument devoir recourir à ce moyen extrême, « on établît, du moins, pour juger la nécessité et les causes de l’emprisonnement, une espèce de tribunal composé des magistrats les plus probes et les plus instruits, dont l’opinion devait être unanime et fondée sur des motifs énoncés et bien constatés. » C’était un acheminement à l’institution d’un tribunal légal qui plus tard eût remplacé la commission qu’il proposait à titre d’essai (17).
Tels étaient les procédés du régime contre les abus duquel Malesherbes s’efforçait de lutter. Qui ne louerait ses efforts pour substituer là encore les formes protectrices de la justice aux formes arbitraires et violentes du despotisme ? N’écrivait-il pas d’avance, en 1770, autant qu’il était en lui, cet article de notre Charte : « La liberté individuelle est garantie, personne ne pouvant être poursuivi ni arrêté que dans les cas prévus par la loi et dans les formes qu’elle prescrit. »
Qui donc aujourd’hui, à moins d’être partisan de la tyrannie, adversaire déclaré de nos institutions dans leurs résultats les plus moraux, ennemi des hommes enfin, dans ce qui constitue leurs droits les plus précieux, oserait dire que Malesherbes s’est mépris en revendiquant pour les citoyens les garanties de la justice et de la loi ?
Mais je n’ai cité qu’un des actes auxquels Malesherbes a attaché son nom comme président de la cour des aides. N’oublions pas qu’il la présida pendant vingt-cinq ans, et que, pendant tout ce temps, il déploya le plus noble caractère, et ne cessa, d’accord avec sa compagnie, de signaler courageusement toutes les misères dont le peuple était accablé, et tous les abus qui s’attachaient alors à la perception des impôts.
IV. Des abus en matière d’impôts.
La cour des aides était instituée pour connaître de tout ce qui concernait les impôts. Son origine se rattache à celle des commissaires anciennement départis par les états généraux pour surveiller la levée et l’emploi des subsides qu’ils avaient accordés ; et, sous ce point de vue, la compétence traditionnelle de cette cour semblait mieux établie que la prétention du parlement de Paris de représenter les états généraux au petit pied.
De toutes les parties de l’administration publique sous l’ancien régime, celle qui avait trait aux contributions publiques était la plus arriérée, celle qui entraînait le plus de vexations et d’abus.
Le mode le plus vicieux était, sans contredit, l’institution des fermiers généraux. Moyennant une somme fort disproportionnée avec les recettes, payée au trésor royal, ces nouveaux publicains devenaient propriétaires de l’impôt, et le faisaient recouvrer pour leur compte avec l’inexorable rigueur de l’intérêt privé. Véritables pachas de l’impôt, après les bourses données au sultan, il n’est pas d’avanies et de vexations auxquelles les citoyens ne fussent exposés de la part de leurs suppôts et de leurs employés. Saisie des biens, saisie. des personnes, visites domiciliaires, emploi fréquent des lettres de cachet sur un simple soupçon de fraude, traitement pareil à celui de Monnerat, abus dont Malesherbes a signalé l’excès et la généralité dans cette phrase demeurée célèbre : « Aucun citoyen n’est assuré de ne pas voir sa liberté sacrifiée à des vengeances personnelles ; car personne n’est assez grand pour être à l’abri de la haine d’un ministre, ni assez petit pour n’être pas digne de celle d’un commis des finances. »
La cour des aides avait une prérogative qu’elle partageait avec les autres cours souveraines, celle d’adresser directement au roi des remontrances au sujet des édits bursaux ou de leur exécution.
Ce droit n’était sans doute écrit dans aucune constitution, puisqu’il n’y en avait pas d’écrite ; mais, introduit par le cours des choses, il avait pour lui la sanction du temps ; et, disons-le franchement, la royauté elle-même n’avait pas d’autre titre pour la plupart des attributions et des empiétements dont se composait sa prérogative.
L’origine de cet usage est facile à comprendre. Quand les rois eurent trouvé commode de ne plus convoquer (18) les assemblées nationales connues sous le nom d’états généraux, ils furent bien aises d’aller demander aux parlements des simulacres de sanction pour l’enregistrement de leurs édits : ces cours elles-mêmes furent flattées d’exercer ce genre de pouvoir qui grandissait leurs attributions ; et elles voulurent l’exercer avec indépendance pour l’exercer avec honneur.
La nation, privée de l’antique représentation de ses états, s’estimait heureuse de voir les magistrats élever quelquefois la voix en sa faveur, et faire parler ses misères ; car au fond, les remontrances étaient au moins le droit de pétition (19).
Les rois répondaient comme ils voulaient, mais enfin ils étaient obligés d’entendre, et du moins le roi savait !
C’est ce droit de remontrances que la cour des aides fut appelée à exercer plusieurs fois, dans les circonstances les plus solennelles, sous la présidence de M. de Malesherbes.
« Jamais, dit un historien, le droit public de la France n’avait été présenté avec plus d’art ni plus de profondeur que dans ces remontrances. On eût dit, en les lisant, que la constitution du royaume posait sur des bases immuables. Malesherbes effrayait les ministres ambitieux, qui essayaient de les renverser, en substituant l’action instable du despotisme à la marche lente et régulière d’une monarchie. »
J’ai déjà parlé des remontrances de 1770 et 1771, dans lesquelles la cour des aides protestait contre le coup d’État révolutionnaire du chancelier Maupeou, et réclamait, dans l’intérêt public, en faveur de l’inamovibilité des magistrats[4]. D’autres remontrances qui rentraient plus directement dans les attributions de la cour des aides, sont celles qui furent présentées à Louis XVI le 6 mai 1775. Ces remontrances concertées, disait-on avec Turgot, et rédigées pour l’éducation du jeune roi, avaient pour objet de provoquer les remèdes qu’il convenait d’apporter aux vices et aux abus énormes qui existaient dans le recouvrement des impôts.
Il ne serait pas sans intérêt, Messieurs, d’analyser quelques-uns de ces griefs, ne fût-ce que pour faire remarquer, par opposition, toute la supériorité du régime actuel ; ce serait aussi le meilleur moyen de montrer avec quel courage Malesherbes osait signaler le mal, et avec quelle sagacité prévoyante il indiquait les moyens d’y remédier.
Assurément, si, en 1775, la nation eût été en possession de s’imposer elle-même par le vote de ses représentants ; si chaque province avait conservé le droit d’avoir un conseil départemental pour la répartition entre les différentes paroisses et communautés ; et si le pouvoir des intendants, réduit à une simple surveillance administrative pour assurer l’exécution des lois, n’avait pas pesé d’une manière arbitraire et abusive sur les populations, les remontrances de 1775 n’auraient pas eu lieu, car les griefs auraient manqué.
Mais il n’en était pas ainsi. Prenons pour exemple la taille, c’est-à-dire le plus ancien des impôts directs, et qui pendant longtemps fut le seul. Pour arriver à la perception de cet impôt, on publiait ce qu’on appelait le brevet de la taille, acte d’autorité absolue, arrêté dans le conseil des finances sur le rapport et presque toujours sur l’avis seul du contrôleur général. Ce brevet imposait les circonscriptions connues sous le nom de généralités. La répartition entre les diverses élections de la même généralité se faisait ensuite par la seule volonté du ministre et de l’intendant des finances, sur le rapport de l’intendant de chaque province, et sans autre information. La troisième répartition, qu’on appelait le département, avait lieu entre les paroisses et communautés de chaque élection ; mais, au lieu de se faire par des répartiteurs généraux qu’on appelait jadis des élus, parce qu’ils étaient en effet élus par chaque province, les intendants avaient encore trouvé le moyen d’y procéder seuls à l’aide de commissaires choisis et envoyés par eux dans chaque localité. Il ne restait plus que la répartition individuelle, celle qui s’opérait entre les contribuables de chaque paroisse. Ce dernier droit n’avait pas été enlevé aux communes, mais il y était souvent porté atteinte de plusieurs manières ; par exemple, en envoyant des commissaires qui, sous prétexte de réparer les injustices des répartiteurs communaux faisaient faire en leur présence ce qu’on appelait un rôle d’office, où les uns étaient surimposés, d’autres dégrevés à volonté et cela est tellement reconnu, disent les remontrances (p. 660), que souvent les intendants donnent des instructions imprimées pour prescrire à leurs commissaires les règles suivant lesquelles ils veulent que la répartition soit faite. » Ce n’est pas tout à côté du brevet qui fixait le principal de la taille, il y avait un brevet additionnel, tenu secret, où l’on portait, comme accessoires, des impositions nouvelles, avec faculté encore à l’intendant de dégrever les uns et de reporter la surcharge sur d’autres source également funeste de faveurs et d’injustices.
La cour des aides passe aussi en revue ce qui regarde les autres impôts. Elle réclame contre l’énormité des droits de contrôle (p. 635) : « Vous saurez, Sire, que les vexations au sujet de ces droits ont été portées à un tel excès, que, pour s’y soustraire, les particuliers sont réduits à faire des actes sous signature privée plutôt que par-devant notaire, et que dans le cas où il est indispensable de contracter en forme authentique, on exige souvent des rédacteurs d’altérer les actes par des clauses obscures ou équivoques, qui donnent ensuite lieu à des discussions interminables ; en sorte qu’un impôt établi sous le spécieux prétexte d’augmenter l’authenticité des actes et de prévenir les procès, force au contraire vos sujets à renoncer souvent aux actes publics, et les entraîne dans des procès qui sont la ruine de toutes les familles. »
La cour s’élève contre la capitation et les vingtièmes, « deux impôts où les ministres et leurs subordonnés se sont, dit-elle au roi, arrogé le droit de taxer vos sujets ou de modérer leurs taxes à volonté : ce qui donne lieu à un despotisme odieux à la France, et honteux pour une nation libre (p. 686). » — Et elle reprend (p. 691) : « La capitation, imposition vicieuse, à cause de l’arbitraire qui y règne. Il est tel que les excédants de la capitation, dont la somme est incertaine et variable, sont entièrement à la disposition du gouvernement, et c’est cette somme qui est réservée depuis longtemps pour les DÉPENSES FAVORITES ET SECRÈTES. »
Quant à l’impôt des vingtièmes. « Cet impôt, dit la cour, qui est aujourd’hui l’objet des plus fortes réclamations du peuple, est surtout odieux par l’inquisition qu’on exerce pour le lever (p. 673) ; parce que cet impôt (p. 677), n’étant pas d’une somme fixe à répartir, mais étant exigé de chacun en raison du produit présumé de ses biens (impôt de quotité), au lieu de laisser les contribuables faire cette évaluation contradictoirement entre eux (p. 675), les intendants font faire cette évaluation par des commissaires qui opèrent capricieusement, et qui cherchent d’autant plus à accroître les cotes des contribuables, que l’administration promet à chacun de ses préposés (p. 678) une gratification ou de l’avancement lorsqu’il a fait augmenter la totalité des cotes dans son département ! En effet, dit la cour, sans cet encouragement, quel serait l’homme qui irait s’exposer gratuitement à la haine de tout un pays ?» — « II faudra donc, dit-elle encore (p. 678), il faudra donc couvrir la France d’une armée de ces sortes de préposés ; et si jusqu’à présent le nombre de ces commis n’est pas si considérable, c’est que l’impôt n’est pas encore perçu avec toute la rigueur dont il est susceptible, et à laquelle il est certain qu’on le portera un jour, si l’on n’y met un frein. »
Après avoir signalé le mal avec cette vigueur (20), et sondé la profondeur de la plaie, on propose les moyens d’y porter remède.
Malesherbes demandait, au nom de la cour des aides et dans un intérêt national, ce que nous avons aujourd’hui : c’est-à-dire que l’impôt fût également réparti entre tous les contribuables qu’il le fût par l’autorité des élus dans chaque département et dans chaque paroisse, et non pas d’office par les commissaires de l’intendant ; que les rôles fussent publics, afin que chacun pût vérifier s’il ne lui était pas porté préjudice enfin il demandait qu’il y eût des tribunaux indépendants pour juger les réclamations.
La cour insistait principalement sur la nécessité de faire voter l’impôt par une assemblée nationale[5]. « Ce serait, disent les remontrances, le moyen le plus simple, le plus naturel, le plus conforme à la constitution de cette monarchie. Personne, Sire, ne doit avoir la lâcheté de vous tenir un autre langage : personne ne doit vous laisser ignorer que le vœu unanime de la nation est d’obtenir ou des états généraux ou au moins des états provinciaux. »
Ainsi, ce que voulait la cour des aides, ce que voulait Malesherbes, ce sont les choses reconnues depuis les plus justes, les plus sages, et aujourd’hui les plus légales, à tel point, qu’aucun ministre, aucun ordre de fonctionnaires ne pourraient s’en écarter impunément. Est-ce donc un petit mérite d’avoir conseillé ces mesures en 1775, et dès cette époque, de les avoir tout à la fois signalées comme équitables, envisagées comme nécessaires, présentées comme irrésistibles ?
Devenu ministre une seconde fois, Malesherbes professa les mêmes doctrines, et ne cessa de travailler à les remettre sous les yeux du roi. C’est dans cette vue qu’il composa son mémoire sur la nécessité de diminuer les dépenses, dont l’exagération imprudente amène forcément à sa suite l’augmentation des impôts et le récri des populations ! « On se souvient, dit-il dans ce mémoire, que le roi est parvenu au trône avec un projet formel d’économie, et l’on voit cependant que jamais la dissipation des finances n’a été portée si loin (21) !
« Le roi, dit Malesherbes, reçut ce mémoire avec bonté ; je sais qu’il l’a lu avec attention, mais il ne m’en a jamais parlé depuis. Je crois qu’il n’entrait pas dans la politique du premier ministre que j’eusse aucune conférence particulière avec le roi. » Et cependant, Malesherbes était son collègue au ministère. Mais telle était alors la singulière constitution du cabinet ! Le premier ministre, sorte de grand visir, avait seul l’oreille du roi ; il absorbait toute l’influence, et résumait en lui presque toute l’action ministérielle. Cela montre combien l’Assemblée constituante eut raison de dire dans sa loi sur l’organisation du ministère[6] : « Tous les ministres sont membres du conseil du roi, et il n’y aura pas de premier ministre ; » chose fort différente, en effet, d’un simple président du conseil qui n’a que sa voix parmi ses égaux, et qui même peut fort bien, comme cela s’est vu souvent en Angleterre, n’être que l’homme politique le moins influent dans le cabinet.
Malgré ces interpositions de personnes, Malesherbes ne se découragea pas. Il fit un dernier effort et prépara un nouveau mémoire destiné encore à être mis sous les yeux du roi. Ce mémoire présenté à Louis XVI, en juillet 1778, après le refus que ce prince avait fait une première fois de la démission de Malesherbes, était intitulé : Mémoire sur la situation présente des affaires (22).
De bons juges en cette matière ont considéré ce mémoire comme une introduction toute faite à l’histoire de la révolution. « Si la famille de Malesherbes, dit un des hommes qui ont le plus vécu dans son intimité, se détermine un jour à le publier, on y trouvera des matériaux précieux pour l’histoire, et des prédictions multipliées de tout ce qui est arrivé depuis sa rédaction. »
Il est divisé en trois chapitres : 1° de la nécessité de calmer promptement les inquiétudes de la nation ; 2° des moyens de les calmer ; 3° des inconvénients que l’on peut trouver à ce que l’auteur propose : — c’est la réfutation des objections.
L’auteur, qui avait déjà conseillé la convocation des états généraux dans les remontrances de 1775, et même dans celles de 1771, insiste de nouveau avec force sur l’imminence de cette convocation. « On l’a promise à la nation ; cette promesse ne peut pas rester illusoire ! »
Malesherbes entre dans des détails fort étendus sur la constitution des états généraux. Il montre tout ce qu’elle avait de vicieux, d’inconciliable avec l’état présent des esprits, et avec ce goût d’égalité qui se manifestait de toutes parts et qui exigeait une représentation homogène, sans distinction d’ordres ni d’états. « Il faut que le roi songe, dit-il, que ce qui s’est passé dans d’autres siècles n’est pas applicable au siècle présent, parce qu’il s’est répandu sur toute la surface de la terre, ou du moins parmi toutes les nations qui se communiquent leurs sentiments par la lecture, un esprit d’indépendance inconnu à nos ancêtres. Depuis quarante ans, on ne cesse de discuter les droits respectifs des souverains et des peuples, et il n’est point de particulier qui n’examine sous quelles conditions il est obligé à l’obéissance. »
Dans un paragraphe spécial, Malesherbes se demande Qu’est-ce que la nation ? Et la manière dont il résout cette question n’est pas autre que celle dont Syeyès a résolu celle-ci : Qu’est-ce que le tiers état ? — Mais à Malesherbes appartient la priorité.
On le voit, Malesherbes ne dissimulait rien ; il parlait hardiment, au risque de déplaire, mais avec le désir sincère d’éclairer l’esprit du roi et de le sauver. Il vérifiait le jugement de Montaigne sur ceux qui acceptent le rôle pénible de dire la vérité aux rois. « Communément, dit ce moraliste gentilhomme, les favoris des rois regardent à soy plus qu’au maistre ; et il leur va de bon, d’autant qu’à la vérité, la plupart des offices de la vraye amitié sont envers le souverain en un rude et périlleux essay ; de manière qu’il y fait besoin, non-seulement de beaucoup d’affection et de franchise, mais encore de courage. »
Malesherbes avait épuisé tout ce qu’il avait d’éloquence et de sentiment pour éclairer Louis XVI sur le danger de la situation l’inutilité de ses efforts (23) l’affecta douloureusement, et dut nécessairement réveiller dans son âme le goût de la retraite. Témoin obligé des erreurs que commettaient sans cesse ceux entre les mains desquels résidait le pouvoir, privé de tout moyen de leur faire ouvrir les yeux et d’arrêter l’effet de leur criminelle impéritie, il devait à la France, il se devait à lui-même de ne pas paraître la partager il sollicita vivement et il obtint enfin la permission de se retirer. C’est alors que Louis XVI, ne pouvant le retenir, lui dit en soupirant : « Vous êtes plus heureux que moi, vous pouvez abdiquer »
Je me suis plu, Messieurs, à constater jusqu’où avaient été les prévisions de M. de Malesherbes et la libéralité de ses conseils ; mais je ne laisserai point aux adversaires de ses opinions le droit d’en conclure que ce fut un réformateur imprudent et irréfléchi.
Non, Malesherbes avertissant le roi, à huis clos, en lui dévoilant l’état réel des choses dans un mémoire confidentiel[7], n’était pas un novateur indiscret. Il agissait avec moins d’éclat que l’auteur de la Charte de 1814, lorsque ce prince, alors frère du roi, disait dans l’assemblée générale des représentants de la commune de Paris, à la séance du 26 décembre 1789 : « Depuis le jour où, dans la seconde assemblée des notables, je me déclarai sur la question fondamentale qui divisait les esprits (la double représentation du tiers), je n’ai pas cessé de croire qu’une grande révolution était prête que le roi, par ses intentions, ses vertus et son rang suprême, devait en être le chef, puisqu’elle ne pouvait être avantageuse à la nation sans l’être également au monarque ; enfin que l’autorité royale devait être le rempart de la liberté nationale, et la liberté nationale être la base de l’autorité royale. »
Je sais bien que Louis XVIII n’a pas, plus que Malesherbes, trouvé grâce devant ces esprits obstinés que cinquante ans de faits n’ont pas éclairés, que trois expulsions de la branche aînée n’ont pas convertis, et qui sont toujours à déplorer la destruction de l’ancien régime, et à maudire la révolution. Mais c’est aux hommes qui ont à cœur de défendre les véritables principes de cette révolution, et de retenir le bien que la Providence en a fait sortir, de proclamer qu’elle fut aussi juste en droit qu’inévitable en fait. Il le faut, à peine de mentir à l’évidence et de faire le procès à nos institutions actuelles dans les points fondamentaux, dans ceux où il est évident que le changement, c’est-à-dire le redressement des griefs nationaux, était le plus équitable et le plus universellement désiré.
Aussi, bien loin de se donner un démenti à lui-même et de se repentir de ses opinions, comme l’ont faussement répandu les détracteurs de sa gloire, Malesherbes s’en est toujours applaudi, et il en a laissé un témoignage irrécusable dans une lettre qui a presque le caractère de testament politique, lettre admirable qu’il écrivait le 22 novembre 1790, à M. Boissy d’Anglas, et qui forme l’apologie de sa conduite comme ministre et comme magistrat.
Il débute ainsi : « Ma façon de penser est la conséquence de celle que j’ai toujours eue. » — et il termine par ces mots : « Après le compte que je viens de vous rendre, Monsieur, de ma vie passée, il ne me reste qu’à demeurer LE MÊME, tant que je vivrai. » Cette lettre, au surplus, mérite d’être lue en entier (24).
Après avoir payé sa dette à l’État, comme administrateur, comme magistrat, comme ministre, Malesherbes vivait retiré dans sa terre, exilé par sa volonté en 1788, comme il l’avait été par un coup d’État en 1771.
Dans cette paisible retraite, à l’ombre des arbres qu’il avait plantés (25), au sein d’une famille dont il était adoré, entouré d’amis parmi lesquels il comptait les hommes les plus distingués d’une époque où il y avait tant de gens d’un esprit éminent, Malesherbes coulait doucement les jours de sa vieillesse, occupé de sciences, d’arts, de botanique, d’agriculture, pour laquelle sa famille eut toujours un goût marqué (26) ; rédigeant par intervalles des notes, des mémoires, des observations utiles. Par une vie si douce, si admirablement remplie d’actes de bienfaisance, et surtout dégagée de toute ambition, sans places, sans pouvoir, mais en possession d’une immense considération, dans cette situation que les anciens regardaient comme le plus heureux terme des fonctions publiques (otium cum dignitate), Malesherbes méritait réellement le titre de philosophe, dans la bonne et vertueuse acception du mot. C’était, a dit un de ses biographes (27), le meilleur des hommes. Il se montrait à tous avec cet air de bonhomie spirituelle dont la scène s’est emparée, et qu’elle a fait applaudir à tous les cœurs doués de quelque sensibilité, sous le modeste nom de Monsieur Guillaume (28).
Malesherbes pouvait donc se dire heureux, et Delille avait raison de tracer pour lui ces beaux vers :
Heureux qui, dans le sein de ses dieux domestiques,
Se dérobe au fracas des tempêtes publiques ;
Et dans un doux abri, trompant tous les regards,
Cultive ses jardins, les vertus et les arts !
Tout à coup le bruit des factions déchaînées avec plus de fureur vient troubler le calme enchanteur de cette délicieuse retraite. Louis XVI, arrêté à Varennes, est ramené prisonnier à Paris. — La Constitution avait prévu le cas possible d’une abdication ou d’une déchéance, mais elle avait en même temps proclamé l’inviolabilité de la personne du roi ; et, quoi que puissent penser ou dire ceux qui sont avides du sang des rois, il n’était entré dans la pensée d’aucune loi que le roi constitutionnel des Français pût être jugé ni qu’on pût jamais lui faire son procès.
Quand déjà la famille de ce malheureux prince était dispersée, quand tous les courtisans avaient disparu, tous les serviteurs, hors le fidèle Cléry ! quand tout avait fui, les uns par crainte, d’autres pour aller chercher à l’étranger des vengeurs de leurs querelles et des soutiens de leurs prétentions ! Malesherbes, qui n’approuvait point l’émigration (29), et qui l’avait déconseillée à tous ceux des membres de sa famille sur lesquels il avait autorité (30), Malesherbes resté à son poste de citoyen, qui allait devenir un poste d’honneur, se hâta d’écrire au président de la Convention cette lettre dont le texte a mérité de passer à la postérité :
« Paris, le 11 décembre 1792, l’an Ier de la république.
« J’ignore si la Convention nationale donnera à Louis XVI un conseil pour le défendre, et si elle lui en laissera le choix. Dans ce cas-là, je désire que Louis XVI sache que, s’il me choisit pour cette fonction, je suis prêt à m’y dévouer. J’ai été appelé deux fois au Conseil de celui qui fut mon maître, dans le temps que cette fonction était ambitionnée par tout le monde ; je lui dois le même service lorsque c’est une fonction que bien des gens trouvent dangereuse. »
La démarche de Malesherbes allait droit au cœur de Louis XVI ; il fut agréé. L’infortuné monarque connut alors que celui qui avait été son conseiller le plus sincère était aussi resté son ami le plus fidèle !
Je ne retracerai devant vous, Messieurs, aucune des circonstances de ce douloureux procès, suivi d’une condamnation où certes les moyens d’annulation n’auraient pas manqué (31), s’il eût été permis de soumettre la sentence à une révision, et d’admettre une forme usitée dans les anciennes républiques, comme suprême recours : l’appel au peuple !
Après la mort de son malheureux roi, Malesherbes retourna à sa maison des champs, mais sans y trouver cette fois le charme qui avait accompagné sa première retraite.
Le repos qu’il y cherchait fut bientôt converti en deuil par l’arrestation de son gendre, le président Pelletier de Rosambo. Le lendemain ce fut son tour. On l’arrêta, non pas seul, mais avec sa fille aînée, sa petite-fille et le mari de celle-ci, M. de Chateaubriand. Tous ensemble furent conduits dans une prison qui, par dérision sans doute, avait reçu le nom de Port-Libre (32).
À quoi servirait de raconter en détail ce que chacun sait de cette arrestation, du mouvement spontané de ces bons villageois qui se constituaient garants de la bonne conduite de M. de Malesherbes, et qui s’offraient naïvement pour ses cautions et ses otages ; de l’honneur que voulurent lui faire les prisonniers, se levant tous à son aspect quand il entra dans la maison d’arrêt ? — Qui n’a retenu dans sa mémoire et le mot admirable que sa fille, marchant au supplice, adressa à Mlle de Sombreuil : « Mademoiselle, vous avez eu le bonheur de sauver la vie de votre père ; j’aurai du moins la consolation de mourir avec le mien ; » — et ce qu’il dit lui-même lorsque, dans ce fatal trajet, la faiblesse de sa vue éclairant mal ses pas, son pied vint à heurter contre une pierre : « Voilà un mauvais présage ; un Romain, à ma place, serait rentré chez lui. » — II devait périr victime de sa fidélité et de son zèle ! Pour un homme aussi vertueux, c’était la palme du martyre !!!...
Malesherbes a mérité l’épitaphe qu’une main royale a voulu tracer elle-même au bas du monument qui décore la grande salle du palais de justice :
STRENUE SEMPER FIDELIS,
REGI SUO
IN SOLIO VERITATEM,
PRAESIDIUM IN CARCERE
ATTULIT.
Ce peu de mots retracent les deux plus grands actes de sa vie : la vérité dite à son roi sur le trône, et la défense de son roi prisonnier (33) !
Je m’arrête ici, Messieurs ; j’en ai dit assez pour mettre en relief le noble caractère et les principaux traits de la vie de M. de Malesherbes. Je n’ai point épuisé mon sujet ; le détail en serait immense !... D’autres, d’ailleurs, s’en étaient chargés avant moi. — MM. Dubois, Delisle de Sales, et Gaillard qui fut aussi membre de notre Académie, ont écrit des Notices historiques pleines d’intérêt sur la vie publique et privée de M. de Malesherbes ; — M. Boissy d’Anglas semblait avoir tout dit ! — Quelques orateurs venus ensuite ont porté le sujet à toute sa hauteur. M. Hello s’en est emparé dans un discours éloquemment écrit et rempli de solides pensées ; — vous-mêmes avez, dans votre séance du 9 août 1831, décerné le prix d’éloquence à un jeune avocat, auteur de l’Éloge historique de notre héros ! Que me restait-il donc à tenter pour ne pas répéter mes devanciers ! Une chose m’a surtout frappé : c’est la controverse dont plusieurs de ces écrits sont devenus l’objet : elle a fait naître en moi la pensée de venger M. de Malesherbes des reproches de ceux qui avaient méconnu son caractère public ou travesti ses opinions les plus chères. J’ai lu tous ses ouvrages imprimés et quelques fragments de ses manuscrits ; je les ai soigneusement analysés, je me suis imbu de leur substance ; c’est l’auteur même que j’ai voulu faire parler. Pour cela, il a fallu, je l’avoue, faire une dissertation bien plus qu’une oraison funèbre, argumenter plutôt que se laisser aller à des mouvements oratoires ! Mais enfin j’aurai atteint mon but si, descendant à l’apologie pour satisfaire aux exigences d’une époque où la vertu la plus pure a souvent besoin d’être défendue, j’ai montré Malesherbes comme il s’était révélé lui-même, et si j’ai pu mériter votre approbation en retraçant les actes d’une si belle vie, terminée par une si belle mort !
[1] Voyez le catalogue des œuvres de Malesherbes, dans les notes placées à la suite de ce discours.
[2] Cette distinction est sagement marquée dans un passage du discours que l’un des hommes les plus éminents et les plus recommandables du parlement anglais, sir Robert Peel, adressait, au mois de juillet dernier, aux électeurs de Tamworth. (Voyez ci-après la note 12bis.)
[3] (*) Malesherbes donne cet exemple : « Parce qu’il y a des incendiaires, faudra-t-il interdire aux hommes l’usage du feu ? »
[4] Voyez sur ce point la lettre de Malesherbes à M. Boissy d’Anglas, dans les notes jointes au discours, page 1301.
[5] Voyez la note 19, ci-après, page 1299.
[6] Décret du 27 avril 1791, art. 13.
NOTES
(1) La famille de Lamoignon tire son nom du fief de Lamoignon, situé dans le faubourg de Donzy, en Nivernais. Il y a, tout près de cette ville, une prairie appelée pré Lamoignon. Les anciens du pays se rappellent même avoir vu les ruines d’une vieille tour également appelée tour Lamoignon. — Cette famille possédait encore, dans le Nivernais, d’autres terres : celles d’Arthe, de Nannay, et le fief de Cœurs sur les confins de Varzy et de Marcy. Voyez la Biographie de Moréri.
(2) Guillaume de Lamoignon, dans une vie manuscrite de CHRETIEN de Lamoignon, son père, dit en parlant de Charles de Lamoignon, son aïeul : « Nous le regardons, en quelque sorte, comme le fondateur de notre branche, parce qu’il a commencé à la mettre dans la robe, où elle a eu dans la suite tant d’avantages, et parce que c’est lui qui a fait l’acquisition de la terre de Bâville. »
(3) Ce fait est confirmé par ce que dit Morvilliers, ancien garde des sceaux, à madame de Lamoignon, veuve de Charles, lorsque L’Hospital vint à mourir : « Vous voyez, Madame, qu’on est bien embarrassé pour trouver un digne successeur à M. le chancelier de L’Hospital ; il était tout trouvé, si M. de Lamoignon eût vécu. » (Vie du premier président de Lamoignon, page 128.)
(4) Celui de ces poëmes que possède la Bibliothèque royale a pour premier titre : Cliviades Nivernius, c’est-à-dire le prince de Clèves, duc de Nevers, dont le poëte déplore la mort prématurée. Ce poème est imprimé sur petit in-4°, en 20 pages. Le jeune auteur y fait des vœux pour la paix ; il redoute et déplore les malheurs des guerres civiles calamitatum Galliae deploratio ; mais, au besoin il n’eût pas craint la guerre contre les étrangers, dont il peint les manœuvres et les intrigues, et il se montre plein de confiance dans le succès des armes françaises. Il termine ainsi :
Summe Deûm miserere, tuos in bella mentes
Junge piis populos vinclis, et foedere cerlo :
Aut si non Gallos optatâ vivere pace
Fata sinunt, sique ardet inextricabile bellum,
Ante tuas aras armatus corruat hostis,
Auspicioque tuo conspersis sanguine templis
Compositum hostili taceat sub funere bellum.
(5) Dixième fils. Charles de Lamoignon avait eu vingt enfants, treize garçons et sept filles. Catherine Marion (fille de l’avocat général Marion, autre Niverniste, contemporain de Charles de Lamoignon) eut aussi (de son mariage avec Antoine Arnault, célèbre avocat qui plaida, en 1594, en faveur de l’Université de Paris contre les Jésuites) vingt enfants célèbres, disent les biographes.
(5 bis.) « La Bretagne se trouvait dans le département de la maison du Roi (Delisle de Sales, page 39), et Malesherbes s’en autorisa pour faire obtenir à la famille de La Chalotais réparation des outrages faits dix ans auparavant à la magistrature de Bretagne en sa personne par le duc d’Aiguillon.
(6) Rigueurs exercées contre les protestants. — M. Boissy d’Anglas s’est beaucoup étendu sur ce sujet dans son premier volume. — Il cite des faits nombreux et dont quelques-uns sont atroces. — Tome I, page 15 jusqu’à 44 ; à la fin du même volume, note 3, jusques et compris la note 13. — Delisle de Sales cite aussi plusieurs traits de barbarie commis envers les protestants, surtout à la page 164. On petit enfin consulter l’ouvrage de Rulhières, Éclaircissements historiques sur les causes de la révocation de l’édit de Nantes et sur l’état des protestants en France depuis le commencement du règne de Louis XIV.
Dans ces temps de démence et de crimes, il n’y a que deux hommes qui aient constamment prêché la tolérance : le maréchal de Vauban et Fénelon. Vauban proposait ouvertement de révoquer l’édit de révocation de redit de Nantes.
(7) Les parlements éprouvaient tout l’embarras de cette situation, mais sans se rendre un compte bien exact de la nature diverse des compétences et de la division des pouvoirs. C’est parce qu’ils sentaient que les prêtres catholiques étaient délégataires de la puissance publique, quant aux actes de l’état civil, qu’ils rendaient des arrêts pour forcer les curés à conférer des sacrements sans lesquels cet état civil ne pouvait pas être obtenu ; par exemple, la confession pour arriver à mariage, l’extrême-onction pour arriver à l’acte de décès. Il eût été plus simple de retirer au clergé les registres de l’état civil, et de les confier à des fonctionnaires laïques, sur lesquels alors le Parlement aurait eu une action non contestée et le clergé, de son côté, aurait conservé sans mélange ses règles propres et ses scrupules particuliers ; mais on n’en était pas là, et le clergé sentait trop quel puissant levier on avait mis dans ses mains, pour qu’il consentît à s’en dessaisir.
Cela explique pourquoi depuis il a tant regretté de l’avoir perdu, et tant désiré de le ressaisir sous la restauration Mais aussi l’expérience du passé est là pour attester l’immense danger qu’il y aurait eu à lui confier de nouveau un tel pouvoir.
Sur toute cette matière Malesherbes fait une réflexion politique fort sage : « Les évêques doivent certainement être consultés par le roi sur ce qui intéresse la religion ; mais sous quelque aspect qu’on les considère, on ne doit point négocier avec eux. Comme ministres de l’Église, il ne leur est pas permis d’avoir aucune condescendance ; et, comme sujets du roi, il ne leur appartient pas d’exiger des conditions. » (Malesherbes, Premier mémoire sur les protestants, pages 102 et 103.)
(8) L’état civil fut rendu aux protestants par l’édit donné à Versailles le 28 novembre 1787, enregistré au parlement de Paris, le 29 janvier 1788. — Le préambule résume les principes posés par Malesherbes dans ses deux Mémoires. Le législateur proscrit toutes ces voies de violence, qui sont « aussi contraires aux principes de la raison et de l’humanité qu’au véritable esprit du christianisme… Il veut mettre un terme à ces dangereuses contradictions entre les droits de la nature et les dispositions de la loi. À l’avenir, les sujets non catholiques résidants dans le royaume tiendront de la loi ce que le droit naturel ne permet pas de leur refuser, de faire constater leurs naissances, leurs mariages et leurs morts, afin de jouir, comme tous les autres citoyens, des effets civils qui en résultent. » — Quelle condamnation, ou plutôt quelle flétrissure infligée par cet édit à toutes les violences des deux règnes précédents !
(9) Ainsi s’est accomplie la parole du chancelier de L’Hospital, dans une de ses harangues : Multi erunt cives, qui non sunt christiani.
(10) II y a mieux que cela : « MM. de Maupeou, père et fils, le père alors premier président au parlement, le fils président à mortier, sollicitèrent et obtinrent, en 1757, une loi portant peine de mort pour des délits d’imprimerie le prétexte était que des écrits séditieux avaient pu provoquer l’attentat du 5 janvier de la même année. » (Gaillard, p. 69’)
Le mémoire de Malesherbes sur la librairie a pour objet principal de faire réformer cette loi de 1757.
(11) Malesherbes lui-même nous dépeint cette manie de curiosité dans son mémoire sur la liberté de la presse, p. 320
« Les ministres d’État, les évêques qui donnent des mandements contre les livres, les magistrats qui les dénoncent, ont souvent la fantaisie d’avoir les premiers un livre qui n’est pas permis. Ils ont leurs libraires ou colporteurs affidés qui sûrement les servent avec beaucoup de zèle. Quelquefois même un libraire, qui fait une entreprise secrète, en fait confidence à ses protecteurs, et prend la liberté de leur faire présent d’un exemplaire plusieurs jours avant que le public ait entendu parler du livre.
« Il n’y a guère d’amateurs de livres qui ne soient sensibles à cette attention. C’est un petit hommage que presque personne ne refuse, et qui donne de la bienveillance pour celui de qui on l’a reçu. »
(12) Pour avoir une idée de l’absurdité de la censure et de la condition misérable des censeurs qu’on voulait rendre responsables de tout ce qui déplaisait dans les choses qu’ils laissaient imprimer, il suffira de rapporter l’exemple suivant donné par Malesherbes dans son mémoire sur la librairie. « Un censeur a été inquiété pour avoir laissé passer cette phrase banale et devenue proverbe, que le soldat français est conduit par l’honneur. C’était le temps où l’on voulait introduire dans les troupes françaises la peine des coups de plat de sabre, et l’on regarda cette phrase comme une critique indirecte de la nouvelle discipline. » Et puis, écrivez sous l’empire de la censure ! — Charte de 1830 : « La censure est abolie ; elle ne pourra jamais être rétablie. »
(12 bis.) SIR Robert PEEL aux électeurs de Tamworth :
« Personne plus que moi, disait cet orateur, n’estime et n’apprécie la presse périodique anglaise. Je reconnais toute son influence sur la marche des affaires publiques, et il est impossible que des hommes de talent qui se vouent à la polémique dans les journaux, n’exercent pas une grande influence sur les affaires publiques, toutes les fois qu’ils se retranchent dans leur sphère légitime d’action. Mais rien n’est mieux fait pour neutraliser la juste et légitime influence de la presse, pour diminuer le contrôle qu’elle exerce sur les hommes publics, et pour ruiner la confiance du public dans ses assertions ou ses arguments, que l’emploi par elle de mensonges qui n’ont d’autre but que dé flétrir le caractère de ses adversaires politiques. »
(13) Malesherbes apportait dans la direction de la librairie toute l’impartialité du magistrat ; « aussi tous les partis, dans leur injustice ordinaire, se plaignent-ils de lui tour à tour. » (Notice de Gaillard, p. 63.) — On trouve dans la correspondance de Voltaire des plaintes assez fréquentes et assez amères, de ce que M. de Malesherbes ne lui permettait pas tout, et refusait d’être un philosophe de secte, c’est-à-dire un de ses humbles sujets. — « Quand les jésuites furent opprimés, Malesherbes les plaignit ; il les avait condamnés, quand ils avaient été intrigants et oppresseurs. » (Gaillard, ibid.) — M. de Voltaire, au contraire, ne se piquait pas du tout d’impartialité il demandait la liberté pour lui, il eût voulu l’avoir absolue ; mais quand il s’agissait de ses adversaires, c’était une autre affaire. Il a mérité que Malesherbes dit de lui, dans son grand mémoire sur la librairie : « C’est un crime, aux yeux de M. de Voltaire et des auteurs de l’Encyclopédie, de laisser paraître les ouvrages de Fréron de Clément, de Palissot, de Sabatier ! »
On trouve à ce sujet, dans les Mélanges de philosophie, d’histoire et de littérature de M. de Feletz, t. V, p. 107, quelques faits assez curieux extraits des Mémoires de l’abbé Morellet et dont je veux enrichir la fin de cette note. « Les encyclopédistes, ne respectant rien, exigeaient fort impérieusement qu’on les respectât en tout ; ils se plaignirent vivement à M. de Malesherbes des critiques qu’on se permettait contre leurs ouvrages. D’Alembert surtout criait, tempêtait, jurait, nous dit l’abbé Morellet. M. de Malesherbes écrivit à ce sujet, à l’abbé Morellet et à d’Alembert, deux lettres qui sont admirables. Il fait sentir très-finement au plus déraisonnable d’entre eux, à d’Alembert, que c’est moins les reproches d’irréligion qui lui sont faits par Fréron, que les critiques de sa traduction de Tacite, qui l’irritent ; il lui prouve que la critique littéraire doit être permise, et que ce n’est point au magistrat à juger si elle est équitable et juste ; qu’il est impossible de défendre la cause de la religion sans démasquer ceux qui l’attaquent : « Ces principes, ajoute-t-il, vous paraîtront sûrement fort durs, et je connais trop la sensibilité des auteurs sur ce qui intéresse leur amour-propre, pour me flatter que ni vous, ni aucun homme de lettres maltraité par la critique, les adopte ; mais, après y avoir longtemps réfléchi, j’ai trouvé que ce sont les seuls que je puisse suivre avec justice, et sans m’exposer moi-même à tomber dans la partialité. » Lui-même s’abandonne noblement à la critique, même dans ses fonctions de ministre : « S’il y a quelque partie de mon administration qu’on trouve répréhensible, ceux qui s’en plaignent n’ont qu’à dire leurs raisons au public. Je les prie de ne me pas nommer, parce que ce n’est pas l’usage en France ; mais ils peuvent me désigner aussi clairement qu’ils voudront. » Ne fût-ce que pour lire ces deux lettres, il faudrait avoir les Mémoires de l’abbé Morellet — et les piquants articles de M. de Feletz.
(14) « Malesherbes, pendant son trop court ministère, donnait tous les vendredis une audience publique au Louvre, et personne ne s’en doutait, tant il offrait de cette charmante simplicité des temps antiques dans sa manière de se vêtir, d’accorder des grâces, et même de les refuser. Tout le monde, excepté lui, sortait content de son audience ; c’est là qu’il lui arriva plus d’une fois, quand un homme de lettres peu fortuné venait solliciter quelque encouragement pour d’utiles travaux, de lui faire entendre que le roi lui accordait une gratification, tandis qu’il la faisait lui-même aux dépens de sa bourse ; mode ingénieux de ménager la délicatesse, et de sauver à l’obligé l’embarras de la reconnaissance. » (Delisle de Sales, page 48.)
(14 bis.) Lettre de J. J. Rousseau à Malesherbes, au moment où il quitta la direction de la librairie. « En apprenant votre retraite, j’ai plaint les gens de lettres, mais je vous ai félicité. En cessant d’être à leur tête par votre place, vous y serez toujours par vos talents ; par eux, vous embellissez votre âme et votre asile. Occupé des charmes de la littérature, vous n’êtes plus forcé d’en voir les calamités ; vous philosophez plus à votre a aise, et votre cœur a moins à souffrir. »
Nota. Outre cette lettre, il faut encore en lire quatre autres que Rousseau adresse à M. de Malesherbes, et où il lui donne une grande marque de confiance et d’estime, en lui dévoilant le caractère de son âme et la bizarrerie de son esprit, bien mieux que dans ses Confessions. « On voit, dit Boissy d’Anglas (note 16 du t. I), qu’en écrivant ces lettres, Rousseau n’a jamais perdu de vue le désir et même l’espoir de mériter le suffrage de celui à qui il les adresse, et c’est pour cela qu’il ne se sépare point d’une sorte de parure qu’il croit nécessaire à son succès, tandis que dans ses Confessions il a cédé principalement au désir de paraître un homme différent des autres, et qu’alors il a pu se montrer à ses lecteurs dans une entière nudité. »
VOLTAIRE, lettre à M. d’Argental, du 14 octobre 1763, dit que « M. de Malesherbes a rendu service à l’esprit humain, en donnant à la presse plus de liberté qu’elle n’en a jamais eu. Nous étions déjà presque à moitié chemin des Anglais ! »
JOURNAL DES SAVANTS, société dont d’Aguesseau suivait si assidûment les séances, et dont Malesherbes avait été président. — « M. de Malesherbes était non-seulement un chef qui nous honorait, mais un arbitre plein de lumières et de goût, qui nous instruisait, qui nous éclairait ; il était plus encore, il était notre ami, oui, notre ami, et ce titre que nos cœurs lui donnent, le flattera plus que tous les respects dus à sa naissance et à son rang. Quel autre a mieux mérité des lettres ? Quel autre les a servies, encouragées, récompensées avec plus de zèle, de discernement et d’équité ? Quel autre surtout a mieux su dispenser aux gens de lettres, à proportion de leur mérite, cette considération et ces égards, prix le plus flatteur de leurs travaux, que l’ignorance seule est en possession de leur refuser, mais dont tant de gens sont ou prodigues ou avares sans choix et sans convenance ? Le Journal des Savants, en particulier, lui a des obligations essentielles sur lesquelles il nous siérait mal de nous taire. Sa modestie aura beau vouloir rejeter nos justes éloges, son cœur généreux ne pourra se refuser à la douceur de voir que nous sentons le bien qu’il nous a fait ; il en jouira en nous voyant jouir, il nous aimera sans doute toujours ; nous lui sommes trop tendrement attachés pour ne pas en être bien sûrs, comme il doit l’être de notre éternelle reconnaissance !»
(15) Les lettres de cachet étaient regardées comme un droit régalien, comme un reste du droit patriarcal de juger et de punir qu’avaient les rois des deux premières dynasties. » (Delisle de Sales p. 6.) — « Vers le commencement du règne de Louis XIV, ce prince répondit à un ministre qui lui représentait l’illégitimité des lettres de cachet : Je ne les aurais point établies, mais quelquefois je m’en sers. » (Idem. p. 110.)
Voyez plusieurs articles historiques fort intéressants publiés dans la Gazette des Tribunaux du mois d’octobre dernier, sous le titre de LETTRES DE CACHET. — ORDRES DU ROI.
(16) Gaillard, p. 88. « Il vida les prisons d’État. »
Delisle de Sales, pages 48 et 49, dit que Malesherbes aurait voulu voir la Bastille rasée, et sur sa place voir élever une statue à Louis XVI.
Donjon de Vincennes. « Malesherbes, en le parcourant, y trouva la plupart de ceux qui y étaient renfermés depuis quinze ans, les uns en démence et les autres arrivés à un tel degré de frénésie qu’on ne pouvait, sans danger, briser leurs fers. » (D. de Sales, p. 48.) — Ce fait répond à ces gens qui excusent tout, et qui prétendent qu’il n’y avait presque pas de prisonniers d’État, et qu’ils étaient fort bien traités !
(17) Dubois, p. 13 et 67. C’est sans doute de là qu’est venue sous l’Empire l’idée de la commission sénatoriale de la liberté individuelle. — Et les dispositions de la loi du 26 mars 1820 qui, pour l’emprisonnement des suspects, exigeait comme garantie la signature de trois ministres ! ce qui faisait dire à M. de la Bourdonnaie que la seule différence entre la loi nouvelle et l’ancienne, c’est qu’au lieu d’un seul cachet il y en aurait trois. (Voir mon plaidoyer dans l’affaire de la Souscription nationale, édition de Warée, p. 354.) — Mais il y a cette autre différence, que la commission de Malesherbes, sous un gouvernement absolu, était une amélioration, tandis que les commissions de l’Empire et de la Restauration étaient une dérision en face des principes constitutionnels proclamés par ces deux gouvernements.
(18) « Dans toutes les monarchies du monde, le droit d’imposer est le sujet de la grande dispute entre le souverain et le peuple, et la politique des souverains est d’éviter, autant qu’ils peuvent, les assemblées nationales pour se soustraire au vœu de la nation. » (Malesherbes, cité par Dubois, p. 8.) Puisque telle était la politique du temps, il fallait au moins administrer sobrement les deniers publics, contrôler les dilapidations, s’interdire les prodigalités de bâtiments, de chasse, de maîtresses, et autres folies des deux règnes précédents qui, en créant un déficit ont enfin rendu indispensable ce qu’on redoutait le plus, le rappel des états généraux.
C’est donc parce qu’on abusait des finances de l’État qu’on craignait si fort le contrôle des assemblées nationales ! C’était une altération profonde de l’ancienne constitution de l’État, et la cour des aides a raison de rappeler, à cette occasion, par quelle dégradation de principes on était arrivé à priver la nation de toutes ses garanties.
— Autrefois l’impôt en France n’était de la part du peuple qu’un don gratuit, librement voté et par lequel la nation venait en aide au gouvernement. Le nom de la cour des aides n’a pas d’autre étymologie.
Le clergé seul s’était, maintenu en possession de ce droit et de sa part, on doit le dire, ce n’était pas une usurpation, mais un vestige de nos anciennes libertés ; il en était de celle-là comme de toutes les autres libertés gallicanes qui ne sont pas des priviléges, mais l’ancien droit préservé d’atteinte et d’usurpation.
En l’absence des états généraux, les rois avaient usurpé le droit d’imposer la nation à leur bon plaisir ; mais l’excès, dans l’exercice de cette faculté, avait réveillé le souvenir du droit. Les cours se lassaient de servir de plastron à ces abus par l’emploi trop souvent réitéré d’enregistrements forcés ; on commença à reparler des états généraux, du droit qu’eux seuls avaient de représenter le corps de la nation et de voter l’impôt, de la nécessité de les convoquer, et, en les convoquant, de les composer de manière à surmonter l’injuste résistance des privilégiés, et d’arriver à la plus équitable de toutes les règles : « L’obligation imposée à tous de contribuer aux charges publiques, chacun en raison de ses facultés. »
— Malesherbes, à l’esprit duquel toutes les questions se présentaient toujours sous le point de vue de la moralité, ne pensait pas que l’impôt dût sans nécessité être poussé à ses dernières limites il préférait cette maxime de Montesquieu : « Que ce n’est point à ce que le peuple peut donner qu’il faut mesurer les revenus publics, mais à ce qu’il doit donner. » Dans tous les cas, ajoutait-il, si on les mesure à ce qu’il peut donner, il faut du moins que ce soit à ce qu’il peut donner toujours.
Voilà pourquoi il n’aimait pas les impôts de guerre prorogés et continués durant la paix.
— Un de ses principes financiers, justifié par l’expérience et retenu par l’école moderne, c’est que les gouvernements prudents doivent éviter de surcharger l’impôt foncier, et viser plutôt à lever des impôts indirects. La raison en est que, en cas de guerre, ceux-ci diminuent aussitôt sans qu’on puisse maintenir ou accroître le taux de leur perception, puisqu’ils se prennent sur des consommations volontaires ; de sorte que le gouvernement ne peut plus s’en prendre qu’à l’impôt foncier ; or, comment augmenter cette ressource, si, déjà en pleine paix, cet impôt a été porté au taux le plus élevé.
(19) Droit de pétition. — Remontrances de 1775.
P. 654. « L’anéantissement des corps réclamants était un premier pas pour anéantir le droit de réclamation lui-même ; on n’a cependant pas été jusqu’à prononcer en termes exprès que tout recours au prince, toutes démarches pour les provinces, fussent défendus ; mais V. M. n’ignore pas que toute requête dans laquelle les intérêts d’une province ou ceux de la nation entière sont stipulés, est regardée comme une témérité punissable, quand elle est signée d’un seul particulier, et comme une association illicite, quand elle est signée de plusieurs. »
P. 655. Il avait cependant fallu donner à la nation une satisfaction apparente quand on avait cessé de convoquer les états : aussi les rois avaient-ils annoncé que les cours de justice tiendraient lieu des états ; que les magistrats seraient les représentants du peuple. Mais, après leur avoir donné ce titre pour consoler la nation de ses anciens et véritables représentants, on s’est souvenu, dans toutes les occasions, que les fonctions de juges étaient restreintes à leur seul territoire, et à la justice contentieuse, et on a mis les mêmes limites au droit de représentation.
P. 665. Ainsi tous les abus possibles pourront être commis dans l’administration, sans que le roi en soit jamais instruit, ni par les représentants du peuple, puisque dans la plupart des provinces il n’y en a point ; ni par les cours de justice, puisqu’on les écarte comme incompétentes dès qu’elles veulent parler de l’administration, ni par les particuliers à qui des exemples de sévérité ont appris que c’est un crime d’invoquer la justice de leur souverain.
Malgré ces obstacles, le cri public, genre de réclamation qu’on ne peut jamais entièrement étouffer, était toujours à craindre pour les administrateurs, et c’est pour cela qu’on a fait tant d’efforts pour introduire partout l’administration clandestine ?
Or voici ce que Malesherbes entend par administration clandestine (p. 650) « C’est un abus né de la dextérité avec laquelle les ministres et les chefs de l’administration se retranchent derrière le nom du roi, s’écriant qu’on porte atteinte à son autorité dès qu’on leur résiste (p. 653) ; en sorte que ceux qui se plaignent de l’injustice, ne savent jamais si ce n’est pas manquer à la puissance suprême que de l’invoquer. (P. 692.) Les administrateurs font exécuter leurs caprices par leurs commis, personnages absolument inconnus dans l’État (p. 658), et qui cependant parlent et écrivent au nom des ministres, ont comme eux un pouvoir absolu, un pouvoir irrésistible, et sont même, encore plus qu’eux, à l’abri de toutes recherches, puisqu’ils sont beaucoup moins connus. »
(20) « Malesherbes déploya dans ces remontrances une vigueur romaine, qui tenait plus d’une république naissante que de la décrépitude d’une monarchie. » (Delisle de Sales, p. 5.)
(21) Le Mémoire sur la nécessité de diminuer les dépenses n’était pas destiné à la publicité ; Malesherbes en donne cette raison : « S’il peut produire quelques fruits, il faut que ce soit au roi seul qu’on les attribue ; si l’on ne peut pas persuader le roi des vérités qui y sont contenues, il ne faut pas qu’on sache qu’elles lui ont été présentées. »
Nota. Cette diminution des dépenses fut conseillée en présence du déficit alors avoué et déclaré (Gaillard, p. 92). Mais la cour des aides avait déjà prédit en 1775 ce qui arriverait.
Excès des dépenses. — « On se propose sans cesse d’y mettre un frein, et tout le monde applaudit, dans la spéculation, à ces projets de réforme ; mais, dans l’exécution, tous les ministres, tous les ordonnateurs des dépenses s’y refusent, et ils sont appuyés par tous ceux qui en profitent. » (Remontrances de 1775, p. 686.)
(22) Il paraît que Louis XVI n’a connu ce dernier mémoire que dans la prison du Temple ! Il n’était plus temps !...
(23) On peut dire, des conseillers de tout roi faible ou entêté, ce que le poëte a dit de la Cassandre de Priam, et de ses avertissements toujours méconnus :
Tunc etiam fatis aperit Cassandra futuris
Ora, Dei jussu non unquam credita Teucris.
(24) Lettre de M. Malesherbes à M. Boissy d’Anglas : « Ma façon de penser est la conséquence de celle que j’ai toujours eue. Ce n’est pas mon éloge pour le passé que j’entreprends, c’est la justification de mes sentiments actuels. Dans le temps que la magistrature était l’idole de la nation, on m’a donné, ainsi qu’à plusieurs de mes confrères, des éloges dont je n’ai jamais été engoué, parce que je les trouvais exagérés. Je me restreins à ce que je crois qui m’est dû. — Si j’ai quelques droits à l’estime publique, c’est pour avoir été le défenseur des droits du peuple dans un temps où ce rôle ne conduisait pas, comme à présent, à devenir une puissance de l’État ; c’est pour avoir combattu, le plus fortement que j’ai pu le despotisme ministériel, lorsque par ma position je pouvais aspirer aux faveurs du roi promises par les ministres. — On m’a rendu la justice que, dans cette espèce de combat, je m’étais conduit avec franchise, et que je n’avais pas mêlé aux attaques publiques des négociations secrètes. On m’a su gré particulièrement de ce qu’étant magistrat, je n’ai jamais réclamé pour la magistrature aucune prérogative qui pût faire ombrage aux autres citoyens ; parce que je n’ai insisté sur l’inamovibilité des charges de juge, que parce que je regardais ces droits comme la sauvegarde de nos propriétés, de la liberté et de la vie des citoyens ; de ce qu’en revendiquant pour le corps de la justice la prérogative de porter au souverain les plaintes du peuple, j’ai toujours observé que cette éminente fonction n’était réservée aux magistrats que parce que la nation n’avait pas de représentants choisis par elle. » Et en cela, je dois le dire, l’opposition de la cour des aides a toujours été plus libérale et plus désintéressée que celle du parlement de Paris.
Malesherbes continue : « Lorsque des circonstances singulières m’ont fait parvenir malgré moi au ministère, on m’a encore su gré de n’avoir pas changé de principes en changeant d’état. Pendant mon second ministère, je n’avais aucune fonction active, je n’avais que le droit de parler, et ce que j’ai dit n’a pas été publié ; mais le secret du conseil n’est pas assez bien gardé pour qu’on ait ignoré que ni les égards pour ceux qui étaient plus puissants que moi, ni l’amitié, ni les liens du sang, ni aucun autre motif ne m’ont empêché de m’opposer de toute ma force à des actes d’autorité qui ont indisposé la nation. Dans plusieurs occasions je ne me suis pas tenu à parler ; j’ai remis des mémoires au roi, après les avoir communiqués à ceux qui étaient d’un autre avis que moi. Il en existe des copies en différentes mains. Si on les publie un jour, ou si on fait le récit de ce que j’ai dit quelquefois avec assez de force pour qu’on puisse l’avoir retenu, on saura que, dans le temps où il fut aisé de prévoir qu’il allait y avoir une convocation d’états généraux, j’ai averti le roi que l’ancienne forme des états ne devait pas subsister, parce qu’elle introduirait une aristocratie également funeste à lui et au reste de la nation. Qu’il me soit permis d’ajouter que, m’étant retiré du conseil immédiatement après avoir donné cette déclaration de mes sentiments, et n’ayant jamais songé à entrer dans une assemblée nationale, on ne peut pas dire de moi, comme on l’a dit de quelques autres, que j’aie abandonné les prétentions d’un ordre où je serais confondu dans la foule, pour entrer dans une carrière où j’espérais de jouer un rôle plus brillant. Après le compte que je viens de vous rendre, Monsieur, de ma vie passée, il ne me reste qu’à demeurer le même tant que je vivrai. »
(25) Voyez dans ces jardins, fiers de se voir soumis
À la main qui porta le sceptre de Thémis,
Le sang des Lamoignon, l’éloquent Malesherbes,
Enrichir notre sol de cent tiges superbes.
Le poëte fait allusion à la fameuse allée de bois de Sainte-Lucie, dont Malesherbes était si fier, et où il avait grand soin de conduire tous ceux qui venaient le visiter.
(26) Le goût des Lamoignon pour l’agriculture est attesté par ces vers que le père Vanière, dans le cinquième chant de son Prœdium rusticum, adressait au premier président Guillaume de Lamoignon, et qui s’appliqueraient aussi bien à M. de Malesherbes, son petit-fils :
Hu ; ades, ignaris mecum succurre colonis
Quaeque domi servas, studii monuments paterni,
Scripta super plantis in publica commoda profer,
Lamonide : geniter nam cum tuus alta teneret
Regna fori, sacrœ Themidis legumque supremus
Arbiter, ad curas animum demisit agrestes.
(Et pendant les vacances)… vacuasque forensibus horas
Litibus autumno decorandas scriptor in agros
Contulit…
Nosque Bavillaeo quas idem rure serendis
Arboribus leges dabat et prœcepta sequemur.
(27) Gaillard, à la fin de sa notice. Delisle de Sales, parlant de sa touchante bonhomie, appelle Malesherbes le La Fontaine des hommes d’État. (Voyez ci-après, page 1315, ce qui est dit de M. Guillaume.)
(28) Caractère de Malesherbes.
« C’était un beau spectacle pour la philanthropie, que de voir ce vieillard vénérable, au milieu de ses plantations, s’entretenant, la tête nue et une serpette à la main avec les ouvriers qui balbutiaient avec une timidité respectueuse son éloge s’informant de leurs peines, et pour leur donner plus d’assurance, y joignant le récit des siennes. Sa popularité était dans son âme, autant que dans ses principes. Il croyait que l’homme le moins favorisé du côté de l’entendement tenait toujours, par quelque point d’originalité, à une nature primordiale : tel est le fondement de son mot bien connu, qu’il n’avait rencontré personne, dans quelque classe du peuple que ce fût, avec qui il n’eût appris quelque chose qu’il ne savait pas. » (Delisle de Sales, p. 66.)
Je ne citerai qu’un trait de la bienfaisance de M. de Malesherbes : elle était poussée si loin, que son homme d’affaires était obligé de limiter sa dépense, et de lui assigner une somme fixe pour ses deniers de poche.
« Un jour, dit M. Dubois (page 165), je fus témoin de reproches que lui faisait un homme de bien, son ami, auquel il avait confié la gestion de ses affaires. Il en avait reçu, le matin même, la somme qui devait lui servir pour ses dépenses d’un mois, et il l’avait donnée à un indigent. Malesherbes lui peignait la malheureuse situation de celui qu’il avait secouru, avec le même intérêt et la même chaleur qu’un autre aurait mis à plaider sa propre-cause et à solliciter le secours. Puis il ajouta : « Vous voyez bien, mon ami, que je ne pouvais pas faire autrement. »
(29) Dans le plaidoyer pour Louis XVI, l’avocat Desèze dit, au sujet de l’émigration dont on avait fait un texte d’accusation contre le roi, comme l’ayant favorisée : « Dans tous les actes publics du gouvernement, Louis n’a cessé de témoigner la plus forte opposition à l’émigration, et il l’a toujours combattue, non-seulement par toutes ses proclamations nationales, mais par toutes ses relations à l’étranger. J’invoque à cet égard, etc. » (Suivent les faits apportés en preuve.)
(30) Je tiens le fait d’un des membres les plus honorables et les plus distingués de la famille Le Pelletier d’Aunay, qui n’a pas émigré.
(31) Par exemple, l’incompétence du tribunal, la qualité de certains juges, la manifestation violente de quelques opinions avant le jugement, le défaut de liberté dans la délibération (voyez Boissy d’Anglas) ; l’absence d’une majorité suffisante pour condamner (voyez mon mémoire sur cette question dans l’affaire du maréchal Ney).
J’avais déjà exprimé mon opinion sur cette incompétence dans mes observations sur la législation criminelle. Après avoir rappelé le texte du décret du 23 décembre 1789, portant, article 19, que « le pouvoir judiciaire ne pourra EN AUCUN CAS être exercé par le roi, ni par LE CORPS LÉGISLATIF, mais par les seuls tribunaux établis par la loi, » — j’ajoutais (pages la 2 et 13) : « Le procès de Louis XVI ne fut donc pas seulement d’une souveraine injustice, en ce que ce malheureux monarque n’avait pas mérite la mort ; mais ce fut une monstrueuse illégalité, parce que ceux qui se firent ses juges n’avaient pas le droit de le juger. » — Joignez à cela cette éloquente apostrophe qu’on lit dans le plaidoyer de Desèze : « Je cherche parmi vous des juges, et je n’y vois que des accusateurs !... »
(32) L’arrestation de Malesherbes eut lieu en décembre 1793 ; sa mort est du 22 avril 1794. Voici ses qualités au procès : —« A comparu Chrétien-Guillaume Lamoignon-Malesherbes, âgé de 72 ans, ci-devant noble, ex-ministre d’État, et en dernier lieu défenseur officieux de celui qui a régné sous le nom de Louis XVI. » — Suit l’interrogatoire : « Avez-vous conspiré ? »
Le nom de Malesherbes est resté populaire. Aussi a-t-on remarqué que son monument fut respecté au milieu de l’effervescence qui s’attaquait à d’autres emblèmes jusque dans le sanctuaire de la Justice et dans celui de la Religion !
Nota. La fin de ce même discours (tel qu’il a été lu devant la Cour de cassation à son audience de rentrée) contenait l’éloge de Chauveau-Lagarde, défenseur de la reine et de madame Elisabeth. Cet illustre avocat a aussi défendu les Girondins, le duc du Châtelet, mademoiselle Desille, les vierges de Verdun, et les vingt-sept accusés de Tonnerre. Il fut le conseil de Bailly et de madame Rolland. Enfin il défendit Charlotte Corday. Voyez les Esquisses de la vie de M. Chauveau-Lagarde, par Louis-Aimé Martin, publiées dans le Journal des Débats du 22 mars 1841, réimprimées in-8°, chez Lenormant, 1841.
« À peine la défense de la reine était-elle terminée, que les défenseurs (Chauveau-Lagarde et François Ducoudray) furent saisis par des gendarmes. » (Aimé Martin, notice précitée.)
(33) « Je prie MM. de Malesherbes, Tronchet et Desèze, de recevoir ici tous mes remercîments et l’expression de ma sensibilité, pour tous les soins et les peines qu’ils se sont donnés pour moi. » (Testament de Louis XVI, fait au Temple le 25 décembre 1792.)