Réponse au discours de réception d’Adolphe Thiers

Le 13 décembre 1834

Jean-Pons-Guillaume VIENNET

Monsieur,

Vous succédez à un homme qui nous était cher à plus d’un titre, et vous l’avez trop bien loué, pour ne point sentir les regrets qu’il a laissés dans nos cœurs. Enfant d’un siècle que, par ingratitude ou par envie, s’efforcent en vain de rabaisser les passions politiques et les médiocrités littéraires, Andrieux nous avait tous devancés dans le sanctuaire des muses ; et nous l’aimions d’autant plus, que nous avions pu l’apprécier plus longtemps. Eh ! quel homme fut plus digne d’être aimé que ce philosophe pratique, dont la vie presque tout entière fut consacrée à l’instruction de ses semblables ! Toutes les qualités du cœur et de l’esprit étaient réunies en lui. Vous l’avez dit, Monsieur, mais l’Académie éprouve aussi le besoin de le redire. La modestie de ses goûts, la simplicité de ses mœurs, l’aménité de son caractère, son indulgence pour les défauts des autres, sa bienveillance pour leurs talents, sa sympathie pour leurs succès, sa causerie si piquante et si instructive, l’innocence, j’ai presque dit la bonhomie de ses malices, tout, jusqu’à ses petites colères, tout appelait vers lui l’amitié, l’estime, la confiance et le respect.

Ce sont ces qualités heureuses qui, dès son jeune âge, lui donnèrent pour amis tous les compagnons de ses études ; qui plus tard lui firent trouver grâce devant un monde animé de passions plus vives et moins indulgentes ; et dans le cours d’une longue vie, au milieu de tant d’agitations et de controverses, il sut conserver tous ses amis sans qu’il en coûtât un sacrifice à la loyauté de ses opinions, à la franchise de son caractère. Il débuta cependant dans une carrière où les rivalités sont d’autant plus actives qu’elles tiennent à l’amour-propre, au sentiment le plus irritable de l’humanité. Le moment où la scène dramatique lui fut ouverte, était une époque peut-être unique dans l’histoire des peuples. Les distinctions sociales étaient effacées, les préjugés anéantis, les pouvoirs dépouillés de leur prestige et de leur force ; et dans ce pêle-mêle d’états et de rangs où l’ambition ne savait plus où se prendre, le génie et le talent étaient les seules supériorités qui fussent restées debout, parce qu’elles apportaient du plaisir à une société qui en était avide, qui, pour s’étourdir peut-être sur les dangers d’un avenir qu’elle prévoyait, ne semblait avoir d’autre passion que de multiplier ses jouissances et de jouer avec la vie.

Les succès de théâtre étaient surtout un puissant élément de considération. L’Europe, déjà tributaire de nos goûts et de notre civilisation avancée, se faisait l’écho des renommées que proclamait notre scène. Beaumarchais venait de lui donner une direction nouvelle, en caressant cet esprit de dénigrement et de causticité qui s’était emparé de toutes les têtes. Mais le caractère d’Andrieux eût répugné à suivre ce génie aventureux dans la route qu’il avait ouverte. Sa malice, désarmée d’ambition et d’envie, ne s’attaquait qu’à ces petits travers, à ces vices légers qui tiennent à l’homme de toutes les générations, tandis que son audacieux devancier heurtait de front ces grands vices d’état, ces préjugés de castes, ces fautes éclatantes, ces abus de toute espèce, qui, à cette époque d’examen et de discussion, soulevaient tant de récriminations, de rivalités et d’animosités subversives. La société française n’était déjà plus ce creuset où l’Europe venait se polir : la fougue des réparations et l’impatience des réformateurs avaient déjà produit cette brusquerie de langage, cette brutalité de pensée, cette rudesse de formes, que nous allions bientôt transporter dans nos actes. Andrieux essaya d’arrêter cette tendance en donnant, dans sa comédie d’Anaximandre le conseil de sacrifier aux Grâces ; mais sa voix était trop faible pour ralentir le mouvement d’une génération qui, poussée par tout un siècle d’esprits hasardeux et d’investigations irritantes, eût regardé comme une faiblesse d’assouplir même son langage.

On fit trêve un moment à ces émotions violentes pour applaudir l’essai d’un poëte aimable ; mais la trêve ne dura que l’espace de la représentation. Andrieux justifia bientôt les espérances qui s’attachaient à son talent, en donnant cette charmante comédie des Étourdis, que vous avez si bien caractérisée. C’était la manière de Regnard, c’était l’école de ce grand maître, école décriée de nos jours, où les explorateurs du vieux domaine de Thalie se croient trop de génie pour faire cas de l’esprit. La vogue des Étourdis ne fut pas même arrêtée par le succès plus extraordinaire du Mariage de Figaro. Elle est restée en possession de la scène comme le chef-d’œuvre de son auteur, et nous serons trop heureux de la retrouver comme un modèle, quand le goût et la raison auront fait justice de ces bacchantes qu’on prend aujourd’hui pour des muses, qui ne savent satisfaire une curiosité insatiable sans effaroucher la pudeur, et qui transforment une école de mœurs en école de dépravation et d’immoralité.

Le théâtre, devenu depuis une arène de spéculateurs, n’était pas alors le chemin de la fortune. La gloire avait encore du prix aux yeux des athlètes qui se lançaient dans cette carrière ; mais on ne vit point de gloire, et Andrieux n’était pas né dans l’aisance. Il sentit que ses talents devaient être le patrimoine de sa famille et, désertant le théâtre pour le barreau, il chercha dans cette autre carrière ce que la première n’avait point offert à ses besoins. Surpris par la révolution au milieu de ses nouvelles études, il en adopta les principes et leur resta fidèle, parce qu’il n’avait pas d’intérêts à lui sacrifier, et qu’il ne lui demandait que le bonheur de sa patrie. Entré sans ambition dans une lice ouverte à tous les talents, il attendit avec le calme d’une âme pure et désintéressée que les emplois et les honneurs vinssent le chercher, et se montra partout à la hauteur des fonctions importantes que, suivant ses expressions, il n’avait ni demandées ni désirées, et que plus tard il n’eut point la faiblesse de regretter. Elles ne valaient point à ses yeux les jouissances paisibles de la vie domestique, les douces émotions de la vie littéraire. La vie politique répugnait à ses mœurs ; il ne l’acceptait que comme un devoir ; et il est rare qu’on se jette volontairement au milieu des partis quand on joint à des goûts simples, à l’amour de l’étude et de la retraite, une franchise qui ne sait ni trahir sa pensée, ni dissimuler une vérité utile.

Sorti pauvre des fonctions que lui avait imposées le besoin de vivre, il chercha encore une fois dans les lettres, qui avaient fait les délices de sa jeunesse, l’unique ressource de son âge mûr : et cette foule d’ambitieux qui fatiguent la fortune de leurs exigences ne saurait comprendre tout ce qu’éprouve de bonheur l’homme qui, échappé aux agitations de la vie politique, rentre, même pour un jour, dans les paisibles distractions de la solitude littéraire. Vous l’avez éprouvé, Monsieur, dans une occasion récente, que vous avez rappelée vous-même : et ce bonheur que vous avez si bien décrit, je puis attester que vous l’avez senti, car je ne vous vis jamais si heureux et si tranquille que dans ces moments, trop courts pour vous, ou, séparé du timon des affaires, vous n’aspiriez plus qu’à ressaisir le burin de l’histoire. Cette situation momentanée vous inspirait sans doute, quand vous nous avez peint le bonheur d’Andrieux, au moment ou il était ramené dans le sein des lettres, dans le commerce des muses, par les mêmes mains qui l’avaient égaré dans le monde politique.

Les trente dernières années de sa vie leur furent exclusivement consacrées, et il dut enfin à ses travaux littéraires cette aisance qu’il avait attendue vainement des fonctions élevées auxquelles s’était résignée sa philosophie. Appelé par la voix publique à deux chaires célèbres, il ne vit point seulement dans l’enseignement des lettres une école de beau langage ; ses cours littéraires étaient aussi des cours de morale ; et la sienne était si pure, si douce, si communicative, que ses élèves le regardaient moins comme un professeur que comme un père et un ami. Il s’attachait à former des hommes, des citoyens utiles, et jouissait par avance des services que ses élèves devaient rendre un jour à la patrie. Le souvenir de ses leçons les suivait dans les carrières diverses où les dispersait la fortune. Ni l’éloignement, ni les années, n’attiédissaient leur affection, n’affaiblissaient leur reconnaissance ; et quand les loisirs de leur profession les ramenaient dans la capitale, ils couraient aux leçons de leur ancien maître pour le seul plaisir de l’entendre encore. C’est ainsi qu’il avait élevé le professorat à la hauteur du sacerdoce ; et pendant les despotismes si divers que la France eut a subir, Andrieux, toujours libre, toujours indépendant, ne craignit jamais de faire entendre des conseils utiles, des vérités sévères, qu’il assaisonnait de piquantes saillies plus périlleuses peut-être que les vérités dont il éclairait ses auditeurs.

Forcé de varier des leçons qu’il avait tous les ans à reproduire, il étudiait sans cesse lui-même, et se faisait écolier pour mieux apprendre à rester maître. La langue grecque, qu’il avait apprise dans sa jeunesse, avait entièrement disparu de sa mémoire. Une distraction d’un demi-siècle, si riche en événements de toute espèce, l’avait rendu totalement étranger à cet idiome ; et ce fut à sa soixante-dixième année qu’il se sentit dévoré du désir de l’apprendre encore. Un jeune homme, à peine échappé des bancs de l’école, et qui s’est distingué depuis sur la scène comique, devint son maître dans cette étude nouvelle. Il se remit, comme un enfant laborieux, aux difficiles rudiments de la langue d’Homère et d’Euripide. Son application constante triompha de ces difficultés, car ses souvenirs ne l’aidaient en rien, et je ne saurais décrire la joie que lui fit éprouver le premier devoir où son jeune précepteur n’avait trouvé rien à reprendre. Il appelait sa fille, il l’embrassait, il lui montrait sa copie. « Pas une faute, criait-il, pas un contre-sens ! » Et il regrettait qu’il ne lui fut plus permis d’aller lutter contre les élèves de nos colléges et leur disputer ces palmes innocentes qu’il avait déjà moissonnées dans son jeune âge.

Andrieux ne considérait ni la délicatesse de sa constitution, ni les exigences d’une santé débile, ni les conseils de ses amis et de sa famille. On le pressait en vain d’abandonner ces cours qui avaient popularisé sa gloire, de se renfermer dans les paisibles devoirs que nous lui avions imposés en le nommant notre secrétaire perpétuel. Il regardait sa chaire comme un champ d’honneur ; il voulait y mourir, et il y épuisa sa vie.

Un ouvrage important accélérait encore l’anéantissement de ses forces. Tourmenté de la crainte que ses leçons orales ne fussent bientôt effacées de la mémoire de ses élèves, il voulait résumer dans un cours écrit les préceptes et les exemples qu’il avait disséminés dans ses improvisations ; et sa famille a découvert le secret de sa résistance dans l’introduction manuscrite de ce cours de littérature qu’il aimait à produire comme un dernier service rendu à la jeunesse.

« Le temps fuit, disait-il, les infirmités se font sentir. Je crains que mes facultés intellectuelles ne s’affaiblissent comme mes organes physiques. La mort n’entend pas raison. Elle m’emportera sans se mettre en peine de ce qui me reste à faire. Hâtons-nous donc, et pourtant hâtons-nous et sans précipitation ; car il faut, si je le puis, que ce dernier ouvrage qui sortira de ma plume soit le moins faible, et surtout le plus utile de ceux que j’aurai composés, afin que la jeunesse, ne dédaigne et ne répudie point ce legs d’un vieillard qui l’aima longtemps, et qui voulut être aimé d’elle. »

Hélas ! ses pressentiments n’étaient que trop justes. La mort n’a point entendu raison, et le vieillard a rejoint dans la tombe les deux amis qu’une douce confraternité de goûts et de travaux avait donnés à sa jeunesse ; Colin d’Harleville, Picard, ses dignes émules, je n’ose dire ses rivaux, car leur intimité ne fut jamais troublée par les jalousies que provoquent les succès. Heureux du bien qu’il avait fait, Andrieux s’éteignit en paix et il put se dire à ses derniers moments : J’ai vu lutter bien des haines et n’en ai jamais ni recueilli, ni partagé ; j’ai traversé bien des partis et n’ai cherché qu’à les réconcilier ; j’ai vu changer bien des hommes et suis toujours resté le même ; j’ai assisté à bien des révolutions et n’ai jamais songé qu’à ma patrie.

Des révolutions ! Pourquoi, en terminant l’éloge d’un poëte aimable, d’un littérateur pacifique, ce mot s’est-il rencontré sous ma plume ? c’est qu’arrivée à peine au tiers du 19e siècle, l’Académie ne peut perdre un de ses vétérans qui n’ait traversé nos orages politiques, qui n’ait pris part à ce drame imposant et terrible ; et pendant longtemps encore il ne nous sera point permis d’écarter de nos solennités littéraires le souvenir des agitations du dehors, des passions qui se sont heurtées sous nos yeux. Comment les oublier, d’ailleurs, quand votre présence même m’impose l’obligation d’en occuper notre auditoire, quand les suffrages qui vous ont appelé dans cette enceinte sont la juste récompense de l’éloquent tableau que vous avez tracé de nos discordes civiles !

Ce n’est pas, Monsieur, le poste éminent où vos talents vous ont élevé, qui vous a fait distinguer de l’Académie. Ce n’eut été qu’une faveur, et c’est une justice que nous vous avons rendue. Qui songe maintenant à flatter la puissance ? Qu’est aujourd’hui le pouvoir en lui-même, sinon un appel à toutes les méfiances, à toutes les brutalités de l’opinion, à toutes les violences, à toutes les injures de l’esprit de parti ? Quel homme oserait frapper à notre porte, s’il n’avait à nous offrir que sa puissance politique ou l’éclat passager de ses honneurs ? Nous ne sommes plus au temps ou l’Académie recherchait les grands du siècle pour s’en faire un appui. Ils ne nous apporteraient en partage que le dénigrement dont on les assaille, que les calomnies dont on paye leurs services. Les corps littéraires ne peuvent plus recevoir d’éclat que de leur propre gloire ; leur crédit ne peut venir que de leur indépendance ; leur influence ne peut se rétablir que par le mérite ou les travaux de leurs membres. Nous n’avons vu en vous que l’élégant écrivain, le publiciste éclairé, l’orateur éloquent : et ce serait assez pour votre éloge de reconnaître que l’opinion publique a ratifié le choix dont vous avez été l’objet, quoiqu’il fut tombé sur un ministre.

Bien des plumes s’étaient exercées avant la vôtre sur un sujet aussi fécond que la révolution française. C’était, en effet, un grand spectacle à décrire que celui d’une nation, jusqu’alors insouciante et frivole, jetée par le ressentiment de ses injures, par l’impulsion de ses misères, dans la voie périlleuse des réformes sociales ; emportée par les imprudentes résistances de l’égoïsme, jusqu’au renversement d’une monarchie de quatorze siècles ; brisant la digue de fer que les rois de l’Europe prétendaient opposer à son émancipation débordant par toutes ses frontières comme une lave enflammée, ébranlant par son passage les vieux empires et les vieilles institutions ; cherchant en vain à se rasseoir sur les débris de ses lois et de ses mœurs ; poussée en sens divers par le souffle impétueux des tempêtes qui s’échappaient du vide immense qu’ouvrait à sa place un trône écroulé dans le sang ; se reposant un moment sous la frêle égide d’un quintumvirat sans énergie, et tombant enfin aux pieds d’un conquérant qui, l’éblouissant de sa gloire, ne lui vendait le repos qu’au prix de sa liberté.

A cette terrible épopée se mêlent des épisodes qui en redoublent l’intérêt l’enthousiasme de tous, refroidi bientôt chez les uns par l’égoïsme des castes, grandissant chez les autres avec les dangers de la patrie ; des héros sortis en foule du néant pour les nécessités d’une guerre d’extermination, s’élançant d’un bond aux sommités de la hiérarchie militaire, justifiant leur élévation par leurs victoires, et les expiant sur l’échafaud sans accuser l’ingratitude du peuple qu’ils ont sauvé ; des caractères sublimes, que chaque jour révèle à l’admiration du moment, qui suffisent à tous les périls, éclatent dans tous les triomphes, s’associent à toutes les infortunes, qui opposent la majesté des lois aux plébiscites d’une populace insensée qui présentent une noble poitrine aux poignards des sicaires.

A côté de ces grandes vertus surgissent des hommes féroces, prêts à souiller tous les changements d’état, à exploiter au profit du crime les mouvements les plus généreux, se retirant toujours plus pauvres, après le pillage, de la lutte qu’ils ont ensanglantée, se replongeant dans l’ombre pour se préparer à des luttes nouvelles, et reparaissant toujours avec la même férocité au premier désordre qui se manifeste. Là s’élèvent, se heurtent, se renversent et tombent des tribuns factieux qui donnent au peuple l’habitude des égorgements, qui l’accoutument par une sanglante pratique au mépris de tous les scrupules, et qui, entraînés par la peur d’être dominés eux-mêmes, en viennent, à force de concessions, à la triste nécessité de ne modérer sur rien sa capricieuse férocité.

Ces convulsions sans cesse renaissantes, où le vainqueur de la veille est la victime du lendemain ; ce mélange de gloire et de crimes, de conquêtes et de proscriptions, de vertus et de vices, de grandeur et d’abaissement ; cette lutte de tant d’opinions, de tant de partis, de tant d’ambitions, de tant de haines, devaient saisir avec force l’imagination ardente des écrivains qui avaient survécu à ces ébranlements d un grand empire.

Mais trop rapprochés des événements, ils n’avaient écrit que sous la dictée de leurs passions. Il eut fallu peut-être un siècle pour les amortir, pour qu’une raison impartiale et sévère se posât comme un arbitre suprême entre tant de plaidoyers divers, entre tant d’intérêts contraires, et fit jaillir la vérité de tant d’écrits ou les partis avaient déposé leur haine ou leurs admirations mensongères ; il eût fallu peut-être un siècle, si un de ces hommes, que la Providence tient en réserve pour les grandes calamités des peuples, n’était venu s’interposer avec son vaste génie, son immense gloire et sa volonté de fer, entre tant de passions et de ressentiments, pour les asservir à sa fortune. A la voix de ce géant qui domine toutes les renommées d’une période aussi féconde, les partis font silence, les haines s’assoupissent, les ambitions se subordonnent, les malheurs privés s’effacent, les calamités publiques se réparent, les principes fléchissent, les opinions changent, les ruines se relèvent, les traces de l’anarchie disparaissent, les souvenirs s’éloignent et se perdent dans un oubli commun. Chacune de ses années était un siècle pour l’histoire ; à la grandeur, à la multitude des faits qu’il lui jetait en courant, les temps semblaient se multiplier, les espaces s’agrandir ; et la révolution ne nous apparaissait dans le lointain que comme l’histoire d’une génération qui n’était plus. Il semblait arrivé le temps de l’apprécier et de l’écrire, avec cette impartialité sévère qui ne prend ses jugements que dans les faits. Mais il vous était réservé de l’entreprendre sous une inspiration plus généreuse. La chute du grand homme avait été plus rapide encore que son élévation, soit qu’il eût lassé la fortune, soit qu’il eût accompli les desseins de la Providence, qui voulait peut-être nous mûrir pour la liberté. Le rêve de Coblentz venait de s’accomplir. Un petit nombre d’hommes restés étrangers à la marche du siècle s’étaient réveillés avec ces mêmes passions qu’une grande politique semblait avoir éteintes, et s’armaient de nos crimes pour en déshonorer notre gloire.

Votre patriotisme s’indigna de leur audace ; vous prîtes la résolution de leur apprendre à être justes ; et, chose étonnante dans un ouvrage entrepris sous l’influence d’un orgueil blessé, vous eûtes le courage d’être juste vous-même. Quand de nouveaux temps sont venus, quand les passions contraires se sont soulevées, vous n’avez trouvé dans votre livre ni jugements à réformer, ni principes à démentir, et lorsque, appelé par la fortune à la pratique de vos théories de gouvernement, vous avez eu besoin d’appliquer à des situations analogues les principes que vous aviez posés, vous avez eu le courage et la gloire de leur rester fidèle. J’ai relu votre ouvrage, Monsieur, avec l’attention la plus soutenue, je l’avouerai même, avec la crainte d’y trouver ce que disaient y avoir découvert des adversaires qui vous contestaient cette gloire. J’ai porté dans ce minutieux examen la conscience d’un juge sévère ; et ma voix, qui n’a jamais trahi la vérité, qui n’a reçu de la nature ni la volonté ni la puissance de la cacher aux hommes, proclame à la face de tous que les actions et les paroles du ministre sont conformes aux paroles de l’historien.

Vous n’avez pas attendu que le pouvoir vînt vous chercher pour le défendre contre les partis qui conspiraient sa ruine. Vous aviez blâmé dans l’avant-scène de la révolution ces ministres de Louis XVI qui le laissaient périr dans leurs mains inhabiles ; vous aviez déploré les irrésolutions de ce vertueux et malheureux prince qui n’osait l’opposer à ses ennemis. Vous l’aviez défendu contre l’Assemblée constituante qui lui imposait des limites fatales, et faisait, comme vous l’aviez dit, de la république sans le savoir. Vous l’aviez soutenu dans la Convention contre les jacobins qui voulaient lui imposer leur capricieuse tyrannie, contre cette Commune qui prétendait y substituer sa domination désordonnée. Vous aviez dit aux girondins qu’ils s’étaient rendus incapables de l’exercer par l’incertitude de leurs projets, par la mollesse de leurs résolutions ; vous aviez démontré par quelles fautes, par quelles faiblesses le Directoire avait mérité de le perdre.

Partout dans ce livre, où sont accumulés tant de faits, où sont portés tant de jugements, je vous vois flétrir avec l’indignation d’une âme élevée toutes ces époques d’anarchie, tous ces hommes du désordre que nous a dépeints votre plume. Vous les accusez de souiller par des violences une révolution qui n’avait d’autre but que de rétablir le règne des lois. Vous reprochez aux factions triomphantes d’avoir mis l’assassinat à la place de la légalité, d’avoir substitué la proscription à la justice, la licence à la liberté, la barbarie à la civilisation, d’avoir élevé leurs passions personnelles au-dessus de la volonté nationale, d’avoir détourné de son principe une révolution que toutes les classes avaient saluée comme un grand bienfait.

Avec quelle énergie ne condamnez-vous point ces débats que la Convention fait dégénérer en injures, en accusations réciproques, en cris de vengeance, et ces décrets de mort arrachés par la violence et par la terreur à une majorité tremblante, et ces proconsuls qui soufflent l’indiscipline et la défiance dans les camps où la vertu s’est réfugiée, qui défient l’Europe entière dans leur démence, incriminent les héros qui leur prédisent des revers, et les accusent de trahison quand leurs prédictions se sont accomplies !

Quels enseignements n’offrez-vous point à ce peuple ignorant et crédule, jouet éternel des ambitieux dont il ne comprend ni le but, ni les projets, distrait par ses tribuns des travaux qui le nourrissent, accablé de besoins et de privations par son oisiveté forcée, séduit par de vains mots dont la pensée lui échappe, poussé par la détresse au pillage, par l’ignorance à la barbarie, ne signalant sa souveraineté que par l’insurrection, plus pauvre, plus malheureux dans l’exercice tumultueux de cette souveraineté illusoire que dans la dépendance prétendue dont on irrite son orgueil, plus esclave des tribuns qui le dominent en le flattant, que des pouvoirs réguliers qu’on lui enseigne à maudire, et pour finir par une de vos réflexions les plus justes, première dupe des révolutions, et dernière victime des agitations où on le jette !

Quels exemples n’ont-ils pas à puiser dans votre livre, ces citoyens égoïstes qui dorment dans leur insouciance au bruit des orages, laissant aller anarchie jusqu’à ses derniers excès, et ne se réveillent que lorsqu’il n’est plus temps que de montrer le courage des martyrs ! S’il est des âmes nobles que peuvent séduire encore de généreuses utopies, vous leur direz comme aux girondins, qu’ils ne comprennent ni l’humanité, ni ses vices, ni les moyens de la conduire au milieu des révolutions, qu’ils espèrent vainement arrêter les passions dans une nature de gouvernement qui les déchaîne toutes, modérer les esprits sous un régime qui les met tous en fermentation, et renfermer les citoyens dans les limites du devoir quand ils les arrachent à leurs affaires pour les lancer dans le forum avec leurs rivalités, leurs antipathies et leur ignorance du gouvernement des empires.

Quels avertissements n’offrez-vous point encore à ces orateurs ambitieux, involontaires esclaves de cette popularité mensongère qui égare tant d’esprits généreux, qui fausse tant de sentiments magnanimes ? Popularité, vaine idole des ambitions mesquines, fantôme décevant, conseillère sinistre, tyran capricieux et frivole, malheur aux hommes politiques qui se laissent fasciner par tes prestiges ! Impose, si tu veux leur faiblesse, tu n’imposeras point à l’histoire. Elle relèvera les renommées que tu prétends abattre, elle flétrira celles qu’auront égarées tes caresses perfides. Et quel honnête homme, jeté par le sort dans le tourbillon des discordes civiles, pourrait se flatter de retenir tes faveurs, quand les tribuns les plus populaires les ont perdues, quand le fer des assassins, qu’avait si longtemps dominés leur factieuse éloquence, n’a frappé sur eux-mêmes qu’une tête dépopularisée !

Entraîné par les hautes leçons que nous prodigue votre Histoire, je n’ai point parlé de son mérite littéraire : mais l’Académie, en vous adoptant, m’a presque dispensé d’en faire l’éloge ; et l’opinion publique avait à cet égard devancé nos suffrages : elle avait loué ce style rapide où la justesse et la clarté de l’expression s’unissent à la force de la pensée. L’attention, sans cesse occupée, n’est jamais fatiguée par l’abondance des faits dont vous nous présentez l’imposant ensemble. C’est que tout s’y coordonne, et que le travail ne s’y fait sentir nulle part. Votre narration est pleine de vie : vos personnages marchent et agissent sous nos yeux ; nous assistons à leurs débats, nous reconnaissons à leurs actes la vérité des portraits que vous dessinez avant de les mettre en scène. Je vous louerai surtout de ne pas vous être laissé prendre à la vogue passagère de ce style prétentieux, de ces expressions maniérées, de ces effets de diction, de ces pensées recherchées, de cette affectation de profondeur qu’on s’efforce aujourd’hui de naturaliser dans notre littérature. Rien ne nuit plus au fond des pensées que cette recherche, cette afféterie, qui imposent au lecteur la pénible obligation d’en étudier la forme. Rien ne fatigue plus l’attention que la difficulté de percer les obscurités du style pour arriver péniblement à l’intelligence du texte. Ce reproche ne vous sera point adressé ; vous ne vous êtes préoccupé que de l’exposé des faits, sans vous embarrasser de la manière de les décrire, certain que vous étiez que la justesse de l’expression répondrait sans effort à la rectitude de la pensée ; et vous déroulez tant d’événements divers avec cet ordre, cette méthode, qui, les offrant toujours dans leur véritable perspective, donne un si puissant intérêt aux compositions historiques.

Ce même mérite se fait remarquer encore dans un opuscule célèbre, où le système de Law est analysé par vous avec une sagacité si rare. Vous initiez aux mystères de la science du crédit le lecteur le plus étranger à ces questions si fastidieuses pour l’homme du monde. Vous donnez même à cet exposé d’un système l’intérêt qui s’attache à l’histoire d’un peuple ; c’est que vous jetez les passions humaines dans cette narration, ou plutôt cette passion si active qui, à la honte de l’humanité, a toujours et partout résumé ou provoqué toutes les autres.

Je n’oublierai pas, Monsieur, pour achever d’énumérer vos titres et de justifier nos suffrages, ces éloquentes improvisations dont vous illustrez la tribune, et qui ajoutent chaque jour à votre renommée. Toujours prêt à vous lancer dans nos luttes parlementaires, vous y portez cette franchise d’élocution, cette facilité de style, cette vigueur de pensée, cette sûreté de jugement, cette éloquence de faits où la déclamation ne saurait trouver place, et qui vous font écouter avec le même intérêt que vous vous faites lire. Vos paroles coulent à flots pressés avec une abondance qui révèle des études profondes et une observation constante des hommes et des choses de notre époque. Ceux-là mêmes qui ne partagent pas vos opinions ne dissimulent point leur admiration pour la manière rapide, élégante et pittoresque dont vous les exprimez, pour ce talent prodigieux dans un temps où le barreau seul semblait avoir le privilége de le produire.

Cette puissance, désormais nécessaire aux hommes qu’anime la noble et périlleuse ambition de mener les peuples libres, n’a servi que trop longtemps à l’excitation des partis, au bouleversement des empires. Qu’elle ne serve plus qu’au triomphe de la raison publique, au rapprochement des esprits, à l’extinction des haines politiques, aux véritables intérêts de la patrie. Puissent nos Cicérons n’avoir plus ni Catilina, ni Verrès à foudroyer de leur éloquence ! Puissent nos Démosthènes n’avoir plus à combattre les intrigues et les factions de l’étranger ! Heureux les hommes qui dévouent comme eux au salut de leur pays les talents que leur a dispensés la nature ! Plus heureux peut-être ceux qui n’ont ni le besoin, ni le devoir, ni le désir d’en faire usage ! Mais ces lettres, ces études, que vous rêvez comme un asile de paix, qui firent le bonheur et la gloire de votre prédécesseur, il ne vous est pas permis encore de vous réfugier dans leur sein : si les muses s’en affligent, que l’État puisse du moins s’en réjouir !

Appelé par vos fonctions à parler au peuple dans la personne de ses mandataires, enseignez-lui ses devoirs sans porter atteinte ni préjudice à ses droits. Admis aux conseils du prince, ne lui faites jamais entendre que la vérité, et que le ministre fasse apprécier de plus en plus cette sagesse vraiment royale qui a su préserver notre belle patrie des convulsions politiques dont l’historien nous a présenté le tableau.