Discours de réception de M. de Pongerville

Le 29 juin 1830

Jean-Baptiste SANSON de PONGERVILLE

M. de Pongerville, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. le comte de Lally-Tollendal y est venu prendre séance le mardi 29 juin 1830, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

En recevant avec reconnaissance l’honneur de siéger parmi vous, j’apprécie la tâche qui m’est imposée. La littérature se rapproche chaque jour davantage des intérêts nationaux. Les vaines fictions, les images fantastiques, les conceptions sans but, ne sont plus de notre époque. Les formes enchanteresses de l’art sont réservées aux vérités utiles : telle était la pensée de mon noble prédécesseur. Dévoué à son pays comme au culte des arts, il fit presque toujours de l’emploi de ses talents un acte de courage ou de vertu. Sa jeunesse studieuse fut consacrée à la piété filiale, et ses premiers succès sont dus à ce sentiment véritablement divin, puisque, dépouillé de tout intérêt personnel, il naît à la fois de l’amour et de la reconnaissance. Un jugement funeste avait privé son père de la vie et de l’honneur : seul il lutte contre les accusateurs de son père, seul il venge sa mémoire. L’Europe, attentive à ses plaintes éloquentes, applaudit à son pieux triomphe. M. de Lally devenu justement célèbre, acquit bientôt de nouveaux droits à la renommée comme philosophe et comme écrivain.

L’étude de l’antiquité contribua surtout à développer ses talents. Heureux l’écrivain digne de puiser à cette source féconde ! Les anciens, grands, simples et vrais, nous ont transmis le type de toutes les beautés parce qu’ils sont les peintres fidèles de la nature. Ils en ont saisi les rapports avec nos facultés morales. Le beau, qu’ils ont reproduit dans toute sa pureté, n’est pas l’œuvre d’un caprice heureux ; la nature seule l’a révélé au génie. Les modernes ont toujours paru d’autant plus originaux qu’ils ont suivi les modèles de l’antiquité ; car la nature ne vieillit pas. Les beautés de l’art sont comme les beautés du corps humain ; elles naissent de l’accord de chaque partie, et ne sont le résultat d’aucune règle imposée ; la règle n’est que la simple observation de leur harmonie : en un mot, on ne les définit pas, on les sent. On ne pourrait donc changer arbitrairement les bases de l’art sans détruire l’art lui-même. C’est à cette noble école que M. de Lally perfectionna son goût et l’élégante clarté de son style. Il apprit ainsi à éviter l’obscurité de langage qui, par ses formes vagues et mystérieuses, séduit quelquefois le vulgaire, mais qui est essentiellement contraire aux productions littéraires et philosophiques ; car pour les unes elle détruit le charme en fatigant l’intelligence, et pour les autres elle éloigne du but en retardant l’approche de la vérité.

Parmi les productions de M. de Lally, on distingue des rapports remplis de hautes considérations politiques, des plaidoyers, des mémoires intéressants, et l’histoire du ministre anglais Strafford, ouvrage où des vues philosophiques caractérisent le mérite de l’historien. Il composa sur le même sujet un drame en vers qui, sans doute, lui fut inspiré par la conformité de l’infortune paternelle et des malheurs de son héros.

Né surtout pour l’éloquence, M. de Lally traduisit avec soin plusieurs discours de l’orateur romain. En se familiarisant avec l’élocution entraînante de son modèle, il s’exerçait aux combats de la tribune, et préludait ainsi aux efforts qu’il devait bientôt consacrer au triomphe d’une grande cause : tel que ces anciens gladiateurs qui, par des luttes innocentes, aguerrissaient leur adresse avant de s’élancer dans l’arène.

Un ferment de discorde politique, répandu dans toutes les parties de la société, préparait une crise terrible. Cette crise n’était point accidentelle, elle était l’œuvre nécessaire du temps on pouvait en modifier les effets, et non les prévenir.

Depuis la grande époque de Louis XIV, une foule d’hommes extraordinaires, se pressant sur la scène du monde, avait réuni l’immense faisceau des connaissances humaines ; armés de toute la puissance morale, interprètes des besoins de la société, ils l’arrachèrent à sa longue enfance. A leur voix, les bûchers de l’intolérance s’éteignent, les dernières traces de l’esclavage disparaissent, chaque jour efface la rouille du moyen âge ; l’Europe prend une face nouvelle ; la majestueuse antiquité semble en partie reproduite dans les événements et dans les hommes.

Montesquieu, investigateur des ressorts de la législation, émancipe les peuples, et trace la limite entre le pouvoir et l’obéissance.

Buffon invite à l’étude de la nature, en révélant avec charme ses plus profonds mystères.

Opposant aux préjugés sa vertueuse indépendance, le brûlant génie de Jean-Jacques prêche la raison avec fureur, et la fait pénétrer dans toutes les âmes.

Les progrès de l’esprit humain s’étendent avec rapidité ; ce que l’imagination a deviné, la science le confirme. La terre n’a plus de secrets, les cieux n’ont plus de voiles ; la main de l’homme atteint, mesure et pèse les astres. Tous les efforts de l’intelligence tendent au même but ; ce but n’est plus, comme dans le siècle précédent, la perfection des arts, les arts ne sont alors que les moyens d’accroître la masse du bonheur public. Pour y parvenir, on voit un seul homme embrasser tous les talents à la fois. Chantre séduisant, moraliste profond, il prend tous les tons pour plaire, il plaît en instruisant. Athlète infatigable, sa vie est un combat contre l’erreur. Il rappelle les peuples à leur dignité première et les contraint à rougir du joug qu’ils ont porté. Environné, soutenu de l’élite de ses contemporains, il lève au-dessus d’eux un front resplendissant de soixante années de gloire. Sa puissance est sans rivale ; armé du sceptre du génie, il commande à son siècle, le siècle s’élance avec lui. Et, quand nous croyons aujourd’hui céder à notre propre mouvement, c’est encore son impulsion qui nous entraîne. Si l’ascendant de la force matérielle cesse avec sa cause, l’action morale s’étend à l’infini ; et la force de ce siècle fameux est surtout dans la pensée. Sa force nous anime encore. On a pu combattre cette vérité, et non pas en triompher. Trop souvent la foule insouciante recueille les fruits sans apercevoir la tige qui les lui donne ; et les siècles, comme les hommes, ne sont justement appréciés qu’au jour où ils n’apparaissent plus qu’à une grande distance.

Vous, Messieurs, gardiens naturels de ce qui contribue à la splendeur nationale, c’est dans votre sanctuaire que se conserve la vénération acquise à ces hommes illustres, qui, presque tous, vous ont appartenu. Si le public lettré qui leur doit tant .de reconnaissance se montrait insolvable, vous acquitteriez, Messieurs, la dette de la patrie ; et si, par un caprice de l’esprit, par un amour de controverse, par un dépit orgueilleux excité peut-être à l’aspect de tant de grandeur, nous pouvions méconnaître ce siècle de création et de gloire, ce siècle qui déjà montrait dans la France la reine des nations, l’Europe, plus juste que nous, le défendrait contre les ingrats héritiers de ses bienfaits.

Jeune encore et mûri par une rigoureuse expérience, M. de Lally comprit son époque. Escorté de l’estime publique, il vint siéger dans cette assemblée fameuse où le passé et le présent s’entrechoquaient avec fureur.

Soutien du trône et des intérêts du peuple, M. de Lally se distingua parmi les fondateurs de notre liberté. Pendant trois années il lui consacra ses talents, sa fortune et sa vie. Cet homme juste ne concevait pas l’alliance de la liberté et du privilège ; il s’empressa de voter l’admission des citoyens à tous les emplois, sans autre distinction que celle des talents et des vertus.

Après une lutte prolongée au milieu des orages impétueux, M. de Lally s’aperçut que le char de la révolution se précipitait dans des chemins sanglants. Indigné de rester spectateur des maux qu’il ne pouvait plus adoucir, il se retira dans les montagnes de la Suisse ; mais le danger qui menaçait la famille royale le rappela en France, et, de concert avec d’illustres amis de la patrie, il fit des efforts inouïs pour combler le précipice entr’ouvert sous le trône. L’intrépide défenseur des lois, plongé lui-même dans les cachots de l’Abbaye, échappe miraculeusement aux massacres, et se réfugie en Angleterre ; là, il apprend le fatal procès intenté à son souverain. Le premier il jette dans l’arène des partis le gage de sa fidélité. Son dévouement n’est point accepté, mais il en recueille toute la gloire.

Dans son long repos sur la terre étrangère, gémissant d’user des jours inutiles à son pays ; dévoré de la soif de le revoir, il exhale ses douleurs dans un ouvrage consacré à la défense des émigrés. Désespéré, et non pas injuste, il apprécie les erreurs du temps, et sépare de tout autre intérêt la cause du malheur. Mais si sa voix conciliante s’élève en faveur des Français que les commotions politiques avaient arrachés du sol natal, le héros de la piété filiale reconnut toujours une mère dans la patrie absente.

Rendu enfin à ses foyers domestiques, il ne prit aucune part aux bons ni aux mauvais jours du consulat et de l’empire ; et tandis que la France, livrée au génie des conquêtes, perdait en liberté ce qu’elle gagnait en gloire, le vénérable soutien de la monarchie de 91 chercha l’indépendance dans la vie privée.

Ramené sur la scène politique par les événements de 1814, il se rangea près du trône constitutionnel, et le zèle dont il avait offert tant de preuves à la famille royale s’accrut encore, lorsqu’il vit l’héritier du monarque législateur assurer l’indépendance de la pensée, et garantir par ses promesses sacrées la conservation de l’édifice que la sagesse du trône éleva au bonheur d’un peuple généreux.

Par de justes droits appelé à la pairie, M. de Lally y siégea avec plusieurs de ses anciens émules de patriotisme, comme lui restés fidèles à leurs nobles principes ; mais, par une réaction naturelle à l’esprit humain, les excès populaires dont il conservait le souvenir le firent quelquefois céder à des exigences qu’il croyait salutaires. Cependant il retrouva toute son énergie pour défendre la plus précieuse de nos libertés. Ses paroles ont retenti comme l’expression du vœu national : « Point de liberté sans la liberté de la presse. Point de liberté d’aucun genre, si à côté d’elle n’existe une loi qui en réprime les abus. »

Je vous ai signalé, Messieurs, les principaux titres de la gloire littéraire et politique de M. de Lally ; et peut-être serait-ce en augmenter le prix que de vous peindre les obstacles dont ses talents et son courage ont triomphé. Le mérite et la vertu aux prises avec l’adversité, sont dignes de votre intérêt.

Comme presque tous les hommes remarquables, M. de Lally fut son propre ouvrage. L’infortune signala ses premiers jours, les soins maternels n’entourèrent point son berceau. Recueilli dans l’asile des collèges, inconnu à lui-même, longtemps il n’eut d’autre famille que les jeunes compagnons de ses travaux. Le monde entier fut pour lui une solitude où il ne trouva de charmes que dans ses triomphes classiques. Souvent il obtint des couronnes, mais il n’avait pas de mère à qui les offrir ! Il fut orphelin quinze années. Enfin se présente à lui un étranger, revêtu des insignes de la grandeur et frappé d’une sombre tristesse. L’étranger le contemple avec attendrissement, l’interroge et, satisfait de ses réponses, laisse échapper un éclair de joie à travers le voile de tristesse qui couvre son front. Viens dans mes bras, lui dit-il, je suis ton père ! C’était l’infortuné général de Lally, qui donnait à son fils quelques instants disputés au glaive meurtrier !

M. de Lally nous l’apprend lui-même : il ne connut son père qu’un jour, un seul jour avant de le perdre. Plein du sentiment que la nature lui révélait, il court offrir à son père son hommage et son éternel adieu, il veut lui faire entendre du moins la voix d’un fils parmi les cris de ses bourreaux. Il se précipite vers l’échafaud où il espère le consoler et mourir avec lui. On avait hâté l’instant fatal… il ne trouva plus son père ! il ne vit que la trace de son sang !

Rentré avec son désespoir dans la retraite de l’étude, l’unique usage de ses talents fut de réclamer l’honneur de son père ; il se livre tout entier à ce devoir religieux. Les menaces, l’abandon, la pitié dédaigneuse, il brave tout, il supporte tout. Sacrifier sa vie pour celui qui nous la donna est une action sublime ; mais la consacrer pour rétablir l’honneur d’un père qui n’est plus, cette constance n’est pas moins sublime, peut-être.

Il oppose la fermeté de sa conscience et de sa raison à l’arrêt qui frappe une victime si chère ; il proclame son innocence, il en multiplie les preuves. La nature et la douleur inspirent son éloquence. Les accents de la piété filiale retentissent dans tous les cœurs. Les hommes les plus célèbres, émus de son désespoir, éclairés par ses investigations, unissent leurs voix à la sienne. Le défenseur des Sirven et des Calas encourage le jeune et pieux Lally. De son coup d’œil d’aigle, Voltaire examine les piéges que l’envie tendit à une illustre infortune ; il en appelle au tribunal de l’opinion, et la justice reparaît au signal du génie. Le jeune monarque qui essayait alors un trône où la vertu la plus pure ne garantit pas toujours de la tempête, Louis XVI, annonça son règne en confirmant l’arrêt du conseil qui rendait honneur à celui que la haine avait privé de la vie. Voltaire, instruit au lit de mort de l’équité royale, se ranime pour adresser ce billet au fils de l’infortuné général :
« Le mourant ressuscite en apprenant cette grande nouvelle ; il embrasse bien tendrement M. de Lally. Il voit que le roi est le défenseur de la justice : Voltaire mourra content. »

Le lendemain, on cherchait furtivement une tombe obscure pour dérober à ses persécuteurs celui dont le génie régnait sur l’Europe entière.

Après dix ans de combats, M. de Lally reconquit l’honneur paternel. Ce triomphe ouvrit dignement sa brillante carrière. Distingué par des qualités éminentes dans les assemblées législatives, dans le monde savant, parmi les pieux soutiens de l’humanité et dans le conseil des rois, il avait des droits aux palmes littéraires ; et vous l’avez accueilli, Messieurs, avec l’intérêt que vous inspirait le vénérable témoin de tant de grandes scènes qui ne tenaient plus à vous que par leur influence. Aucune faveur de la fortune ne le touchait autant que honneur de vous appartenir. J’ai été assez heureux pour entendre de sa bouche l’expression du sentiment de fierté qu’il éprouvait en siégeant parmi les successeurs des maîtres dont il avait vu la gloire de si près. Il contemplait ce spectacle douloureux et sublime de la mort qui frappait sans cesse dans vos rangs, et ne semblait point les éclaircir. Ce ne sont plus les mêmes hommes, disait-il ; c’est la même illustration. En effet, il vous voyait, Messieurs, rendre un nouvel éclat à toutes les branches de la littérature, et, pour captiver un public rassasié de chefs-d’œuvre, enrichir les deux scènes créées par nos maîtres. Ce qui avait échappé à leur génie est devenu le partage du vôtre. Vous avez consacré pour jamais l’alliance des lettres et de la philosophie. Plus d’un de vos poëtes ceint la couronne civique. Ici la plus brillante éloquence s’unit à l’art de Quintilien, et vos rangs s’ouvrent à ces talents courageux que la tribune enfante aux acclamations de la patrie reconnaissante.

Riches du passé et du présent, disait M. de Lally, portons des regards satisfaits vers l’avenir. L’indépendance, que le pouvoir absolu permettait quelquefois au génie, devient le droit de tous ; un prince religieux la respecte comme l’ornement et l’appui du trône. L’indépendance, cette âme des talents, va rallumer leur puissante énergie. Les lettres reviendront d’elles-mêmes à leur noble destination dans la patrie des Corneille et des Pascal, des Molière et des Racine. C’est en posant sur leur trace un pied hardi et respectueux, que la génération qui s’avance verra le champ de la littérature s’étendre devant elle. L’admiration pour les grands maîtres féconde les grands talents.