DISCOURS
DE
Mme Barbara CASSIN
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Mme Barbara Cassin, ayant été élue à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Philippe Beaussant, y est venue prendre séance le jeudi 17 octobre 2019, et a prononcé le discours suivant :
Mesdames et Messieurs de l’Académie,
Je suis évidemment très émue, encore un peu étonnée, et très heureuse.
Très heureuse, aussi, d’avoir à prononcer un éloge. C’est un genre rhétorique de moins en moins pratiqué, mais fondamental. Marc Fumaroli, notre maître en rhétorique, le sait mieux que personne : l’éloge fonde au sens strict, il fonde une communauté, qu’il s’agisse d’une cité, ou d’une « compagnie » comme celle qu’inventa le cardinal de Richelieu – la vôtre, la nôtre.
Je ferai donc l’éloge de l’éloge en même temps que l’éloge de Philippe Beaussant. Éloge d’emblée paradoxal en cela que je ferai l’éloge d’un homme que je n’ai jamais rencontré, devant des gens qui l’ont côtoyé, qui ont aimé son sourire, sa voix, sa manière de fumer la pipe. Mais je les ai questionnés, et grâce aux ressources d’aujourd’hui, sur la toile, j’ai ressenti ce qu’ils m’ont suggéré : une pudeur extrême, l’étendue d’une science qui n’avait d’égale que l’étendue d’une modestie. « Il vivait comme un oiseau », m’a dit de lui Angelo Rinaldi, et « répondait par un sourire à la place d’une parole ». J’ai perçu l’attachement et l’émotion de celles et ceux qui travaillaient avec lui, ses éditrices chez Fayard, par exemple. Et j’ai compris grâce à ses fils comment sa bienveillance et sa douceur savaient se faire force, et même colère, lorsque l’on s’attaquait à ce qui lui était essentiel : la musique, l’art, la beauté. Son fils Pierre-Hughes m’a raconté comment il avait arraché ses enfants (Pierre-Hughes avait onze ans) à une soirée chez des amis, dont le fils jouait avec son groupe rock, les Black Pustules. Philippe Beaussant a coupé le disjoncteur général avant de vider les lieux avec ses petits !
Cher Philippe Beaussant, permettez que, sans vous avoir connu, je m’adresse à vous en votre absence, que je parle à votre absence.
« Mais, Beaussant, on dirait que vous chantez juste. » Il, un surveillant, un professeur, « prononce la phrase qui va changer ma vie ». C’est Philippe Beaussant qui parle de lui, à douze ans. Moi, si j’avais à dire « je » de manière analogue, je dirais comment Judith Lassalle, ma grand-mère, qui chantait Lakmé à l’Opéra-Comique, est sortie de l’embrasure d’une fenêtre, drapée dans un rideau cramoisi pour faire retentir – ou hurler – était-ce un contre-contre-ré ? J’avais quatre ans, et j’ai eu si peur que personne n’a jamais pu me faire chanter autrement que faux, faux à faire dérailler une chorale. « C’est pourtant simple », dites-vous dans Stradella, « quand ça monte, je monte, quand ça descend, je descends... »
Donc vous êtes musicien (« rentré » soi-disant, « puisque après cinq ans on ne peut plus devenir Mozart »), musicien et musicologue. La musique fait partie de vous. Moi, je dirais volontiers, « très simplement et très tristement » – comme Erik Orsenna quand il vous a remis votre épée –, que « mon vrai seul regret, c’est de ne pas être musicien », musicienne, que la musique, l’art des Muses, me soit à ce point étrangère.
Alors comment pourrais-je faire votre éloge et parler de vous dignement ? Eh bien, je me suis résolue à tenter de parler de vous depuis ce que je sais ou ce que je pratique : en philologue et en philosophe.
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L’éloge, d’abord.
Faisant celui de Jean-François Deniau dont vous preniez le fauteuil, vous dites que c’est une « tradition d’une grande sagesse » : elle marque que l’honneur que l’on vous fait n’est pas fait « à vous », mais d’abord à un autre que vous, à de l’autre, qui vous précède, avec lequel vous ferez « corps ».
C’est vrai : depuis mes tout premiers contacts avec l’Académie, dès les premières « visites », j’ai perçu cette souveraine politesse de l’accueil au sein d’un ensemble singulier (ô combien singulier) qui lui-même se sait et se veut composé de singularités, fortes mais ouvertes. Un tout capable de configurer une diversité et de se reconfigurer sans cesse lui-même – une « compagnie » en effet.
Cette Compagnie partage des valeurs. D’après les statuts qui lui furent donnés en 1635, toujours en vigueur, il lui revient de « travailler avec tout le soin et la diligence possible à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences ». La première valeur partagée est donc et demeure la langue française. Aussi bien l’ensemble de votre œuvre fut-il couronné il y a dix-huit ans du Prix de la Langue française. Vous n’avez jamais cessé de la défendre et de l’illustrer, en présidant la D.L.F., association de Défense de la langue française, avant de passer le flambeau à Xavier Darcos. C’est de la langue française qu’il faut partir, et c’est là que je reviendrai.
La plus grande vertu de l’éloge est un (pardonnez-moi) : « en même temps ». Car un éloge digne de ce nom prend appui sur les valeurs admises, consensuelles, mais pour les faire évoluer : c’est sa parfaite orthodoxie qui lui donne la force de faire bouger les lignes.
Le modèle, à jamais célèbre, en est l’Éloge d’Hélène, de Gorgias. « Ordre, pour la cité, est l’excellence de ses hommes, pour le corps, la beauté, pour l’âme, la sagesse, pour l’acte, la vertu, pour le discours, la vérité » – kosmos, polis, euandria, sôma, kallos, psukhê, sophia, pragma, aretê, logos, alêtheia : pas un mot ne manque, toute la Grèce est là dans cette première phrase ! Et pourtant, quelques instants plus tard, sans rien mettre à mal, tout est bouleversé : voici qu’Hélène, celle que « d’une seule voix et d’une seule âme » tous condamnent, la « face de chienne » qui s’est enfuie avec son amant et a mis la Grèce entière à feu et à sang, voici que cette Hélène est innocente et que, nous-mêmes, nous en conviendrons.
Faible femme, elle aura été enlevée de force. Simple mortelle, elle aura été le jouet des dieux (« Dis-moi, Vénus... »). Ou bien, ou bien tout simplement – et c’est là que les lignes bougent – : elle aura entendu-écouté un discours, celui de Pâris qui lui parlait comme Gorgias parle aux Athéniens. Le discours, le langage, ou plutôt le logos, est – écrit Gorgias – « un grand souverain qui, avec le plus petit et le plus inapparent des corps (flatus vocis, ces atomes de sons que je suis en train d’émettre), performe les actes les plus divins ».
Développer la culpabilité d’Hélène, c’est produire son innocence. La doxa peut changer, d’Euripide à Offenbach, Gorgias l’aura prouvé. Ainsi, l’éloge est par excellence la pratique orthodoxe du retournement, de la dissidence et de l’invention : de l’hétérodoxie.
C’est le moment de citer votre Vous avez dit « classique » ?
« Je sais bien qu’aujourd’hui, croire au langage est une chose difficile. Il est attaqué de toutes parts, rongé, corrodé, gangrené. Les linguistes en ont fait un état transitoire, un passage entre deux états de langue, une monnaie que l’on peut changer au coin de la rue chez n’importe quel usurier. Les psychanalystes le révèrent, mais désespèrent en secret de le rendre assez transparent à ce qui se passe derrière et à travers. Les mathématiciens lui reprochent de n’être pas binaire. Les gens de théâtre ont appris d’Artaud qu’il n’y a que le cri. Comment pourrait-on avoir encore foi dans le langage ? »
Eh bien, l’éloge, c’est par excellence la mise en pratique de la foi dans le langage. Cette foi, qui est moins une foi qu’un levier pour penser et pour agir, vous l’aviez, je l’ai, nous l’avons. Le langage agit autant qu’il exprime, il parachève, il performe les actes les plus divins.
C’est forte de cette certitude commune que je voudrais, cher Philippe Beaussant, tenter de mieux approcher ce à quoi nous croyons l’un et l’autre.
* * *
Mais commençons par le commencement.
L’éloge de notre fauteuil 36. Celui de La Bruyère, qui, dans la sobriété d’un français rythmé, mit en scène de nouveaux Caractères après ceux de Théophraste, fit l’éloge des Anciens, Bossuet, Boileau, La Fontaine et Racine, plaçant le Mercure galant, le journal des Modernes, « immédiatement au-dessous de rien ». Ce même fauteuil donc abrita vos « caractères » de biographe-romancier-critique : Héloïse, Stradella, le biographe, l’archéologue, la belle au bois, Lulli (i d’Italien et y de Français), Couperin, Rameau, Monteverdi, Titien, Christine de Suède, plus vrais que vrais, anciens et modernes, que vous mîtes en scène, et dont vous dénonçâtes la « malscène » quand vous le jugiez nécessaire, avec toute l’indignation de l’ironie.
Fauteuil 36 : c’est aussi un fauteuil d’écrivains voyageurs, « un fauteuil pour nomade », disait Erik Orsenna. Avec pour épée adéquate un « bâton de nomade », qui fait passer des aventures diplomatiques de Jean-François Deniau à vos itinérances, et à mes bougés.
Car, le croirait-on ? c’est en Australie, où vous créez la Maison de France, que vous fondez The Armidian Players avec vos étudiants de l’université d’Adélaïde, et que vous montez l’Armide de Lully dans toute sa gestuelle baroque précisément décrite dans les traités des xviie et xviiie siècles. À Adelaïde, devant Dene Barnett, vous êtes « semblable à La Pérouse débarquant à Botany Bay » : « bien que la terre soit ronde », vous constatez que « les habitants des antipodes ne marchent pas la tête en bas ». Puis l’Asie du Sud-Est, le Cambodge, ses danses, ses chants et ses musiques, sa lumière, vous bouleversent (« Cinq heures du matin à Angkor Vat » ...), et vous vous installez un temps en Suède, le pays de la reine Christine. Bref, vous plaignez « ceux qui parlent de la France sans avoir vécu hors de France ».
C’est donc ailleurs, grâce à de l’ailleurs, que l’on parvient à comprendre ce qui importe à soi-même, et que l’on ose innover – il faut « déterritorialiser », dirait Gilles Deleuze – ou être un peu marin, comme votre père, ou l’un de vos fils, ou comme fut Michel Serres.
Le pouvoir du dépaysement, j’y souscris volontiers. Rien ne m’a plus appris sur la rhétorique et la sophistique grecques que l’Afrique du Sud et la commission Vérité et Réconciliation. Aucune phrase n’a mieux corroboré la phrase clef de l’Éloge d’Hélène que celle de Desmond Tutu, affirmant tranquillement : « C’est un lieu commun de traiter le langage simplement comme mots et non comme actes... La Commission souhaite adopter un autre point de vue. Le langage, discours et rhétorique, fait des choses... Il construit la réalité. »
La réalité qui se construisait alors, c’était le « peuple arc-en-ciel », le nouveau peuple d’Afrique du Sud. Pour éviter le bain de sang, il fallait « tout dire » ; avec, à la clef du dispositif, l’amnistie, produisant non pas la Vérité, mais enough of the truth for..., « assez de vérité pour », pour produire un passé commun. Quand dire, c’est vraiment faire...
Avoir foi dans le langage, c’est comprendre qu’il n’y a rien de plus politique que de parler. Si l’homme est un animal doué de logos, dit Aristote, c’est bien parce qu’il est plus politique que les autres animaux.
Permettez-moi de m’arrêter ici un instant encore pour rendre hommage à Jacqueline de Romilly. La grande helléniste – j’ai eu l’honneur et la chance d’en parler avec elle – retrouvait, dans cet ailleurs de l’Afrique du Sud, très précisément, son Thucydide. La guerre civile de Corcyre, que l’historien décrit avec les mots qu’il utilise pour la peste d’Athènes, transforme l’usage normal de la langue : « On changea, écrit Thucydide, le sens usuel des mots par rapport aux actes dans les justifications qu’on en donnait. » Il existe de fait une guerre civile des mots : l’apartheid aussi change leur sens, on y nomme « terroristes, personnes à tuer » – c’est cette fois Desmond Tutu qui parle – « aussi ceux qui luttent par des moyens légaux et pacifiques ».
Jacqueline de Romilly, pour laquelle la proximité entre l’histoire de Thucydide et la pensée sophistique allait de soi, fut la première en France, dans son ouvrage Les Grands Sophistes dans l’Athènes de Périclès, à suivre le chemin frayé par Hegel qui faisait des sophistes « les maîtres de la Grèce », maîtres-législateurs en politique autant que maîtres-pédagogues en culture. La première à nous montrer l’actualité et l’utilité contemporaines, ici et maintenant, pour nous, pour tous, de la plus grecque des Grèces.
Une guerre civile des mots. Nous voilà, avec le sens des mots, au cœur des pouvoirs du langage et du genre de « foi » que l’on peut avoir en lui, au cœur donc de ce à quoi nous croyons l’un et l’autre.
C’est le moment de prendre à bras-le-corps l’analogie qu’en vous lisant je n’ai cessé d’instruire.
Je voudrais le faire en deux temps : quant au fond ; puis, quant à la méthode.
Quant au fond, il n’est pas impossible que le baroque, dont vous fûtes le spécialiste, le réinventeur, et la sophistique qui m’a tant appris, rouvrant pour moi l’horizon de la philosophie, ne soient de même famille.
Quant à la méthode, il n’est pas impossible que l’analyse des œuvres, votre note à note du Chant d’Orphée selon Monteverdi, par exemple, et la philologie, celle que m’ont enseignée Jean Bollack et Heinz Wismann, mon mot à mot, lettre après lettre, leçon après leçon, du Poème de Parménide ou du Traité du non-être de Gorgias, ne soient elles aussi parentes, parentes en minutie et en originalité par rapport à la norme ou à la pensée coutumière.
Commençons par le fond, c’est-à-dire par le sens. Que veut dire « baroque » ? – Que veut dire « classique » ? (ce sont les titres, bruts de décoffrage, de deux de vos livres). Eh bien, ne se pourrait-il pas que les attendus de la réponse, comme ceux de la question, ressemblassent [moi aussi, l’imparfait du subjonctif me gagne ! à ceux de cette autre question : Que veut dire « sophistique ? » – et que veut dire (quoi donc exactement ?) « philosophie », ou peut-être « ontologie » ?
Que veut dire « baroque » ? Vous nous le rappelez, « le mot portugais initial, barroco, qualifie les perles irrégulières ». Il passe ainsi en français : Furetière, 1690, « terme de joaillier, qui ne se dit que des perles qui ne sont pas parfaitement rondes » ; d’où le sens figuré de « irrégulier, bizarre, inégal » enregistré dans l’édition de 1740 du Dictionnaire de l’Académie, seul connu du Littré en 1873. Et aujourd’hui ? « Si seulement nous en étions restés là », soupire Pierre Rosenberg en vous accueillant sous la Coupole...
C’est alors que vous nous donnez deux éléments, essentiels à mes yeux, pour l’analogie que je tente de dresser.
Premièrement :
La définition du baroque suppose un jugement de valeur.
Ainsi, quand Rousseau dit « baroque » dans l’Encyclopédie de 1776, il délimite tout ce qu’il déteste (« harmonie confuse, chargée de modulations et de dissonances, intonation difficile et mouvement contraint » ...). Et moi, quand j’ouvre le Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie (succès inégalé depuis 1902, réédition après réédition), je lis :
« Sophistique A) Ensemble des doctrines ou plus exactement attitude intellectuelle des principaux sophistes grecs » – c’est simple comme la perle !
Mais « B) Se dit d’une philosophie de raisonnement verbal, sans solidité et sans sérieux. »
Vous avec le baroque, moi avec la sophistique, nous voilà bien mal lotis et bien suspects. Le baroque, le sophiste, à travers Rousseau comme à travers Platon et les historiens bon teint de la musique ou de la philosophie, c’est d’abord l’autre, celui qui vient en second. Et même : le mauvais autre, celui qu’il ne faut pas être. On ne sait peut-être pas exactement ce que ça veut dire, « baroque », « sophiste », mais c’est mal. On prononcera le mot « avec une petite moue condescendante ».
Deuxièmement :
Si on ne sait pas ce que ça veut dire, c’est pour de bonnes raisons.
Certes, le mot « baroque » n’a pas le même sens aux différentes époques, dans les différents arts, dans les différentes langues et cultures. Le sens de « baroque » en musique est imposé par les musicologues allemands, il est purement chronologique : entre la mort de Palestrina et celle de Bach (« baroques » sont désormais Monteverdi, Bach, Couperin, Lully, et, last but not least, dites-vous, Rameau). Mais la variation de sens, voire l’homonymie puisque le classique peut être dit baroque et le baroque classique, n’est pas un simple hasard de l’histoire. Elle s’opère, dites-vous, « au grand scandale de [ceux] qui croient naïvement que ce qui est blanc n’est pas noir et que ce qui n’est pas la ville est la campagne ». Car vous l’explicitez (et Pierre Rosenberg le souligne) : « Tous ceux qui emploient ce mot et l’appliquent ne veulent pas dire la même chose, ou plus précisément veulent ne pas dire la même chose. »
Comment ? Mais c’est très grave, non ? Si nous voulons ne pas dire la même chose, pourrons-nous encore parler entre nous ? Nous parler à nous-mêmes ? Et même, tout simplement, parler ?
Pour moi philosophe, qui ne saurais me contenter, comme vous le suggérez non sans ironie à propos de notre profession, de scinder « la culture en deux courants, l’un ferme et clair, l’autre souple et fuyant », vous mettez là en cause, avec le/les sens de baroque, un principe essentiel, « le plus ferme de tous » selon Aristote : le principe de non-contradiction.
Un mot, pour avoir un sens, doit en avoir un et un seul, le même, pour soi-même et pour autrui. Quand je vous dis « Bonjour », je ne vous dis pas : « Au diable ! » – enfin... Et si un mot a plusieurs sens, ce qui arrive bien sûr, eh bien, il faut les distinguer et les normer. C’est à cela, n’est-ce pas, que servent les dictionnaires. Ils opèrent les clarifications nécessaires à l’intercompréhension, toujours fondée sur l’univocité. Si l’on s’y refuse, si l’on veut ne pas, si l’on préfère not to, si l’on parle seulement pour le plaisir de parler, est-on encore un semblable, un homme parmi les hommes ? Non, affirme violemment Aristote, on est quelque chose comme une « plante », homoios phutôi... Hors de l’humanité ! Ce genre d’autre : dehors !
Alors ? « Où en étais-je ? », pour reprendre l’un de vos titres. Où en sommes-nous ?
Eh bien, disons-le tout net, il se peut que le baroque, la sophistique fassent l’un et l’autre bouger quelque chose de la norme et de la vérité. Que ce soit là leur intention et, en tout cas, leur effet.
Vous arrivez en Australie après avoir enseigné dix ans la littérature, le latin et le grec, « avec la fierté un peu condescendante d’un Athénien descendant en Crète ou en Sicile ». Vous viviez, dites-vous, dans « le grand palais mythique où régnaient l’Ordre et la Raison, et qu’habitaient ensemble autour de Louis XIV, Racine, Corneille, Molière, Bossuet, Mme de Sévigné, l’aimable La Fontaine, Colbert bien en place dans un cadre doré, Lully dans un coin, avec Couperin pour son élégance et sa discrétion, et Boileau comme une éminence grise surveillant les potaches ».
De même sans doute, j’habitai le Diels-Kranz, cette Bible pour tous ceux qui s’intéressent aux débuts de ce que l’on appelle philosophie, Heidegger inclus. Tous les présocratiques y demeuraient ensemble, Anaximandre, Parménide et l’être stable, Héraclite qui coule, Démocrite qui rit, Leucippe qui pleure, Empédocle, et jusqu’à Protagoras qui invente les sciences humaines et Gorgias qui maîtrise la rhétorique, etc., tous en ligne et en bonne intelligence.
C’est alors, dites-vous, aux antipodes donc, que vous avez « commencé à mettre en doute quelques vérités fondamentales », comme si l’on vous cachait quelque chose. Vous découvrez d’abord que « Mademoiselle de Champmeslé, celle que Racine aimait, avait “une déclamation enflée et chantante”, qu’elle faisait “des ports de voix”, que “si l’on eût ouvert la porte au fond du théâtre, on l’eût entendue jusqu’au café Procope” ». Mais vous découvrez du coup, et vous le dites merveilleusement avec Maldiney lisant le Pour un Malherbe de Ponge, que le classicisme n’est jamais que « la corde la plus tendue du baroque ». Voilà que, grâce à vous, le baroque n’est plus du mauvais classique, un classique de l’excès, de l’outrance et du n’importe quoi, mais quelque chose d’autre, un dehors, qui permet de jouer autrement le dedans, d’en comprendre mieux la nature et les principes, de le mesurer.
De mon côté, lisant et écoutant Heidegger, et sachant, ce que l’on cachait à peine, qu’il était nazi – Arendt mettait cela sur le compte de la « déformation professionnelle » des philosophes –, écoutant Heidegger donc, j’avais moi aussi du mal à croire à l’histoire qu’on me racontait. Cette grande philosophie classique, l’histoire de l’Être dont on retrace l’origine et les époques, est-ce là toute la philosophie ? Ne peut-on être autrement présocratique ? Gorgias ou Protagoras, est-ce seulement comme Parménide en moins bien, un jeu caricatural et outrancier ? Rien d’autre ?
Bien sûr que non ! De même que le classicisme est la corde tendue du baroque, l’ontologie est une sophistique qui a réussi. Le Poème de Parménide réussit à faire oublier qu’il est un poème ; il réussit à faire croire que ce dont il parle, l’être, est toujours déjà là ; il fait comme s’il le découvrait, alors qu’il le fabrique en en parlant. L’Être est un effet de dire ! Le discours « construit la réalité », soutenait Tutu... Tel est le diagnostic, certes dérangeant, que la sophistique porte sur l’onto-logie, au cœur de la philosophie.
Les lignes bougent. Le baroque n’est plus assignable comme un mauvais autre du classique, la sophistique n’est plus assignable comme une pseudo-philosophie, « philosophie des apparences et apparence de philosophie », pour parler comme Platon.
Ou alors. Ou alors il faut remettre violemment en question l’idée habituelle d’apparence. C’est ce à quoi baroque et sophistique s’emploient avec la même force. Ils s’installent tous deux dans l’espace des apparences, et donc dynamitent la distinction entre apparence et réalité, vrai et faux. « L’homme baroque », écrivez-vous dans Versailles, opéra, « est celui pour qui l’être et l’apparaître se confondent ». Il en va de même pour Protagoras, qui parle toujours comme avec un mot-valise de « être-et-apparaître ». « Le monde vérité, nous l’avons aboli, écrit Nietzsche dans Crépuscule des idoles : quel monde nous est resté ? Le monde des apparences peut-être ?... Mais non, avec le monde-vérité, nous avons aussi aboli le monde des apparences !... Platon rougit de honte, et tous les esprits libres font un vacarme du diable. »
Et vous, Philippe Beaussant, qui appelez baroque « la civilisation qui fait de la vie un théâtre » et qui portez « un peu de la baroqueuse condition », vous avez choisi d’être un esprit libre. Nous nous retrouvons avec bonheur dans une plus vaste possibilité de musique et dans une plus vaste possibilité de Grèce. Nietzsche encore (dans l’Avant-propos à la deuxième édition du Gai Savoir) : « Oh, ces Grecs ! Ils s’entendaient à vivre : ce qui exige une manière courageuse de s’arrêter à la surface, au pli, à l’épiderme, d’adorer l’apparence, de croire aux formes, aux sons, aux paroles, à l’Olympe tout entier de l’apparence ! Ces Grecs étaient superficiels – par profondeur. »
Plus question de savoir où passe la distinction, si elle existe, entre la vérité et « l’erreur / le mensonge / le faux » (trois choses que les Grecs disent d’un seul mot : pseudos). C’est là que vous logez tout l’espace de la fiction, l’espace de ces romans que vous aimez écrire et, en particulier, l’un de vos chefs-d’œuvre à mon goût, Stradella. Alessandro Stradella est un musicien de génie né pour de bon le 3 juillet 1643 à Bologne et mort pour de bon à Gênes le 25 février 1682 – Wikipédia l’assure ! Il résume pour vous le baroque à lui tout seul, dans ses opéras comme dans sa vie. Vous lui réinventez un destin, plein de musiques, de femmes, d’enlèvements et de cavalcades, plus vrai que vrai. Votre ouvrage, « plus baroque encore que le jeu de miroirs », est à double, à triple fond. Vous avertissez le lecteur, exactement comme Lucien dans son Histoire véritable : « Si je dis la vérité, personne ne me croira, et si j’invente, personne ne s’en apercevra. Il n’y a donc aucun inconvénient à avouer avant de tricher » (quatrième de couverture). Je vais « tricher double » : une pratique irrépressible. « Et vous allez voir comme ce faux est vrai. » « Je, un vrai je, moi Beaussant. » « Lequel est l’autre ? » « Je ne joue plus. » « Tout se détraque, mes personnages, mon livre et moi. » Et vous en arrivez à cette épigraphe de l’apparemment plus casanier Où en étais-je ? presque dix ans plus tard : « Tous les personnages de ce récit sont imaginaires, y compris moi »...
Opéra, roman, traité, théâtre, danse, musique et poésie : « Le mélange des genres est consubstantiel au baroque. » Vous le dites et vous le pratiquez. De même, côté grec : Homère est le père des sophistes, et de la seconde sophistique naît le roman grec. De la littérature à la philosophie et de la philosophie à la littérature, la conséquence est bonne – je n’ai d’ailleurs pas résisté à écrire un recueil de nouvelles, qui s’intitule Avec le plus petit et le plus inapparent des corps, comme le logos de Gorgias.
La culture, bien sûr aussi la culture musicale, est un vaste palimpseste qui nous enseigne la porosité des genres. Il est bien heureux que l’Académie française apprécie ces intersections d’arts et de disciplines. Vous avez eu bien raison de protester contre le « colossal non-sens que constitue à Paris la séparation du Conservatoire d’art dramatique et du Conservatoire de musique ». Permettez que je proteste à mon tour contre ces infranchissables escaliers de la Sorbonne, langues et littératures de l’Antiquité à un étage, philosophie antique à un autre, avec chez nous une magnifique bibliothèque héritée de Léon Robin et constamment enrichie, mais qui, lorsque je suis arrivée, n’avait pas Homère dans ses rayons.
Disons-le une bonne fois, il n’y a pas à s’étonner du lien entre votre musique baroque et ma discursivité sophistique : les deux sont un art du temps.
Vous l’écrivez souvent : la musique « donne une forme au temps ». De son côté, la moindre phrase de Gorgias joue sur le temps, la dis-cursivité du discours. Un seul exemple : « Le non-être est non-être ». Voilà bien le principe d’identité. Une vérité vraie.
Oui mais.
Une identité ? Oui mais ! Il ne faut pas y regarder de trop près. C’est une identité sauf que, sauf que de part et d’autre du est, on a deux choses différentes. D’un côté, le non-être, avec l’article, qui marque toujours en grec la consistance du sujet, sa manière substantielle d’être : le non-être, le Socrate, etc. On comprend pourquoi, belle marquise, l’ordre des mots grecs ne contraint pas : même si le sujet est placé au bout de la phrase, on le reconnaît. Et puis, de l’autre côté du est, quoi donc ? Presque la même chose, mais sans l’article : non-être, simplement. Alors ? Eh bien, si je regarde les choses honnêtement, je dois avouer que ce que je dis dément ce que je veux dire. Je n’ai pas dit deux choses identiques, A est A. J’ai dit le non-être est non-être. Qui plus est, ce faisant, à un moment donné, j’ai bel et bien proféré, que je le veuille ou non : le non-être est... non-être, d’accord. Mais enfin je l’ai dit : le non-être est. Catastrophique, non ?
Tenir compte du temps dans le discours, c’est cela. Et cela n’a rien d’une galéjade, d’un enfantillage, d’un jeu bête et méchant. Les différences que la linguistique contemporaine croit découvrir aujourd’hui sont là : signifiant/signifié ; énoncé/énonciation ; acte de langage et performance – j’arrête de vous importuner, Hegel le dit beaucoup mieux, avec un humour souverain : « Tous ceux qui entendent persister dans la différence de l’être et du rien feraient bien de se mettre en demeure d’indiquer en quoi celle-ci consiste. »
Venons-en maintenant à notre second type d’affinité : votre méthode, notre méthode. Je vois là encore, d’une pratique à l’autre, de grandes ressemblances. Nietzsche disait que le philologue « rampe dans la métrique des Anciens avec l’acribie d’une limace myope ». Cela, je crois, ne nous fait peur ni à l’un ni à l’autre !
L’ouvrage qui m’a touchée au cœur, moi la non-musicienne, c’est votre analyse du Chant d’Orphée selon Monteverdi. Je n’ai rien compris, mais j’ai tout suivi, et avec passion, dans votre note à note. Car vous êtes un merveilleux philologue, et j’aimerais inventer pour vous les mots de « philomusicien », « philomusical ». Nous recherchons tous deux, je vous cite, « des œuvres débarrassées, nettoyées de la marque que les siècles leur ont ajoutée », des œuvres non corrigées, non aseptisées, et nous sommes surpris de leur violence singulière comme nous sommes surpris de la couleur originale des fresques de Michel-Ange ou de la polychromie des statues grecques.
Pour nettoyer ainsi, il faut beaucoup d’audace, mais il faut aussi un immense savoir et une attention forcenée. On doit supposer généreusement que l’auteur sait tout ce qu’il fait quand même il ne le sait pas, qu’il ne laisse rien au hasard, que tout fait sens. Ainsi votre analyse du chant d’Orphée, le demi-dieu, suppose Pythagore, Le Banquet de Platon, les Hymnes orphiques de Ficin, tout le néoplatonisme, Castiglione, Dante, un tissu de palimpsestes et de réminiscences. Mais elle suppose aussi d’entendre la nouveauté, l’invention, l’écart. « Quatre vers et douze mesures sans un seul fa dièse, est-ce si important ? – demandez-vous – Oui quand on est en sol mineur. » Parce qu’une mélodie sans note sensible n’appartient pas à l’univers tonal qui est le nôtre, mais à l’univers modal, celui de la musique médiévale, antique, orientale : « À peine Orphée ouvre-t-il la bouche qu’il est musicalement dessiné, semideo, demi-dieu. » En douze mesures, Monteverdi l’aura prouvé. Et vous, vous prouvez que l’Orfeo, au seuil du monde baroque, « installe l’émotion avant de dire les choses », que c’est un tournant dans l’histoire de la musique et un tournant dans la pensée.
Rien d’étonnant à ce que cette méthode, ce savoir et cette patience fassent école. Le fauteuil 36, avec Jean-François Deniau, avec vous, avec moi je l’espère, est un fauteuil pour ici et pour maintenant, dans quelque chose comme la cité. Car vous êtes un créateur d’institution, vous avez la pratique de l’idée, vous savez en produire les conditions de possibilité, vous savez l’incarner dans le monde et en faire enseignement. Jean-Jacques Aillagon, qui présidait votre comité de l’épée, l’a souligné : c’est une œuvre que de faire aboutir un rêve. Après l’Institut de musique et de danse anciennes, vous avez créé en 1986, avec Vincent Berthier de Lioncourt, le Centre de musique baroque de Versailles, mondialement connu et sur lequel la commission 35 du C.N.R.S., que j’ai un temps présidée, veillait comme sur une pépite ; puis, en 1995, le Centre des arts de la Scène des xviie et xviiie siècles. Et tous les jours, sans relâche du lundi au vendredi, vous avez, à partir de 1974, pendant plus de trente ans, fait connaître à l’antenne, dans vos Matins des musiciens, la musique, cette musique que l’on ne pourra plus jamais traiter avec une moue condescendante.
Cette inflexion dans la culture et cette œuvre collective durable, comme je les admire et comme je vous envie ! Si j’osais en proposer un équivalent dans mon propre travail, bien plus impondérable et bien moins installé, je mettrais en regard quelque chose de l’ordre de la traduction.
Car nous sommes de plus en plus nombreux à travailler collectivement autour des « intraduisibles ». Il s’agit, non pas de ce qu’on ne traduit pas, mais de ce qu’on ne cesse pas de (ne pas) traduire : ce sont des symptômes qui font percevoir la différence des langues et élargissent l’intelligence de la nôtre. Ce genre de symptômes n’a cessé d’alimenter votre propre réflexion de musicologue, avec le Barok allemand, avec le classique français qui n’a aucun équivalent en anglais (« pas de catégorie mentale pour y loger Racine », disiez-vous avec désespoir), avec l’italien de vos intraduisibles opéras. Sans parler des faux amis pour rire avec vos enfants, quand vous lisiez à l’entrée d’une propriété : The trespassers will be prosecuted, « les trépassés seront persécutés »...
Avec mind, entend-on la même chose qu’avec Geist ou qu’avec esprit ? Pravda, est-ce justice ou vérité ? Plus simplement : ouvre-t-on le monde de la même manière avec bonjour, good morning, et avec Chalom ou Salaam, « la paix soit avec toi », ou le Khaire grec, « réjouis-toi, jouis », ou le Vale latin, « porte-toi bien » ? La recherche sur les intraduisibles, qui oblige à penser en langues (avec un s) et entre les langues, commence à faire école. Dans une dizaine de pays, des chercheurs, des amis, « intraduisent » (au sens barrocco du terme, si j’ose dire : intraducao), c’est-à-dire réinventent et approprient à leur langue ce type de travail, plurilingue certes, mais d’abord écrit, et peut-être conçu, en français.
Je voudrais dire un mot de notre intention initiale, car elle est en phase avec le souci de la langue, et de la langue française, propre à l’Académie. C’est très simple : ni globish ni nationalisme.
Nous voulons contribuer à fabriquer une Europe résistante, qui refuse de s’en tenir à cette non-langue de pure communication qu’est le Global English, dont les principales œuvres sont les dossiers de demandes de subvention, ces « soumissions » que classeront des « experts à haut niveau ». Nous refusons que nos langues, celles que nous parlons, le français, l’anglais lui-même (celui de Shakespeare, d’Emily Dickinson ou de Churchill), deviennent de simples dialectes, à parler chez soi – et encore, puisqu’il semble qu’on doive le parler de moins en moins dans nos grandes écoles !
Mais nous nous opposons tout aussi fermement à la hiérarchie des langues et à leur prétention auto-proclamée à un génie supérieur. L’allemand n’est pas une langue « authentique », « enracinée dans un peuple et dans une race » – comme disait Heidegger. Le français n’est pas davantage, « par un privilège unique », naturellement universel, « tout raison », comme disait Rivarol, non plus « langue française » mais « langue humaine »... La singularité d’une langue, la force de son génie, la richesse de ses œuvres ne conduisent pas à la fermeture sur soi de cette langue ni du peuple qui la parle. Ce serait là faire le lit du pire des nationalismes. Il faut soutenir avec Umberto Eco que : « La langue de l’Europe – et peut-être la langue du monde –, c’est la traduction. »
Voilà pourquoi je préfère aujourd’hui le pluriel : « Plus d’une langue ». C’est une devise de philosophe, « économique comme un mot d’ordre », que j’emprunte à Jacques Derrida. Il l’a utilisée pour définir la « déconstruction », qui lui servait à défaire les évidences, dont celles de l’histoire de la philosophie. C’est elle qui figure sur mon épée. Que veut dire cette devise appliquée à notre langue, la langue française ?
À l’horizon, se profile le château de Villers-Cotterêts, future cité de la langue française, implantée dans l’un des territoires où le taux d’illettrisme est le plus élevé. « Plus d’une langue », c’est faire entendre qu’à l’intérieur de lui-même le français est multiple, divers. Il provient d’autres langues, compose des éléments venus d’ailleurs. Il évolue avec l’histoire, se réinvente avec la géographie. Ce « plus d’une langue » conduit de l’étymologie et de la grammaire aux emprunts et aux assimilations ; il mène aussi des terroirs et des régions à quelque chose comme une langue-monde. On ne dira jamais assez l’importance, pour la France et pour le français, des langues parlées en France, toutes ; ni l’importance de la francophonie, des étudiants qui viennent étudier en France et en français. À cause de la hausse différentielle des droits d’inscription, j’en connais déjà quelques-uns cette année qui vont bon gré mal gré parler anglais en Chine. Mais, heureusement, le Conseil constitutionnel vient d’en décider autrement. Nous sommes, je crois, à un tournant : nous vivons un moment où les jeunes Chinois quant à eux, les Indiens sans doute aussi, désirent une alternative, une troisième voie entre la globalisation anglo-saxonne et leur propre civilisation-langue immémoriale. Un troisième point d’appui, un troisième pied ? Eh bien le français, la francophonie, précisément...
Mais « plus d’une langue », c’est signifier aussi, depuis le dehors, que le français est une langue « entre autres », parmi d’autres. Pour parler une langue et pour savoir que c’est une langue que l’on parle, il faut en parler, ou en flairer, plus d’une. Plus d’une langue en Europe, et plus d’une langue dans nos classes. C’est là que la traduction, savoir-faire avec les différences, travail entre les cultures, arrêt « entre », est une pratique qui s’impose. Avec hospitalité et patience.
Voilà pourquoi, dans cette perspective, le Dictionnaire de l’Académie me paraît si désirable. Il est ouvert à la langue comme flux, comme energeia, dirait Humboldt. L’immortalité de la langue, et notre tâche d’académiciens telle que je l’entrevois, c’est de faire en sorte que le Dictionnaire recommence quand il s’achève, que nous acceptions d’être pris, entre la norme et l’usage, dans le flux du temps. La langue française n’est pas hors du temps, comme une essence fixe ou figée, elle a tout le temps. À nous, cohorte non close, de la servir au mieux.
Je ne peux pas m’empêcher de penser, mais c’est sans doute encore un préjugé, qu’il est plus facile d’épouser la diversité, le pluriel et le temps quand on est une femme – je veux dire : avec le côté femme de nous-mêmes. Plus facile, de prendre ses distances avec l’Un, la Vérité, la Raison, la Pensée, l’Universel, plus facile de croire moins quand on est une femme. Nous avons été si longtemps privées de philosophie et de politique, depuis la Grèce jusqu’à la génération de ma mère qui, jeune, ne votait pas et n’avait pas de chéquier. C’est cela qui a changé. L’Académie, un monde d’hommes, fait par des hommes pour des hommes, s’ouvre. Nous avons un Secrétaire perpétuel femme. Nous sommes déjà cinq. Qu’est ce qui va changer encore ? Se pourrait-il que l’immortalité soit, de plus en plus, en prise avec cette « chancelante équivocité du monde », qui, pour Hannah Arendt, caractérise la condition humaine ?
Vous parliez, cher Philippe Beaussant, d’un grand secret que l’Italie avait percé, et j’aime cette conclusion faible, plus forte que si elle était forte. Elle vous ressemble, dans sa modestie très radicale : « S’il existe un chemin qui mène au Bien, ce qui n’est pas sûr, c’est celui qui passe par le Beau, et c’est toujours ça de gagné. » Comme le beau est une affaire de goût, dans tous les sens du terme, cela vous connaît. « La gourmandise des mots répond à la succulence des sons » : c’est là, dites-vous, clouant le bec aux philosophes qui ne sauraient pas vivre, « la preuve métaphysique que la langue n’a pas été pour rien désignée du nom de langue ».
À nous tous, après vous, de continuer à manger, à oser, à rêver baroque.