Épître à M. Villemain,
Lu dans la séance publique des cinq Académies
le 17 août 1857
par M. Viennet
Grâce pour cette fois, grâce, cher Villemain :
Ton éloquente voix me sollicite en vain.
Ma Minerve est à sec, il faut que je dételle.
Mon Pégase essoufflé ne bat plus que d’une aile.
Je vais de muse en muse ; et chacune à son tour
Par d’insolents mépris répond à mon amour.
La fureur de rimer me prit, à les entendre,
Tandis que la Bastille était encore à prendre ;
Et rimer à mon âge est d’un cerveau fêlé,
Que doit mettre à Bicêtre un Etat bien réglé.
J’enrage, et cependant, jaloux de te complaire,
Je voudrais, m’échauffant au feu de ma colère,
Et me battant les flancs et me grattant le front,
Me passer des neuf Sœurs, comme tant d’autres font.
Je parcours en rêvant les monts et les vallées
J’interroge, la nuit, les voûtes étoilées ;
Je cherche des bosquets l’ombrage inspirateur,
J’invoque des oiseaux le ramage enchanteur,
Et sur un vert gazon, au bruit d’une fontaine,
J’appelle des zéphyrs la fécondante haleine.
Rien n’agite mes nerfs, ne parle à mon esprit.
Le soleil dévorant dont le ciel resplendit,
Condamnant au repos la nature affaissée,
Dans mon cerveau stérile engourdit la pensée.
Les oiseaux sont muets, les zéphyrs assoupis ;
Les chaumes desséchés et dépouillés d’épis.
Des bois, dont rien ne meut le panache tranquille,
Pend en festons jaunis le feuillage immobile.
Sur les champs crevassés, comme un réseau tremblant,
S’exhale de la terre un air lourd4 et brûlant.
Tout me dit, puisque enfin il faut être sincère,
Que les feux du tropique embrasent l’atmosphère ;
Que du même soleil les rayons verticaux
Frappent de l’Institut le dôme et les vitraux ;
Qu’il est dur de quitter nos champêtres retraites,
Nos ombrages, nos fleurs, nos vestes, nos casquettes,
Pour aller endosser le harnais des hivers,
Et lire dans un four de la prose et des vers.
L’empire est-il si pauvre en grands anniversaires
Qu’il faille en demander aux jours caniculaires ?
Ses lois, ses monuments, ses fêtes, ses combats
Ont de jours glorieux rempli nos almanachs.
Il en est un surtout que décembre ramène,
Où, sacré par le chef de l’Église romaine,
Le sauveur de l’État, le chef de nos guerriers,
Du bandeau des Césars couronna ses lauriers ;
Et, pour faire aux vieux rois reconnaître son titre,
Prit, aux champs d’Austerlitz, le canon pour arbitre.
Décembre était parfait ; à part ces souvenirs,
Il ouvre dans nos murs la saison des plaisirs.
Le beau monde y revient, la neige l’y renvoie.
De revoir son Paris il se fait une joie.
Mais aujourd’hui, blasé, dégoûté, harassé,
Paris est au mois d’août par l’ennui dispersé.
Il est dans ses châteaux s’il en manque, il voyage,
II foule des deux mers le sablonneux rivage
Ou, des trains de plaisir ardent à profiter,
Vole à travers l’Europe et croit la visiter.
Vers le Rhin ou l’Allier, vers les monts de Pyrène,
De Jouvence partout il cherche la fontaine,
Arpente l’Helvétie et ses âpres sentiers,
Erre au bord de ses lacs, autour de ses glaciers,
Ou, sur les tapis verts de Bade et de Savoie,
Jette des monceaux d’or dont le jeu fait sa proie.
Ce qu’il reste d’oisifs en nos murs désertés
Dort sous les marronniers par le Nôtre plantés ;
Va du Pré-Catelan respirer les corbeilles,
Ou du bois de Boulogne explorer les merveilles ;
Et, sondant de ses eaux le cristal et le lit,
Cherche, la loupe à l’œil, si le saumon grandit.
J’admire, tous les ans, tant j’ai peine à le croire,
Qu’on puisse en ce désert glaner un auditoire ;
Et ne sais où trouver des mots assez pompeux
Pour louer dignement ce public merveilleux
Ces gens de goût, de bien, dont la grâce infinie
Sur nos bancs avec nous vient braver l’asphyxie.
Mais ce serait trop peu de l’en glorifier,
Il faut le divertir et ne pas l’ennuyer.
C’est notre maître à nous. C’est à lui qu’il faut plaire ;
Et la noble fierté de notre sanctuaire
N’admet point ces claqueurs par Néron inventés,
Et par nos grands auteurs au parterre implantés.
Il n’est point de réclame, il n’est point d’artifice,
Qui de notre public égare la justice ;
Et, s’il n’a point payé le droit de nous siffler,
Ses mains sont quelquefois lentes à s’ébranler.
Je sais qu’un trait piquant réveille sa paresse.
Le vieil esprit français n’est pas mort à Lutèce.
Nos troubles n’y font rien. Si nous l’avions perdu,
Le gamin de Paris nous l’eût bientôt rendu ;
Et, quoi qu’en aient écrit de graves imbéciles,
Cet esprit, qui jadis faisait nos vaudevilles,
Plaît toujours par sa grâce et sa malignité.
Mais on n’a pas toujours du trait à volonté.
Non que le temps présent ne prête à la satire ;
Mais il est bien des gens dont on ne peut médire.
Le jeu n’est pas trop sûr ; et j’ai rimé cent fois
Sur des travers mesquins et des vices bourgeois.
Irai-je maintenant, dans mon humeur chagrine,
De nos jeunes beautés railler la crinoline,
Et ces cages de fer, dont l’immense contour
Donne à leurs mouvements les grâces d’une tour ?
Le goût du jour se rit de nos coups de férule.
La mode de la veille est seule ridicule.
Laissons faire le temps et ne nous pressons pas
D’élargir nos coupés, nos portes, nos sofas.
Celles qui se moquaient des paniers de leurs mères
De leur faux embonpoint se riront les premières.
De plus tristes objets tenteraient mon courroux,
Si l’âge et la chaleur ne me rendaient plus doux.
Que ne dirais-je pas de l’étrange folie
D’un peuple d’esprits forts qui croit à la magie,
Qui, poursuivant partout les superstitions,
Fait au nom du progrès dix révolutions,
Et prend au sérieux les visions cornues
Du premier charlatan qui lui tombe des nues ?
J’ai vu mille insensés, l’œil tendu vers leurs mains,
D’une table tournante attendre leurs destins,
Écouter en tremblant si la table est frappée
Par quelque âme invisible à la tombe échappée.
Que vois-je maintenant ? Tout Paris est en l’air
Pour suivre et consulter un jongleur d’outre-mer.
Ses tours de gobelet passent pour des miracles ;
Les salons, les journaux répètent ses oracles ;
Tandis que, sur la foi d’un rêveur allemand,
Ce peuple croit toucher à son dernier moment,
Et, malgré Babinet, tremble qu’une comète
Ne vienne en mille éclats broyer notre planète.
Je n’examine point si les Huns et les Goths,
Si nos pauvres aïeux, que nous traitons de sots,
Avaient moins de bon sens, d’esprit et de lumière.
Je suis dans un accès d’indulgence plénière.
Je verrais désormais, sans courroux ni dépit,
Tous les fous en honneur, tous les sots en crédit,
Le mauvais goût du bon consommer la ruine,
Le public préférer les Pradons à Racine,
Jodelle à Poquelin, Boucher à Raphaël,
Le laid régner partout sous le nom du réel.
Dieu garde ma raison d’y trouver à redire !
Et d’ailleurs, soyons vrais, à quoi sert la satire ?
A quoi sert le théâtre, et que font les sermons,
L’expérience même et ses graves leçons ?
Des vieilles nations change-t-on les allures ?
Les mœurs en décadence en sont-elles plus pures ?
Tartuffe, mille fois offert à nos bravos,
A-t-il de mon pays chassé les faux dévots ?
Que faisait au régent, à sa cour débauchée,
La morale du Christ par Massillon prêchée a
Des flatteurs qu’attaquait son imposante voix,
Bossuet sauva-t-il les peuples et les rois ?
Qu’importe la satire à cette foule avide,
Qu’entraîne vers la Bourse un intérêt sordide ?
Que lui font les malheurs sous ses yeux accomplis,
Et les biens et l’honneur dans ce gouffre engloutis ?
Aveuglé par l’appât du gain, de l’opulence,
La fortune d’un seul donne à tous l’espérance.
Chacun au même sort se croit prédestiné.
Chacun veut prendre part à ce luxe effréné,
Qui, du bonheur public, apparence funeste,
Enrichit l’industrie et perdra tout le reste.
Quel homme arrêterait ces penchants corrupteurs,
Cet amour des trésors, des plaisirs, des grandeurs ?
Cet éclatant désordre, à qui j’ai fait la guerre,
N’est pas né de mon temps. C’est vieux comme la terre.
Dieu pour ces faits déjà noya le genre humain
Et les fils de Noé valent ceux de Cain.
Memphis, Ninive, Rome et tous les vieux empires
Bien longtemps avant nous ont fait voir ces délires,
Ce mépris des censeurs, des leçons du passé
Dès que l’un a péri, l’autre a recommencé.
Les traits dont Juvénal a flétri Messaline
Ont-ils fait reculer l’impudique Faustine,
Et tant d’autres Phrynés, dont les folles amours
Ont des maîtres du monde empoisonné les jours ?
Les Nérons sont-ils morts sous les traits de Tacite ?
Vingt fois chez les Romains le tyran ressuscite,
Avec ses favoris, ses lâches délateurs,
Tout ce cortége impur d’esclaves oppresseurs,
Qu’imposent, sous le feu des discordes civiles,
Des soldats révoltés à des sénats serviles ;
Et tous semblent jouir des immortels affronts
Que Tacite a d’avance imprimés sur leurs fronts.
Un Dieu se montre enfin. Sa parole est sublime.
Les vices suivront-ils les faux dieux dans l’abîme ?
Demande à saint Jérôme, à tous les saints docteurs,
Dont la plume a loué l’éloquence et les mœurs.
Ils prêchent vainement et la Cour et l’Église.
L’or, le faste, l’orgueil, que leur vertu méprise,
Dans l’Église et la Cour entrent de tout côté ;
Ils infectent le cloître, ils souillent la cité ;
Et, six cents ans après, saint Bernard les signale.
En d’immortels sermons sa colère s’exhale.
Les vices qu’il maudit sont sourds comme aujourd’hui.
L’apôtre disparaît et les laisse après lui.
Après d’aussi grands noms je n’ai plus qu’à me taire.
En dépit de nos vers, en dépit de la chaire,
Tels sont, depuis Adam, les fragiles humains.
Impatients des lois qui gênent leurs instincts,
Ivres de leur sagesse, aux conseils indociles,
Constants à se flatter, à se vaincre inhabiles,
Les hommes, vus de près, n’ont changé que d’habits ;
Et je les laisserai comme je les ai pris.