Réponse au discours de réception de Mme Barbara Cassin

Le 17 octobre 2019

Jean-Luc MARION

RÉPONSE

DE

M. Jean-Luc MARION

AU DISCOURS

DE

Mme Barbara CASSIN

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Madame,

Vous voilà donc, chère Barbara Cassin, sous la Coupole, armée de votre sabre lumineux, solaire comme jamais. À vous entendre, nul ne doute un instant que vous ne deviez en arriver là.

Surtout pas moi, qui me souviens vous avoir aperçue, sans doute pour la première fois il y a, mon Dieu ! déjà plus de quarante ans, entrer dans la salle de la khâgne du lycée Condorcet, pour assister, en contrebande mais pas en catimini, au cours de philosophie qu’y dispensait savamment et socratiquement Jean Beaufret, ce professeur de légende, aussi important dans l’histoire secrète de la philosophie contemporaine que Lucien Herr, Alain ou Alexandre Kojève. Vous aviez bien raison de vous y infiltrer, car, même pour finir par s’échapper de Heidegger, il faut commencer par y entrer (cela nous fait un point commun). Vous y entrâtes donc. Pas plus que ceux qui vous accompagnaient (rien de moins que Jean-François Courtine, Emmanuel Martineau, François Fédier, François Vezin, et d’autres), vous n’étiez les élèves enregistrés, mais vous étiez d’autant plus assidus. Que cherchiez-vous en exo (pour reprendre le jargon des khâgneux) ? D’où vouliez-vous sortir et où vouliez-vous entrer ? Esquisser une réponse à cette question sera, aujourd’hui, mon ambition.

Car, aussi solaire que vous apparaissiez, vous restez difficile à situer. Étoile, vous le fûtes d’emblée, mais une étoile filante, une étoile fuyante. Rien de plus aisé que de se tromper sur l’identité de quelqu’un qui, nous le verrons, conteste le principe d’identité. Et ce, d’autant plus que désormais vous franchissez la frontière qui sépare la notoriété – être reconnu par ceux qui vous connaissent et qui y connaissent quelque chose – de la publicité – être reconnu par ceux qui ne vous connaissent pas et qui n’y connaissent rien. Je tenterai donc de ne pas me méprendre sur votre identité, pour que votre étoile, filante et fuyante, trouve, finalement parmi nous sa position.

 

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Une étoile, vous l’êtes aujourd’hui au terme d’une mise en orbite institutionnelle exorbitante. Vous avez si souvent dirigé et le savez si bien ! Finalement directrice émérite de recherches au C.N.R.S., vous fûtes aussi directrice du « centre Léon-Robin » à la Sorbonne, présidente du « Collège international de philosophie », co-fondatrice de l’Institut de psychanalyse de l’hôpital de jour Étienne-Marcel et figure tutélaire de « Centre national du livre » (j’en oublie sûrement). Mais encore, vous avez dirigé nombre de collections de philosophie, de revues (dont Rue Descartes) et d’innombrables ouvrages collectifs. Et surtout, pendant dix ans, vous avez suscité par une intuition géniale le Vocabulaire européen des philosophies - Dictionnaire des intraduisibles ; vous en avez élaboré la doctrine, organisé le financement ; fin stratège et diplomate séducteur, vous en avez concilié les quelque cent cinquante collaborateurs. Mieux, ce vocabulaire des intraduisibles, dont la première édition parut en 2004, se retrouve désormais paradoxalement traduit en américain (2014), en ukrainien (2009-2016) comme aussi en russe (2016), partiellement en arabe (2012) et en roumain (2018) ; il le sera bientôt en portugais du Brésil, en espagnol du Mexique et de l’Argentine, en hébreu moderne (et biblique donc !), en italien, peut-être en chinois. Même les instances bruxelloises, après avoir décliné le projet au motif que « l’Europe ne subventionne que ce qui concerne la traduction assistée par ordinateur », ont fini par s’y rallier. Cet élan n’a fait qu’accélérer la percée internationale de votre entreprise. D’abord au Brésil, où vous avez souvent enseigné et où, devenue éditeur à Sao Paulo, vous y fûtes faite citoyenne d’honneur. Ensuite, en Afrique, où, vice-présidente de l’Association de rhétorique et de communication de l’Afrique du Sud et directrice du projet C.N.R.S. « Rhétorique et Démocratie » sur l’Afrique du Sud, vous avez été associée à la commission « Vérité et Réconciliation », qui, sous la présidence de Desmond Tutu, a contribué à solder le bilan de l’apartheid, autant du moins que la justice des hommes peut guérir le mal qu’ils ont commis, au lieu de l’accroître par la vengeance. Mais le Dictionnaire des intraduisibles ne cesse de se prolonger ici même, puisque vous fûtes le commissaire d’une notable exposition « Après Babel, traduire » au MUCEM (Marseille) en 2016, reprise par la Fondation Bodmer en 2017 sous le titre « Les routes de la traduction. Babel et Genève » et bientôt à Buenos-Aires. Depuis, vous travaillez à établir des « Maisons de la sagesse – Traduire », qui aideraient à la pratique concrète des rencontres entre langues dans les sites et cités qui en ont le plus besoin.

Pour couronner le tout, votre alma mater, le C.N.R.S., vous a décerné, au moment même où nous vous élisions, sa plus haute et rare distinction, sa médaille d’or. Je profite de cet alignement des étoiles pour remarquer qu’avec vous entre à l’Académie française, sauf erreur, non certes le premier membre du C.N.RS. (nous en avons, avec Jules Hoffmann et François Jacob, reçu ses représentants scientifiques), mais le premier fleuron des sciences humaines. En fait, c’est toute une communauté de chercheurs – et de chercheurs qui trouvent ! – qu’avec vous, Madame, nous saluons.

Fermez le ban ! Quelle carrière institutionnelle vous accomplissez ! Quelle carrière médiatique vous attend ! Et pourtant, tout ceci n’est qu’un effet de surface, un reflet optique. Car, encore une fois, vous êtes solaire, pas scolaire.

 

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Revenons aux enfances du héros. Et, d’abord, à vos débuts intellectuels. Comme vous le rappelez quelque part, « il faut avoir, ou avoir eu, au moins un bon professeur, pour s’intéresser à quelque chose » (Éloge de la traduction, p. 20). Rien de plus exact, surtout dans le désastre contemporain de l’école, où le professeur devrait le céder à l’instructeur ; où celui qui vous révèle le dessous des cartes devrait disparaître derrière le distributeur automatique d’informations, déjà calibrées et univoques ; bref, où le pré-pensé devrait submerger ce qui ne se connaît qu’en le pensant. Mais vous qui nagez et plongez si bien que vous m’avez retrouvé, un jour, au fond de l’eau l’anneau que j’y avais perdu, vous savez bien qu’à moins de s’enfoncer, on ne trouve rien. Vous avez su vous trouver très tôt des guides sûrs : Michel Deguy, dès le lycée Pasteur de Neuilly, Jean Beaufret, nous l’avons dit, au lycée Condorcet, ou Ferdinand Alquié à la Sorbonne (cela nous fait un autre point commun). Un peu plus tard, tout exo que vous étiez, vous exploriez les couloirs de l’École, rue d’Ulm, pour dénicher certains séminaires méritant que vous les hantiez (et il y en avait, de Derrida à Lacan, de Deleuze à Stanislas Breton). Au point qu’on vous retrouvait, encore presque débutante (avec pour tout bagage un mémoire de D.E.S. sur Arnauld et Leibniz), assistant au séminaire si célèbre que Heidegger donna au Thor, chez René Char à l’automne 1969. Char, qui d’ailleurs sut vous reconnaître en vous lançant : « Toi, tu es un poète », jugement parfaitement juste, qu’on peut vérifier en lisant ne fût-ce que quelques pages de votre recueil Avec le plus petit et le plus inapparent des corps (2007). Mais un bon professeur se reconnaît à ce qu’il ne réduit pas ses élèves au rang souvent sans honneur et parfois dangereux de disciple, mais leur apprend à trouver leur propre chemin. Le véritable maître, sauf une seule et unique exception, se laisse quitter, il l’enseigne même. Cette attitude, vous avez toujours su la tenir, avec reconnaissance et sans parricide, envers les vôtres, qu’ils fussent Heidegger ou les grands érudits en philosophie et philologie grecques, que vous avez tous fréquentés.

Pour y parvenir, encore faut-il un certain courage, une vigueur certaine. Et vous en avez, du courage, de la vigueur. On les perçoit vite derrière le premier charme que vous ne pouvez pas ne pas exercer. Ce qui nous fait revenir à l’autre début, au commencement de ce que j’oserais nommer votre âme (ce mot, j’en prends la responsabilité, parce que je n’en trouve pas de meilleur : ne dit-on pas l’âme d’un canon ?). On la perçoit donc lorsque, tandis que votre entretien habituel déborde d’ouverture et d’empathie, soudain, sans hausser le ton, plutôt même en baissant la voix, on sent un refus, net, sans recours possible, ou une décision qui vient de trop loin pour en dire plus. Alors on se souvient que René Cassin est votre grand-oncle ; que votre famille juive a connu les persécutions ; que vous avez connu la mort d’Étienne Legendre, votre époux, ce notaire qui abandonna le notariat pour se faire cavalier et diriger un centre équestre et vous reste si présent ; que, sur les murs de votre maison du cap Corse, votre véritable ermitage au bout du monde, vous avez peint, partout, avec force et obstination, la jeunesse de vos deux fils, Victor et Samuel, et la figure de votre père qui « savait, encore un peu, le grec, qu’il avait enseigné, quand, commis épicier à Navarrenx, dans le Béarn, derrière la ligne de démarcation, il faisait quelque chose comme la classe aux enfants de réfugiés juifs, que se trouvait accueillir là-bas Paul Reinach, fils de Théodore Reinach, qui fit construire la villa Kérylos » (Éloge, p. 183). Qu’on ne s’y trompe pas : vous, la solaire, mondaine et mondiale et ouverte aux amitiés stellaires, vous êtes dure au mal, dure en décisions, dure au concept, et cela vous vient de loin. Je n’ai pas qualité pour aller plus avant, mais je sais que vous venez de ce lointain-là.

 

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Ceci acquis, nous pouvons revenir avec plus de vérité sur votre parcours de pensée, indissociablement philologique et philosophique. Vous fûtes, disais-je, une étoile filante : institutrice plus qu’institutionnelle. Étrangement, vous buttiez sur l’institution si française des concours, que ce soit l’École ou l’agrégation. Je crois pourtant savoir pourquoi, cavalière confirmée, vous avez refusé l’obstacle, plus qu’on ne vous a refusé. Vous l’avez refusé par principe, transcendentalement pour ainsi dire, parce que, comme on sait, le succès à un concours ne prouve qu’une seule chose, la capacité à réussir ce concours. Et, dans une épreuve de concours, il s’agit surtout de trouver la réponse que le jury pense convenir à sa question. Comme peut-être Péguy, vous y avez sans doute refusé la norme académique, son universel naïf, ce que plus tard vous stigmatiserez comme « l’universel exclusif, [...] identitaire malgré lui, à l’insu de son plein gré » (Éloge, p. 40). Donc vous avez contourné l’obstacle et filé à l’anglaise : dès votre poste de professeur certifié obtenu, plutôt que d’aller en province pour rester dans le cocon de l’institution, vous décidez de rester à Paris pour y attaquer le centre du débat, mais à partir des marges. Vous enseignez à des enfants psychotiques (sous l’égide de Françoise Dolto), ce qui aboutira à une charge de cours au département de psychanalyse dans une université, mais celle de « Vincennes » à Saint-Denis. Vous enseignez aussi la méthodologie à l’ENA (on se demande quelle ironie vous mit en rapport avec ces deux publics). Vous commencez une carrière de traductrice (d’Arendt en particulier) et vous passez deux années d’abord à Fribourg (1976, l’ombre de Heidegger sans doute), puis à Heidelberg (1978, l’ombre de Jaspers peut-être). Vous entrez aussi, encore une fois, en contrebande dans l’Université, puisque très vite Pierre Aubenque vous confie un séminaire en Sorbonne. Bref, pour éviter de vous faire piéger hors de la recherche, vous enseignez aux futurs docteurs. Et enfin, en 1984, le C.N.R.S. vous accueille : Terre ! ou plutôt, à lire votre récente méditation sur La Nostalgie et donc sur Ulysse, Ithaque !

Cette fois, nous y sommes. Votre lieu, ce sera le grec, et ce l’était depuis longtemps, au moins depuis que votre père vous aidait à vous y perfectionner. Vous racontez comment il traversait Paris en voiture pour trouver des éditions « Budé », afin d’en discuter avec vous les traductions, parfois trop élégantes pour être éclairantes, on le sait. Pour notre Compagnie, cet amour du grec signifie beaucoup ; il veut dire que Jacqueline de Romilly, qui étudia aussi Les grands sophistes dans l’Athènes de Périclès et qui dut fuir les persécutions antisémites durant l’Occupation, a désormais trouvé un successeur dans ses rangs. Cette étude du grec et des Grecs, vous l’avez menée systématiquement, longuement et aux meilleurs sources, même si à l’époque elles paraissaient diverger : le séminaire de Jean Bollack (avec André Laks) à Lille et celui de Pierre Aubenque au « centre Léon-Robin » de Paris-IV. Vous appartenez à la glorieuse période de retraduction des premiers penseurs grecs et à une cohorte exceptionnelle, qui comprenait, entre autres, des amis communs, Rémi Brague, Jean-François Courtine, Emmanuel Martineau, Michel Narcy, Denis O’Brien, Heinz Wismann, Alain de Libera. Et, de plus loin, vous avez suivi (ou non) Pierre Hadot, Enrico Berti, Lambros Couloubaritsis, Jean Pépin, Jacques Brunschwig, Richard Bodéüs, puis Jonathan Barnes. On ne pouvait guère faire mieux.

Cette période d’exégèse, de débats et de découvertes aboutit à une dizaine d’ouvrages collectifs, une centaine d’articles et maintes traductions anciennes et modernes. Il faut y relever La décision du sens. Le livre Gamma de la Métaphysique d’Aristote, introduction, texte, traduction et commentaire (1989, avec Michel Narcy), qui s’interrogeait radicalement sur la démonstration du principe de non-contradiction, qui postule qu’aucune chose ne peut être différente d’elle-même au même moment et sous le même rapport. Ou plutôt sur l’impossibilité de le démontrer ; car, Aristote l’admet, pour le démontrer, il faudrait déjà le présupposer, puisque dire au sophiste qu’il se contredit, cela ne l’affecte en rien ; cela même revient à lui accorder ce qu’il revendique, la possibilité de se contredire. En sorte que, ne pouvant directement prouver ce principe, on doit indirectement réfuter son refus par le sophiste ; et Aristote répondait que, s’il dit quelque chose, il reconnaît de fait le principe d’identité (il a bien dit que cela est cela) et que, s’il le récuse, il ne peut rien dire (sinon tout et son contraire), donc parle « comme une plante » (Γ 3, 1006b15). Mais demandiez-vous : quelle est la légitimité de cette réfutation, en fait de cette interdiction sans preuve, de cette raison imposée sans raison, qui décide pour l’identité sans la démontrer positivement ? Autrement dit, l’exigence d’univocité est-elle vraiment aussi structurante que la prohibition de l’inceste ? Cette interrogation ne vous quittera plus ; elle se prolonge jusqu’à ce jour ; elle a nourri vos livres, dont deux, principalement, ont marqué la recherche en philosophie anciennne.

 

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Ici, chers confrères, Mesdames, Messieurs, je dois solliciter votre attention spéciale : il va falloir faire preuve de philosophie, car au fond Barbara Cassin a fait œuvre de philosophe, et on ne peut la connaître sans la reconnaître au fond de ses concepts. Mais le trésor en vaut la chasse.

Deux livres donc. D’abord le doctorat Si Parménide (1980), qui éditait, traduisait et surtout problématisait la sophistique en prenant au sérieux le traité anonyme Sur Melissus, Xénophane et Gorgias. Ensuite l’habilitation à diriger des recherches, qui, sous le titre L’Effet sophistique (1995), connectait la sophistique ancienne à sa situation dans le débat contemporain. Ces deux travaux ne peuvent se dissocier et poussent aussi loin que possible une même et unique recherche. Détaillons-en un peu (je vous rassure encore) les arguments. Vous établissiez d’abord, Madame, que le Traité du non-étant ou de la nature de Gorgias (ve siècle avant Jésus-Christ) répond à un siècle d’écart au Poème de Parménide. En effet, Parménide posait que « Nécessaire est ceci : dire et penser de l’étant l’être ; il est en effet être / Le néant au contraire n’est pas. Voilà ce que je t’enjoins de considérer – Krê to legein te noein t’eon emmenai. esti gar einai/ Mêden d’ouk einai. Ta s’egô phrazesthai anôga » (frg. VI). Il s’agit, on le voit, d’une injonction, qui ne se démontre pas, précisément parce qu’elle établit la condition de toute démonstration à venir, à savoir que l’on ne doit dire et penser que ce qui, dans son être, est, mais jamais ce qui n’est pas. La différence entre ce qui est et ce qui n’est pas trace la limite entre le pensable qu’on peut et doit dire et l’impensable qu’il ne faut pas dire. Or, répond Gorgias, l’impensable, qu’on est censé ne pas devoir dire, on peut néanmoins parfaitement le dire en fait : en effet, dire que « le non-être n’est pas », cela revient au moins à dire qu’il est non-être, qu’il est donc le même que lui-même ; il est ainsi ce qu’il est, à savoir ce qui n’est pas. « Car, si le ne-pas-être est ne-pas-être, le non-étant serait pas moins que l’étant. En effet, le non-étant est non-étant et l’étant [est] étant, de sorte que les choses que nous pratiquons ne sont pas plus qu’elles ne sont pas – Ei men gar to mê einai esti mê einai, ouden hêtton to mê on tou ontos eiê. To te gar mê on esti mê on kai to on on, ôste ouden mallon einai hê ouk einai to pragmata » (§3). Sophisme ! objectera-t-on, puisqu’on assimile ici l’être comme copule (le ne-pas-être est ne-pas-être) à l’être comme position (le non-étant est autant que l’étant). Non pas ! répond Gorgias : car, même si la distinction entre les deux sens de « être » allait de soi (et ce n’est justement pas le cas, sinon Parménide n’aurait pas à nous enjoindre de les distinguer), même si on ne peut pas penser sans elle, du moins peut-on parler et dire sans la respecter. Démocrite le disait : « On ne distingue pas si le quelque chose est plus que le rien, mê mallon to den hê to mêden einai » (Diels-Kranz, FVS, t. II, B 156). On conclut donc en faveur de Gorgias : ce qui ne peut pas se penser selon la distinction entre être et ne-pas-être, cela peut encore se dire ; il se pourrait même que dire sans l’être, cela permette déjà (ou encore) de penser. L’être ne décide pas des limites du pensable. Si Parménide, alors Gorgias gagne.

Et pourtant, ce n’est que la mi-temps. Car, à la fin de la partie, Gorgias perdra : la distinction entre être et ne-pas-être reprendra le contrôle du logos. Platon, dans le Gorgias et Le Sophiste, réintégrera le non-être (pris au sens de la copule) dans l’être-autre et il fera de l’être-autre encore une détermination de l’être ; alors que Gorgias soutenait que même ce qui n’est pas peut être vrai, Platon veut que même le faux soit encore à sa manière. Ce qu’il nommait son parricide envers l’interdit de Parménide. Et à son tour, Aristote opérera, on l’a vu, une semblable restauration de la distinction entre être et ne-pas-être par la réfutation indirecte du déni par le sophiste du principe d’identité. Ce qu’il nommera presque un parricide envers Platon. Sauf qu’il y a, aujourd’hui, une troisième mi-temps, ou une revanche, comme vous le montrez, Madame. Car il n’y eut jamais de parricide, mais un unique suicide, inavoué. Un suicide de Parménide, qui ne vit pas qu’en reconduisant le logos et toute la pensée à l’être, il commençait par exercer un logos, donc par lui reconnaître de fait sinon de droit la primauté : « L’être, dites-vous, est un effet de langue et un effet de dire, et [...] loin d’être toujours déjà là, c’est le produit du Poème de Parménide » (Éloge, p. 109). Suicide de Platon et d’Aristote donc, parce que la norme des idées et le principe d’identité refermaient par la finitude de l’être (car l’être est lui-même fini, dira Heidegger) ce qu’avait ouvert et dit Gorgias – l’immense possibilité de dire. Les exigences de l’être et de sa différence avec ne-pas-être restent certes acceptables et légitimes, mais pas inconditionnelles. D’ailleurs, parler sans l’être restait possible, cela devint même la règle pour les Grecs – celle de la poésie, de la tragédie, de l’histoire même et finalement du roman (grec et latin). Ce qui n’est pas peut pourtant et toujours se dire, et se dire en une forme, peut-être supérieure, de vérité. D’où une étrange, provocatrice et solaire interrogation : qu’avons-nous hérité des Grecs, de ceux que vous avez appelé nos Grecs (dans Nos Grecs et leurs modernes : les stratégies contemporaines d’appropriation de l’Antiquité, 1992) ? Fut-ce la philosophie (et bientôt la métaphysique au sens de la metaphysica generalis des Temps modernes, la « métaphysication », comme vous en osez une fois le néo-logisme, Si Parménide, p. 75), ce logos qui se dit et se pense toujours dans les limites de l’être, sans le ne-pas-être ? Ou, au contraire, ou aussi le logos inconditionné, indéfini, l’aoriste des sophistes ? Autrement demandé, la sagesse, la sophia nous vient-elle de l’être seul et nous y cantonne-t-elle, ou bien s’ouvre-t-elle à plus de liberté par le logos des (bien nommés) sophistes ? Il faudrait rester aveugle pour ne pas mesurer la pertinence de votre dilemme final : ou bien partir des seules choses supposées étant, ou bien partir des mots et de leurs libres sens (Éloge, p. 45) ; ou bien mesurer les mots à l’aune des choses supposées être, ou bien faire (être ?) des choses avec des mots.

Vous avez ainsi brisé un schéma trop simple, qui a longtemps fait loi : la pensée grecque n’aurait commencé à philosopher sérieusement que lorsque, enfin, Socrate vint. Avant Socrate (en fait le Socrate de Platon), les Grecs n’auraient tenté que d’attribuer un ou des principes à la phusis, sans jamais dépasser une physiologie confusément matérialiste ; d’où, dans ce relativisme, l’espace purement rhétorique concédé aux sophistes. Même Nietzsche, qui invoquait Homère et Dionysos contre Platon, s’en tenait à une telle dichotomie ; Heidegger avait bien génialement tenté de revenir à ce que Parménide et Héraclite, voire Anaxagore, auraient discerné et qui aurait ensuite été offusqué. Mais vous vous êtes-vous souvenue de sa recommandation faite, devant vous, au séminaire du Thor : « La philosophie, en tant que philosophie, n’est pas une manière grecque d’exister, mais une manière hypergrecque » (Questions IV, p. 265). Qu’auraient cependant, selon Heidegger, pressenti ou même atteint les pré-socratiques ? Justement l’appartenance réciproque d’être et de penser : «το γαρ αυτο νοειν εστιν τε και ειναι – le même est à la fois être et penser » (Poème, frg. VIII). Ainsi, avant Socrate, donc Platon, donc Aristote, Parménide pensait déjà et sans doute plus nettement la norme ontologique de la pensée. Remonter en deçà de Socrate, exister de manière plus grecque que les Grecs, signifiait alors renforcer et corriger le projet de la philosophie comme pensée de l’Être. Mais votre relecture de la sophistique aboutit à un tout autre résultat : tous les supposés pré-socratiques ne visaient pas, comme Parménide, l’entre-appartenance du logos et de l’être ; d’autres, qu’on a rétrospectivement disqualifiés comme « sophistes”, avaient l’intention opposée de penser toutes choses du monde au-delà de la distinction de ce qui est d’avec ce qui n’est pas. Aux pré-socratiques pour ainsi dire pré-métaphysiques, vous opposez des pré-socratiques non-métaphysiques, des penseurs sans l’être. D’où une étrange, mais, à mes yeux fondamentale modification de la question de la métaphysique : on peut la contester non seulement par la fin (comme notre temps est bien contraint de s’y risquer), mais aussi par le commencement (comme en témoignent vos Grecs, les sophistes d’avant Socrate et d’après).

Voilà, le plus dur est dit, Mesdames, Messieurs, désormais tout va se simplifier, couler de source.

 

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Cette hypothèse se renforce quand on la situe dans le contexte de la philosophie d’aujourd’hui, je veux dire de celle qui tente de penser la « fin de la métaphysique » et de se projeter au-delà de ce qui s’y finit, la métaphysique précisément.

Ce résultat, je dois l’avouer, m’a aidé dans mon propre travail. Comme vous, j’ai commencé la philosophie en historien de la philosophie (cela nous fait encore un point commun), puisque tout autre départ conduit rapidement à la banalité, à la répétition et, souvent, à l’idéologie. Mais, dans mon cas, il s’agissait du passage entre les médiévaux et Descartes, qui m’a conduit à reconstituer l’établissement de ce que Jean-François Courtine a nommé le système de la métaphysique et où Vincent Carraud a jalonné l’émergence de la causa sive ratio. Ainsi s’imposa la question de ce que Leibniz nomma le « grand principe » qui permet de s’élever à la métaphysique », qu’il définissait : « Rien ne se fait sans raison suffisante » (Principes de la Nature et de la Grâce, §7, voir Monadologie §32). On peut aussi, pour se détendre, le formuler comme Stendhal : « ...toutes choses ont de l’esprit en Normandie, et rien ne se fait sans son pourquoi, et souvent un pourquoi finement calculé ». Bref, comment ne pas se demander pourquoi il faut toujours demander pourquoi, puisque la rose fleurit sans pourquoi, puisque tout événement advient sans pourquoi, puisque, en tous les cas, rappelait Nietzsche, le pourquoi vient après coup et se reconstitue, au mieux, à partir des effets ? Détruire la métaphysique pour accéder à une pensée plus vaste me sembla (nous fûmes nombreux à le penser) exiger de contester le principe de raison suffisante : la raison n’a pas de raison de prétendre suffire à tout phénomène. Or, quasi simultanément, vous avez exposé en détail et historiquement prouvé que la pensée sophistique avait déjà contesté le premier principe de la métaphysique, celui d’identité « ...en vertu duquel nous jugeons faux ce qui enveloppe [contradiction] et vrai ce qui est opposé ou en contradiction avec le faux », comme le dit encore Leibniz (Monadologie §6). Certes, vous n’étiez pas la seule à marquer ce point : Deleuze et Levinas avaient déjà porté le fer contre l’identité et le même, mais vous fûtes la seule à combattre avec les armes de la philologie et de l’histoire des textes. Et moi, je me suis senti moins seul.

Parvenus à ce point, vous me permettrez de troquer mon rôle de thuriféraire pour celui d’objecteur. Vous, cela vous amusera peut-être plus et je ne risque pas que vous me répondiez ici.

Première objection : puisque l’être de l’ontologie n’est jamais qu’un effet du dire, il ne norme pas toute la pensée, parce que l’« universel est toujours l’universel de quelqu’un » (Éloge, p. 35). Et vous ne le tolérez donc « qu’à une condition : bien comprendre pourquoi et comment il est relatif » (Éloge, p. 150). Pourtant vous ne voulez pas céder au relativisme, cette maladie à la mort ; vous en appelez alors au critère du meilleur (comme d’ailleurs les sophistes), en sorte, dites-vous, qu’à défaut d’une norme universelle, il s’agit au moins d’« aider différentiellement à choisir le meilleur » (Éloge, p. 172). Certes, mais ce meilleur, comment le mesurez-vous ? Parfois vous invoquez Leibniz et son principe du meilleur. Il y a danger pourtant à le faire, puisque Leibniz l’identifie parfois au principe de raison suffisante et le détermine par le calcul (« Calculemus ! »), ce que fort justement vous voulez éviter. Vous ne voulez pas plus vous satisfaire du behaviourisme et de l’utilitarisme, qui ne définissent jamais ni la bonne conduite, ni la bonne utilité, mais les supposent bien connues : naïveté mortelle, comme le prouvent les contradictions de l’humaniste et, pire, du post-humanisme. Alors, ne vous retrouvez-vous pas exposée à l’objection qu’on fit au premier Heidegger : l’être anonyme ne permet aucune éthique. Dès lors quel hypergrec parler pour dire le meilleur ? Je n’en vois guère d’autre que celui que demandait Levinas à partir de Platon : si l’on ne peut réduire le bien à un universel univoque, on peut du moins se laisser définir par lui : l’idea tou agathou, l’idée du bien, ne se réduit pas à l’ousia, mais, plus grande (meizôn) et donc au-delà d’elle (epekeina tês ousias), elle permet le savoir et la vérité (aitia d’ epistêmes ousa kai alêtheias) ; qu’elle nous reste elle-même ingérable et non manipulable (amêkhanon kallos dit bien République VI) ne signifie pas qu’elle disparaisse, mais qu’elle nous précède. Ceci se dit en grec, mais, insistait Levinas, cela peut se penser dans une autre langue que le grec. Laquelle ? Eh quoi, Madame, vous dépendez assez du judaïsme pour deviner qu’il s’agit (parlons comme Ricœur et Marlène Zarader) de la « dette impensée » envers la Bible et de la révélation de ce qui « affole la sagesse des sages », des Grecs (Paul). Il vous reste sans doute d’autres alliés, que vous n’avez pas encore appelés à la rescousse.

D’où ma seconde objection : vous voulez sortir du projet métaphysique par la libre parole du logos, fort bien ; vous assignez l’ontologie à la métaphysique, fort bien encore ; vous voulez accéder aux choses, mais par le jeu et la performance qui les fait, ou plutôt les laisse apparaître, fort bien toujours. Mais dans ce cas, n’assimilez pas la phénoménologie, du moins pas toute la phénoménologie à l’ontologie ; n’en restez pas au paragraphe 7 de Sein und Zeit, puisque Heidegger lui-même, quand à la fin il a retourné son titre initial en Zeit und Sein, renonça au mot « être », pour reprendre toute la question à partir du « es gibt, cela donne ». Laissez-moi suggérer que seule la donation de ce qui se donne sans préalable ni a priori fixe des règles libres (non ontologiques, non logiques, non métaphysiques) à ce qui se montre. Là encore, vous avez plus de ressources que vous ne vous en reconnaissez.

 

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En toute justice, il faut admettre que vous avez déjà fourbi d’autres armes : vous n’avez pas seulement rétabli dans son droit la sophistique ancienne, vous en décrivez les effets contemporains pour la comprendre dans sa possibilité à venir. La vérité sophistique, ou sa « varité » (vous reprenez ce solécisme de Lacan pour désigner une vérité corrigée par la variation), tient à ce que parler ne dépend que de lui-même et fait paraître ce qu’il dit, même si ce qu’il dit n’est pas, parce qu’en tant que dit, il déjà est d’une certaine manière. – D’abord, la pragmatique contemporaine l’a confirmé en distinguant au moins trois modalités du discours ; outre le discours locutoire, qui dit quelque chose de quelque chose (suivant Parménide et Aristote), outre le discours perlocutoire, qui dit quelque chose à quelqu’un, pour l’influencer (ainsi procède la rhétorique), il faut privilégier le discours illocutoire, qui accomplit ce qu’il dit du simple fait qu’il le dit, « qui fait des choses avec des mots » (L’Archipel des idées, p. 125). De fait, si, étant qualifié pour le dire, je dis « je te maudis », « je le jure » ou « je te baptise », de fait, j’ai juré, baptisé et maudit. Parlè-je ainsi pour ne rien dire ? Non pas, je parle pour faire ce que je dis. Dire « je t’aime », c’est parler sans dire rien qui soit un étant, ni dire la moindre chose, et pourtant j’y libère tout le possible et tout l’avenir, plus vastes que toute la présence du monde. Et le poète le prouve assez, qui « suscite avec un glaive nu » ce qu’il accomplit en mots. Qu’il évoque « les chars sur la mer », et il les met de fait sinon sur la mer, du moins sous les yeux. La parole essentiellement performe ce qu’elle dit, et Gorgias le formule mieux que la pragmatique : « Le logos est un grand souverain qui, avec le plus petit et le plus inapparent des corps, achève les actes les plus divins, car il a pouvoir d’apaiser la peur, d’écarter la peine de mettre en œuvre la joie et d’augmenter la pitié » (Éloge d’Hélène, §8). Vous l’avez confirmé à l’instant, en montrant que la commission « Vérité et Réconciliation” avait pu, en faisant librement dire les horreurs et les erreurs du passé d’apartheid, produire assez de vérité pour que justice soit faite, amnistie sans amnésie.

Ensuite, et ce point est essentiel, vous n’entendez pas le logos comme le langage, mais comme la pluralité des langues. Contre le paradigme imposé par Ferdinand de Saussure, contre la construction abstraite de quelque chose comme le langage, jamais parlé par quiconque, car objet de la science bien nommée « linguisitique générale », il faut revenir, comme vous, à Wilhelm von Humboldt : « Le langage se manifeste en réalité uniquement comme diversité » (Über die Verschiedenheit des menschlichen Sprachhaus und seinen Einfluß über die geistitige Entwicklung des Menschensgeschlechts, 1836, GW VI, p. 240). Autrement dit, le logos (se) dit comme l’être, plus que l’être selon Aristote, pollakhôs, de plusieurs manières et donc d’emblée en plusieurs langues. Si l’on parle, on ne parle jamais le langage, mais toujours et seulement une des langues. Plus encore, cette langue ne se met en œuvre que par sa performance dans une parole. Et cette parole a ses accents et ses sons propres, comme cette langue a ses différences sémantiques propres, ses synonymies et surtout ses homonymies particulières, qui articulent ce qu’elle permet de dire et donc le font paraître d’une manière, d’une forme et d’un style absolument singuliers. Si la parole parle une langue, elle expérimente aussitôt que d’autres langues visent autre chose, ou, plus exactement, visent autrement peut-être les mêmes choses. La différence des langues appartient donc intrinsèquement à l’expérience de la langue maternelle. On peut le dire avec Gœthe : « Wer fremde Sprache nicht kennt, weiß nicht von seiner eigenen – Celui qui ne connaît pas de langue étrangère, ne connaît pas la sienne propre. » Mais on ne peut pas ne pas en conclure que, de même que le logos performe ce qu’il dit, parce qu’il dit une parole dans une langue donnée, de même aucune langue donnée ne s’entend elle-même qu’en se confrontant à l’entente d’une ou d’autre langues parlées. En un mot, pas de langue sans traduction.

De là vient votre amour du grec, car « ...cet éloge du grec ouvre à un éloge de la traduction » (Éloge, p. 13) ; et votre définition de l’Europe, reprise d’Umberto Eco : « La langue de l’Europe, c’est la traduction », peut s’universaliser. De cet universel-là, vous ne pourrez vous défaire. D’autant qu’il vous autorise à identifier deux ennemis, deux ennemis que l’Académie ne cesse d’affronter et se réjouit de mieux combattre désormais avec votre renfort. Ces deux Ajax se renversent l’un dans l’autres, Janus bi-front et à front bas. – D’un côté l’illusion du globish, le « tout à l’anglais, comme on dit tout-à-l’égout » (Éloge, p. 55) ; le tout à l’anglais qui, bien entendu, ne se confond pas avec l’anglais, qu’il instrumentalise et dépèce ; et ceci parce qu’il ne parle pas comme une langue réelle : sans littérature, sans lieu, sans peuple, il résulte d’une abstraction utilitariste googlisée et ne vise qu’à permettre le commerce d’informations, qui n’informent que pour le commerce. Vous l’avez dit très bien : « Il n’y a pas d’œuvres en globish, rien que des dossiers de demandes de financement [de la recherche] » (Éloge, p. 17). Au mieux, il s’agit, comme quelque volapuk intégré, de la dernière dérive de l’idole métaphysique d’une « langue universelle », somme exhaustive de significations idéelles mais jamais prononçables (dénoncée par Descartes, contre Leibniz et Frege). – En face, le fantasme d’une langue naturelle, qui, par ses vertus uniques, serait qualifiée comme langue de référence. L’allemand, pour Heidegger mais déjà pour les pensionnaires du Stift de Tübingen et pour leurs contemporains, si directement grec, si indemne du latin et du français, qu’il permettrait à lui seul d’outrepasser les Lumières, voire la metaphysica. Ou bien le français pour Rivarol, si pur, si logique et si social qu’il s’imposerait à la diplomatie pour instaurer la paix perpétuelle, aux sciences pour y installer l’Encyclopédie, et aux arts pour y faire triompher le bon goût. Nul doute que la liste soit encore longue, aujourd’hui, des prétendants. Dans tous les cas, il s’agit du véritable et originel colonialisme : ceux qui ne parlent pas comme nous ne parlent pas vraiment, ils barbarisent.

 

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C’est ici que nous allons enfin comprendre deux secrets.

D’abord, celui qui concerne directement l’Académie – je veux dire votre dictionnaire. Nous avons déjà évoqué le Vocabulaire européen des philosophies, mais sans en avoir encore compris l’intention. Il ne s’agit en effet pas d’un dictionnaire qui réduirait axiomatiquement le vocabulaire des philosophes à une sémantique définitionnelle, comme dans le rêve d’une langue universelle. Même le Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André Lalande y avait déjà renoncé. Mais il maintenait la possibilité d’au moins rapprocher les mots employés par les philosophes des concepts de la philosophie, concepts univoques ou au moins d’une équivocité contrôlée. Il s’agit, pour votre Vocabulaire, de connecter directement des lexèmes réputés philosophiques dans des langues (naturelles), en se concentrant non pas sur les cas où ils se correspondent le mieux (ou le moins mal), mais sur les cas où ils se correspondent mal, peu ou pas du tout. Pourquoi ou plutôt comment se trouvent deux verbes en espagnol pour la notion « être », et un seul en grec, français ou allemand ? Pourquoi ou comment interviennent deux substantifs en russe pour notre notion de « vérité » ? Que dire de l’absence de mot pour le verbe « être » en hébreu et autres langues ? Ces désaccords, ces non-correspondances et ces manques (ou ces excès) marquent nettement que le logos ne se règle pas sur des concepts universels et neutres, mais obéit à des herméneutiques du monde, qui diffèrent entre elles parce qu’elles le réfractent en des sens démultipliés. Ces réseaux langagiers ne divergent pas à partir d’une sémantique unique et universelle dans le topos noêtos, mais à partir d’expériences différenciées, qui diversifient le monde commun. D’où le sous-titre de Dictionnaire des intraduisibles, pourvu qu’on s’entende sur le terme, qui se définit par son contraire : « ... non pas ce que l’on ne traduit pas, mais ce que l’on ne cesse de (ne pas) traduire » (Éloge, 182), ce que l’on ne cesse de traduire parce qu’on ne parvient jamais à le traduire univoquement. L’enjeu se situe dans la parallaxe, que ménage l’écart résiduel entre des termes mi-traduits, mi-non-traduits, parallaxe qui mesure justement la divergence de deux (ou plus) vues du même monde, monde qui du coup apparaît pour ainsi dire selon une nouvelle dimension – non plus en deux dimensions, mais en trois, avec la profondeur ajoutée. Voire, si l’on peut connecter plusieurs parallaxes entre elles, en plus de trois dimensions. Dans ce dictionnaire, où, comme vous le répétez, toutes les N.d.T. (« note du traducteur”) seraient remontées dans le texte central et le remplaceraient, le logos décidément pollakhôs n’enregistrerait pas tant la liste des concepts imprononçables, mais toutes les nuances et dimensions de tous les sens réels parce que prononcés et pensables. Ce dictionnaire vient de Borgès bien sûr, mais provient surtout du Livre de Mallarmé. Et de ces sens, que le meilleur gagne.

Ensuite perce le secret final. Nous allons avoir pourquoi, entre votre trois prénoms, Laure, Sylvie et Barbara, plutôt que de pétrarquiser ou nervaliser (solaire, n’auriez-vous pas fait une fille du feu très acceptable ?), vous préférez Barbara. Les Grecs, encore, appelaient Barbares ceux qui ne parlaient pas grec : ils les accusaient de barbrizein, de barbariser. Barbarise non seulement celui qui fait des barbarismes (use de mots dépourvus de sens grec), mais surtout celui qui balbutie un baragouin, un babil ou un bla-bla de bègue (balbus). Vous, au nom de Gorgias et du Dictionnaire des intraduisibles, vous revendiquez le droit de barbariser. Et vous en faites votre nom : vous vous laissez nommer, pré-nommer d’abord Barbara, qui sonne comme barbariser, mais qui signifie, pour vous, babéliser, remplir la tour de Babel de toutes nos langues – pour mieux nous entendre. Car, vous le remarquez, le miracle de la Pentecôte ne fut pas de rétablir une langue unique, mais que tous aient compris, chacun dans sa langue propre, l’annonce des apôtres. Vous barbarisez en traduisant autant que faire se peut et ne se peut pas. Vous avez étudié et pratiqué le grec pour y apprendre et entendre les langues d’ailleurs. Vous ne vous êtes pas enchaînée au mât comme Ulysse, et vous avez entendu les voix des sirènes. Mais ce sont ces voix et ces paroles qui vous ont reconduite à votre vraie demeure, car, vous l’avez bien dit, il est « Des maisons que nous faisons comme nous faisons nos amours, en faisant nos amours » (Avec le plus petit et le plus inapparent des corps, p. 104).

 

Madame, ou Barbara Cassin, puisque désormais vous vous nommez ainsi, vous fûtes, je l’ai dit en exorde, d’emblée une étoile, mais une étoile filante. Désormais, vous prenez votre place sur la sphère des fixes. Madame, nous vous attendions et avions besoin de vous, tant vous actualisez exactement notre tâche, le Dictionnaire, et notre vocation, la langue française. C’est pourquoi vous êtes, parmi nous, la bienvenue.