ÉLOGE DE M. LE DUC DE NIVERNOIS,
PAIR DE FRANCE,
L’UN DES QUARANTE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,
INDIQUÉ POUR ÊTRE LU À LA SÉANCE DU 26 DÉCEMBRE 1839,
PRONONCÉ DANS LA SÉANCE DE L’ACADÉMIE DU 21 JANVIER 1840,
PAR M. DUPIN,
DÉPUTÉ DE LA NIÈVRE,
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.
La vertu fut ma seule loi ;
Être aimé fut ma seule envie.
NIVERNOIS
MESSIEURS
En 1782, le duc de Nivernois, directeur de l’Académie française, présidant à la réception du célèbre Condorcet, félicitait l’illustre Compagnie de ce que, « soigneuse d’entretenir dans son sein le sentiment de la fraternité, elle se faisait un devoir religieux de consacrer la mémoire morts et de signaler l’adoption de leurs successeurs par des éloges. – Ces discours ajoutait-il deviennent ainsi l’expression de nos regrets, et la justification de nos choix. »
Mais, Messieurs, entre l’éloge des vivants et l’apologie des morts, il y a cette différence : que les discours de réception empruntent quelque chose au mouvement et à l’exultation des jours de fête ! tandis que les autres sont de véritables oraisons funèbres. Pour ceux-là surtout qui ont quitté la vie à une époque où le malheur des temps n’a pas permis de leur rendre ces derniers devoirs, c’est une sorte d’explication. Ils nous apparaissent comme si leurs corps étaient restés sans sépulture ; il semble que leurs mânes attendent cette consolation, et qu’il faille, à l’exemple du pieux Énée, leur refaire des funérailles et les saluer par un dernier adieu[1].
Fidèle à ces respectables traditions, Académie française a reporté ses souvenirs sur ceux de ses membres auxquels ce solennel hommage n’avait point été rendu ; et, pour renouer la chaîne du temps, elle a décidé que cette lacune involontaire serait comblée[2].
Parmi les académiciens dont vous avez voulu, Messieurs, que l’éloge fut ainsi prononcé, les noms de Malesherbes et du duc de Nivernois me sont échus en partage. J’étais conduit à accepter le premier par la longue habitude que je me suis faite de vénérer les grands noms de cette magistrature antique qui nous a légué de si nobles modèles et de si vertueux exemples. L’éloge du duc de Nivernois offrait plus de difficultés, et je m’en suis chargé… imprudemment, peut être ! Je n’y étais assurément point convié par un sentiment personnel d’analogie… Et pourtant, j’y ai mis un véritable empressement. – M. de Nivernois a été le dernier duc de ma province, d’un pays qu’il aimait, et où il avait su se faire aimer ; il a honoré son rang dans le malheur de ses derniers jours, comme à l’époque la plus brillante de sa longue vie et il m’a semblé, au premier coup d’œil, que si j’étais peu propre à vous peindre, sous des couleurs légères, un grand seigneur de la cour de Louis XV et un bel esprit du XVIIIe siècle, je saurais du moins rendre justice aux vertus de homme aux qualités du citoyen.
Toutefois, Messieurs, je ne veux point vous surprendre, ni vous promettre plus que je ne saurais vous donner. J’ai prétendu faire une simple notice plutôt qu’un discours d’apparat. Dans vos séances de réception, le récipiendaire est présent, et le genre oratoire, qui vit surtout de généralités, convient mieux pour sauver ce qu’ont toujours d’embarrassant des éloges trop circonstanciés, quand ils sont donnés en face. Une certaine pompe de langage est exigée aussi du vétéran académique qui parle en votre nom, ne fût-ce que pour se soutenir en présence d’un néophyte qui résume tous ses efforts pour faire au milieu de vous une brillante entrée. D’un autre côté, les souvenirs d’un confrère qu’on remplace sont récents ; et dans ce qu’on doit dire de lui, beaucoup de choses, pour être bien comprises des auditeurs, n’ont besoin que d’être indiquées. Mais lorsqu’un intervalle considérable s’est écoulé depuis les temps qu’il s’agit de rappeler quand cet intervalle surtout a été marqué par de nombreux et profonds changements dans le gouvernement, la politique, les mœurs, le goût même des écrivains et des lecteurs ; lorsque tout semble s’être renouvelé ! si l’on entreprend de faire connaître un homme dont la naissance remonte à plus d’un siècle, quelques détails, loin de déplaire, deviennent nécessaires, et sont recherchés avec une sorte de curiosité. Le passé, pour répondre au temps présent, veut être soigneusement interrogé ; on est alors bien moins orateur qu’historien : heureux si je puis remplir ce dernier rôle à votre satisfaction.
Pendant près de huit cents ans, une même famille a possédé le Nivernois, d’abord à titre de comté depuis l’an 865 (1) jusqu’en 1538 ; ensuite à titre de duché-pairie, depuis 1538 jusqu’en 1659, époque à laquelle Charles II de Gonzague et Isabelle d’Autriche, sa femme, cédèrent leurs droits au cardinal Mazarin.
Cette seigneurie sortit ainsi des mains de la plus ancienne maison princière de l’Europe, celle du moins qui avait duré le plus longtemps (2), pour entrer dans une maison non moins puissante, la maison du cardinal qui mérita le nom de grand ministre, même après le gouvernement de Richelieu.
À la mort du cardinal (en 1661 ), le duché passa à son neveu Philippe-Julien, né du mariage de la sœur du cardinal avec Michel-Laurent Mancini ; puis à Philippe-JulesFrançois, et enfin à Louis-Jules-Barbon Mancini-Mazarini, dernier duc de Nivernois, né à Paris le 16 décembre 1716, dont je dois vous entretenir aujourd’hui.
La famille Mancini (3), dès longtemps illustre en Italie, se recommandait aussi par son attachement pour les lettres. Ainsi, Paul Mancini, aïeul de Philippe-Julien, fut le premier instituteur de l’académie des Humoristes (4) à Rome ; à la même époque où quelques gens de lettres jetaient sous les auspices de Richelie, les fondements de l’Académie française à Paris. Philippe-Julien lui-même avait fait des vers assez bons pour mériter les éloges de Voltaire (5), qui n’en était pas prodigue envers les poëtes. C’est sans doute à ce goût héréditaire des lettres dans sa famille que le duc de Nivernois fut redevable d’une éducation bien supérieure à celle que recevaient dans ce temps-là les jeunes gens destinés à porter un grand nom et à jouir d’une grande fortune.
Le jeune duc était d’une complexion très-faible (6), et cela rend plus surprenantes dans sa vie trois circonstances en effet remarquables : on le maria dès l’âge de quinze ans ; on le destina au service militaire ; et pourtant il a vécu jusqu’à l’âge de quatre-vingt-deux ans.
Quoique marié si jeune, et dans un siècle si corrompu, le duc de Nivernois offrit le modèle le plus pur et le plus exquis de la tendresse conjugale. Sa femme (mademoiselle de Pontchartrain, sœur du comte de Maurepas) fut l’objet de son affection la plus vive. Les vers qu’il lui adressa sous !e nom de Délie (7) sont peut-être ce qu’il a composé de plus délicat et de plus parfait : et il faut presque signaler cette tendresse si expressive et si vivement partagée, comme un phénomène, dans un temps où, sur la scène française, expression trop véridique des mœurs contemporaines, l’infidélité conjugale était présentée comme le droit commun de la cour à l’usage des naturels du pays (8).
Le duc de Nivernois entra au service à dix-huit ans, et fit ses premières armes en Italie ; mais ce fut sous Villars, ce héros qui sauva la France à Denain, qui mettait presque au même rang, dans ses souvenirs, son premier prix de collége et sa première victoire et qui, dans la paix, noble ami des lettres, ne dédaignait pas de mêler ses lauriers aux palmes académiques (9).
Nommé colonel du régiment de Limosin, Nivernois se distingua à la tête de ce corps en Allemagne, pendant la pénible campagne de Bavière, en 1743 ; et il était encore à l’armée quand il fut élu membre de l’Académie française (10).
Il succédait à Massillon ; et lorsqu’à son retour, venant prendre possession de son fauteuil (11), il eut à célébrer le talent de cet orateur sacré qui, au jour de son admission, était bien plus illustre par ce qu’il avait dit que par ce qu’il avait écrit, le nouveau récipiendaire félicita l’Académie « d’honorer ainsi l’éloquence et de s’être montrée par là fidèle à l’esprit de son établissement, qui l’oblige à multiplier sans relâche ses richesses dans tous les genres. » Le duc de Nivernois amena aussi, vers la fin de son discours, l’éloge de son général, de Villars, ce grand homme qu’il peint d’un trait, en disant « qu’il était né pour commander à des Français (12) ! »
Dans son discours en réponse (13), l’archevêque de Sens (Jean-Joseph Languet) expose les titres littéraires du duc de Nivernois (14) ; il fait particulièrement l’éloge d’un excellent morceau de critique que le jeune auteur avait composé sous le titre de Réflexions sur le génie d’Horace, de Despréaux et de Jean-Baptiste Rousseau (15). Il ajoute ensuite : « Voilà ce qui regarde vos talents, Monsieur, et les grâces de votre esprit. C’est beaucoup ; mais c’est peu en comparaison du cœur et des vertus qui en forment le caractère : l’Académie en fait encore plus de cas que des talents ; et vous avez plus mérité son choix par cet endroit que par aucun autre. »
Ainsi, le duc de Nivernois apparaissait tout à la fois comme un homme d’esprit et comme un homme de cœur.
Il n’avait encore que vingt-sept ans ; mais sa santé s’étant sensiblement altérée par les fatigues de la guerre et les rigueurs du climat, lors de la retraite en Bohême, pendant l’hiver de 1743, il se vit forcé, bien qu’à regret, d’abandonner une carrière dans laquelle il s’était déjà illustré par ses talents et par sa valeur. Il quitta le service et se retira avec le titre de brigadier des armées du roi (16).
N’allez pas croire, Messieurs, que son projet, en rentrant dans la vie civile, fût de se livrer à l’indolence et à l’oisiveté. À l’activité des camps allait succéder l’activité imprimée à de nouvelles études.
Jaloux de rendre à sa patrie un autre genre de services, il se destine à la diplomatie ; et de même que, dans la carrière des armes, il s’était préparé par la lecture de Vauban et de Folard, après l’avoir quittée, il se fait un second plan d’études analogues à sa future destination.
Il reprend ses lectures historiques ; il y joint l’étude du droit des gens. L’Académie des inscriptions et belles-lettres l’avait admis dans son sein, en 1744. Il justifie ce choix par deux intéressants mémoires ; l’un, sur l’indépendance de nos premiers rois, par rapport à l’Empire ; l’autre, sur la politique de Clovis, qui, au moment de livrer bataille, sa hache d’armes en main et les yeux levés vers le ciel, se convertit à la religion chrétienne, à cette condition digne du roi des Francs, que Dieu lui donnerait la victoire !
À la connaissance des langues anciennes, il veut joindre l’usage des langues modernes. Cette condition lui paraissait essentielle pour un ambassadeur (l7). Il avait appris l’allemand dans la campagne de Bavière ; et ses traductions de Pope, de Milton et de l’Arioste, attestent à quel degré d’intelligence il possédait l’idiome de ces écrivains.
Bientôt il aborda de front les études diplomatiques, et j’en trouve la preuve dans la triple analyse qu’il nous a laissée des négociations du président Jeannin en Hollande, du cardinal d’Ossat à Rome, et du cardinal de Loménie en Angleterre (18). Les maximes qu’il tire de ces grands négociateurs, le jugement qu’il en porte, tout annonce l’estime qu’il leur accorde, et sa résolution de les prendre pour modèles. Surtout, il ne se lasse point d’exalter le président Jeannin ; ce ligueur obstiné, que Henri IV s’efforça de rallier à sa cause, auquel il rendit la première visite, et vis-à-vis duquel il expliquait sa démarche en lui adressant ces paroles, qui devraient être gravées en lettres d’or dans la salle du conseil de tous les rois : « Monsieur le président, j’ai toujours couru après les honnêtes gens, et je m’en suis toujours bien trouvé. »
Voilà, dit-il, les modèles qu’il faut choisir et étudier ! (et remarquez bien, Messieurs, la raison qu’il en donne) : « C’est que la bonne foi n’est pas moins nécessaire aux négociateurs que l’habileté. Les affaires et ceux qui les font ne réussissent que par la confiance, et la confiance ne s’accorde qu’à la droiture et à la vertu. On n’a pas toujours eu cette idée des négociations et des négociateurs : ceux-ci même ont souvent contribué par leur conduite à l’établissement du préjugé contraire : on commence à en revenir ; c’est à eux à l’effacer tout a fait ; et ils doivent songer que si la duplicité, la mauvaise foi, devaient être regardées comme permises dans leur métier, c’est un métier qu’un homme d’honneur ne devrait pas faire.
Messieurs, si ce tableau tracé par le duc de Nivernois, des qualités que lui semble exiger l’art des négociations, ne l’emporte pas en finesse sur celui qu’a su faire applaudir dans cette enceinte le Nestor de la diplomatie moderne, il a du moins le mérite de la priorité (19).
Cinq années furent consacrées à ces occupations sérieuses, entremêlées de publications littéraires, de vers dont s’enrichissaient les recueils du temps, et d’un assez grand nombre de fables qui, lues avec un art infini, faisaient le charme de l’Académie. Ces fables, assurément, ne peuvent pas entrer en comparaison avec celles du maître (20), mais elles se recommandent par le but spécial que se proposait l’auteur, d’avertir les grands, et de faire pénétrer la vérité, sous cette forme, jusqu’au sein d’une cour profondément dissolue (21).
Le duc de Nivernois se trouvait ainsi préparé, lorsqu’en 1748, Louis XV le désigna pour aller à Rome, en qualité d’ambassadeur extraordinaire.
L’ambassade de Rome était alors la première (22). La prépondérance du saint-siége, comme centre de la catholicité, en faisait aussi le centre des informations politiques. À cette époque surtout, au milieu des réactions philosophiques excitées par l’intolérance et les sanglantes persécutions qui avaient signalé la fin du règne précédent, quand déjà s’amoncelaient de toutes parts les griefs qui amenèrent l’arrêt de 1672, et l’expulsion des jésuites de tous les États de la chrétienté, la mission de l’ambassadeur de France à Rome offrait un grand intérêt.
Tout se réunissait pour lui préparer un brillant accueil. Son prédécesseur, le cardinal de la Rochefoucauld, lui portait une bienveillance extrême. L’origine italienne de sa famille disposait favorablement les Romains, et la magnificence extraordinaire (23) qu’il déploya à son entrée dans Rome, les têtes brillantes qu’il donna durant tout le cours de son ambassade, flattèrent singulièrement l’orgueil de ce peuple, dont l’ardente imagination au milieu de l’esclavage politique comme au sein de la liberté, n’a pas cessé de se laisser surprendre par les spectacles et par les jeux (24).
Bientôt le duc de Nivernois montra d’autres qualités que celles d’un seigneur magnifique. Au milieu des affaires qui faisaient le principal soin de son ambassade, il est curieux d’apprendre que les agitations de l’Église de France, bien loin d’être fomentées ou entretenues par la cour de Rome, avaient pour instigateurs l’ambition et la turbulence de quelques prélats français (25). Le pape (c’était Benoît XIV) s’en plaint a l’ambassadeur de France et refuse d’y donner les mains.
Un incident remarquable de cette légation est relatif à l’Esprit des lois. Cet ouvrage, dont la France a tant de raisons d’être fière, venait d’être dénoncé à la congrégation de l’index. Il s’agissait d’en empêcher la condamnation, et la chose n’était pas facile. Rien n’est plus curieux que la correspondance qui s’établit à ce sujet, entre le duc de Nivernois et le président de Montesquieu (26). L’ambassadeur de France, qui avait grand désir de servir l’auteur de l’Esprit des lois, le fit avec habileté. En homme qui connaissait le terrain, il tira en longueur et laissa oublier une affaire qui, menée trop vite, eût infailliblement échoué. Aussi, dans plusieurs de ses lettres, Montesquieu s’empresse de témoigner son estime et sa reconnaissance pour le duc de Nivernois.
Si notre ambassadeur protégeait ainsi les gens de lettres dans la personne d’un de leurs plus illustres représentants, il étendait également son patronage à tout ce qui intéressait les nationaux surtout les artistes. Son palais était le leur, sa magnificence et sa générosité pourvoyaient à tout. Il faut bien le reconnaître, Messieurs, et il importe de le proclamer l’amour des arts est une passion dont les âmes élevées se sont toujours montrées éprises, toutes les fois qu’il leur a été donné de représenter la France dans cette capitale du monde chrétien, où la majesté des ruines antiques le dispute à la grandeur des créations modernes, et ou le génie ne s’inspire pas seulement de ce qu’il voit, mais de ce dont il se souvient ! N’est-ce pas un ambassadeur de France qui, dans Rome même, a relevé le tombeau du Tasse ?
Le roi de France fut si content des services de son ambassadeur, qu’au moment de son rappel, il le nomma chevalier de ses ordres. C’était la distinction la plus éminente et la plus enviée dans ce temps-là (27).
De retour à Paris, en 1752, le rôle du duc de Nivernois allait changer, et il en marquait lui-même la différence, lorsqu’il écrivait à M. le dauphin : « J’ai toute ma vie préféré le lot et l’emploi de serviteur à ceux de courtisan, et quelque bonheur qu’il y ait à approcher de son maître, je pense qu’il y en a beaucoup davantage à travailler pour lui (28). »
L’année suivante (1753), il maria sa fille aînée au comte de Gisors, fils unique du maréchal de Belle-Isle. C’était un jeune officier de la plus belle espérance. Il succomba à la fleur de l’âge, mais glorieusement, puisqu’il mourut pour son pays, ayant été mortellement blessé au combat de Crévelt (29), en chargeant à la tête des carabiniers. Le duc de Nivernois fut vivement affligé de cette mort prématurée, et le souvenir n’en était pas effacé lorsque, dans sa réponse au candidat qui remplaçait le maréchal de Belle-Isle à l’Académie française (30), il rappela cette perte douloureuse avec une émotion et une éloquence si vraies, qu’il fit partager à toute rassemblée le sentiment dont son cœur paternel se montrait pénétré.
En 1755, le roi jeta une seconde fois les yeux sur le duc de Nivernois pour l’envoyer en ambassade. Il s’agissait d’aller à Berlin ; mais cette mission devait être moins agréable que celle de Rome, et l’ambassadeur de France allait rencontrer tous les désavantages et les mécomptes auxquels on est exposé quand on a le malheur de représenter un gouvernement faible et imprévoyant.
À la veille de rentrer en guerre avec l’Angleterre, la France sentait le besoin de n’être pas sans alliés sur le continent. Le traité qu’elle avait fait précédemment avec la Prusse était sur le point d’expirer (31) ; il s’agissait de le renouveler ; mais on attendit au dernier moment, et l’on songea à l’ambassade lorsque déjà la Prusse avait été prévenue par les avances du cabinet anglais. Ainsi recherché par les deux nations rivales, Frédéric consulta son intérêt (32). Il prit son parti en conséquence, et comme il trouvait plus de sûreté avec l’Angleterre, un traité d’alliance offensive et défensive entre lui et cette puissance fut bientôt résolu. Il était donc trop tard (mot terrible en affaires !) quand le duc de Nivernois fut envoyé en Prusse. Parti de Paris à la fin de décembre, malade et forcé de voyager à petites journées, il arriva à Berlin le 12 janvier 1756, le jour même où le traité d’alliance entre la Prusse et l’Angleterre se signait à Londres.
La mission devait donc échouer complètement (33). Mais si la présence du duc de Nivernois à Berlin ne put rien changer aux destins de notre politique, il en profita du moins pour recueillir sur la Prusse, sur son sol, ses productions et son état civil et militaire, des documents précieux qui manquaient tout à fait aux archives de France, et qui sont fort supérieurs aux mémoires indigestes recueillis et publiés depuis sur le même sujet, par le comte de Mirabeau (34). Le dépôt des affaires étrangères possède ces documents, dont le duc de Nivernois a détaché seulement quelques pages où Frédéric est peint avec une grande vérité d’observation, et jugé avec une impartialité qui a presque toujours manqué à ses panégyristes aussi bien qu’à ses détracteurs (35).
Au retour de son ambassade, le duc de Nivernois reprit ses occupations littéraires. Il était fort assidu à l’Académie : on a remarqué que nul autre n’avait eu plus souvent que lui l’honneur de la représenter comme directeur, et de porter la parole en son noM. Il a présidé neuf réceptions ; en y joignant la sienne, c’est le quart de l’Académie (36).
Tous ses discours sont marqués au coin d’une politesse exquise, d’un tact parfait. Ils ne se distinguent point par une grande élévation ; mais tout y est à sa place et bien adapté aux convenances du sujet.
Dans le discours à M. Séguier, dont la famille avait précédé Richelieu lui-même dans l’appui qu’elle prêta à l’Académie (37), il fait un brillant tableau des fonctions d’avocat général, des qualités qu’elles exigent, des devoirs qu’elles imposent. Et, pour louer M. Séguier d’un talent qui lui était propre, il trace à grands traits les avantages de l’improvisation dans les occasions où le magistrat est forcé, par des circonstances aussi soudaines qu’imprévues, d’être éloquent sans préparation. »
Sa réponse à l’évêque de Limoges contient un magnifique éloge des bienfaits de la religion. Mais en revanche, dans la réponse à l’abbé Batteux, il fait des philosophes du XVIIIe siècle un éloge qu’on peut bien dire exagéré, quand il les appelle les précepteurs du genre humain, les ministres de la paix et du bonheur public, les prêtres de la vérité et de la vertu ! »
Dans son allocution à l’abbé Maury, il loue avec une verve toute philanthropique le beau panégyrique de saint Vincent de Paul (38). Du reste, on n’y trouve rien qui présage les hautes destinées du nouvel académicien.
Au contraire, en recevant le prince Louis de Rohan, coadjuteur de Strasbourg, et depuis cardinal et grand aumônier de France, le duc de Nivernois lui adressa cette phrase prophétique, marquée par un utile conseil : « Vous êtes destiné à la célébrité, Monsieur, elle vous suivra partout, et vous devez vous occuper d’en tempérer la splendeur par votre modestie (39). »
Il reçut aussi Target, mais ce fut en 1785. Et je veux d’abord rendre compte de l’ambassade de 1762.
Les prévisions de Frédéric ne s’étaient pas réalisées. Ce traité, qui devait éloigner la guerre de l’Allemagne, ne l’empêcha pas d’éclater ce fut la guerre de sept ans. Ses résultats avaient été calamiteux pour la France. Nos généraux avaient été battus en Allemagne, nos alliés dépouillés l’Angleterre s’était emparée de nos colonies. La paix était non plus seulement désirable, mais nécessaire. Les préliminaires avaient été signés à Fontainebleau (40) entre la France, l’Espagne et l’Angleterre. Mais il fallait arriver à conclure un traité définitif. Le duc de Nivernois fut chargé d’aller le négocier à Londres, dans les circonstances où il était le moins permis à un plénipotentiaire d’espérer des conditions favorables (41).
Aussitôt que le choix de ce négociateur fut connu en Angleterre, M. d’Egremont, ministre anglais, écrivit au duc de Choiseul : « Je ne fatiguerai pas V. E. par des redites sur les hautes idées que nous avons des qualités aimables et des talents supérieurs de M. le duc de Nivernois. Il est attendu ici avec une grande impatience, et je puis assurer V. E. que nous nous empresserons à lui faire l’accueil dû à son rang et à son mérite. »
Je n’entrerai point, Messieurs, dans le détail de cette négociation, qui présentait des difficultés infinies, et qui n’offrirait aujourd’hui qu’une suite d’incidents affligeants, sans intérêt. Pour donner une idée des travaux qu’elle exigea de notre ambassadeur, je me contenterai de dire que les dépêches officielles remplissaient soixante portefeuilles dans les archives des affaires étrangères.
Il importait que la paix fut conclue avant la rentrée du parlement, et le duc de Nivernois fait à ce sujet des réflexions que le besoin d’être court m’empêche de rappeler ici (42), mais qui montrent qu’en effet ce n’est pas sans une grande raison de commodité pour eux-mêmes, que les ambassadeurs préfèrent les négociations directes avec le roi, ou son principal ministre, sous un gouvernement ainsi personnifié, aux négociations qui s’établissent avec les gouvernements dont la constitution admet des assemblées représentatives, une discussion publique, et la liberté de la presse (43).
Après mille efforts, la paix fut enfin signée le 10 février 1763. Telle guerre, telle paix, c’est dire assez combien celle-ci fut désastreuse (44) ; et cependant, quelque onéreuse qu’elle fut pour la France, il se trouva encore en Angleterre un parti qui regrettait qu’on eût bien voulu la conclure à ces tristes conditions.
Le duc de Nivernois quitta l’Angleterre avec empressement (45) ; sa santé, si mauvaise en France, et qui n’avait pu s’accommoder du froid de l’Allemagne, s’était encore plus mal trouvée du voisinage de la Tamise sa correspondance est remplie de doléances à ce sujet.
Il avait noblement représenté son pays, et sans qu’il en coûtât de surcharge au trésor public. Il était magnifique, mais à ses frais (46). En quittant l’hôtel de l’ambassade, il donna une nouvelle preuve de son désintéressement. Il était d’usage alors que l’on abandonnât à l’ambassadeur le mobilier de l’hôtel et l’argenterie accordée pour sa représentation. Celle de l’ambassade de Londres était splendide. Le roi et le ministre des affaires étrangères, informés du refus que faisait le duc de Nivernois de s’approprier cette riche vaisselle, insistèrent pour la lui faire accepter (47), mais jamais on ne put vaincre sa résistance.
En même temps qu’il refusait l’argenterie de l’hôtel de France, il acceptait du roi d’Angleterre un don qui s’offrait à lui d’une manière plus délicate. Ce monarque chargea son grand chambellan de lui remettre son portrait enrichi de diamants, en lui annonçant qu’il avait donné des ordres pour qu’on lui envoyât à Paris son portrait en grand et celui de la reine, peints par le célèbre Ramsay, qui était le Van-Dyck de ce temps-là.
L’estime qu’on portait au duc de Nivernois était générale en Angleterre. Le chevalier d’Éon, qui fut nommé résident de France à Londres après son départ, écrivait au duc de Choiseul : « On peut dire sans flatterie qu’il n’y a pas d’exemple d’ambassadeur ici, dont les grandes vertus et les grands talents aient fait plus d’impression sur la nation anglaise. »
On en eut la preuve lorsque, en 1769, un membre de la chambre des communes, nouvellement élu, le docteur Musgrave, cédant aux instigations des ennemis de la France, osa dire et imprimer que la paix de 1763 avait été l’œuvre de la corruption à prix d’argent exercée par l’ambassadeur de France ! Toutes les voix s’élevèrent pour rendre justice à la pureté du caractère du duc de Nivernois ; et, après une enquête solennelle le docteur Musgrave, d’abord réprimandé par l’orateur de la chambre, en fut ensuite expulsé (48).
L’Université d’Oxford voulut le mettre au rang de ses docteurs, et je le remarque d’autant plus volontiers qu’il fut reçu in facultate juris ; et en vérité il y avait bien quelques droits, car il avait étudié non-seulement le droit public mais un peu sa coutume du Nivernois.
On peut juger de l’impression que le duc de Nivernois avait faite sur la haute société de Londres, par le conseil que lord Chesterfield, dans ses lettres à son fils, donne à ce jeune gent de prendre notre duc français pour modèle : « Lorsque vous voyez, dit-il[3], une personne généralement reconnue pour briller par ses manières agréables et sa bonne éducation, et regardée comme un gentilhomme accompli, tel, par exemple, que le duc de Nivernois, qu’il soit l’objet de votre attention, et qu’il devienne pour vous un sujet d’études. Remarquez de quelle manière il s’adresse à ses supérieurs, comme il vit avec ses égaux, et comme il traite ses inférieurs. Réfléchissez sur le tour de sa conversation lorsqu’il fait ses visites du matin, durant le repas et dans les plaisirs du soir. Imitez-le sans en être le mime, pour reproduire sa ressemblance élégante, et non sa copie servile. Vous trouverez qu’il a soin de ne rien dire et de ne faire jamais rien qu’on puisse traiter de légèreté ni de négligence, rien qui puisse, en aucun degré, mortifier l’amour-propre ou blesser la vanité d’autrui. Vous apercevrez, au contraire, qu’il rend sa compagnie agréable, en faisant que les personnes qui l’approchent soient satisfaites d’elles-mêmes. Il témoigne le respect, les égards, l’estime et l’attention, suivant qu’il convient de marquer chacun de ces sentiments ; il les sème avec soin et les recueille en abondance. »
Je suis heureux, Messieurs, d’avoir pu mettre sous vos yeux cette peinture des mœurs du duc de Nivernois, au moment où nous allons le voir rendu à la vie privée, dans ses terres à la cour, ou dans le salon de son hôtel.
Le père du duc de Nivernois (PhiIippe-Jules-François) mourut en 1769. À cette époque seulement le duc de Nivernois entra en possession de sa fortune ; car son père, en le mariant, ne lui avait cédé que le titre du duché et de la pairie, et il s’était réservé tout l’utile des terres, dont le revenu était considérable.
Cette administration ne trouva point le jeune duc au dépourvu, car il s’était préparé aux exigences de cette nouvelle position, comme à celles des autres carrières qu’il avait parcourues. Au tome III de ses œuvres, on trouve un écrit qu’il composa en 1767, sur l’Usage de l’esprit dans les affaires. Il distingue entre les affaires privées et les affaires publiques. Pour celles-ci, ce qu’il en dit n’est que le résultat de ce qu’il avait observé dans sa carrière politique. Pour les affaires privées, le plan qu’il se trace donne une idée bien favorable de l’esprit de droiture et du désintéressement qu’il apporterait un jour dans la gestion de ses propres affaires (49).
Il voulut d’abord voir par lui-même et visiter en personne l’intérieur de son duché ; et, malgré l’obligation où il était d’économiser pendant plusieurs années sur ses revenus pour payer les dettes contractées dans ses trois ambassades, partout sa présence fut signalée par des bienfaits, des remises à ses fermiers et à ses débiteurs malaisés (50), des secours aux malheureux et aux établissements de bienfaisance et de charité publique.
À l’aspect du misérable état où la mainmorte et les autres servitudes personnelles avaient réduit les habitants des campagnes, qui, dans plusieurs contrées, portaient encore le titre de serfs, il accorda des affranchissements, favorisa le partage des communaux, pour que le petit peuple devînt propriétaire, et il devança, autant qu’il était en lui, l’époque où les droits féodaux allaient cesser de peser sur la nation.
Dans plusieurs villes, à son arrivée, des gardes civiques se formèrent spontanément ; des pétitions librement rédigées, gracieusement accueillies, furent favorablement répondues. À Clamecy, par exemple, il fit don à la ville du château ducal qu’il y possédait, pour qu’elle pût y établir la mairie et les autorités judiciaires. Ici, des souvenirs de famille et de patrie, qui me touchent vivement, ne seraient pour vous d’aucun intérêt (51) ; je n’en retiens, pour l’éloge du duc, que la preuve qu’il se montra partout généreux et bienfaisant.
Le duché de Nivernois, n’ayant à aucune époque fait retour à la couronne, avait conservé certains droits régaliens qui, dans l’origine, y étaient attachés par exemple, celui de battre monnaie. Le duc en fit remise à la couronne.
À Paris, le duc se regardait comme le patron des Nivernistes. Véritable patricien, il les retenait tous dans sa noble clientèle ; aidant les uns de sa fortune, les autres de ses recommandations, les plus jeunes de ses encouragements, quelquefois, m’a-t-on dit, prodigués avec trop de complaisance à des sujets dont le talent ne correspondait pas toujours à l’espérance qu’il en avait conçue.
L’hôtel de Nivernois (52) était le rendez-vous de la bonne compagnie. Les gens de lettres, les savants, les personnes les plus renommées pour la délicatesse de leur esprit et de leurs manières, s’y pressaient avec délices. Le duc de Nivernois possédait, dans le degré le plus exquis, tous les instincts dont se compose le véritable esprit de société. Je ne parle pas seulement de cette politesse de manières, de cette espèce de gymnastique de salon, qu’un sot peut acquérir à l’égal d’un homme d’esprit ; mais je parle de cette politesse de mœurs que la première seulement annonce et suppose en général, et qui consiste surtout dans la réflexion et l’attention portée sur une observation délicate de toutes les convenances. Ce qu’était l’élégance attique, ce qu’était l’urbanité romaine, voilà le bon ton en France. Il doit être le résultat d’un beau naturel et d’une bonne éducation. Si ce n’est pas cela, si on le fait consister dans des formules de mode, dans un jargon qui décèle la présomption et la futilité, on n’est point un homme poli, mais un être parfaitement ridicule aux yeux des gens sensés.
Le duc de Nivernois n’était pas seulement poli, il était prévenant, et à dessein ; car il était convaincu qu’un homme, dans sa position, ne pouvait être tout à fait poli s’il n’était doué de prévenance. Et, en effet, dans ce siècle de distinctions et de priviléges, tous les hommages, tous les respects venant chercher les personnes d’un rang élever et leur étant payés comme une dette, sans qu’on osât exiger d’eux qu ils s’acquittassent à leur tour, ils ne pouvaient réellement remplir les devoirs de la politesse sans aller au-devant par la prévenance.
Tel était, en tout cas, le caractère du duc de Nivernois ; il était essentiellement bienveillant ; et l’un de ses protégés, devenu ingrat (car, même alors, on faisait presque autant d’ingrats qu’aujourd’hui !), le chevalier d’Eon, le même qui avait tant loué le duc de Nivernois, voulant ensuite en médire, ne put articuler contre lui d’autre grief, qu’une coquetterie d’esprit qui voulait plaire à tout le monde.
Et cependant le duc de Nivernois condamnait la flatterie : « ce n’est point de la politesse, dit-il dans une de ses lettres au comte de Gisors, c’est du mensonge et de la fausseté (53). »
C’est principalement dans la conversation que le duc mettait en pratique ces leçons dont lord Chesterfield veut que son fils se fasse un modèle. Ces modèles sont rares à rencontrer aujourd’hui ! Il est difficile de s’en faire une idée ; et pourtant, quand à force d’étudier le duc de Nivernois dans ses œuvres, de me le représenter au sein de l’atmosphère ou il a vécu, j’ai affirmé que telle devait être, que telle était certainement sa manière d’être, d’agir et de parler, ceux qui l’ont connu, et qui en ont gardé le souvenir après un intervalle dont les extrêmes sont déjà séparés par plus de quarante ans, m’ont assuré qu’à mon tour je ne l’avais point flatté, et que j’avais dit seulement la vérité.
À Saint-Ouen, où le duc de Nivernois possédait une fort belle maison de campagne, c’était encore Paris la même société, les mêmes mœurs, quand ses amis venaient l’y trouver. Pour le maître de la maison, c’était aussi un refuge ; un lieu de méditation pour le sage. « Il ne suffit pas, disait-il, de savoir vivre avec les autres hommes ; il n’est pas moins important de savoir vivre avec soi-même. La solitude est délicieuse pour ceux qui savent en faire usage (54). » Tout change avec le temps. Combien de maisons en France sur lesquelles on pourrait écrire comme au temps d’Ennius : O domus antiqua, quam dispari dominaris domino ! Depuis la mort du duc de Nivernois, on a vu à Saint-Ouen des fêtes splendides, qui rappelaient un peu les mœurs de la cour et du siècle de Louis XV... (55). Sous le duc de Nivernois, les plaisirs de Saint-Ouen étaient plus champêtres : ses goûts le rapprochaient de la nature. Le chant des oiseaux le charmait ; et, pour les gêner le moins possible dans leur liberté, il avait fait entourer de fils de fer un bosquet tout entier ; c’était son cabinet de travail. Les troupeaux réjouissaient sa vue ; et, si l’on n’admirait pas encore chez lui ces riches toisons que l’estimable Ternaux nous a montrées dans le voisinage, on y voyait cependant, parqués au milieu d’une immense pièce de gazon, des moutons que son ami le chevalier de Boufflers lui avait envoyés avec cet aimable quatrain (56) :
Petits moutons, votre fortune est faite ;Pour vous, ce pré vaut le sacré vallon ;N’enviez pas l’heureux troupeau d’Admète, Car vous paissez sous les yeux d’Apollon.
À la cour, cependant, le duc de Nivernois était courtisan (57). Mais entendons-nous sur ce mot. Il a pris soin lui-même de le définir dans l’écrit plein de tact, de finesse et d’expérience, qu’il a rédigé en 1751 pour son gendre, le comte de Gisors, sous le titre d’instruction sur l’état de courtisan. Le préambule est bien propre à inspirer la confiance : « J’ai vécu à la cour, mon cher fils, et je crois de mon devoir de vous apprendre à y vivre. »
Si ce morceau, qui occupe quarante-huit pages dans le tome troisième des œuvres de l’auteur, avait été composé pour une de vos séances, Messieurs, ce serait une lecture délicieuse. L’espace me manquerait même pour une simple analyse, et pourtant je veux vous en citer quelques traits.
« De tous les états, dit le duc de Nivernois, celui de courtisan est le plus malheureux.
« Il n’y a dans cette position que des servitudes, il n’y a pas de devoirs…
« Le courtisan est moins heureux que son laquais… c’est un néant volontaire.
« Le plus grand mal est que le public attribue volontiers à chaque individu les vices généralement communs dans son état ; or, il regarde en général le courtisan comme un homme sans principes, avide, faux et ne cherchant la ce faveur qu’à force de bassesses, sans qu’il soit facile de prouver que cela n’est pas (58). »
D’après cette idée que le duc de Nivernois donne au comte de Gisors de l’état de courtisan, on pense bien qu’il ne lui conseille pas de l’embrasser.
Aussi fait-il la remarque que, si pour certaines gens, « c’est une obligation d’aller à la cour, ce n’en est pas une de vivre. Mais, ajoute-t-il, c’est un avantage dans ces monarchies où l’on n’est rien que par le prince, qui est tout, qui peut tout, qui fait tout. »
Sous ce point de vue Messieurs, il vaut donc mieux vivre sous un gouvernement constitutionnel, à cette condition cependant, qu’on ne se fera pas courtisan des ministres, de la populace ou des journalistes, car alors on changerait seulement de maître, et l’on n’y gagnerait rien en moralité, ni en considération.
Le malheur, reprend le duc en parlant du régime sous lequel il a vécu, le malheur est qu’on n’obtienne rien et qu’on n’avance pas si l’on n’est pas bien en cour. Il importe que les honnêtes gens sachent cela. « Il ne faut point que cela les humilie, c’est un vice de nos mœurs, et il n’y a point de honte personnelle a être né dans un siècle corrompu. » Celui de Louis XV l’était passablement, et il ne faut pas être surpris de voir le sage mentor du comte de Gisors le prémunir contre le danger (59).
Le duc de Nivernois trace ensuite le portrait de l’honnête courtisan. Rien ne peut mieux nous donner une idée de ce qu’il était lui-même à la cour.
« Du respect, de la complaisance, du dévouement, voilà ce qu’un courtisan doit à son roi mais que tout cela soit noble et honnête ; que le respect soit sans avilissement, la complaisance sans flatterie, le dévouement sans servilité ; les rois devraient croire qu’on leur manque, lorsqu’on s’avilit devant eux ; ils devraient croire qu’on les outrage, lorsqu’on les flatte. Ils ne sont pas toujours dans ces principes ; mais il faut se conduire avec eux, comme s’ils en étaient pénétrés. »
Après cette définition, l’auteur de l’Instruction parcourt toutes les situations où l’honnête courtisan peut se trouver vis-à-vis des ministres, des femmes influentes, des maîtresses du roi ; enfin il parle de ces êtres qu’on appelle favoris (c’est ainsi qu’il les désigne) ; et partout, on reconnaît la finesse de ses aperçus, la justesse de ses observations, l’honnêteté de sa pensée, la sagesse de ses conseils (60).
L’année 1771 fut marquée par un grand événement politique. Le gouvernement de Louis XV fit un coup d’État contre le parlement de Paris (61), et s’efforça de le remplacer par un autre corps judiciaire qu’on appela par dérision le Parlement Maupeou. Dans cette grande lutte où le gouvernement s’était fait révolutionnaire, le duc de Nivernois resta ferme du côté du parlement et de la pairie. L’effronterie d’une courtisane en crédit qui se mêlait de la question, affirmant que le roi ne changerait jamais d’avis (62), reçut une réponse qui, pour être polie, n’en était pas moins digne, et dont l’expression, adoucie par l’urbanité si naturelle au duc, n’en montrait pas moins de sa part la confiance que le parlement serait rappelé. Il le fut en effet en 1774 ; et lorsque plus tard le duc de Nivernois, encore une fois directeur de l’Académie, prononça le discours de réception de l’avocat Target (63), qui avait refusé de plaider devant le parlement Maupeou (64), il le félicita de cette conduite en disant : « Personne n’oubliera la belle journée du 12 novembre 1774, qui, après quatre années d’un silence également courageux et modeste, rendit votre voix à vos clients, et unit votre triomphe à celui de la magistrature entière ; jour mémorable où la France attendrie vit son jeune roi (65), dans l’auguste appareil de son autorité tutélaire, et entouré de cœurs reconnaissants, rendre aux vœux de la nation les anciens dépositaires d’une confiance que le temps seul peut établir. »
Depuis sa dernière ambassade, et sauf l’incident dont je viens de parler, le duc de Nivernois était demeure étranger à la politique. Il n’avait demandé ni obtenu aucune récompense de ses services. La voix publique l’avait désigné pour gouverneur du Dauphin, fils de Louis XVI, mais le choix de la cour s’était dirigé d’un autre côté, et il n’en avait point murmuré. Enfin, en 1783, lorsque les circonstances étaient déjà mauvaises, M. de Vergennes, devenu premier ministre, fit entrer le duc de Nivernois au conseil. Peut-être s’était-il préparé à ce rôle ; car, dans ses ouvrages, on voit que ses méditations s’étaient portées sur les devoirs de l’homme public, chargé de l’administration intérieure de l’État (66). Il émet à ce sujet les vues les plus saines ; elles découvrent tout ce qu’il avait de prévisions dans l’esprit.
Ce qu’il dit surtout du choix des fonctionnaires publics mérite d’être remarqué. – Après avoir montré la difficulté de n’être pas surpris ou trompé (67), il signale l’influence que de mauvais choix eurent sur les dernières années du règne de Louis XIV. Les grands hommes qui avaient servi l’État durant quarante ans, étaient remplacés par des pygmées. Le prince avait cru qu’il les élèverait jusqu’à sa mesure en les approchant de lui, et ils l’abaissèrent jusqu’à la leur. »
Enfin résumant les qualités que doit avoir l’homme d’État, auquel il faut une vigilance infatigable sur soi-même, sur son maintien, sur ses paroles, et jusque sur son silence, il s’écrie : « Heureux les empires où il se forme de pareils hommes ! malheureux ceux où il y en a disette ! Car le monde politique va son train ; les gouvernements ne peuvent se dispenser d’agir ; toutes les places sont nécessairement remplies, tous les emplois exercés ; et les États prospèrent ou périclitent selon que la besogne est bien ou mal faite. »
On trouve encore dans le même écrit un passage qui prouve combien le duc de Nivernois avait profité de son séjour en Angleterre ; ce qu’il a dit des Stuarts en 1767 devenait prophétique pour l’état où les Bourbons allaient se trouver quelques années plus tard (68).
Il ne resta pas assez longtemps aux affaires pour y marquer sa place. Il y était entré pendant la haute faveur de M. de Vergennes, son ami ; celui-ci étant mort, le duc de Nivernois se retira. Nous touchons à la révolution. Les prospérités du duc de Nivernois sont finies. Désormais il n’y a plus que des catastrophes à attendre. Mais la grandeur d’âme avec laquelle il supportera ses revers, formera encore une des plus belles pages de sa vie.
La perte de sa fortune le touchera peu, mais son cœur recevra d’autres atteintes qui rempliront ses jours d’amertume et mettront sa constance à de rudes épreuves.
Déjà la mort l’avait séparé de sa chère Délie (69), après une union qui avait duré quarante-six ans.
Il avait perdu son premier gendre, le comte de Gisors, celui-là du moins mort glorieusement en portant les armes pour son pays ; hélas ! pourquoi l’époux de sa seconde fille, Brissac, gouverneur de Paris, commandant de la garde du roi, n’eut-il pas le même sort ? – Mais non ; accusé en raison même de sa fidélité à ses devoirs décrété d’accusation, transféré d’Orléans à Versailles, il fut immolé au lieu d’être jugé. Le due de Nivernois lui-même, vieillard de soixante-dix-sept ans, avec sa débile constitution et ses infirmités, fut jeté dans la prison des Carmes, le 13 septembre 1793, un an après le massacre dont cette maison fut le théâtre, « dans cette trop mémorable journée que nos neveux, dit l’illustre prisonnier, effaceront, s’ils le peuvent, des fastes de la France (70). »
Ces périls, qu’il avait prévus, ne purent cependant le décider à quitter le sol français. Son attachement pour Louis XVI lui eût fait considérer comme une félonie d’abandonner son roi au milieu des dangers qui menaçaient sa couronne et sa vie ; et le sentiment de son propre salut ne remportait pas en lui sur l’amour de la patrie (71). Son âme était fortement trempée ; et il était un nouvel exemple de ces mâles courages que la nature, par une de ces compensations qui lui sont familières, se plaît quelquefois à placer dans les corps les plus frêles et les plus débiles. Anacréon chez le tyran de Samos ne montra pas plus de sérénité, de vraie philosophie, que le duc de Nivernois sous les verrous de 1793. Le plus infortuné des prisonniers peut-être, il consolait l’infortune des autres. Son ami, l’abbé Barthélémy, avait été incarcéré quelques jours avant lui ; il lui adresse des stances touchantes auxquelles il donne pour titre en prison.
Pour ne point laisser abattre son âme par la tristesse, il entreprend, durant sa captivité de traduire Richardet, poëme burlesque de Forteguerra, qui rappelle la fécondité vagabonde de l’Arioste ; et trente mille vers qui composent cette œuvre légère au fond, mais qui renferme cependant plusieurs épisodes sérieux (72), attestent toute la fraîcheur d’esprit que l’aimable vieillard conservait dans un âge aussi avancé, et dans une aussi déplorable situation.
Le 2 septembre 1793, l’infâme Chaumette proposait à la commune de Paris de faire condamner cet homme si doux, et qui, toute sa vie, s’était montré si généreux, à garder prison jusqu’à ce qu’il eût restitué à la veuve et à l’orphelin toutes ses concussions !... — Ah ! l’on pouvait confisquer ses biens et briser sa couronne ducale ; mais devait-on le calomnier ainsi ? Voyez au contraire avec quelle douceur il parle de ses persécuteurs ! Sorti de prison seulement après le 9 thermidor (en août 1794), bien libre par conséquent de s’exprimer avec amertume sur un régime contre lequel une vertueuse réaction s’élevait de toutes parts, lorsqu’il écrivit l’éloge de son ami l’abbé Barthélémy, mort le 30 avril 1795 ; rappelant ces arrestations qui les avaient plongés tous deux dans la prison des Carmes, il se contente de faire cette réflexion : « Dans les temps de trouble, où la défiance paraît de première nécessité, tous les dénonciateurs sont écoutés, toutes les dénonciations sont reçues (73). »
L’année suivante, rendu à la liberté, le citoyen Mancini (74), c’est ainsi qu’on le nommait alors, présidait le collége électoral de la Seine ; et si le parti de la Convention n’eût écarté de lui les suffrages, il eût été nommé membre du Corps législatif (75).
Rentré dans sa maison qu’il trouva dévastée, il s’occupa de réunir celles de ses œuvres qu’il n’avait pas sacrifiées lui-même en jetant au feu une foule de papiers et de manuscrits, à une époque ou ils auraient pu le compromettre et il fit imprimer ses œuvres en huit volumes in-8°. Cette édition, imprimée chez Didot jeune, en 1796, et dont les exemplaires ont été réservés aux amis de l’auteur, a été peu connue du public.
Je n’entreprendrai pas, Messieurs, de vous présenter la table de toutes les compositions que renferme cette édition, qui, du reste, est loin d’être complète (76). D’ailleurs, vous avez pu le remarquer, ce n’est pas en qualité de poëte que j’ai prétendu vous recommander le héros de ce discours. Quand l’abbé Barthélemy dit au moment de l’abolition des titres : M. le duc de Nivernois n’est plus duc à la cour, mais il l’est encore au Parnasse, ce mot flatteur était plus ingénieux que vrai. Sans doute, le duc de Nivernois n’a point été pour l’Académie un simple membre honoraire ; il s’est montré homme de goût, poëte élégant, écrivain correct ; sa gloire littéraire pourrait suffire à beaucoup d’autres ; il excelle surtout dans la poésie légère (77) : — mais à toutes ces bluettes je préfère sans contredit tout ce qu’il a écrit, en prose, de vertueux et de sensé. Non, Mancini n’est pas resté duc au Parnasse ; mais il est resté duc en philosophie, en vertu, en grandeur d’âme ; personnage éminent dans toutes les qualités qui peuvent recommander un homme de bien, un excellent citoyen, un véritable sage. J’engage, aujourd’hui surtout, les hommes politiques à lire ce qu’il a écrit sur la manière de se conduire avec ses ennemis (78). On y trouve réunie l’expérience de l’homme d’État à celle de l’homme de cour et de l’homme du monde.
Quant à la manière de se conduire avec ses amis, on peut dire que ç’a été la pratique de toute sa vie l’amitié, pour lui, était l’objet d’un véritable culte :
Sainte Amitié, c’est à toi que j’adresse
Ces derniers sons de ma lyre aux abois.
Il avait alors plus de quatre-vingts ans, et il s’en accommodait gaiement en traçant les souvenirs, les regrets et les ressources d’un octogénaire. Cette même année 1796, entrevoyant, d’un œil serein, le ternie de sa carrière, il répétait encore :
Je verrai Minos sans effroi : Qu’a-t-il à reprendre en ma vie ? La vertu fut ma seule loi ; Être aimé fut ma seule envie.
Il mourut à Paris, le 25 février 1798 (7 ventôse an VI), âgé de quatre-vingt-deux ans. Six heures avant sa mort, ne pouvant plus écrire, il dictait encore des vers pleins de sentiments affectueux pour son médecin (79).
Je désire, Messieurs, que mon but soit atteint. Selon moi, le duc de Nivernois n’était point assez complétement connu. On se le figurait comme un grand seigneur aimable, qui avait fait des vers gracieux ; un homme d’esprit qui avait su se faire distinguer à la cour et dans le monde par l’élégance de ses manières et la bienveillance de son caractère ; mais on ne savait pas assez que c’était un homme grave, sérieux, capable d’affaires ; un sage qui, sans heurter la corruption de son siècle, avait su s’en garantir ; un citoyen attaché à la constitution et aux lois de sa patrie ; qui l’avait noblement servie de son épée, de ses richesses et de toutes les ressources de son esprit. Il a représenté la France en pays étranger, dans des circonstances malheureuses pour notre politique et pour nos armes, mais qui, en cela même, n’offraient que plus de difficultés au talent du négociateur. Partout il a fait honorer et estimer son caractère et celui de sa nation. — Je salue, dans le dernier duc de Nivernois, l’homme qui sut se tenir à la hauteur de son rang ; qui, dans toutes les situations, se montra supérieur à la fortune, et dont la mémoire est vraiment digne de l’honneur qu’a voulu lui décerner l’Académie.
NOTES CONTENANT DES ÉCLAIRCISSEMENTS HISTORIQUES, ET QUELQUES CITATIONS EMPRUNTÉES AUX ŒUVRES DE M. LE DUC DE NIVERNOIS
(1) Robert le Fort, bisaïeul de Hugues Capet, fut comte de Nevers en 865 ; et Louis de Gonzague, marié à Henriette de Clèves, fut le premier duc de Nivernois, érigé en duché-pairie en 1538. Avant ce temps, plusieurs comtes de Nevers avaient obtenu personnellement des lettres de pairie.
(2) « Et n’y a maison en France, au nombre des grandes, où Notre Seigneur ait imparty ses bénédictions pour durer si longtemps en grandeur, comme a duré la maison de Nevers, sauf la maison royale, (Guy Coquille, préface de l’Hist. Du Nivernois.) – Il le prouve en rappelant la durée des principales maisons princières.– La première maison de Bourgogne, la plus ancienne en titre de pairie a duré 350 ans. – La seconde n’a compté que 4 ducs, 120 ans. – La maison de Normandie, depuis Charles le Simple, jusque sous Philippe-Auguste, 330 ans. – Celle de Guyenne, 440 ans. Champagne, 320 ans. Bretagne, 300 ans. – Anjou, 100 ans. – Les Bourbons ne remontent qu’à Robert, comte de Clermont, 6 fils de saint Louis.
Le même auteur (pag. 263 et suiv.) donne « la généalogie et déduction du lignage des grandes maisons ès quelles celle de Nevers s’est alliée. » C’est à savoir : – Maison de Normandie, comté d’Eu, p. 196 et 265. – Maison de Penthièvre, Bretagne, p. 272. – Maison de Clèves, p. 283. – Maison d’Albret, p. 292. Maison de Bologne, p. 298. – Maison de Bourbon, p. 301. – En 1220, Archambault, sire de Bourbon, était vassal du duc de Nevers, ibid. – Maison d’Alençon, p. 311. – Maison de Montferrat, p. 313. – Maison de Mantoue, p. 327. – Louis de Gonzague, p. 254 et 333, né en 1539, mort en 1595.
(3) Maison Mancini. – Auteurs et postérité du duc de Nivernois.
La maison de Mancini, dont M. de Nivernois a été le dernier rejeton, jouissait à Rome, dès l’an 1300, de l’état et des prérogatives de la haute noblesse ; ses membres étaient qualifiés Viri nobiles patricii ; cette jouissance n’a pas été interrompue un seul instant pendant le cours de plus de cinq siècles.
Ils portaient pour armoiries d’azur à deux poissons d’argent posés en pal, que l’on voit encore gravées sur la tombe de PIERRE MANCINI DE LUCII, et de sa femme, inhumés en une chapelle qui leur appartient en l’église Saint-Thomas-des-Saints-Apôtres, et qui leur est encore conservée.
Pierre eut un fils, vivant à Rome en 1414, qualifié illustre seigneur, et à qui Alphonse, roi d’Aragon, en le faisant chevalier, donna pour devise : Mancini lucii stirps, claris enim lucelat abamis. D’autres, au lieu de Lucii, lisent Luzzi (brochets), et expliquent ainsi les poissons placés dans les armes des Mancini. (v. pag. 1088.)
LAURENT eut pour fils Julien Mancini, qui jouissait de la chapelle Saint-Thomas, en avait le patronage et portait les mêmes armes que son père.
ALEXANDRE, fils de Julien, épousa Ambrosine de Fabii, et devint père d’une nombreuse famille ; il eut six fils et quatre filles. Les filles furent alliées aux maisons Orsini, Buffalini, Caffarelli, Attaventi.
Des six fils, un seul (Jacques) laissa un fils unique, Julien Mancini, dont l’épitaphe armoriée se voit dans une chapelle de l’église d’Ara-Coeli.
JULIEN n’a laissé qu’un fils, Laurent Mancini, onzième du nom de Laurent, et une fille, mariée à Jean-Baptiste Buffalini, l’une des premières maisons de Rome.
LAURENT épousa Olimpe de Massimi, dont il eut six fils Paul, aîné, qui suit, et six filles alliées par mariage aux maisons de Cardelli, Silveti, Sevaroli, Camaiani, nobles et illustres dans l’État romain.
PAUL épousa Victoire Capoccia, fille de Vincent Capocii, patrice romain. Après avoir servi dans la guerre de Ferrare, et étant veuf, il se livra à l’étude des lettres et des sciences.
PAUL Mancini fut le premier instituteur de l’Académie des Humoristes, à Rome, dont les assemblées se tenaient dans sa maison, et s’y sont longtemps tenues après sa mort. Voyez cependant la note (4) ci-après.
PAUL Mancini fut père de Michel Laurent et de François Mancini. Ce dernier fut créé, le 5 août 1660, cardinal, à la nomination de France, et testa le 15 juin 1672, en faveur de Philippe-Julien Mancini, son neveu.
MICHEL LAURENT, qualifié dans les actes rapportés, baron romain, et très-illustre seigneur, épousa à Rome, en 1634, Hiéronyme Mazarini, fille puînée de Pierre Mazarini et d’Hortensia Buffalini, et sœur de Jules Mazarini (le cardinal), ministre de France sous les règnes de Louis XIII et Louis XIV.
De ce mariage est né PHILIPPE-JULIEN, qui suit, et cinq filles, qu’on appelait les belles Mancini, et qui sont restées célèbres dans l’histoire. Elles ont été mariées :
La première, Laure-Victoria, à Louis, duc de Vendôme et de Mercœur, pair de France ;
La deuxième, Olimpie, à Eugène-Maurice de Savoie, comte de Soissons ;
La troisième, Marie Mancini, à Laurent Colonne, grand d’Espagne, connétable du royaume de Naples ;
La quatrième, dite la belle Hortense, qui fut au moment d’être femme de Louis XIV, à Armand-Charles Laporte de la Meilleraye, duc de Rhételois, grand maître de l’artillerie de France ;
La cinquième, Marie-Anne Mancini, à Godefroy, duc de Bouillon, d’Albret, grand chambellan de France, prince de Sedan, etc.
PHILIPPE-JULIEN, né à Rome le 26 mai 1641, porta le manteau du roi au sacre de Louis XIV en 1654 ; il fut capitaine-lieutenant des mousquetaires de la garde de Sa Majesté, lieutenant général de la province de Nivernois, la Rochelle et pays d’Aunis.
LE CARDINAL MAZARIN ayant acquis, en 1660, les grands domaines de Nevers et de Donzy, obtint de nouvelles lettres de pairie pour lui et ses successeurs, mais qui ne furent pas enregistrées aussitôt, parce qu’il mourut. Dans l’intervalle, il avait fait un testament par lequel il institue PHILIPPE-JULIEN, son neveu, son héritier dans les duchés de Nevers et de Donzy, et autres situés en France et en Italie, à condition que lui et ses successeurs prendraient le nom et les armes de Mazarin, qui sont d’azur, à la hache d’armes d’argent posée en pal, et une face de gueules sur le tout, chargée de trois étoiles d’or, et les joindraient à celles de Mancini, qui sont d’azur à deux poissons posés en pal. (Voyez ci-dessus, page 1086.)
PHILIPPE-JULIEN reçut, en 1661, le collier de l’ordre du Saint-Esprit, après avoir représenté à MM. de Mortemart et d’Aubeterre, commissaires de l’ordre, tous les titres de filiation que l’on vient de rapporter.
Il épousa, le 15 décembre 1670, Gabrielle de Damas, fille de Claude de Damas, comte de Thiange, et de Gabrielle de Rochechouart Mortemart ; de cette union sont issus deux enfants
1° Philippe-Jules François Mancini Mazarini, duc de Nevers et de Donzy, qui suit ;
2° Jacques-Hippolyte, marquis de Mancini, marié à Anne-Louise de Noailles, fille du duc de Noailles, maréchal de France.
3° Deux filles qui ont épousé, l’une le prince de Chimai, grand d’Espagne, chevalier de la Toison d’or ; la deuxième, M. le duc d’Estrées, pair et maréchal de France.
PHILIPPE-JULES-FRANÇOIS a eu pour femme Marie-Anne Spinola, fille aînée et héritière de Jean-Baptiste Spinola, prince de Vergagne et du saint-empire, grand d’Espagne de première classe, etc.
De ce mariage est né, en 1716, Louis-Jules-Barbon Mancini Mazarini, qui, au décès de sa mère, devint grand d’Espagne. C’est notre duc de Nivernois. Son nom de baptême, Barbon, lui fut donné par son parrain Barbon Morosini, ambassadeur de Venise en France. Il n’avait que quinze ans lorsqu’il fut marié avec Hélène-Angélique-Françoise Phélypeaux de Pontchartrain, fille du comte de Pontchartrain, ministre et secrétaire d’État, et sœur du comte de Maurepas, aussi ministre. C’est elle qu’il a célébrée dans ses vers sous le nom de Délie.
De ce mariage sont issus un fils, mort en bas âge, et deux filles.
1° Hélène-Julie-Rosalie Mazarini Mancini de Nevers, née le 13 septembre 1740 ; fille aînée, mariée le 23 mai 1753 à Louis-Marie de Fouquet, comte de Gisors, maréchal des camps et armées du roi, commandant des carabiniers, gouverneur en survivance de Metz, du pays Messin et des trois Évêchés ; fils unique du maréchal de Belle-Isle. Il mourut à vingt-sept ans, le 26 juin 1758, de la blessure qu’il avait reçue à la bataille de Crévelt.
2° Une seconde fille (Diane-Délie-Hortense Mancini Mazarini), mariée à Louis-Hercule-Timoléon, duc de Brissac, gouverneur de Paris, capitaine-colonel des cent-suisses de la garde du roi et chevalier de ses ordres, né le 14 février 1734, nommé, en 1791, commandant de la garde constitutionnelle de Louis XVI, massacré en septembre 1792 avec les autres prisonniers. Sa veuve est morte le 2 mai 1818.
De ce mariage sont nés, 1° un fils, mort en bas âge des suites de l’inoculation, dont le procédé était encore peu connu ;
2° Une fille, Adélaïde-Pauline-Rosalie, mariée à Jean de Rochechouart, duc de Mortemart, morte le 2 février 1818.
De ce mariage sont issus :
1° Un fils mort très-jeune ;
2° Un second fils, Casimir-Louis-Victurnien de Rochechouart, duc actuel de Mortemart, lieutenant général, pair de France, grand-croix de la Légion d’honneur, arrière-petit-fils du dernier duc de Nivernois, et qui lui aurait succédé à ce titre ;
3° Une fille (Emma de Rochechouart de Mortemart), morte en 1824, dernière duchesse de Beauvilliers-Saint-Aignan ;
4° Une autre fille (Antonie de Rochechouart Mortemart), comtesse actuelle de Forbin Janson ;
5° Une troisième fille (Alicia de Rochechouart Mortemart), duchesse actuelle de Noailles.
(4) Humoristes. Le nom d’Humoristes vient de ce que les Italiens appellent gens de belle humeur (bell’umori), ceux que nous appelons beaux esprits. Tiraboschi, dans sa Litteratura italiana, tome VIII, p. 45, dit que ce fut « Paul Mancini, patricien romain, jeune noble, qui fonda l’Académie des humoristes, à Rome. L’on doit fixer, dit-il, l’époque de l’établissement de cette académie peu après l’année 1600, puisque Eritreus, en parlant de la mort de Mancini, arrivée en 1635, dit que pendant plus de trente ans il avait eu le plaisir de voir réunie chez lui telle assemblée de savants, que Rome n’en avait jamais vu une meilleure, et de l’avoir vue fleurir dans les exercices littéraires, de manière à exciter l’envie des nations étrangères. Cette académie était certainement déjà établie en 1603 ; c’est dans cette année que Jean Gavattino Cestellini, de Fayence, y récita un discours sur les Barbes. »
Le même auteur donne aussi (au même endroit), avec sa précision et son érudition ordinaires, d’autres renseignements curieux sur cette académie, qui ne survécut pas au XVIIe siècle, et que le pape Clément XI, ancien académicien essaya en vain de rétablir.
Pelisson, qui rapproche la fondation de l’Académie française de l’époque où fut fondée l’Académie des humoristes à Rome, en fait honneur, non à Paul, mais à Laurent Mancini (voyez, dans la note précédente, la généalogie des Mancini).
Voici au surplus le passage de Pelisson :
« L’Académie françoise n’a esté establie par edict du Roy qu’en l’année 1635. Mais on peut dire que son origine est de quatre ou cinq ans plus ancienne, et qu’elle doit en quelque sorte son institution au hasard.
« Ceux qui ont parlé de l’Académie des humoristes de Rome disent qu’elle naquit fortuitement aux nopces de Lorenzo Mancini, gentilhomme romain que plusieurs personnes de condition d’entre les convives, pour donner quelque divertissement aux dames, et parce que c’étoit au carnaval, se mirent à réciter premièrement sur-le-champ, et puis avec plus de préméditation, des sonnets, des comédies, des discours ; ce qui leur fit donner le nom de Belli umori. Qu’enfin ayant pris goust insensiblement à ces exercices, ils résolurent de former une académie de belles-lettres qu’alors ils changèrent le nom de Belli umori en celui d’Humoristi, et choisirent pour devise une nuée qui, après s’être formée des amères exhalaisons de la mer, retombe en une pluie douce et menue ; avec ces trois mots du poëte Lucrèce pour âme :
Redit agmine dulci.
L’Académie françoise n’est pas née, à la vérité, d’une rencontre comme celle-là. Mais il est certain que ceux qui la commencèrent ne pensoient presque à rien moins qu’à ce qui en arriva depuis. »
(PELISSON, Histoire de l’Académie françoise.)
(5) Voltaire l’a compris parmi les écrivains du siècle de Louis XIV comme auteur de vers singuliers, qu’on entendait très-aisément avec grand plaisir.
(6) « Le portrait du duc de Nivernois, qui se trouve à la tête du recueil de ses œuvres, fut dessiné par Saint-Aubin, en 1796. Cette gravure, très-fidèle, représente bien le vieillard, tel qu’il était alors ; mais on aurait dû préférer un portrait de lui fait à Rome, dans sa trente-deuxième année, et qui donne dans sa figure l’idée de la finesse et des grâces de son esprit. » (Notice en tête des Œuvres posth., tom. Ier, p. 61)
« On fit graver en Angleterre un superbe portrait du duc de Nivernois et il fut à la mode à Londres de se procurer cette estampe. Elle est beaucoup plus agréable que son portrait par Saint-Aubin, qui se trouve à la tête du recueil de ses œuvres. » (GROSLEY, Voyage à Londres, tom. I, p. 88.)
Note de M. Raimond, rapportée dans les Œuvres posthumes, tom. Ier, p. 275. « Il ne reste de lui que son beau portrait, gravé à Londres ; il était peint par Ramsay, et gravé par J. M. Ardell. M. de Nivernois, à son retour de Londres, apporta avec lui la planche, qu’il brisa lui-même, après en avoir donné quelques exemplaires à ses amis.
J’ai fait lithographier les deux portraits par un jeune dessinateur de Clamecy, pour que l’hommage vînt d’un Niverniste. J’y ai joint celui de Gonzague, pour qu’on pût mettre en regard le premier et le duc de Nivernois.
L’Académie française possédait un portrait du duc de Nivernois ; elle en a fait don au Roi, qui lui a donné place dans le Musée national de Versailles.
(7) Ce sont des élégies : elles justifient bien ce qu’a dit Boileau :
Il faut que le cœur seul parle dans l’élégie.
(8) Dans l’École des Bourgeois, comédie que les bourgeois vont toujours voir avec tant de plaisir, et dont ils profitent si peu, on lit la scène suivante entre le marquis de Moncade et Benjamine, sa future, fille du banquier Abrabam et nièce de M. Mathieu :
Benjamine. Oui, M. le Marquis ; je ferai mon bonheur le plus doux de vous voir tous les moments de ma vie.
Le marquis. Eh ! mademoiselle, vous avez un air de qualité ; défaites-vous donc de ces discours et de ces sentiments bourgeois.
Benajmine. Qu’ont-ils donc d’étrange ?
Le marquis. Comment ! ce qu’ils ont d’étrange ? Mais ne voyez-vous pas qu’on n’agit point ainsi à la cour ? Les femmes y pensent tout différemment ; et loin de s’ensevelir dans un mari, c’est celui de tous les hommes qu’elles voient le moins.
Benjamine. Comment pouvoir se passer de la vue d’un mari qu’on aime ?
Le marquis. D’un mari qu’on aime ! Mais cela est fort bien continuez, courage. Un mari qu’on aime ! Gardez-vous bien de parler ainsi ; on vous décrierait, on se moquerait de vous. Voilà, dirait-on, le marquis de Moncade ; où est donc sa petite femme ? Elle ne le perd pas de vue, elle ne parle que de lui ; elle en est folle. Quelle petitesse ! quel travers !
Benjamine. Est-ce qu’il y a du mal à aimer son mari ?
Le marquis. Du moins il y a du ridicule. À la cour, un homme se marie pour avoir des héritiers, une femme pour avoir un nom et c’est tout ce qu’elle a de commun avec son mari.
Benjamine. Se prendre sans s’aimer ! le moyen de pouvoir bien vivre ensemble ?
Le marquis. On y vit le mieux du monde, en bons amis. On ne s’y pique ni de cette tendresse bourgeoise, ni de cette jalousie qui dégraderait un homme comme il faut. Un mari, par exemple, rencontre-t-il l’amant de sa femme ?– Eh ! bonjour, mon cher chevalier. Où diable te fourres-tu donc ? Je viens de chez toi ; il y a un siècle que je te cherche. Mais, à propos, comment se porte ma femme ? Etes-vous toujours bien ensemble ? Elle est aimable, au moins ; et d’honneur, si je n’étais son mari, je sens que je l’aimerais. D’où vient donc que tu n’es pas avec elle ? Ah je vois, je vois ; je gage que vous êtes brouillés ensemble. Allons, allons, je vais lui envoyer demander à souper pour ce soir ; tu y viendras, et je veux te raccommoder avec elle.
Benjamine. Je vous avoue que tout ce que vous me dites me paraît bien extraordinaire.
Le marquis. Je le crois franchement. La cour est un monde bien nouveau pour qui ne l’a jamais vue que de loin. Les manières de se mettre, de marcher, de parler, d’agir, de penser, tout cela paraît étranger : on y tombe des nues, on ne sait quelle contenance tenir. Pour nous, nous y sommes à l’aise, parce que nous sommes les naturels du pays.
(9) Villars avait été reçu à l’Académie française le 23juin 1714.
(10) Il s’en rend le témoignage dans son discours de réception, lorsqu’il dit : « Vos bontés pour moi n’ont point été retardées par mon absence, qui ne me permettait pas de solliciter vos suffrages. » (Œuvres posth., tom. II, seconde partie, p. 5.)
(11) Le discours de réception du duc de Nivernois est du 4 février 1743. Massillon était mort le 28 septembre 1742.
(12) Villars mourut à Turin, le l7 juin 1734, à l’âge de quatre-vingt-deux ans.
(13) On y trouve une description pittoresque de la tenue et du débit oratoire de Massillon. « Ne vous semble-t-il pas le voir encore dans nos chaires avec cet air simple, ce maintien modeste, ces yeux humblement baissés, ce geste négligé, ce ton affectueux, cette contenance d’un homme pénétré portant dans les esprits les plus pénétrantes lumières, et dans les cœurs les mouvements les plus tendres ? Il ne tonnait pas dans la chaire ; il n’épouvantait pas l’auditeur par la force de ses mouvements et l’éclat de sa voix ! non ; mais par sa douce persuasion, il versait en eux, comme naturellement, ces sentiments qui attendrissent et qui se manifestent par les larmes et par le silence. » (Œuvres posth., tom. I, p. 17.)
(14) Voyez Œuvres posth., tom. I p. 19 et 20.
(15) Cet opuscule est imprimé dans les Œuvres de Nivernois, tom. III, p. 233 à 271.
(16) Voyez dans les Œuvres du duc de Nivernois, tom. IV, p. 307, la 6e élégie, datée de 1744 : À mon régiment, lorsque j’ai quitté le service militaire.
(17) Tom. III, p. 60 « Quand on parle, ou du moins quand on entend la langue du pays où l’on a tant de mesures à garder, tant d’instructions à prendre, tant d’observations à faire, on a beaucoup moins de peine, et infiniment plus de facilité pour le succès. »
(18) Ces trois missions ont eu lieu sous Henri IV.
(19) Extrait de l’Éloge de M. de Reinbard, prononcé à l’Académie des sciences morales et politiques par le prince de Talleyrand, dans la séance du 3 mars 1838. « Cependant toutes ces qualités, quelque rares qu’elles soient, pourraient n’être pas suffisantes, si la bonne foi ne leur donnait une garantie dont elles ont presque toujours besoin. Je dois le rappeler ici, pour détruire un préjugé assez généralement répandu : — non, la diplomatie n’est point une science de ruse et de duplicité. Si la bonne foi est nécessaire quelque part, c’est surtout dans les transactions politiques, car c’est elle qui les rend solides et durables. On a voulu confondre la réserve avec la ruse. La bonne foi n’autorise jamais la ruse, mais elle admet la réserve : et la réserve a cela de particulier, c’est qu’elle ajoute à la confiance. »
Je citerai encore un passage du duc de Nivernois, qui peut lutter avec avantage contre une tirade analogue du discours de M. de Talleyrand. — Œuvres de Nivernois, t. III, p. 66. — « Le métier des négociations ne saurait être celui de tout le monde, parce qu’il n’est pas commun de rassembler tout ce qu’il exige. Ne pas se régler sur ses propres mouvements dans les mesures qu’on prend ni dans les discours qu’on tient, mais sur le caractère des gens avec qui on négocie ; ne jamais perdre de temps et ne jamais rien précipiter ; n’avoir l’air ni embarrassé, ni soucieux, et ne pas affecter non plus un excès de désinvolture qui ressemble à la présomption ; allier toujours la politesse avec la fermeté ; ne mettre jamais d’aigreur dans la dispute, lors même qu’on croit devoir y montrer de la chaleur et je dis montrer (car il ne faut pas en laisser paraître toutes les fois qu’on en ressent) se défendre de toute apparence de hauteur quand on a le bonheur de traiter avec supériorité, et ne pas croire qu’il convienne de montrer de l’humilité quand on se trouve malheureusement dans des circonstances ou au lieu de donner la loi, on doit la recevoir tels sont les principes invariables de l’art des négociations, telles sont les règles constantes dont le négociateur ne doit jamais s’écarter. Il est aisé de voir que, pour les suivre, il faut toujours marcher la sonde à la main. Un esprit d’attention, d’observation, de calcul ; un discernement fin et sûr, pour ne pas se tromper dans le choix de ses moyens une apercevance prompte des obstacles et des ressources ; l’abondance des idées dirigées par un jugement froid et sain la flexibilité et la souplesse de l’esprit, jointes à la ténacité des principes telles sont les facultés que le négociateur doit cultiver et employer, s’il veut être digne de son emploi et justifier la confiance que ses commettants doivent lui donner. »
Voici maintenant le passage du discours de M. de Talleyrand, sur les qualités nécessaires à un ministre des affaires étrangères. « Il faut, dit-il, qu’un ministre des affaires étrangères soit doué d’une sorte d’instinct qui, l’avertissant promptement, l’empêche, avant toute discussion, de jamais se compromettre. Il lui faut la faculté de se montrer ouvert en restant impénétrable ; d’être réservé avec les formes de l’abandon, d’être habile jusque dans le choix de ses distractions ; il faut que sa conversation soit simple, variée, inattendue, toujours naturelle et parfois naïve ; en un mot, il ne doit pas cesser une fois dans les vingt-quatre heures d’être ministre des affaires étrangères.
(20) La Fontaine. — La duchesse de Brissac aimait surtout à citer la moralité d’une de ces fables :
Dieu n’a pas besoin de prières :
Mais l’homme peut-il s’en passer ?
(21) Ces fables au nombre de 250, remplissent les deux premiers volumes des Œuvres du duc de Nivernois. Dans le nombre, une cinquantaine ont été lues à l’Académie. — Parmi les plus remarquables, on peut citer celles qui ont pour titre – le fils du roi et les Portraits ; — le Dégel et les Glisseurs (tableau de la rivalité des courtisans) ; — la Vénus d’Apollon ; — le Roi Louis XII et les Courtisans. — le Renard opinant dans le conseil du lion. — On pouvait dire du duc de Nivernois, à l’occasion de ses fables et de la couleur qu’il leur avait donnée, que c’était réellement Ésope à la cour !
(22) Voyez le Testament politique du cardinal de Richelieu, chapitre 6 de la 2e partie, édition de M. de Foncemagne. On y lit ce qui suit : « Les négociations sont des remèdes innocents qui ne font jamais de mal ; il faut agir partout, près et loin, et surtout à Rome. »
(On juge du crédit des princes par celui dont leurs ambassadeurs jouissent auprès du saint-siège) : « Étant bien certain que bien qu’il n’y ait personne au monde qui doive faire tant d’état de la raison que le pape, il n’y a point de lieu où la puissance soit plus considérée qu’en cette cour. »
(23) Cent dix carrosses de suite ! non pas aux frais de l’État, mais aux frais de l’ambassadeur. (Voyez la note 46.)
(24) Stupet in titulis et imaginibus. — Panem et circenses.
(25) Le cardinal de Tencin et autres. Le pape Benoît XIV est mort le 3 mai 1758.
P1098
(26) Le président de Montesquieu, ce grave auteur, se montre fort préoccupé de la dénonciation. Quelquefois il paraît disposé à braver les foudres du Vatican. « Le mal qu’on veut me faire, écrit-il, cessera d’en être un sitôt que moi, jurisconsulte français, je le regarderai avec cette indifférence avec laquelle mes confrères, les jurisconsultes français, ont regardé les procédés de la congrégation dans tous les temps. » (Lettre du 8 octobre 1750.) — En cela il avait raison ; mais bientôt il s’apaise, et propose d’autres arguments. Il fait valoir sa complaisance à corriger plusieurs endroits qui avaient déplu, et son adhésion aveugle à quelques objections. — Enfin, il donne une raison qui, à mon avis, est la meilleure : « Je crois, dit-il, qu’il n’est pas de l’intérêt de la cour de Rome de flétrir un livre de droit que toute l’Europe a déjà adopté. Ce n’est rien de le condamner, il faut le détruire. » — C’est assurément ce que ne pouvait faire la congrégation.
(27) Le duc la reçut avec une modestie dont l’expression se trouve dans sa lettre du 12 mai 1751, à M. le dauphin. Cette lettre est dans les Œuvres posthumes, tome Ier, p. 200.
(28) Œuvres posthumes, tome Ier, p. 201.
(29) Le 29 juin 1758.
(30) Séance du 3 avril 1761. Le fauteuil du maréchal de Belle-Isle, à l’Académie française, a été occupé par des hommes remarquables à des titres bien différents. Il a été occupé successivement par Godeau, évêque de Grasse, mort en 1672 ; Fléchier, évêque de Nîmes, mort en 1710 ; Nesmond, évêque de Montauban, puis d’Alby, puis archevêque de Toulouse, mort en 1728 ; Amelot, ministre d’État, mort en 1749 ; le maréchal de Belle-Isle, mort en 1761 ; l’abbé Trublet, mort en 1790 ; Saint-I.ambert, mort en 1803 ; Maret, duc de Bassano, arbitrairement exclu en 1816 ; de Beausset, évêque d’Alais, mort en 1824 ; de Quélen, archevêque de Paris, mort le 31 décembre 1839, et M. Molé, élu le 20 février 1840.
(31) Il expirait au mois de mai 1756.
(32) Frédéric pensait que, s’il attaquait le Hanovre comme la France lui conseillait de le faire, il aurait contre lui les Anglais, les Russes et les Autrichiens, et que ceux-ci en profiteraient pour lui reprendre la Silésie. Si, au contraire, il s’alliait avec l’Angleterre, il avait pour lui cette puissance et la Russie ; l’Autriche seule ne lui ferait pas la guerre ; et il était peu probable que les Français, assez occupés d’ailleurs, vinssent l’attaquer en Allemagne. Telles furent les considérations qui éloignèrent Frédéric de l’alliance française. (Mémoires sur le règne de Frédéric II, écrits par lui-même, Guerre de sept ans, chap. 3.)
(33) Voltaire, avec la légèreté qui trop souvent accompagne les jugements qu’il porte sur les personnes et sur les choses, prend occasion de ceci pour railler la France en vue de flatter Frédéric. « Le roi de France, dit-il dans ses Mémoires, voulant retenir Frédéric dans son alliance, lui avait envoyé le duc de Nivernois, homme d’esprit et « qui faisait de très-jolis vers. » Certes, Voltaire, qui faisait aussi des vers, n’avait pas le droit de blâmer un tel choix. — Et quand il ajoute : « L’ambassade d’un duc et pair et d’un poëte semblait flatter la vanité et le goût de Frédéric : il se moqua du roi de France, et signa son traité avec l’Angleterre le jour même que l’ambassadeur arriva à Berlin, » Voltaire a tort de faire si bon marché de l’honneur et de la dignité de sa nation. Le fait de la signature du traité à Londres le jour même de l’arrivée de l’ambassadeur de France à Berlin absout le duc et pair : et Frédéric ne peut être loué ni accusé de s’être moqué du roi de France, lorsque, consultant les intérêts les plus plausibles de sa situation, il avait préféré ses sûretés à des périls, et changé d’alliance pour affermir sa position. Du reste, loin de jouer poliment le duc et pair, comme le prétend encore Voltaire, Frédéric se plut au contraire à le combler personnellement de marques d’estime et de distinction. Contre l’usage, il l’admit à sa table, et voulut qu’il logeât dans le château de Postdam, ce qui était non-seulement inouï pour un ministre étranger, mais pour quiconque n’était pas prince souverain. Enfin, même après son départ de Berlin, le roi de Prusse lui écrivit les lettres les plus flatteuses. Voyez notamment celle du 12 mars 1756. — « Soyez persuadé, dit le roi, que vous conserverez dans ce pays-ci des amis qui ne le céderont point en sentiments aux parents que vous avez en France. J’espère que vous me compterez de ce nombre, et que vous ajouterez foi à l’amitié et à l’estime que je vous ai vouées. »
Les faits qui précèdent, et les sentiments exprimés dans cette lettre de Frédéric, se trouvent confirmés par ce qu’en dit Valory, ambassadeur de France à Berlin, dans les Mémoires de ses négociations, en 1756. Voici ce qu’on lit dans sa lettre du 27 mars de cette même année : « M. le duc de Nivernois a bien lieu d’être content des distinctions qu’il éprouve. Il les doit au grand maître qu’il sert, à son rang, mais assurément encore plus à son personnel, dont ce prince est charmé. Cela ne m’étonne pas ; jamais personne n’a mis plus de politesse, de jugement, d’esprit et de sagacité dans les affaires. »
(34) Sous le titre de Monarchie prussienne, 7 vol. in-8. — (Voyez, au sujet de cet ouvrage, Mauvillon, XXVII, et la Biographie universelle de Michaud, art. Mauvillon)
(35) Le portrait du roi de Prusse Frédéric II se trouve dans les Œuvres du duc de Nivernois, tom. VI, pages 311-312. — En voici l’analyse, ou, si l’on veut, les principaux traits :
« Ce qui rend intéressant et nécessaire de connaître le caractère du roi de Prusse, c’est qu’il est à lui-même son ministre, son général, son conseil, qui délibère, qui détermine sans consulter personne et même sans communiquer à personne.
Tout l’État est en lui.
Il faut considérer le roi de Prusse… comme homme et comme roi.
Il aime la gloire et la réputation, quoiqu’il ne fasse aucun cas de l’estime des hommes.
Je le crois peu capable d’amitié, et que l’amour-propre domine dans son cœur. — Il est cependant fait pour la société…
Il a mis sa vanité à conquérir la réputation d’un prince travailleur et laborieux. — Il a la tête forte et capable d’une longue contention d’esprit.
Il est défiant et le devient tous les jours de plus en plus ; il croit en général que tous les hommes sont sans principes, et on pourrait penser que cela vient de ce qu’il n’en a pas assez.
Il affecte de n’avoir aucun sentiment de religion, et il s’est fait un système de ce qui n’a probablement été d’abord qu’une petite ambition de passer pour esprit fort, et pour ce qu’on appelle en quelques endroits, philosophe.
Il sait ce qu’il a, et il sait ce qui lui manque ; mais de cette justice intérieure qu’il se rend, il en résulte quelque chose de bizarre : c’est qu’il est fort modeste sur ce qu’il a, et fort avantageux sur ce qu’il n’a pas. C’est précisément dans les choses où il est moins supérieur qu’il affecte le plus de supériorité. Il connaît et sait tous ses défauts, mais il s’est plus occupé à les cacher qu’à les corriger.
Il s’est fait de la monarchie une idée qui la rapproche beaucoup du despotisme, mais ce n’est pas pour abuser de l’autorité qu’il l’a rendue illimitée. Il croit que le monarque représente la loi, et confond en sa personne tous les droits de la nation ; il croit que la voix du prince est celle de la loi et de la nation ; mais il croit que cette voix ne doit être que l’organe de la justice. Ainsi il veut être absolu, mais il ne veut pas être oppresseur ; et il n’est que ce qu’il veut être, parce qu’il n’a jamais d’autre impulsion que celle de sa volonté.
Ainsi l’idée qu’il s’est formée de la royauté renferme en puissance tous les inconvénients du pouvoir arbitraire, et en produit, dans la réalité, tous les avantages. Ceux qui vivent aujourd’hui sous son gouvernement sont heureux, mais ils peuvent craindre de ne l’être pas toujours.
Le roi de Prusse exige à la rigueur que chacun fasse son métier et ne fasse que cela. Par là toutes les libertés sont gênées : mais toutes les besognes sont bien faites.
… Pourvu que sa volonté soit faite, pourvu que toutes les roues de la machine suivent le mouvement qu’il leur a imprimé, le reste lui est indifférent. Ainsi les gens qui sont sans emploi civil dans l’État, les gens de cour, les gens de lettres, les femmes, peuvent penser et dire ce qu’il leur plaira. Il souffre de leur part toute sorte de critiques, et les pardonne par douceur ou les méprise par orgueil.
Le sentiment qui domine en lui, c’est l’amour de la gloire et le désir de s’illustrer.
Le roi de Prusse, après s’être piqué d’incrédulité (p. 315), comme esprit fort, s’est fait, comme roi, un système bizarre d’affecter l’irréligion. Son intention est de constater publiquement par là sa neutralité parfaite au milieu de toutes les sectes différentes qu’il a et qu’il attire dans ses États.
… Les menaces, les peines, les ordonnances ecclésiastiques ne sortent point des limites de chaque église, elles n’ont aucune influence dans l’État.
Ses voisins, qui sont prodigues, disent qu’il est avare ; mais comme il n’épargne aucune dépense utile (…détail), on ne doit pas l’accuser d’avarice et on doit le louer d’être économe.
… Assiduité, vigilance, inspection. Il fait tous les jours de sa vie le métier d’officier-major. Il est presque toujours botté, et il veut que sa cour ressemble à un quartier général.
Je le crois le plus grand capitaine que l’Europe ait eu depuis longtemps.
(Il n’estime que ce qu’il a. « Il a donc la petitesse d’être, si on peut parler ainsi, piqué contre le commerce, parce qu’il n’en fait pas ; et contre l’Amérique, parce qu’il n’y a pas d’établissements.
Il vexe ses voisins par ses douanes… (Ceci a bien changé depuis.)
(Quoi qu’il en soit) « la position actuelle du roi de Prusse, qui est respecté autant que haï dans toute l’Allemagne et dans le Nord. rend sensible une vérité importante à toutes les nations. — C’est qu’un État environné de toutes parts de jaloux, d’envieux, d’ennemis même, et d’ennemis puissants et implacables, peut se maintenir dans une situation florissante, par la seule force d’une excellente administration intérieure, et surtout par la réputation et les ressources d’une sage économie. »
(36) Le duc de Nivernois a représenté l’Académie, même dans l’usage bizarre de complimenter le dauphin aussitôt après sa naissance. Il le fit du moins avec esprit, en adressant à l’enfant royal une seule phrase qui commence ainsi : « Monseigneur, on vous dira peut-être un jour que l’Académie française a entouré votre berceau où, sans le savoir, vous receviez ses hommages… » — Un premier président du parlement de Paris fut encore plus bref en disant, dans une circonstance semblable : « Monseigneur, nous venons vous offrir nos respects nos enfants vous rendront leurs services. »
(37) Le chancelier Séguier (mort à quatre-vingt-quatre ans en 1672, après avoir servi l’État sous Henri IV, Louis XIII et Louis XIV) fut pendant trente ans le bienfaiteur de l’Académie ; il en avait donné l’idée et le plan à Richelieu. Les séances se tenaient dans son hôtel. Il en fut le protecteur, et Louis XIV ne dédaigna pas de lui succéder dans ce titre.
(38) « Vous avez fait pour saint Vincent de Paul plus que n’avait fait sa canonisation même. Elle n’a pu lui assurer que le culte de ceux qui ont le bonheur de professer la religion dont il a été un des principaux ornements ; et vous, Monsieur, dans le beau panégyrique où vous nous invitez à l’honorer avec autant d’attendrissement que d’admiration au pied des autels, vous l’avez montré aux hommes de tous les climats et de toutes les religions, à l’univers enfin, comme un bienfaiteur de l’humanité entière, à qui toute âme sensible doit un tribut d’amour et de reconnaissance, etc. » (Œuvres posthumes, t. Ier, p. 96).
(39) Discours du 19 mars 1761, Œuvres posth., t. Ier, p. 77.
(40) Les préliminaires furent signés le 3 novembre 1762.
(41) En parlant des ministres plénipotentiaires de France à cette époque, on ne pouvait pas dire que les généraux avaient taillé leurs plumes, comme on l’a pu dire dans les belles années du règne de Louis XIV et de Napoléon.
(42) Il a consignées réflexions dans son opuscule intitulé : De l’usage de l’esprit dans les affaires, composé en 1767, et qui se trouve au tome III de ses Œuvres, p. 65 et suiv.
(43) Ce passage est assez curieux pour mériter d’être rapporté. Le voici : « Il y a des positions où l’état des hommes et des affaires est plus difficile. C’est quand on négocie auprès d’une république, auprès d’un gouvernement mixte. Là, il ne suffit pas de persuader un ou deux individus comme dans le pays ou le maniement des affaires est dans la personne d’un roi ou d’un ministre. Il s’agit de traiter avec une multitude également instruite, mais différemment affectée, chacun selon son caractère et selon ses vues particulières, qu’il est eu droit de suivre avec hauteur et même avec opiniâtreté. Il faut donc parler à chacun sur le ton qui lui convient, lui présenter les objets sous le point de vue qui peut cadrer avec ses idées, employer dans la discussion les raisonnements qui peuvent le toucher. Ainsi, à chaque instant, on est obligé de changer de batterie, de varier ses dispositions de se transformer, pour ainsi dire, en un personnage nouveau. — Même tome III, p. 71, il parle des cours où c’est le prince lui-même qui est son ministre des affaires étrangères.
(44) Dans l’Histoire de la vie et des travaux politiques du comte d’Hauterive que vient de publier M. le chevalier Artaud en I vol. in-8, au chap. XXVII, on voit qu’un des motifs de la résistance qu’apporta le comte d’Hauterive aux investigations que les émissaires des puissances alliées voulaient faire dans les archives de notre ministère des affaires étrangères, en 1815, fut que dans les archives diplomatiques de chaque peuple, et surtout d’une grande nation comme la France, se trouvent non-seulement les propres secrets d’une seule puissance, mais aussi ceux des autres peuples. Tous ont donc intérêt à prévenir les indiscrétions qui livreraient ces secrets à leurs rivaux, à leurs ennemis, et même à leurs alliés. En particulier, on voit à l’endroit cité, pages 388 et 389, le motif tout spécial que le comte d’Hauterive assignait, dans un entretien avec M. le comte de Jaucourt, ministre de Louis XVIII, pour détourner les recherches des Anglais. « On allait arriver à 1763, et quel secret d’État trouverait-on ? Il était naturel que Napoléon, qui croyait qu’on voulait l’assassiner, méditât une descente en Angleterre ; mais aurait-on attendu un semblable projet des Bourbons, à qui on prétend avoir rendu un service si éminent, en ne les empêchant pas de rentrer en France ?... Dans les investigations, on allait tomber sur les événements les plus cachés de 1763. Dites bien cela au roi, dites-lui tout cela : il ne veut pas des embarras nouveaux, mais il ne doit pas vouloir non plus des embarras anciens. Après la paix de 1763, péniblement négociée à Londres par le duc de Nivernois, qui avait pour collaborateurs MM. Durand et d’Éon, ce dernier apporta la ratification de Londres. Le roi Louis XV, profondément blessé de la hauteur insultante des Anglais et de la rigueur des conditions, remit au chevalier d’Éon pour aller, accompagné d’un ingénieur habile, Carlet de la Rozière, parent de d’Éon, relever toutes les côtes de l’Angleterre, dans la vue d’y effectuer une descente le plus. C’est ce qu’on n’a jamais su et ce que d’Éon lui-même, malgré ses emportements et ses querelles avec M. de Guerchy, n’a jamais révélé. — Il est depuis resté en Angleterre, et c’est la cause de tous les ménagements que le roi lui-même fut forcé d’avoir pour ce singulier personnage. Les détails de cette affaire sont répandus dans douze ou quinze années de la correspondance secrète. »
(45) Le duc de Nivernois quitta l’Angleterre en 1763.
(46) Grosley, dans le récit de son voyage de Londres, tome Ier, page 34, raconte l’anecdote suivante, qui montre tout à la fois l’esprit intéressé des marchands anglais, l’orgueil de l’esprit public chez cette nation, et la générosité du caractère français. « On m’avait fait remarquer, à Cantorbéry, l’enseigne repliée de l’auberge où M. le duc de « Nivernois, arrivant en Angleterre, pour la paix, avait été traité en ennemi. Pour son souper et celui de sa suite, peu nombreuse, l’aubergiste avait exigé cinquante guinées, et le duc les avait payées. L’aubergiste indiscret ayant fait trophée de cette exaction, la noblesse de Cantorbéry et de la province de Kent, qui chaque mois tenait chez lui ses sessions, fit prier le duc de se pourvoir en restitution. Le duc l’ayant refusé de la manière la plus décidée, cette noblesse se chargea, au nom de la nation, de sa vengeance, qu’elle exécuta et consomma de cette manière. Elle convint, et tous ses membres jurèrent de ne plus tenir les sessions dans cette auberge, et, en voyage, de descendre ailleurs. Cette résolution et ces motifs ayant été promulgués dans les papiers publics, tous les Anglais qui passaient par Cantorbéry se firent un point d’honneur d’y accéder. L’auberge ainsi déserte, l’aubergiste, ruiné dans les mois suivants, en fut chassé, après avoir vu vendre ses meubles et tous ses effets au profit de créanciers qui étaient aussi entrés dans la conspiration formée contre lui. »
N. B. À son retour en France, le duc de Nivernois fut assez généreux pour dédommager l’aubergiste des pertes par lesquelles les Anglais avaient cru devoir le punir de son exaction envers l’ambassadeur de France.
(47) Lettre du duc de Praslin au duc de Nivernois, datée de Compiègne, le 19 juillet 1763. « J’ai pris les ordres du roi, etc. » (Œuvres posthumes, tome Ier, page 240.)
(48) Notice de François de Neufchâteau en tête des Œuvres posthumes, tome Ier, page 44, et la Biographie universelle de Michaud, article Nivernois.
(49) « Pour s’en bien acquitter, dit-il, il faut connaître le mieux qu’il est possible : 1° la nature des biens et les améliorations dont ils sont susceptibles ; 2° la nature, l’importance, l’étendue des droits, soit honorifiques, soit utiles, et le avec lequel il convient de les faire valoir ; 3° enfin, le caractère, les mœurs, le talent des personnes à qui on donne sa confiance pour la manutention des domaines, et pour la conservation des droits. »
Les détails sur tout cela sont fort curieux.
Il pense « qu’il faut avoir une teinture de la jurisprudence générale du royaume, et surtout de la jurisprudence particulière des lieux où sont situés les biens qu’on a soit à défendre, soit à réclamer. » Aussi, avait-il étudié non-seulement le droit public, mais un peu sa coutume de Nivernois ; j’ai donc eu raison de dire qu’il n’était pas indigne du titre de docteur en droit de l’université d’Oxford.
Cette précaution du duc de Nivernois, de se faire à lui-même son cours de droit pour le besoin de ses propres affaires, rappelle que le duc d’Orléans a voulu aussi que ses fils, les ducs d’Orléans et de Nemours, fissent un cours de droit. C’est ainsi que Pierre Défontaines, qui est regardé comme le plus ancien jurisconsulte qui ait écrit sur notre droit français, composa son livre intitulé « Conseil à un ami, à la prière d’un seigneur qui vouloit que son fils s’entendist ès loix afin qu’il scût faire droict à ses subjects, et retenir sa terre selong les loix du pays, et qu’il scût aussi ses amis conseiller dans l’occasion. »
Du reste, si le duc de Nivernois exigeait d’un grand propriétaire qu’il connût un peu le droit privé, ce n’était pas pour qu’il devînt l’avocat obstiné de sa propre cause, mais c’était afin de pouvoir apprécier avec plus de justesse, de maturité et de connaissance, les conseils de ses gens d’affaires, et de ne pas s’y laisser légèrement entraîner.
Il n’aime pas les procès, il n’en voudrait suivre que de bons ; il ne lui suffit donc pas qu’une prétention soit colorée, qu’avec du talent on puisse la défendre, et avec un peu de bonheur la gagner au parlement. « Pour un propriétaire qui a une affaire à suivre, dit-il, ce n’est pas le point de vue qu’il en doit saisir, c’est le point de vue vrai ; il faut approfondir la discussion jusqu’à l’évidence, et ne se déterminer qu’après l’évidence bien reconnue. Il y faut un jugement exquis. »
« Je ne parle pas, ajoute-t-il, de l’impartialité, du désintéressement qu’on doit apporter à ses propres affaires : ce sont des qualités du cœur, et nous ne nous occupons ici que des qualités de l’esprit. »
Tel fut le duc de Nivernois. Dans tout le détail de cette vaste administration que comportait son immense fortune, il sut montrer tout à la fois la justesse de son esprit et la bonté de son cœur.
(50) On a conservé dans la Nièvre le souvenir d’une de ses reparties à l’un de ses comptables, qui lui présentait un état de situation fort embrouillé, avec des explications qui ne l’étaient pas moins. Après l’avoir patiemment écouté, le duc lui dit à la fin « Ah ! je vous entends, M. L*** ; vous demandez remise de moitié, et pour payer le reste, l’éternité ! » — « Eh ! justement, Monseigneur, répliqua piteusement le rusé procureur. — Le duc se prit à rire et lui fit remise du tout.
(51) Ils en ont cependant pour l’histoire, au moins pour celle du Nivernois ; et c’est pour cela que je veux rapporter ici le récit que m’en a fait mon père, dans une lettre où il a consigné ses souvenirs. C’est un témoin âgé de près de quatre-vingt-deux ans qui va parler. — « Clamecy, le 17 avril l839. — Je n’ai plus, mon ami, de contemporains de mon enfance. Mais si je me souviens bien, ce fut en septembre 1769 que M. le duc de Nivernois fit la visite de la province, qui n’a jamais fait retour à la couronne, et qui en dernier lieu passa par acquisition au cardinal Mazarin, et par succession à la maison Mancini, qui prit alors la dénomination de Mancini-Mazarini.
Successeur des anciens comtes de Nevers, le dernier duc de Nivernois et Donziois fut reçu partout, dans son duché-pairie, non-seulement avec tous les honneurs déférés de tout temps aux grands seigneurs, mais mieux encore à ceux d’un très-grand mérite comme était celui-ci sous tous les rapports.
Clamecy se signala par son empressement. Ses habitants se formèrent en garde nationale, s’habillèrent et s’armèrent à leurs frais, et furent présentés à M. le duc par M. ANDRÉ DUPIN, mon père, alors maire électif. Car ce ne fut que depuis, que la vénalité s’empara de l’édilité, ainsi que des fonctions même les plus populaires par leur essence.
Et comme l’enthousiasme anime encore plus naturellement l’enfance et la jeunesse, les élèves du collége, qui avait alors le titre spécial d’École royale militaire, se formèrent en bataillon sous un drapeau porté par le fils du maire, et sous le commandement d’un élève pensionnaire, Ch. de Boisgelin, neveu de M. l’archevêque d’Aix, depuis cardinal, oncle de madame la marquise de Chabannes, née Boisgelin, qui lui survit.
Ce qui a le plus signalé à Clamecy le voyage de M. le duc de Nivernois, c’est qu’il donna au tribunal de Clamecy son château fort, qu’il fit même depuis rebâtir à ses dépens.
Seulement il est fâcheux qu’en y travaillant on ait préféré la symétrie moderne au goût antique et monumental qui se remarquait dans la construction primitive, dans les distributions, les peintures et sculptures, et dans les inscriptions dont il ne reste plus aucuns vestiges. Il est à regretter que les hommes qui ont le plus joui de la confiance de M. le duc de Nivernois, ne nous aient pas conservé les particularités de sa longue carrière militaire, diplomatique et littéraire, comme le font aujourd’hui les hommes mieux avisés qui écrivent des notices biographiques. — Adieu, mon ami, etc.
Signé DUPIN. »
Note. Les délibérations du corps municipal prises pour les divers intérêts de la ville pendant le séjour qu’y fit le duc de Nivernois, sont consignées sur les registres. J’en ai pris une expédition que je publierai plus tard, avec quelques autres documents que j’ai réunis sur l’histoire du Nivernois.
(52) Rue de Tournon : cet hôtel fut bien mieux composé que l’hôtel Rambouillet ; il fut surtout animé d’un meilleur esprit. Aujourd’hui il est occupé par la garde municipale.
(53) Le duc de Nivernois insiste sur ce point ; et dans les conseils paternels qu’il adresse à son jeune ami, il ajoute : « Il est donc important de s’appliquer à distinguer exactement ce que c’est que la politesse vraie qui se borne à louer dans autrui ce qui est louable, à le servir, à l’aider, à le secourir dans ce qui est légitime ; à témoigner dans le maintien, dans le discours, dans le silence même, une disposition de bienveillance constante, sincère, universelle. »
(54) De l’usage de l’esprit dans la solitude, composé en 1758, tom. III, pag. 34.
(55) C’est dans cette ancienne habitation du duc de Nivernois que fut signée la célèbre Déclaration de Saint-Ouen, le 12 mai 1814.
(56) Le cardinal de Bernis et Piron ont aussi composé plusieurs pièces de vers en l’honneur du duc de Nivernois.
(57) Courtisan. On ne doit pas donner ce nom à tout homme qui vit ou qui va à la cour. C’est ce que j’essayai de faire comprendre un jour à un député qui s’offensait de ce que, dans un de mes discours, j’avais médit des courtisans ; il y voyait presque un fait personnel, parce qu’il était un des salariés de la liste civile ! — « Vous vous trompez, lui dis-je, vous n’êtes pas un courtisan, vous êtes un employé ! »
(58) Tome III, p. 127. Voici le passage tout entier : « Ce qu’il y a surtout de malheureux dans l’état de courtisan, c’est l’opinion qu’on s’en forme communément. En effet, le public attribue trop volontiers à chaque individu les vices généralement communs dans son état. Le marchand est regardé comme un fripon (qui ne peut faire ses affaires qu’en mentant) ; le militaire comme un ignorant, le financier comme une sangsue, le magistrat comme un pédant, le courtisan comme un homme sans principes, avide, faux, et ne cherchant la faveur qu’à force de bassesses. Ce dernier reproche est le plus difficile à éviter, parce qu’il est fort vague, et qu’à la cour, en mille différentes occasions qui se présentent tous les jours, la politesse, le respect, l’envie de plaire, peuvent s’interpréter malignement comme bassesse et fausseté, sans qu’il soit facile de prouver que ce n’en est pas. »
(59) « La cour, dit le duc de Nivernois, n’est qu’un tissu d’intrigues, et il faut une attention singulière pour n’être pas entraîné, même innocemment, dans quelqu’une car chacun cherche à vous attirer de son côté. — On cherche intrigue aux nouveaux arrivés, comme, dans les régiments, on cherche querelle aux recrues. »
Comment faire donc pour s’en garantir ? Le duc répond : « Toute la science de la cour (je dis la science honnête) consiste à se faire des amis, et à ne point se faire d’ennemis. — Malheureusement, l’un est fort difficile et l’autre fort aisé. — Rien n’est plus commun à la cour que de s’y voir haï par des gens à qui l’on n’a rien fait, et à qui on ne veut faire aucun mal… Pourquoi ? parce que la haine, en ce pays-là, se distribue gratuitement, et sans aucune autre vue que de ruiner celui qu’on hait : chaque courtisan croyant monter un échelon à mesure qu’il précipite un de ses rivaux. »
(60) Le duc de Nivernois, tome III, p. 176, parle aussi de ce qu’on appelait autrefois une disgrâce, c’est-à-dire un coup de foudre, la mort pour un courtisan de profession ; et là encore, par la manière toute philosophique dont il envisage un événement qui a fait le désespoir de tant d’autres, on peut juger combien son âme était élevée au-dessus du préjugé de cour qui faisait regarder la faveur comme le premier des biens.
« En supposant que la fortune lui réserve cette chance (celle de la disgrâce), s’il en est affligé, humilié, mécontent, il n’est pas l’homme dont j’entends parler : il n’est qu’un courtisan à la douzaine, et je le laisse pour ce qu’il vaut. Dieu me garde de penser que le courtisan, tel que je l’ai peint dans ces réflexions, soit un être imaginaire. On en a vu sans doute, et on en verra dans tous les temps, surtout dans ceux où la vertu et la raison sont en honneur auprès du trône. De tels courtisans n’ont pas besoin qu’on leur enseigne comment ils doivent se conduire, lorsqu’ils perdent la faveur ou l’intimité du prince. Ils sentiront, du reste qu’on fait toujours un bon marché quand on quitte des chaînes, quelque dorées qu’elles soient ; ils sentirent combien il est doux et heureux de sortir de la cour avec autant d’honneur qu’on y est entré, et par conséquent avec bien plus de mérite ; ils iront même jusqu’à sentir que le jour qui leur rend la liberté d’une manière honorable, est le plus beau jour de leur vie. »
(61) Le roi de France oublia en cette occasion ce qu’avait dit Pasquier du parlement de Paris, dans ses Recherches, liv. III, chap. XXII. Nos rois qui succédèrent à saint Louis, doivent au parlement trois et quatre fois plus qu’à tous les autres ordres politiques. Et, toutes et quantes fois que, par opinions courtisanes, ils se désuniront des sages conseils et remontrances de ce grand corps, autant de fois ils perdront beaucoup du fond et estoc ancien de leurs majestés, étant leur fortune liée avec celle de cette compagnie. »
(62) « Oui, madame, lui dit-il ; mais le roi vous regardait en disant cela. »
(63) Séance académique du 10 mars 1785.
(64) C’est pour cela qu’il fut surnommé la Vierge du Palais… Louable, en effet, de s’être tu alors, comme on l’a justement blâmé depuis de n’avoir point parlé dans la plus grande et la plus noble cause
(65) Louis XVI.
(66) « L’administration ne peut avoir qu’un but, c’est le bonheur public, bonheur qui se compose de la somme des bonheurs particuliers. Il faut que chaque individu soit heureux autant qu’il peut l’être dans sa situation, c’est-à-dire, qu’il jouisse d’une honnête liberté, d’une honnête aisance, et qu’il en jouisse avec sécurité : car toute jouissance accompagnée de l’inquiétude de la perdre, produit un état d’anxiété fort éloigné du bonheur. Dans cet état, ceux qui jouissent le plus, craignent de ne pas toujours jouir, vivent dans la défiance, et trouvent l’ordre de choses mauvais. Ils aspirent sans cesse à des changements, et de là l’esprit de murmure et d’innovation qui annonce et prépare les troubles. » (Tom. III des Œuvres, p. 73.)
Il ne conteste pas la nécessité et la possibilité de corriger les abus d’une vieille organisation politique,M/M que ce soit la P. 5.
Mais il ne veut pas qu’on aille trop vite et qu’on applique aux États la méthode empirique de la transfusion du sang. P. 76.
Il remarque avec raison, « qu’il est bien plus facile de composer des livres que de gouverner des hommes. » P. 76.
(67) Tom. III, p. 81. Le passage mérite d’être cité en entier ; le voici : « Les choix bons ou mauvais font la destinée bonne ou mauvaise des États. Il semble qu’il devrait être fort aisé de ne pas s’y tromper ; mais l’ambition et l’intrigue, qui environnent sans cesse un administrateur, sont si habiles à l’entourer d’artifices et de prestiges. La flatterie, la calomnie, l’hypocrisie l’enferment dans une circonvallation d’artifices et de mensonges que la vérité ne saurait pénétrer. La seule ressource est d’écouter la voix publique. Mais il ne la peut entendre que de loin, affaiblie par la distance, et presque étouffée par les cris de l’envie et de l’intrigue qui parlent de plus près. Il n’est donc pas moins difficile qu’essentiel à l’administrateur de bien placer sa confiance ; et il doit employer sans cesse à ce travail important toutes les lumières, toutes les ressources de son esprit. » — Il indique (p. 82 et 83) le moyen de s’assurer de la capacité des candidats par des conversations ou des mémoires dont on leur demande la rédaction. Il indique aussi la manière de se conduire avec les solliciteurs Mais pour suivre ses préceptes, il faudrait avoir sa patience !...
(68) Tom. III, p. 77 : « On ne gouverne les hommes que par l’opinion ; tout le monde le sait, tout le monde en convient ; mais ce principe, si universellement reconnu dans la spéculation, est souvent abandonné dans la pratique. Si les STUARTS l’avaient suivi, on peut croire qu’ils seraient encore sur le trône. Ils n’ont regardé qu’à leurs droits, et les modelant sur ceux de leurs prédécesseurs, ils ont dit : « Avant nous on faisait ainsi ; nous pouvons donc le faire. Ils n’ont pas regardé à l’opinion publique, ils n’ont pas vu que le changement de religion avait amené de nouvelles doctrines et de nouveaux préjugés, que l’esprit d’examen introduit par la réforme avait affaibli le respect de l’autorité et l’habitude de l’obéissance que de ces dispositions était né l’enthousiasme de la liberté, prêt à se tourner en fanatisme ; ils n’ont pas fait un pas sans s’égarer ; et avec des intentions très-droites et plusieurs très-bonnes qualités, ils ont opéré en Angleterre leur propre ruine et celle de la royauté. » Voilà ce que le duc de Nivernois écrivait en 1767, et ce que plus tard on a pu dire des Bourbons.
(69) Morte en 1782.
(70) Éloge de l’abbé Barthélemy, tom. VI, p. 371.
(71) En 1758, il avait écrit cette phrase : « Celui qui, sans de fortes et légitimes raisons, abandonne sa patrie pour s’établir dans une terre étrangère, est un ingrat, un homme mal né. » Tom. III, p. 31.
(72) Richandet : il s’excuse de la frivolité du sujet :
N’imputez point cette allure à folie,
Vous savez bien que dame Poésie
Ailes au dos, voltige par les airs !...
Comme ceux d’un poëme de Voltaire qui n’a pas seulement l’inconvénient d’être léger, mais le tort d’être licencieux, les exordes de plusieurs chants offrent des tableaux gracieux ; quelques-uns même ne manquent pas d’élévation et de sévérité. Les exordes du septième et du dixième chant sont de ce nombre ; l’un, sur le fléau de la guerre, l’autre, sur le contraste entre la paix des champs et le tumulte des cités. Il faut remarquer aussi le portrait burlesque de la princesse des Caffres, l’épisode des groupes de Syrènes qui apparaissent à Roland et à Renaud de Montauban dans l’Ile des follets, etc.
(73) Œuvres, tome VI, p. 370, Éloge de l’abbé Barthélémy.
(74) Citoyen Mancini. Il est curieux de rapprocher ce titre de tous ceux qu’avait le même homme quelque temps auparavant. C’est de lui qu’on a dit qu’il était noble partout. En effet, il était gentilhomme français, noble vénitien, baron romain, prince du saint-empire, grand d’Espagne de première classe, chevalier de la Toison d’or, duc de Nivernois, pair de France, brigadier des armées du roi, chevalier de ses ordres, l’un des quarante de l’Académie française, honoraire de celle des inscriptions et belles-lettres, associé étranger des académies de Berlin et de Stockholm, docteur en droit de l’université d’Oxford.
(75) Si le duc de Nivernois avait prolongé sa carrière, il n’aurait pas refusé ses services à l’État, et l’on aurait pu dire de lui ce qu’on a dit plus tard du duc de Caraman : « qu’il était un lien vivant entre un passé dont il avait connu l’éclat et apprécié les erreurs, et un présent dont il suivait les progrès, mais sans vouloir se laisser entraîner trop loin dans les voies nouvelles. » Journal des Débats du 8 janvier 1840. C’est ainsi que son petit-fils, le duc de Mortemart, aujourd’hui pair de France, a vaillamment servi sous Napoléon.
(76) Œuvres, 1796. C’était l’époque la plus défavorable pour faire paraître les Œuvres du duc de Nivernois. Son genre n’était plus celui du temps. Son théâtre de société est fort incomplet. On n’y trouve que neuf pièces jouées en 1773, 1776, 1778, 1781, 1789 ; beaucoup n’étaient plus de nature à être reproduites. On a regretté que le duc n’ait pas repris des poésies légères qu’il avait fait paraître dans l’Almanach des Muses et autres recueils périodiques. Peut-être n’y attachait-il pas d’importance. D’autres raisons ont pu le retenir encore. Ainsi il avait fait pour Marie-Antoinette, jeune, belle et sur le trône, des vers que tout le monde a retenus, mais que son respect même pour la famille royale ne lui permettait plus de réimprimer, alors que tant de malheurs avaient succédé à tant d’élévation. — Voici toutefois une anecdote qui mérite d’être conservée. Marie-Antoinette avait fondé un chapitre à Bouxières, près Nancy. Les chanoinesses devaient porter une médaille ou d’un côté était représentée la sainte Vierge ; au revers était l’effigie de cette princesse, dont l’histoire a célébré les grâces autant que les malheurs. Comme elle demandait au duc de Nivernois un exergue, une inscription pour cette médaille : « Que l’on mette, répondit-il, d’un côté, Ave Maria, et de l’autre, Gratia plena. »
En 1807, on a imprimé, par forme de supplément, différents opuscules sous le titre d’œuvres posthumes, deux volumes in-8°. En tête se trouve la notice de François de Neufchâteau, et une dédicace en vers, où j’ai remarqué celui-ci :
Dans le rang de Mécène il eut l’esprit d’Horace.
(77) L’auteur du nouveau Dictionnaire historique, article Nivernois, exagère lorsqu’il dit que « les poésies fugitives de M. de Nivernois luttent souvent d’agrément avec celles de Voltaire, » mais il y en a certainement quelques-unes qui sont d’une délicatesse infinie. Je citerai pour exemple cette réponse à madame de Mirepoix, qui lui avait envoyé de ses cheveux blancs, lorsqu’il avait des cheveux blancs lui-même :
Quoi ! vous parlez de cheveux blancs !
Laissons, laissons courir le temps ;
Que vous importe son ravage !
Les amours sont toujours enfants
Et les Grâces sont de tout âge.
Pour moi, Thémire, je le sens,
Je suis toujours dans mon printemps
Quand je vous offre mon hommage.
Si je n’avais que dix-huit ans,
Je pourrais aimer plus longtemps,
Mais non pas aimer davantage.
(78) Cette lettre (sur la manière de se conduire avec ses ennemis), écrite en 1758, est pleine de nuances délicates habilement exprimées. Le duc y parle d’abord des envieux, puis de ceux qui deviennent décidément ennemis ; il ne faut pas confondre avec ceux-ci, les critiques, qui offensent seulement notre amour-propre. Il importe, en effet, de distinguer ceux qui nous blâment d’avec ceux qui nous outragent et parmi ces derniers, il faut distinguer encore ceux qui sont au-dessus de nous d’avec ceux qui sont au-dessous. Il parle des adversaires qu’on peut reconquérir, ceux-là, par exemple, qui n’ont agi que par prévention ou par esprit de dénigrement.
« On ne peut ramener de telles gens que par une bonne conduite générale. Il n’est pas impossible de les reconquérir. À force de vertu, forcez-les à rougir de leur injustice… » mais « n’en faites pas davantage, et n’ayez jamais la faiblesse de chercher à vous rapprocher d’eux par le sacrifice, l’abandon des vues, des opinions, des principes que vous avez adoptés en connaissance de cause et qui servent de prétexte ou de pâture à leur déchaînement. Vous perdriez l’estime publique en apaisant quelques voix particulières, et ce serait un mauvais marché. Un homme sage doit être doux, mais il doit être ferme. Il doit mettre toutes sortes de facilités au retour de ses ennemis ; mais il ne faut pas qu’il s’écarte de son chemin pour les aller trouver. »
(79) On a publié en partie, la correspondance diplomatique du duc de Nivernois ; mais on n’a pas donné ses lettres familières. En voici une qui m’a été communiquée par M. le comte Roy, aujourd’hui pair de France, et qui, en l’an VI, était le conseil et l’avocat du duc de Nivernois. Cette lettre, qu’on peut comparer pour le style à celles de Pline, a aussi un mérite anecdotique. « Lundi, 29 pluviôse an VI (huit jours avant sa mort). Ménagez-vous, je vous en conjure, mon cher voisin, et faites trêve au travail jusqu’à votre parfait rétablissement. Vous avez des amis qui vous suppléeront dans la besogne de vos affaires personnelles et quant à celles d’autrui, laissez-les dormir, en dormant vous-même. Cicéron n’allait pas à la tribune quand il était enrhumé ; les centumvirs se passaient de Pline le jeune, quand il avait la goutte ; et le maréchal de Saxe, qui avait une oppression de poitrine le jour de Fontenoi, n’a pas fait dix pas à cheval, et n’en a pas moins gagné la bataille ; après quoi il a guéri de son hydropisie. Je ne sais pas ce que penseront vos clients ; mais pour moi, si j’avais, actuellement, une affaire à moi entre vos mains, j’aimerais mieux perdre mon procès que de vous voir y travailler. — Ménagez-vous, mon voisin, je vous en conjure, et ne me répondez pas ; mais aimez-moi, et croyez-moi. Signé MANCINI-NIVERNOIS. » — Pour suscription : Au citoyen Roy.