Fables inédites lues dans la séance publique

Le 3 mai 1847

Jean-Pons-Guillaume VIENNET

FABLES INÉDITES

LUES DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 3 MAI 1847,

PAR M. VIENNET.

 

 

JUPITER ET LE SAPAJOU.

 

Un de mes honnêtes critiques,
Tout en louant mes vers ce qui ne déplaît pas,
Me reprochait pourtant, comme un très-vilain cas,
Mes quelques fables politiques.
Le reproche arrive un peu tard.
Esope dans Samos, Ménénius dans Rome,
Et Phèdre, et le malin qu’on appelle bonhomme,
Peuvent en réclamer leur part.
La fable politique est la première en date.
La vérité jadis dut emprunter sa voix
Pour régenter les peuples et les rois,
Tous les pouvoirs enfin qu’on redoute et qu’on flatte.
Les temps où nous vivons en seraient-ils exclus ?
Dans nos nouvelles mœurs n’est-il que des vertus ?
Tous nos hommes publics sont-ils de vrais modèles ?
Dans ce bruyant conflit d’électeurs et d’élus,
Ne voit-on pas surgir des passions nouvelles,
Des scandales nouveaux et de nouveaux abus ? 
Aux honneurs que la charte au mérite réserve,
L’intrigue et la faveur n’ont-elles plus de part ?
Et, parmi tous ces grands d’hier et de hasard,
Juvénal vivrait-il sans déchaîner sa verve ?
« Nous voguons, direz-vous, en pleine liberté.
« Il n’est plus de pouvoir qu’on n’attaque et ne fronde ;
« Et quand on jette enfin la vérité
« A la face de tout le monde
« Pourquoi voiler sa nudité ? »
D’accord : mais qu’a produit cette véracité ?
De l’aigreur, de la haine, et toujours du scandale,
Sans nul profit pour la morale ;
Des injures, des démentis,
Qu’à la tête et partout, d’une façon brutale,
Se lancent tour à tour les gens et les partis.
En face du public, dont l’œil malin les guette,
Nul à ses détracteurs n’ose donner raison.
L’orgueil se fait en eux l’avocat du démon ;
La fausse honte les arrête.
Nul regret, s’ils en ont, n’arrive au repentir.
On se cabre et roidit contre sa conscience ;
Et l’on meurt dans l’impénitence,
Pour n’oser pas tout haut se convertir.
Mais lorsque, se couvrant d’un voile allégorique,
Sous le nom emprunté d’un être fantastique
La fable attaque un vice, un travers, une erreur,
L’homme, en qui la leçon goutte à goutte pénètre,
Pour juge et pour témoin n’ayant plus que son cœur,
Se travaille en secret, et s’amende peut-être,
Si, tant qu’il peut pécher, s’amende le pécheur.
Je suivrai donc ma tâche ; et si la voix publique
Daigne encore applaudir à ma muse critique,
Je ferai bonne guerre aux vanités du jour.
C’est là que doit frapper l’arme du ridicule,
C’est là qu’est le danger, je le dis sans détour.
Mais cette fois, en prenant ma férule,
Je m’adresse aux petits les grands auront leur tour.

 

Au temps où Jupiter menait la race humaine,
Pour se désennuyer des humeurs de la reine,
Qui souvent tourmentait son infidèle époux
II avait fait venir des plages de Cayenne,
Que les dieux connaissaient bien longtemps avant nous,
Le plus joli des sapajoux.
Un jour, ce favori, las d’amuser son maître,
Lui disait : « Sais-tu bien, mon Jupiter tonnant,
« Que ce monde va mal ? et si tu l’as fait naître,
« Je ne t’en fais pas compliment :
« Il n’est pas ce qu’il devrait être.
« Que font, pour ne citer que le règne animal,
« Tant d’êtres inégaux, enfants de ton caprice ?
« C’est, de la part d’un dieu, la plus dure injustice.
« Chacun enfin de tous devrait être l’égal. »
— « C’est juste, répondit le roi de toute chose.
« Je reconnais ma faute, et veux la réparer.
« Vois-tu ces animaux qui sucent une rose ? 
« Eh bien, en pucerons je vous métamorphose.
« Vous serez tous pareils : cesse de murmurer. »
— Doucement ! dit le singe ; il faut bien nous entendre ;
« Si j’aspire à changer, ce n’est pas pour descendre. »
— « Soit, » reprit Jupiter. Et les êtres vivants,
Que nourrissaient et la terre et ses îles,
Cirons, mouches, fourmis, jusqu’aux moindres reptiles,
Furent tous par un mot, changés en éléphants.
La terre en fut couverte, et toute sa surface
Ne suffisait plus même à l’effrayante masse
De ses monstrueux habitants.
Mon péroreur, serré par la tête et les flancs,
Ne pouvant plus bouger de place,
N’ayant pour paître que l’espace
Où par ses gros voisins il était enchâssé,
Criait : « Bon Jupiter, délivre-moi, de grâce,
« De ce peuple géant dont je suis oppressé. »
Mais le dieu répondait que toute créature
Avait droit comme lui de croître et de grandir ;
Qu’étant tous désormais de la même nature,
Il ne pouvait à chacun départir
Plus d’espace ni de pâture.
Mon singe reconnut que son rêve était fou,
Et, revenant à sa première forme,
Aima mieux vivre sapajou,
Que de mourir de faim dans une taille énorme.

 

Mais tous les rêveurs d’aujourd’hui
Le comprendront-ils comme lui ?
Oui, dira chacun d’eux, cette belle utopie
N’est qu’une illusion de la philanthropie.
Mais puisqu’il faut des petits et des grands,
Pourquoi ne suis-je pas au rang des éléphants ?
Et cette outrecuidance, en révoltes féconde,
Peut durer autant que le monde.

 

L’AVARE ET SON CHIEN.

 

Si l’homme rarement tolère dans les autres
Les vertus qu’il n’a point en lui,
Nous aimons les défauts d’autrui,
Quand ils servent d’excuse aux nôtres.
Maître Harpagon lassé d’admirer son trésor,
Suivait de l’œil son chien, qui sous un tas de paille
Allait cacher un pilon de volaille.
« C’est bien, dit-il, c’est bien, mon cher Azor ;
« C’est très-bien d’amasser. Laisse dire et redire
« Que l’avarice est un défaut.
« L’instinct qui te guide et t’inspire
« Est un avis qui vient d’en haut.
« Contre nos détracteurs cela doit nous suffire. »
Et, tout en répétant « C’est bien, »
Harpagon caressait son chien.
Mais le soir même, hélas ! voyant la pauvre bête
A pas de loup marcher vers sa cachette,
Reprendre l’os et le ronger,
« Que fais-tu là ? dit l’avare en colère.
« Je louais ce matin ta sagesse exemplaire ;
« Et tu cachais cet os, maraud, pour le manger ! »
—  « Eh ! quel meilleur emploi pouvais-je donc en faire ? »
Répond Azor en broyant son pilon.
Je n’avais ce matin nul besoin de pâture,
« Et j’ai caché ce rogaton.
« J’ai faim, je le reprends c’est la loi de nature.
« C’est avoir un coup de marteau,
« Que de cacher son bien pour n’en point faire usage.
« Autant vaut le jeter à l’eau. »

 

La maxime était bonne et sage ;
Mais n’ayant cette fois, pour prix de son adage,
Qu’un coup de pied sur le museau,
A ses dépens, hélas ! mon chien put reconnaître
Que, pour être aimé de son maître,
Il valait mieux flatter que blâmer ses penchants ;
Et c’est l’avis de bien des gens
Que l’on devinera peut-être.

 

LE ZÈBRE ET L’ÂNE.

 

Un joli zèbre, indigène africain,
Au port leste et fringant, à la robe dorée,
De noirs chevrons élégamment barrée
Était d’un bateleur l’unique gagne-pain.
Mené de kermesse en kermesse,
Par sa grâce et sa gentillesse,
Cet animal, fort rare en nos pays,
Dans l’escarcelle du pauvre homme,
Faisait en sous gros et petits,
Pleuvoir soir et matin une assez forte somme.
Bref, sa compagne et lui vivaient tant bien que mal
Sans compter un baudet qui portait le bagage,
Quand le zèbre mourut : et de ce coup fatal
Fut d’abord attéré notre ambulant ménage.
La femme cependant observa bel et bien
Que les pleurs vieillissaient et ne réparaient rien.
Presque toujours la femme aux malheurs domestiques
Oppose plus de fermeté,
Et partant plus d’esprit, d’estoc et de rubriques,
Que le chef prétendu de la communauté.
« Allons, dit-elle, allons. » Et des pieds à la tête,
A l’aide de son vieux couteau
Elle écorche la pauvre bête.
Puis ses adroites mains en rajustent la peau
Sur le corps du baudet, lequel par aventure
Avait du trépassé la taille et l’encolure ;
Et, donnant à la mort un heureux démenti,
Notre peccata travesti
Fut dès le lendemain, sans façon ni scrupule,
Offert à la foule crédule ;
Et le public, comme devant,
Battit des mains et donna son argent.

 

C’est que la renommée avait parlé du zèbre,
Et qu’en dépit d’un vieux dicton,
L’habit fait tout comme le nom.
Que la presse vous guinde au rang d’homme célèbre,
Vous vendrez à prix d’or, si vous êtes auteur,
Vos mémoires de blanchisseur.
Des charlatans toujours le public fut la proie
Et, depuis qu’aux talents sont dus tous les honneurs,
Combien d’ânes, zébrés d’or, d’argent ou de soie,
On a pris pour de grands docteurs !

 

LE CHAT RÉFORMATEUR.

 

Des ruines d’un vieux manoir
Un vieux renard s’était fait un empire.
A quel titre ? Ma foi je n’ai pas été voir.
Il occupait, cela doit me suffire
Ce titre fut celui de Hapsbourg, de Tudor
De Pepin, de Capet, de bien d’autres encor.
L’histoire les absout et souvent les admire ;
Et bien fou qui se bat pour savoir si ses rois
S’appelleront Claude ou François !
Un fait plus important, c’est que le poids de l’âge
Otait à mon renard la force et le courage ;
Que ses sujets se moquaient de ses lois ;
Que son royaume était mis au pillage ;
Que d’un ministre enfin il fallut faire choix.
Il prit un chat, Caton des plus austères,
Ferme, vaillant, actif, dans la force des ans,
Incorruptible, juste, à l’épreuve du temps.
N’ayant à remplumer ni frères ni beaux-frères,
Ni fils, ni gendres, ni parents,
Un ministre en un mot, comme ou n’en voit plus guères.
Le voilà donc à l’œuvre, attaquant les voleurs,
Réprimant les abus, faisant bonne police.
N’oubliant que lui-même, et, fort de sa justice,
Bravant menaces et clameurs.
Il eut tort sur ce point. Ligués par la vengeance,
Contre un réformateur à leur repos fatal,
Ceux à qui profitaient le désordre et le mal,
Minaient sourdement sa puissance.
La couleuvre en rampant jusqu’au roi se glissa ;
Et, se faisant l’écho de mainte calomnie,
Du favori surtout blâma l’hypocrisie.
D’arbitraire à son tour le lézard l’accusa.
La chouette et la raine, intraitables bavardes,
Dirent que le matou, par ses amours criardes,
Dans son sommeil troublait sa majesté.
La souris se plaignit de sa brutalité ;
Et tous insinuaient que l’infâme, le traître,
Songeait à détrôner son maître.
Le renard, qui d’abord méprisait ces cancans,
Ouvrit au dernier trait son oreille ébahie.
Aucun roi là-dessus n’entendra raillerie.
Il fut la dupe des méchants ;
II renvoya son ministre fidèle,
Et les pillards, libres et triomphants,
Recommencèrent de plus belle.

 

Réformer les abus est le vœu des grands cœurs :
Mais on y perd sa peine, on s’use à les poursuivre.
Ils renaissent toujours, et les gens qu’ils font vivre
Seront toujours plus forts que les réformateurs.