M. le comte Philippe Ségur, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. le duc de Lévis, y est venu prendre séance le mardi 29 juin 1830, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Le bonheur d’un candidat, parvenu à l’honneur de siéger dans cette enceinte, la reconnaissance d’un fils que vous n’avez pas jugé indigne de s’asseoir, ici, près de son père, la crainte si naturelle, après une si grande faveur, de ne pas paraître assez la mériter, enfin, la douleur d’occuper la place d’un oncle qui, dans sa tendre et peut-être aveugle indulgence, avait exprimé le désir d’avoir son neveu pour confrère, que de sentiments à la fois ! Et quels accents, dignes d’être entendus de vous, pourront sortir du désordre de tant d’émotions si diverses !
Mais l’une d’elles, Messieurs, domine les autres en ce moment : c’est le profond regret d’une perte si récente ; c’est le besoin d’en retracer l’étendue. Pourtant, s’il est vrai que louer soit juger, et qu’ainsi, décerner un éloge suppose une espèce de supériorité, comment oser se faire le panégyriste ou le juge de l’être qu’on respecte ? J’essayerai donc seulement de vous rappeler la vie de M. le duc de Lévis ; et, dans cette circonstance, si raconter est louer, ce sera à l’histoire et non à l’historien que vous devrez attribuer cet éloge.
Fils d’un maréchal de France, né pauvre et dont le mérite avait fait toute la fortune, Gaston-Pierre-Marc, duc de Lévis, sentit de bonne heure tout ce que sa naissance lui imposait d’obligations. Sentiment qui lui dicta depuis la meilleure de ses maximes : noblesse oblige.
Entré fort jeune dans la carrière des armes, la paix fatigua son esprit qu’enflammaient l’ardeur d’apprendre et le besoin d’admirer les grandes choses et les grands hommes. On sait qu’alors, pour contempler la gloire de près, il fallait aller un peu loin. Il semblait qu’elle se fût exclusivement fixée à Berlin et à Pétersbourg ; et ni la distance, ni l’appréhension de se trouver en face de colosses, d’autant plus imposants qu’ils étaient alors sans comparaison, ni les liens si étroits de la discipline, ni même ceux du devoir filial, ne purent retenir le jeune duc de Lévis. Il fit une de ces fautes rares qu’on peut citer sans crainte de les rendre contagieuses, et ne reparut en France qu’après avoir mesuré sur les lieux mêmes les pas des trois plus grands personnages de son siècle : ceux de Catherine, de Frédéric et de Pierre le Grand.
Il revenait, riche d’observations, et après avoir puisé à ses sources les enseignements de l’histoire, quand le bailliage de Senlis le nomma député de l’Assemblée constituante. La révolution, commencée dans les esprits depuis longtemps, éclatait alors. Dans cet instant si difficile de la transition d’un ordre de choses à un autre, M. de Lévis ne fut pas de ceux qui, s’immobilisant, se laissèrent dépasser par le temps, qui est le plus mobile de tous les êtres.
Placé entre deux générations, dont l’une se retenait opiniâtrement au passé, tandis que l’autre se lançait aveuglément dans l’avenir, il fut à la fois tout ce qu’il devait être ; l’homme du passé, l’homme du présent et celui de l’avenir. Toute sa vie fut ainsi. C’est pourquoi, jeune, il plut à l’âge mûr, et vieux, à la jeunesse ; se gardant bien d’être exclusif comme celle-ci, qui ne regarde qu’en avant, ou comme la vieillesse qui ne regarde qu’en arrière, c’est-à-dire, chacune du côté où elle peut se voir elle-même davantage.
Tolérant sans indifférence, il excusait, d’une part, ces esprits inconsidérés, qui s’imaginent que les hommes et les choses s’arrangent aussi facilement que les mots dont ils composent leurs utopies ; et de l’autre, ces têtes opiniâtres, où il semble que, par une pétrification d’une nouvelle espèce, les idées aient pris une consistance presque matérielle.
Cette libéralité de sentiments inspirait encore M. de Lévis trente ans plus tard, Messieurs, lorsqu’ici même vous l’entendîtes s’écrier : « Gloire et reconnaissance éternelle au sage monarque qui a détruit pour jamais le germe des affligeantes dissensions ! La Providence, ajoutait encore M. de Lévis, a fait enfin luire sur la France le jour fortuné, où furent posées les bases d’une Charte dont le but est la prospérité de tous, dont les moyens consacrés par l’expérience, n’ont rien d’illusoire ni de captieux. Eh ! comment, vous disait-il encore dans une autre circonstance, la liberté, la publicité des discours aurait-elle pu effrayer un prince généreux et loyal, dont la sollicitude paternelle ne veut rien ignorer de ce qui intéresse ses sujets, et qui veut connaître leurs sentiments comme il désire qu’ils connaissent les siens ? »
M. de Lévis fut donc toujours le même : aussi lorsqu’en 1789, il fit noblement à son pays les sacrifices qu’il jugea utiles, ce fut avec réflexion, avec dignité et mesure, et en les subordonnant à une constitution, que dès lors il voulait semblable à celle qui nous régit.
S’il eût été cru, nous eussions donc commencé par où nous avons fini. Mais alors tous les genres d’intérêts, toutes les passions étaient aux prises ; et dans cette tourmente, fatale à tous, M. de Lévis, tantôt s’élançant au-devant de sa destinée, tantôt la subissant, quelquefois l’épée, plus souvent la plume à la main, fît partout honorer en lui le nom français. Il scella de son sang l’accomplissement de ce qu’il regardait comme un devoir.
Libre enfin, quoique toujours expatrié, il se réfugia dans l’étude des sciences et des arts. La Société royale de Londres l’admit à ses séances ; alors, tirant d’une position forcée tout le parti possible, il parcourut attentivement l’Angleterre, étudiant le lieu de son exil sous les nombreux et intéressants rapports qu’offre cette métropole de l’industrie humaine à l’observateur digne de l’apprécier. Le livre où il consigna ces observations, fut reconnu comme l’un des mieux écrits et des plus instructifs dont le pays ait été le sujet. Sa préface elle-même parut un modèle de bon goût, de jugement, et de ce respect consciencieux qu’un auteur devrait toujours avoir pour le public.
C’était alors le temps des actions gigantesques et des hommes extraordinaires. L’un d’eux revenait de cette Égypte où devait successivement s’accomplir le pèlerinage de gloire des trois plus grands capitaines que le temps ait montrés au monde. Réunissant tous les partis dans sa main victorieuse, il venait de renverser en France les barrières de l’exil. M. de Lévis put donc, à la suite de la religion, de l’ordre et des lois, rentrer dans cette France toujours regrettée. Dès lors, tout entier à la littérature, et nous rappelant à la fois deux auteurs célèbres, il publia des Lettres chinoises, et ces Maximes claires, concises, profondes, plus variées peut-être que celles de son ingénieux devancier, et qui en soutiennent la comparaison.
Il y joint ces Essais où il nous fait voir comment la découverte des armes à feu adoucit les mœurs, égalisa les droits et recomposa de grands États. Égalisation de droits : parce qu’au travers des châteaux forts et des armures de fer, le canon tua la féodalité ; recomposition des grands États par la destruction de cette féodalité qui les divisait ; adoucissement des mœurs parce que l’invention des armes à feu finit le règne de la force physique, acheva d’établir celui de la force morale, et, plaçant les combattants à une grande distance les uns des autres, arracha de leurs cœurs l’acharnement, la fureur, la haine, résultats des combats corps a corps.
Arrivé à cette conséquence d’un ordre élevé, la vue de M. de Lévis s’étend de plus en plus ; il parcourt les hautes régions de la politique, et rentrant, par un sixième Essai, dans sa première proposition, ce n’est pas seulement à l’invention de la poudre, à celle de l’imprimerie, au génie de Richelieu, qu’il attribue la victoire de la monarchie sur la féodalité ; c’est encore à ces attraits toujours si doux et si puissants des dames françaises, à leur constant empire sur ces chevaliers qui dans les combats et les tournois, se sacrifiaient pour obtenir d’elles une couronne, un regard, un gage de gloire et d’amour. Il dit comment, attirés et retenus par leurs charmes, et s’occupant plus désormais à leur plaire qu’à les mériter, ces guerriers renoncèrent à leur indépendance, à leurs châteaux forts, à leur existence de souverains, et comment enfin ils abandonnèrent tant d’avantages pour une cour suzeraine, où toutes les grâces réunies captivèrent ces vassaux redoutables, que d’autres armes auraient été plus longtemps à soumettre.
C’est par de tels travaux Messieurs, qu’à tous les biens dont on peut hériter M. de Lévis montra qu’il joignait ceux dont on n’hérite pas. Il avait perdu les titres des uns, et il ne devait les retrouver un jour que fort altérés ; mais ceux des autres étaient indestructibles : ils traversèrent intacts les révolutions, furent confirmés par le temps, et l’auteur du livre des Maximes, le peintre habile de ces portraits dont la touche est si ingénieuse, le conteur aimable et enjoué qui le premier fit rire Mousseline la sérieuse, l’historien de l’Angleterre du dix-neuvième siècle, celui de l’oppression de l’Italie, enfin, l’orateur, à la fois économiste et législateur, vint, au milieu de vous, joindre ses titres à ceux de cette ancienne et illustre société, l’une des plus incontestables gloires de la France.
C’est là Messieurs, que, plein de reconnaissance pour les lettres auxquelles il devait tant, il donna l’exemple d’un respect constant et scrupuleux pour l’élégance, pour la pureté du langage et pour les saines doctrines de la littérature ; doctrines saines à ses yeux, parce qu’elles ne lui paraissaient nullement exclusives, parce qu’elles sont larges et toujours prêtes à adopter et à consacrer toutes les innovations qui ne blessent ni le bon goût, ni le bon sens, ni les règles d’un langage qu’il regardait comme impossible de jamais fixer, si tant de grands et sublimes écrivains n’avaient pu le faire.
Son génie observateur et flexible, en remarquant la direction générale et nouvelle des esprits, ne s’étonnait pas de voir la jeunesse, devenue, plus sérieuse, être aventureuse et avide de succès en politique comme jadis en galanterie ; de la voir souvent donner quelque ombrage à de certains gouvernements, comme autrefois à plus d’un ménage. Mais quoique l’expérience de M. de Lévis fût indulgente, par la même raison que sa science était modeste, plus sévère en littérature qu’en politique, il s’étonnait de cette inquiète agitation qui semble prête à bouleverser la république des lettres.
Ce n’est pas qu’il blâmât les auteurs nouveaux de prétendre, comme nos industriels, à des brevets d’invention ; il approuvait même ces esprits fiers et indépendants qui s’irritent d’avoir été devancés, qui s’indignent de rencontrer partout les traces de leurs prédécesseurs et ne se plaisent que sur des routes toutes neuves : mais en aimant leur généreuse audace, plein de respect pour le langage reçu, il demandait : Pourquoi des innovations presque matérielles ? Dans ce travail de l’esprit pourquoi changer l’instrument ? Alors, cette tour, si fameuse dans l’Écriture, lui revenait à la mémoire, et quoiqu’il ne vît aucun édifice d’une structure nouvelle, qui menaçât le ciel par son élévation, il craignait une nouvelle confusion de langues.
Il comprenait sans doute qu’une société toute jeune et toute neuve, issue, après un enfantement si douloureux, d’une société surannée, devait avoir de nouveaux besoins ; mais, loin de lui promettre l’heureux génie qui devait y satisfaire, de pareilles tentatives semblaient lui annoncer plutôt le génie qui s’égare.
Il pensait aussi que ce n’est pas en s’efforçant d’innover qu’on innove. Et en effet, Messieurs, si les grandes pensées viennent du cœur, fruit d’une inspiration, et non d’un effort, elles en jaillissent involontairement, tout armées avec leurs formes nettes et vigoureuses. C’est pourquoi le génie de ces grands hommes dont la voix semble être le cri de tout un siècle, nous apparaît large, plein, facile, majestueux. C’est leur forme naturelle, leur manière d’être ; ils sont grands sans le vouloir, et parfois sans le savoir. Voilà ce que furent ces innovateurs du grand siècle, ils travaillèrent en silence, se servirent du langage convenu, le perfectionnèrent et ne s’annoncèrent que par leurs œuvres.
De même ont successivement apparu ces Buffon, ces Montesquieu et tant d’autres gloires du dix-huitième siècle ! Siècle qu’on peut appeler, à tant de titres, celui de la pensée, de la pensée hardie, conquérante, et ornée de tout ce que l’éloquence et la poésie ont, dans tous les genres, de plus persuasif et de plus profond : gloire littéraire si grande, que lorsque les autres gloires s’endormaient au sein des voluptés, elle seule, soutenant la France à ce même degré d’élévation ou l’avait portée le grand siècle, acheva la conquête de l’Europe.
Et réellement, Messieurs, tandis que nos armes fléchissaient à Rosbach et à Dunkerque, voyez la littérature française victorieuse, devancer d’un demi-siècle nos armées conduites par le plus rapide et le plus redoutable des capitaines ; voyez-la pénétrer seule, avec son pur et noble langage, dans toutes les capitales de l’Europe, s’y établir par la plus douce et, plus légitime des conquêtes, et régner par d’Alembert et Diderot, par Rousseau et Voltaire, dans Berlin au milieu même de la Pologne, et jusque dans Pétersbourg.
Ici, Messieurs, dois-je craindre de m’égarer en citant après tant d’hommes célèbres celui qui fut à la fois mon père, mon maître, mon modèle ; de qui je reçus plusieurs vies, qui créa tout en moi, jusqu’à cette existence nouvelle que j’ai le bonheur de venir aujourd’hui puiser au milieu de vous. Lui, Messieurs, dont mes regards ne peuvent se détacher dans ce dix-huitième siècle dont il fut l’historien, dans ce siècle qui semble encore se réfléchir tout entier en son style nourri et brillant de cette clarté pure, simple, élégante, véritable langue des grandes et fortes pensées, siècle dont il apporte au milieu de nous l’équitable et douce libéralité, la profonde et sage philosophie, l’urbanité de mœurs si aimable, et la persuasive et attrayante aménité ! Pardonnez ! mais ces paroles qui s’échappent de mon cœur, ne venez-vous pas de les consacrer par un choix unanime ? Car, en moi, Messieurs, je le sens avec une double reconnaissance, c’est lui, lui surtout, que votre tendre, ancienne et unanime affection vient de proclamer une seconde fois votre confrère.
C’est en respectant les mêmes règles, dans des genres nouveaux, que se sont illustrés dans les livres et sur les théâtres de nos jours les auteurs de ces romans, de ces scènes, de ces comédies historiques tant de fois redemandées ; heureuses innovations, inspirées par nos mœurs, et qui ont étendu, sans bouleversement le domaine du génie.
Tels encore se montrent aujourd’hui ces historiens hardis et profonds, ces ingénieux et éloquents professeurs dont notre France s’honore. Voyez en littérature, en histoire, en philosophie, comme ils caractérisent les temps, comme ils ont su saisir et peindre, à grands et nobles traits, la physionomie de chaque siècle ! Jamais le génie de l’histoire et l’histoire de l’esprit nous apparurent-ils sous des formes plus imposantes ? Furent-ils jamais mieux étudiés, plus approfondis ? et faut-il s’étonner qu’au milieu de si nobles et de si vastes pensées, la pensée elle-même n’ait pu méconnaître sa céleste origine ?
Mais, de ces hauteurs nouvelles, loin de mépriser leurs ancêtres, leur génie se plaît à s’échauffer à la contemplation des siècles passés, sachant bien que, comme tout ce qui est froid, le dédain est stérile ; et que l’admiration, l’enthousiasme, sont seuls créateurs, de même que la chaleur seule est féconde.
Successeurs naturels, héritiers légitimes, ils entrent en possession de ce patrimoine de gloire, qu’ils ont déjà tant augmenté, sans prendre un air de conquête ; ils succèdent sans prétendre usurper ; ils héritent et ne dépouillent pas ! Enfin, ils recueillent chaque jour, de leurs efforts, une renommée d’autant plus générale, qu’ils ne dédaignent pas de se servir des formes d’un langage devenu presque universel.
Voilà, Messieurs, ce que pensait celui que je n’ose remplacer ici qu’en vous rappelant ses opinions littéraires. Mais, en applaudissant à ces nobles efforts, M. de Lévis s’étonnait de la direction différente que ses derniers regards voyaient prendre à des esprits dont les brillants essais, dont la nombreuse clientèle et la généreuse audace faisaient assez reconnaître la supériorité. A leur langage moins nouveau que renouvelé, il lui semblait apercevoir de hardis et jeunes lutteurs qui reculant trop dans un mauvais terrain pour prendre un plus grand élan, y demeurent comme engravés.
Il s’affligeait surtout d’entendre leur fière indépendance reprocher une servile immobilité au siècle de nos pères ! Eh quoi ! lorsque, dans le dix-huitième siècle, la république des lettres fut si entreprenante, qu’on l’accusa d’avoir fini par donner momentanément à tout l’État cette forme républicaine de gouvernement qui la régissait elle-même, on entend dire que son génie poétique et dramatique ne marcha qu’entravé dans le génie du dix-septième siècle, si différent du sien ! Ainsi, d’une part, elle, qui mit tout en mouvement, serait, de l’autre, demeurée stationnaire ; novatrice audacieuse en philosophie, en politique, elle n’aurait, en poésie et en art dramatique, rien osé sur elle-même ! Maîtresse au dehors, elle serait restée captive au dedans ! Les poëtes du grand siècle, qui l’élevèrent si haut, seraient devenus ses dictateurs Et, telle que les États conquérants, vaincue par sa victoire, elle aurait trouvé, dans sa gloire, son esclavage.
Eh ! Messieurs, ce Voltaire, qui, dans le dix-huitième siècle, la représente, marcha-t-il donc enchaîné de si près au char de Racine ? Sur quel modèle Ducis et Delille se sont-ils calqués ? Collin d’Harleville, Picard, Beaumarchais, suivirent-ils humblement les traces de Molière ? Atride mourant parle-t-il le même langage que, jadis en Aulide, le roi des rois ? Sur quelle route battue avons-nous donc enfin vu se traîner le Génie des martyrs et du christianisme ? Le poëme épique de Philippe-Auguste, les Vénitiens, les Templiers, Marius, Pinto, et, après eux, Marie Stuart, Sylla, Marino Faliero, Tibère ; enfin, ces Méditations aussi sublimes par leur noble et pure expression, par leur rhythme racinien, que par la pensée, ne sont-ils pas enfants de ce dix-huitième siècle ; enfants posthumes, pour la plupart, il est vrai, mais reconnus par vous, Messieurs, qui en représentez la gloire ?
Où sont dans leur forme, dans leur langage, les marques d’une aveugle sujétion ? Et pourtant aujourd’hui ce siècle qui commence, sévère comme tout ce qui est jeune, condamnerait la vieillesse du siècle qui nous donna nos pères ! Il accuserait sa poésie de s’être servilement renfermée dans les limites du grand siècle, qu’il appelle celui des grandes illusions ; un siècle de convenances, de convention, modelé et comme pétri à main d’homme ; le siècle de l’art enfin, tandis que lui, dit-il, veut être exclusivement celui de la nature !
Mais cette passion pour la nature nous ferait-elle oublier qu’il est ici question d’un art, fruit d’une civilisation avancée, et que l’art ne peut jamais être que l’imitation d’une nature plus ou moins choisie. Quelle sera donc la nôtre ? Sera-t-elle inculte ou civilisée ? Tout lui sera-t-il permis ? Et parce que tout est dans la nature, pour être naturel, faudra-t-il tout nous décrire ?
Ainsi, nous changerions de public, et quand les bienfaits de la liberté et les progrès des sciences rendent de jour en jour plus nombreux ce grand jury littéraire, nous récuserions cette élite de la société, non-seulement française, mais européenne ! La république des lettres, cet État dans l’État, existerait sans usages avoués, sans mœurs convenues, sans lois écrites ; on n’y reconnaîtrait aucune supériorité, pas même celle du mérite consacré par l’opinion des siècles ! On effacerait les nuances, les transitions, les limites des genres ; on confondrait leurs accents ! On imaginerait, par exemple, que la pensée libre et ne voulant point descendre jusqu’à la prose, ne doit pourtant plus subir les inutiles entraves d’une versification tyrannique ; qu’on doit en rompre la cadence, en briser l’harmonie, qu’on peut, dans ce langage tout de convention, en secouer les règles, c’est-à-dire, les conventions et, résolvant un problème connu au théâtre, inventer une troisième manière d’écrire qui, sans être encore de la prose, ne soit déjà plus des vers.
Enfin, Messieurs, parce que les temps sont changés, parce qu’il faut sans doute des teintes différentes pour de nouveaux aspects, des couleurs autrement mélangées pour de nouvelles mœurs, d’autres traits pour d’autres figures, on se persuaderait que les éternels et immuables principes de la raison, que les formes du langage, que les constructions et jusqu’à l’orthographe, sont à refaire ! Ne semble-t-il pas qu’avant nous tout n’était qu’artifice, usurpation, préjugé, qu’enfin la grande révolution de 1789, celle du dix-huitième siècle, atteint à son tour l’empire des lettres, et que le 14 juillet de la littérature est arrivé !
Mais, Messieurs, quelle analogie ? Dans cet empire, contre quelle usurpation, contre quels privilèges, prétendrait-on se révolter ? Les formes du républicanisme le plus pur y furent toujours en vigueur ; toutes les causes ne s’y décidèrent jamais que par des appels au peuple ; là, point de chambre haute, aucun degré de juridiction. Chaque soir, une multitude d’assemblées populaires, réunies sans autre cens exigible qu’une pièce de quelques francs, y jugent de tout en dernier ressort ! Racine, Molière, Voltaire et leurs successeurs y furent, y sont jugés par acclamations ! Et pourtant, sans craindre le pire des despotismes, celui de l’anarchie, on crierait à l’esclavage ! On supposerait une aristocratie impossible ! On l’accuserait d’avoir rendu à notre globe son antique immobilité ! Eh bien, nouveaux Copernics, voulez-vous remettre en mouvement ce monde littéraire ! Nouveaux Galilées, croyez-vous à d’autres antipodes ? Explorateurs hardis, vous figurez-vous un nouveau monde ? Qui s’oppose à vos tentatives ? Marchez ! parvenez ! découvrez ! Nos mains sont prêtes pour applaudir, nos voix pour vous proclamer c’est alors que vous nous verrez modifier, réformer même, ces lois qui ne nous ont point été imposées par nos heureux devanciers, mais auxquelles eux-mêmes furent soumis tentez donc et réussissez, et nous ferons alors, sur de nouveaux succès, de nouveaux principes.
Mais, navigateurs heureux, quand des parfums enivrants vous annonceront ces mondes inconnus promis à votre génie aventureux, et que, nouveaux Colombs, vous nous entendrez avec vous crier avec transport, Terre ! terre ! pourquoi même alors votre gloire nouvelle méconnaîtrait-elle une gloire ancienne, gloire prescrite et mille fois consommée ? Non, sans doute ! Parvenus au temple de mémoire, vous vous respecterez dans vos devanciers ; vous songerez que chacun devient ancêtre à son tour ; vous craindrez d’apprendre à l’avenir à dédaigner le passé, et de donner à votre postérité l’exemple de mépriser ses ancêtres.
Pardon, Messieurs tout plein encore de vos leçons et des doctrines littéraires de M. de Lévis, leur inspiration ne m’a-t-elle pas entraîné trop loin ? Fallait-il me laisser emporter ainsi par l’espoir de ce qu’il nous est possible d’acquérir, quand un sentiment douloureux devait, au contraire, me retenir tout entier dans le souvenir de ce que nous venons de perdre.
C’est ainsi que le moment arrive pour tous, où l’on ne se rappelle ses plus douces émotions que par ses regrets. Quand les nôtres, Messieurs, ont pour objet l’homme d’État dont la maxime était : Gouverner, c’est choisir ; le grand qui, dans la noblesse, voyait surtout une obligation ; lorsque ces regrets portent sur un philosophe pratiquant ses maximes, qui travaillait encore la veille de son dernier jour, après avoir écrit : Qu’on se lasse de tout, excepté du travail ! vous ne me reprocherez pas sans doute, de tels souvenirs.
Déjà ces regrets furent exprimés par l’un de vos confrères que des succès brillants, que toutes les supériorités de l’esprit, et que votre double choix rendent célèbre. Souffrez donc qu’empruntant à son éloquence l’autorité qui manque à mes paroles, je répète après lui : « que je viens payer un dernier tribut au littérateur, au collaborateur assidu qui partagea vos travaux et ne les négligea jamais ; dont le cœur, fermé à tout ressentiment, ne rapporta de la terre étrangère que le fruit de ses savantes observations ; dont l’esprit si divers embrassa la science de l’économiste, du législateur, la délicatesse de l’homme de goût, la sagacité du peintre de mœurs. Excellent confrère, qui ne fut jamais qu’homme de lettres à l’Académie et fut toujours moraliste à la cour.
Enfin, Messieurs, dans ce dernier hommage à M. de Lévis, permettez que j’ose ici me réunir à vous comme son parent et comme votre confrère, en disant encore avec M. Étienne : Les lettres le pleurent comme l’amitié, leur deuil est un deuil de famille.