FABLES INÉDITES
LUES DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 2 MAI 1840,
PAR M. VIENNET.
LE SOUFFLET ET LE CHARBON.
Près d’un bûcher où, sans ordre et sans choix,
S’entassaient rondins et broussailles,
Débris de meubles, de fatalités,
Fagots, copeaux, enfin toute sorte de bois,
Un charbon gros comme une noix,
Mais bien vif, bien ardent, tomba par aventure
De la pelle d’un villageois
Qui l’emportait dans sa masure.
Là, par hasard, au même instant
Reposait sur l’herbe flétrie
Un soufflet, dont le maître, étameur ambulant,
Contre le bûcher même appuyait en ronflant
Ses membres fatigués et sa tête alourdie.
« Hélas ! dit le soufflet, quel sort pour un charbon !
« Tu vas donc t’éteindre sans gloire,
« Et dans peu de moments tu ne seras plus bon
« Qu’à dessiner quelque figure noire
« Sur la muraille d’un bouchon.
« Quel sort serait le tien, si tu voulais me croire :
« Sous mon souffle par toi ce bûcher enflammé
« Te ferait un nom dans l’histoire ;
« Et dans tous les journaux tu serais imprimé, »
Le charbon en pétille et d’orgueil et de joie.
Sous le souffle fatal qui le pousse en sifflant,
II saute, il roule étincelant.
Il s’attache aux copeaux, il en a fait sa proie,
Bientôt sur le bûcher la flamme se déploie,
L’enveloppe, et dans l’air s’élève en mugissant ;
Et tout le village tremblant
Craint de subir le sort de Troie.
Mon charbon, direz-vous, doit être bien content.
Hélas ! par le soufflet aux atteintes mortelles,
Broyé, brisé, réduit en étincelles,
Dans un coin ignoré de l’immense brasier,
Il s’est éclipsé tout entier.
Le soufflet à son tour est surpris par la flamme.
Laissé par l’étameur qui s’est hâté de fuir,
Il sent brûler et son bois et son cuir,
Et reste sans souffle et sans âme.
Que leur destin vous serve de leçon !
Vous qui soufflez le feu des discordes civiles ;
Vous surtout, jeunes cœurs, instruments trop dociles
De qui vous prend pour un charbon.
L’AIGLE ET L’OUTARDE.
Sur un pré, qu’un grand bois couvrait de son ombrage,
Une outarde aux longs pieds tranquillement paissait,
Quand du roi des oiseaux, qui dans les airs passait,
Elle entendit le cri sauvage.
L’aigle vint s’abattre à ses yeux,
Se percher au sommet d’un chêne sourcilleux ;
Et des hôtes de ce bocage,
Il semblait d’un oeil fier, d’un front impérieux,
En despote des airs revendiquer l’hommage.
Sa vue a de l’outarde ému la vanité ;
À tout sot animal l’envie est naturelle.
« Eh ! pour quelle raison, dit-elle,
« Ne monterais-je pas où cet aigle est monté ?
« N’ai-je pas, comme lui, des plumes à mon aile ? »
De la terre à ces mots elle s’enlève et part ;
Mais son vol lourd bientôt épuise son haleine ;
Et du premier effort elle atteint à grand’peine
Le tiers de la hauteur qu’embrassait son regard.
Cependant sur un frêne elle aborde et s’arrête ;
Elle reprend courage ; et d’un ormeau voisin,
Par un second élan elle gagne le faîte.
Un troisième la porte aux trois quarts du chemin ;
Bref, à la quatrième et dernière volée,
Sur la cime du chêne elle arrive à la fin
Triomphante, mais essoufflée ;
L’aigle, qui par bonheur avait fait ses repas,
Lui dit : « C’est bien haut, ma commère,
« Prenez garde, le calme ici ne dure guère ;
« Voyez venir l’orage et ne l’attendez pas.
– « Pourquoi donc ? interrompt la vaniteuse bête.
« Ainsi que vous j’y ferai tête. »
À peine a-t-elle dit, que la foudre a tonné.
Dans les airs obscurcis l’autan s’est déchaîné.
Sur le chêne roulant par les vents ballottée,
La pauvre outarde épouvantée
N’a point pour s’y tenir, comme son compagnon,
Reçu de la nature un ergot au talon.
L’orage et les autans dans l’air l’ont rejetée ;
Et son aile pesante a tenté vainement
De lutter contre leur furie.
La tempête la roule ; un dernier coup de vent
La jette contre un roc pantelante et meurtrie ;
Tandis que l’aigle audacieux
D’un vol tranquille a percé le nuage ;
Et s’élevant au-dessus de l’orage,
Va retrouver l’éclat et le calme des cieux.
Ambitieux mortels, ma fable vous regarde ;
Mais comment vous guérir d’un travers si commun ?
Chacun de vous dira Je suis aigle ; et pas un
Ne se prendra pour une outarde.
LES DEUX BUISSONS
Dans un jardin, côte à côte plantés,
Devisaient deux buissons d’espèces différentes.
L’un offrait aux yeux enchantés
Un feuillage charmant et des fleurs odorantes.
L’autre, au bois dur et raboteux,
Quoique doué pourtant de qualités utiles,
De ses rameaux à la taille indocile,
Jetait de tous côtés les grapins épineux.
« Comment fais-tu ? disait-il à son frère.
« Chacun, à ton aspect, prend un air avenant ;
«T’aborde avec plaisir, te caresse, te flaire ;
« Te quitte avec regret et te revient souvent,
« Taudis qu’on me regarde à peine ;
« On me laisse en mon coin, on n’ose me toucher ;
« On craint même de m’approcher.
« D’où te vient tant d »amour ? d’où me vient tant de haine ?
L’autre répond : « Ami, soyons de bonne foi :
« Personne impunément ne passe auprès de toi ;
« De ton bois hérissé l’inflexible rudesse
« Oppose à tout venant quelque dard qui le blesse,
« Et tu n’es qu’un objet d’effroi ;
« Tandis qu’à la main qui me presse
« J’offre partout un feuillage moelleux ;
« Et le doux parfum que j’y laisse,
« Loin d écarter les gens est un attrait pour eux.
« Apprends à vivre seul, ou sois plus sociable.
« Le monde rend ce qu’on lui fait.
« Il fuit qui le repousse, il cherche qui lui plaît ;
« Et qui veut être aimé doit au moins être aimable. »
BRAMA ET LE CIRON.
Le temps n’est plus ou, par excès d’envie,
Les grenouilles crevaient à force de s’enfler.
Chacun s’enfle aujourd’hui sans vouloir se régler.
La rage de grandir n’est jamais assouvie.
Est-ce un mal ? est-ce un bien ? je ne dis oui ni non ;
Mais je tiens d’un sage d’Asie
Un conte qui pourrait nous servir de leçon.
Pendant son exil sur la terre,
Brama dormant un jour dans l’île de Java
Allait sentir le dard d’une vipère,
Lorsqu’on le chatouillant un ciron le sauva.
Les dieux eurent toujours de la reconnaissance ;
Ils ne sont ni peuple ni rois.
Brama dit au ciron : « Je reprendrai mes droits,
« Et si tu viens alors invoquer ma puissance,
« Foi d’habitant du paradis,
« Tes vœux seront tous accomplis. »
Au jour prévu, ciron ne tarda guère.
« Brama, dit-il au dieu, tu m’as fait trop petit ;
« Je veux être fourmi, Crac, sitôt qu’il eut dit,
Le voilà, selon sa prière,
Citoyen d’une fourmilière.
Chose nouvelle plaît toujours,
Et son bonheur dura deux jours.
Mais le troisième, il vit une belette,
Frottant, leste et gentille, à travers les épis.
« Oh ! cria-t-il la belle bête !
« Peut-on rester près d’elle au nombre des fourmis »
À peine a-t-il parlé, sur sa croupe allongée,
S’étend un poil fauve et soyeux.
En museau délié sa tête s’est changée ;
Et mon animal tout joyeux
Va, léger et fringant, à travers la campagne,
Chercher sa nouvelle compagne ;
Quand un lapin vient s’offrir à ses yeux.
Soudain nouveau désir dans sa tête fermente.
Il se compare encore, il rougit, se lamente
De retrouver plus que lui ;
Et de Brama la bonté complaisante
Ne se lassait jamais de calmer son ennui.
Bref, il devint lapin, puis renard, puis gazelle,
Zèbre, cheval ; ce fut à tout moment
Nouveau souhait, nouvel accroissement,
Et métamorphose nouvelle.
Enfin de l’éléphant atteignant la grosseur,
II ne vit plus dans la nature entière
Un être dont il pût envier la grandeur,
Et son céleste bienfaiteur
Crut avoir exaucé sa supplique dernière.
Vain espoir ! dans ses vœux l’orgueil n’a point de frein.
S’il ne peut plus monter, l’égalité le blesse.
Notre éléphant d’hier voulut le lendemain
Être le seul de son espèce.
LA QUEUE DES SINGES.
Dans Simiopolis, des singes capitale,
Par une mort prompte et fatale
Venaient d’être emportés les deux bouffons du roi.
C’était, chez la gent grimacière,
Un poste de faveur, un éminent emploi,
Une façon de ministère.
Trois partis le briguaient, et le peuple en émoi
Attendait le succès de cette grande affaire.
Les pongos, les loris, les magots, les gibbons
Présentaient deux jockos dont ils prônaient d’avance
Et la souplesse et la science.
La plus forte de leurs raisons,
C’est qu’ils étaient sans queue, et que cette excroissance,
Cet excédant de poil et d’os,
Ce vain prolongement de l’épine du dos
Attestait une étroite et lourde intelligence.
Les guenons et les sapajous
Les talapoins et les malbroucks,
Singes à longue queue, affirmaient au contraire
Que, pour avoir du goût, de l’esprit, du talent,
Une queue était nécessaire ;
Que même le mérite était à l’avenant
De cet incrematum de la moelle épinière ;
Et deux makis, dont cette faction
Appuyait la candidature,
Proclamaient hautement que, sans cette parure,
Un singe n’était plus qu’un méchant embryon,
Un monstre, une erreur de nature.
Un troisième parti luttait des quatre mains
Pour deux mandrills à face bleue.
C’étaient les papions, maimons et babouins.
Ils ne contestaient pas le besoin d’une queue
Mais la leur était courte, et leur avis était
Que des excès en tout il fallait se défendre,
Qu’en un juste milieu le sage se tenait ;
Et les mandrills étaient, à les entendre,
Les candidats qu’il fallait prendre.
Le roi, qu’embarrassaient leurs contraires avis,
Les prit l’un après l’autre, et, comme le pays,
Reconnut qu’une fois investis de leurs places,
Les mandrills, jockos et makis,
Faisaient tous les mêmes grimaces.
Têts sont, du pôle arctique aux champs des Patagons,
Les partis et les coteries.
S’agit-il d’un fauteuil dans nos académies,
De ministres ou de bouffons,
Chacun pousse les siens, siffle ses adversaires,
Promet beaucoup et tient fort peu.
Le train du monde n’est qu’un jeu
De charlatans et de compères
Ce qu’on appelle queue à Simiopolis,
Ils le nomment ici programmes ou systèmes ;
Mais leurs grimaces sont les mêmes,
Et les plus amusants ne sont pas à Paris.