Épître à mes quatre-vingts ans,
Lu dans la séance publique des cinq Académies
le 13 août 1859
par M. Viennet
O mes quatre-vingts ans ! je vous avais prévus ;
Mais je ne vous dis pas : Soyez les bienvenus.
Sans doute, et j’en rends grâce à la bonté céleste,
Je vous porte gaîment et d’un air assez leste.
Mon front sous votre poids n’a pas encore fléchi,
Et mes rares cheveux ont à peine blanchi.
Dans les courses qu’à pied me prescrit l’hygiène,
Mes pas n’ont pas besoin qu’un bâton les soutienne.
D’un fossé de cinq pieds ma prestesse se rit ;
Et, dût certain Zoïle en crever de dépit,
Les vers que fait jaillir ma verve octogénaire
Au public qui m’entend n’ont pas l’air de déplaire.
Mais, si la main du Temps m’a faiblement touché,
Ce marcheur éternel n’en a pas moins marché.
Je suis, bon gré mal gré, bien forcé de le suivre ;
Et plus on a vécu moins il nous reste à vivre ;
Car, si j’en crois l’extrait signé par mon curé
Voltaire, quand je vins, n’était pas enterré.
J’ai vu ce que jamais n’avaient vu nos ancêtres,
L’État changer dix fois de régime et de maîtres ;
Et quand je vois enfin les hommes de mon temps,
Et même mes cadets, souffreteux, impotents,
Dont le sourire accuse une bouche édentée,
Qui, la tête branlante et l’échiné voûtée,
Traînent leurs pas pesants sur l’asphalte où je cours,
Il faut bien, malgré moi, que je compte mes jours.
Eh bien ! soit : je vieillis et souffre sans colère
Qu’entre la tombe et moi l’espace se resserre,
Quand mon cœur, mon esprit, bravant l’hiver des ans,
Ont encor la verdeur, le feu de mon printemps.
Ce cœur, qu’a trop souvent froissé la calomnie,
Bat au nom de la gloire, au saint nom de patrie,
S’attendrit au récit d’une belle action,
Frémit d’une injustice et d’une oppression,
A pour les maux publics des larmes toujours prêtes,
Et tressaille d’espoir au chant des grands poëtes.
Mon esprit, qui toujours s’allume à ce foyer,
Survit à bien des gens qui l’ont osé nier,
Qui, d’un labeur honnête et décrié d’avance,
Me volaient sans rougir la juste récompense ;
Et, pour mieux m’avilir aux yeux de mes lecteurs,
Travestissaient mes vers ou me prêtaient les leurs.
Ce sont eux dont la rage, ardente à me détruire,
Arma mon bras vengeur du fouet de la satire.
Mon cœur, né généreux, et charitable, et doux,
N’avait pour les humains ni haine ni courroux.
Ils ont aigri mon style, ils ont fait de ma vie
Un combat sans relâche, où mon nom, mon génie,
Où mon honneur peut-être allait s’ensevelir,
Si pour les relever Dieu ne m’eût fait vieillir.
Oh ! que j’ai regretté, dans ces brutales guerres,
Ces jours où, revenu des prisons étrangères,
Demandant à ma plume et ma table et mon lit,
J’entrai dans le giron d’un journal en crédit !
Le renom que je dus à ma loyale escrime
Eût bientôt radouci leur fureur anonyme.
Retranché dans ce fort, armé d’un feuilleton,
J’aurais su démasquer ces athlètes sans nom,
De leurs traits empestés confondre l’imposture,
Déjouer leur tactique, et, sans fiel, sans injure,
A la critique enfin rendant sa dignité,
Les forcer à rougir de leur iniquité.
Mais j’avais déposé cette arme protectrice ;
J’avais imprudemment déserté cette lice,
Quand le journal, s’ouvrant un immense avenir,
Dans sa sphère agrandie allait tout envahir ;
Quand les plus grands auteurs dont s’honorait la France
Y venaient abriter et doubler leur puissance ;
Quand sa voix, soulevant, calmant les passions,
Dominait nos pouvoirs et nos opinions ;
Quand ses premiers-Paris, feuilletons et chroniques,
Attendus, dévorés des palais aux boutiques,
Des réputations arbitres redoutés,
Étaient d’un pôle à l’autre en oracles cités.
C’est ainsi que, fuyant la tendance commune,
J’ai fort souvent tourné le dos à la fortune,
Remonté les torrents dont tout suivait le cours,
Et toujours et partout pris mon siècle à rebours.
Auteur de deux romans, dont la vente rapide
Présageait à ma bourse une moisson splendide,
J’y renonce au moment où l’univers entier
N’aura plus de lecteurs que pour le romancier ;
Où la mode, la presse et la gent moutonnière
Tentent de l’élever au niveau de Molière.
Pour le roman dès lors veillent tous nos auteurs.
Il a ses ateliers, ses commis voyageurs ;
Il en sort de partout, et, du sol aux corniches,
Paris est pavoisé de ses vastes affiches.
Grisettes et portiers, duchesses et martons
Cherchent en s’éveillant leurs romans-feuilletons ;
Vingt libraires rivaux, l’or en main, les attendent ;
Et leur valeur s’accroît des vices qu’ils répandent.
Et moi, pendant ce temps, je déroule en grands vers
D’un illustre bandit la gloire ou les revers ;
Et quand, de mon labeur follement idolâtre,
Ma tragédie au poing, je revole au théâtre,
Le roman bienheureux, en scènes découpé,
L’a pour un demi-siècle en vainqueur usurpé.
On le vendit en livre, on le revend en pièce
Livre, il donna l’aisance, et drame, la richesse.
Ne parlez pas de gloire et de postérité.
Qui songe en écrivant à cette vanité ?
Trois fous, dont le cerveau détraqué par Horace,
Croit qu’il vient des lauriers sur les rocs du Parnasse ;
Que, pour les en couvrir, au jour de leur trépas,
Neuf vierges en dansant vont leur tendre les bras,
Les admettre aux splendeurs d’une immortelle vie,
Les gorger de nectar, les nourrir d’ambroisie ;
Mais qui, pour leur bonheur, sachant vivre de peu,
Mangent, en attendant, leur humble pot-au-feu.
J’étais un de ces fous ; les fables de la Grèce,
Ses poëtes, ses arts enchantaient ma jeunesse ;
Et mon cœur, qui du beau leur dut la passion
Se complaît, sans y croire, en cette illusion.
Ce feu divin qu’au ciel déroba Méonide ;
Qui, cinq siècles après, du chantre de l’Élide,
D’Eschyle et de Sophocle anima les accents,
Je le suivais dans Rome aux accords ravissants
De la lyre d’Horace et du tendre Virgile.
Si dans l’air empesté de la guerre civile
Ce feu parut s’éteindre, après un long sommeil,
Ma muse avec transport saluait son réveil,
Quand le Dante, sortant de la nuit la plus noire,
Rouvrait à l’Italie un long âge de gloire ;
Et de son Tasse à peine on fermait le tombeau,
Que, pleins du même feu, ceints du même bandeau,
Nourris de l’art des Grecs, nos plus rares génies
Jetaient sur nous l’éclat de leurs gloires unies.
J’invoquais un rayon de ce feu créateur
Dont Voltaire après eux ressentit la chaleur,
Relisant, aspirant ces œuvres immortelles
Que l’Europe à sa voix adoptait pour modèles,
Quand l’esprit novateur, ameutant ses bourdons,
Vint au nom du progrès attaquer ces grands noms.
Sans foi dans sa doctrine et dans son espérance,
Du plus beau des lauriers il dépouillait la France,
Du Parnasse français bouleversait les lois.
Quelle ère il annonçait Il semblait qu’à sa voix
Les auteurs du Lutrin, d’Athalie et d’Horace
Aux idoles du Welche allaient céder la place.
Mais qu’avais-je besoin, champion malheureux,
De me faire écraser, déchiqueter pour eux !
Qu’avaient à redouter ces grandes renommées
De cette ligue impie et de tous ces pygmées,
Qui mouraient l’un sur l’autre aux pieds des immortels,
Dont ces Titans manqués menaçaient les autels ?
Si dans ce champ de morts quelques noms se soutiennent,
A l’antique Apollon leurs beautés appartiennent ;
Et ce qu’ils ont de faux, de bizarre ou de laid
D’un Apollon bâtard est le honteux reflet.
Ah ! si rien de nouveau dans l’art ne se révèle,
Si dans les temps passés il faut prendre un modèle,
J’aime mieux le chercher dans ces noms glorieux
Qu’ont depuis trois mille ans admirés nos aïeux,
Que d’aller vers le pôle et ses froides nuées,
Réveiller ces Thespis, dont les voix enrouées,
Mêlant le laid au beau, le sublime au bouffon,
Révoltent à la fois mon goût et ma raison.
Cette lutte pour moi ne fut pas la plus rude.
Il fut un jour néfaste, où de ma solitude
Le vœu de mon pays vint troubler les douceurs,
Et m’asseoir sur les bancs de nos législateurs.
Quel désordre y régnait, précurseur des tempêtes !
Dans ce temple, à grand bruit se heurtaient les athlètes
Des quatre factions qu’à nos peuples surpris
Imposent tour à tour les vainqueurs de Paris.
J’avais vu rebondir ces factions rivales
Quand tomba sous le coup des vengeances royales
Le héros dont le bras avait su les dompter.
A l’abri de la Charte on les vit éclater,
Se menacer, s’armer d’Injures, de libelles
S’accuser à l’envi de trames criminelles,
Se jouer d’un vieux roi qui ne sut contenir
Les hommes du vieux temps ni ceux de l’avenir.
Alarmé d’un discord où s’abîmait la France,
Du passé, du présent, je rêvai l’alliance.
Chacun, dis-je, eut ses torts, ses erreurs, ses abus ;
Mais chacun a ses droits, sa gloire, ses vertus.
Prenons dans les deux camps ce qui fut juste et sage ;
Faisons la part du droit et celle du naufrage ;
N’ayons, pour vivre en paix sous la commune loi,
Ni roi sans liberté, ni liberté sans roi[1].
Imprudent que j’étais, précurseur téméraire
De ce juste-milieu qu’a tué leur colère !
L’un détestait les rois l’autre nos libertés.
Que pouvait la raison contre des entêtes
Qui, poussés par l’orgueil de folie en folie,
Se perdant l’un par l’autre et risquant leur patrie,
Devaient, après trente ans d’une guerre sans fin,
De l’huître et des plaideurs éprouver le destin ?
Guerre, hélas ! trop féconde en sanglantes journées,
Où l’émeute en hurlant jouait nos destinées,
Où d’un trône écroulé le bruit retentissant
Jetait dans la stupeur un peuple frémissant !
Qu’on ne m’accuse point de brigues, de cabales,
De ces chutes de rois à mon pays fatales
Non, je n’ai rien détruit et n’ai rien exploité ;
Mon nom dans un complot ne fut jamais compté.
On chercherait en vain dans ma longue existence
Un acte que n’ait point dicté ma conscience ;
Et, dans les trois métiers que m’imposa le sort,
J’ai connu les regrets, mais jamais le remord.
Par les uns cependant proscrit comme anarchiste,
Par les républicains traité d’absolutiste,
Je me vis un beau jour proclamé courtisan
Du roi que leur cabale érigeait en tyran.
Courtisan, moi grand Dieu ! dont la langue insensée
N’a jamais su garder ni farder ma pensée ;
Qui, jusqu’à la rudesse et l’incivilité,
Pousse l’indépendance et la véracité,
J’ai vu, dans quarante ans de changements sinistres,
Passer dans nos palais cent quatorze ministres.
Sur la terre avec moi trente-deux sont restés
Ils diront si ma voix les a jamais flattés.
Peu jaloux des faveurs que d’un peuple en démence
Obtenaient, aux dépens du trône et de la France,
Les frondeurs éternels des hommes du pouvoir,
J’ai su les soutenir sans trahir mon devoir.
Ceux même que j’aimais d’une amitié sincère
N’avaient point en secret de censeur plus sévère
Et je pris à la cour le rôle peu commun
D’un prophète inquiet et souvent importun.
C’est qu’à l’amour du vrai je consacrais ma vie.
C’est l’horreur du mensonge et de l’hypocrisie
Qui ranimait ma verve et dictait mes écrits,
Quand, suivant pas à pas nos sectes, nos partis,
Signalant les erreurs, les folles entreprises
D’un siècle aventureux et fertile en sottises,
Encourageant les bons, châtiant les pervers,
Des petits et des grands j’attaquais les travers.
Pour dispenser à tous l’éloge ou l’anathème,
Ma plume sous mes doigts se dressait d’elle-même ;
Et mes vers, s’inspirant d’Ésope ou de Boileau
S’échappaient malgré moi de mon brûlant cerveau.
J’aurais pourtant mieux fait d’éviter ces arènes
Où j’ai perdu mon temps, mes conseils et mes peines ;
De suivre en paix le cours de ces heureux labeurs
Qui m’avaient du fauteuil mérité les honneurs.
J’ai, sans leur demander ni grandeurs ni fortune,
Pris part aux jeux de Mars, aux combats de tribune ;
Du laurier d’Apollon, dès l’enfance jaloux,
Je n’en rêvais pas d’autre et le préfère à tous.
Et quel art, quel travail eut jamais plus de charmes,
De volupté plus pure et de plus douces larmes ?
Qu’opposerait le monde au céleste plaisir
Du poëte inspiré qui sent son avenir ?
Est-il, dans les moments où résonne sa lyre,
Est-il rien qui ne cède à son heureux délire,
Au bonheur de songer que cent peuples divers
Jusqu’à la fin des temps réciteront ses vers ?
Aux puissants de son siècle il ne fait point envie,
Et souvent d’amertume ils abreuvent sa vie.
Ovide loin de Rome a terminé ses jours ;
Le Tasse dans les fers expia ses amours ;
La Bastille et l’exil ont affligé Voltaire ;
Homère en mendiant fut errant sur la terre.
Mais quand meurt le poëte, et qu’un étroit cercueil
Des puissants de son siècle a dévoré l’orgueil,
Son règne alors commence ; et, grandi d’âge en âge,
Des peuples et des rois il recueille l’hommage
Et de l’oubli souvent ses vers ont défendu
Ceux qui l’ont ici-bas proscrit ou méconnu.
A l’égal de ses dieux, le monde entier l’honore ;
Chaque peuple l’adopte et croit l’entendre encore.
Par le marbre et l’airain ses traits éternisés
Sont partout reproduits, partout divinisés.
Virgile a plus d’autels que son César lui-même,
Et le bandeau d’Homère est plus qu’un diadème.
[1] Dernier vers de l’Épître à Gouvion Saint-Cyr.