M. le baron de Barante, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. le comte de Sèze, y est venu prendre séance le jeudi 20 novembre 1828, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Lorsque vous avez bien voulu m’appeler parmi vous pour remplacer M. le comte de Sèze, en me faisant un grand bonheur, vous m’avez imposé une tâche difficile. Je crains de ne pas suffire au noble devoir qui me prescrit de rendre à sa mémoire un solennel hommage. Son nom imprime un caractère inaccoutumé à cette séance académique, qui à elle seule m’intimiderait. Ce n’est pas seulement vous qui me demandez de louer un confrère que vous avez perdu : la France entière ordonne que j’honore le souvenir d’une belle action. Je me sens, aussi, exigeant envers moi-même, et je voudrais trouver des paroles égales à mes impressions.
Pour surcroît d’embarras, déjà une voix éloquente, plus digne que nulle autre de louer M. de Sèze, s’est fait entendre à la tribune du premier corps de l’État ( ). Les expressions frappantes qui animent toujours le langage d’un illustre écrivain, sont encore présentes à votre mémoire, et je m’effraie d’avoir à raconter après lui le dévouement de son noble ami.
En effet, Messieurs, c’est de ce dévouement que je dois vous entretenir. Tel est le souvenir invariablement attaché au nom de M. de Sèze. Son éternel honneur sera d’avoir été associé à l’événement le plus tristement religieux de notre révolution. En vain essayerais-je de réduire M. de Sèze à un mérite littéraire. Si je recherchais ses titres académiques ; si je rappelais l’élégante correction et les mouvements oratoires de ses plaidoiries ; si je parlais de son goût pour les lettres, goût toujours vif, toujours animé, qu’il conserva jusqu’à son dernier jour comme un souvenir de jeunesse ; si je disais que sa place était naturellement marquée parmi vous, vous me répondriez avec tout le public, que ce n’est pas là ce que vous attendez de moi ; que lorsque le nom de M. de Sèze est proféré, personne ne songe à tout cela. Tels ne sont point les motifs qui vous le firent choisir ; ce n’est pas les lettres que vous voulûtes honorer en lui : ou plutôt vous avez saisi avec empressement l’occasion de signaler un de ces exemples si rares, où le talent n’est pas seulement consacré à satisfaire l’esprit, mais où, se produisant sur le théâtre de la vie réelle, il se montre comme un sentiment de l’âme et se confond avec la vertu. Alors la parole n’est plus seulement une expression de la pensée, un instrument de l’imagination, elle s’élève à toute la dignité de l’action ; elle comporte le courage et le sacrifice ; elle obtient pour récompense, non plus de vains applaudissements, mais l’admiration de toutes les nobles âmes.
Pour apprécier ce que fit M. de Sèze, on doit se reporter aux circonstances où il fut appelé à remplir ce digne office. Dans votre paisible enceinte, consacrée à tout ce qui adoucit et efface des souvenirs douloureux, étrangère aux ressentiments de nos vieilles discordes, je me vois contraint à retracer le tableau d’une époque déjà éloignée, d’un temps déjà que notre sécurité actuelle repousse chaque jour davantage dans le passé !
Ce n’est pas chose facile, Messieurs, que de donner aux générations nouvelles une idée véritable de ces moments terribles. Ceux qui n’ont point assisté aux scènes sanglantes de la révolution, ne savent guère se transporter par l’imagination au milieu de tant d’angoisses et de douleurs. Heureux de l’état présent de la France, ils ne songent pas qu’il a été acheté au prix de souffrances de leurs pères. Les causes qui ont produit de si vastes effets leur semblent si générales et si puissantes, que les événements se montrent à leurs yeux sous l’aspect d’une nécessité fatale : parvenus au but, ils se croient placés au véritable point de vue pour juger de la route, et récuseraient volontiers le témoignage de ceux qui l’ont péniblement, parcourue.
Cependant, Messieurs, l’histoire serait incomplète, décolorée, aride, et, ce qui est pire, serait immorale, si, ne s’attachant qu’aux résultats généraux, elle omettait, par une coupable abstraction, de replacer les faits sur le théâtre où ils se passèrent, et de les juger indépendamment de l’avenir qui leur succéda. Certes, le sort général de l’humanité nous importe ; mais notre sympathie est plus vivement émue, quand on nous raconte ce que firent, ce que pensèrent, ce que souffrirent ceux qui nous précédèrent sur la scène du monde : c’est là ce qui parle à notre imagination, ce qui ressuscite pour nous la vie du passé, ce qui nous fait assister au spectacle animé des générations ensevelies.
C’est ainsi que l’histoire peut faire entendre ses hautes leçons. Elle ne doit pas représenter les hommes comme des instruments aveugles du destin, employés à leur insu, tels que les pièces d’un échiquier, pour arriver à un résultat donné : il faut qu’elle les peigne tels qu’ils se sentaient eux-mêmes, agissant dans leur libre arbitre, et responsables de leurs actions. La Providence fait parfois sortir le bien du mal, l’ordre de l’anarchie, la liberté du despotisme. Mais ses voies sont inconnues à l’homme ; les siennes lui sont tracées par le devoir. Aux yeux de la Muse sévère de l’histoire, le crime doit toujours rester crime.
Mais s’il importe de ne point dépouiller l’histoire de la vie et de la moralité, elle doit encore moins s’abaisser jusqu’à devenir l’écho des animosités et des rancunes contemporaines. La contemplation du passé lui inspire une tristesse grave et instructive ; elle se garde de profaner les plus religieux souvenirs, les infortunes les plus touchantes, en y cherchant un argument banal pour les controverses de parti.
S’il est une occasion où ce langage de la haine et de l’ignorance soit interdit, n’est-ce pas, Messieurs, lorsqu’on doit parler de la victime auguste dont le souvenir consacre et solennise votre réunion d’aujourd’hui ? Comment lire ce testament si simple et si touchant, et ne pas sentir s’éteindre les ardeurs de toute discorde ? C’est par une belle pensée qu’il a été interdit, lorsqu’on célèbre un lugubre anniversaire, de faire descendre de la chaire aucune autre parole que les paroles dernières du saint roi, ces paroles de paix et de pardon, qui ne demandent d’autre expiation que la concorde de ses sujets, la clémence de ses successeurs et le bonheur de la France. Vous auriez dû, Messieurs, me soumettre à cette règle, et me donner pour toute tâche de relire cette œuvre évangélique, Une telle lecture eût mieux valu que tout ce que je pourrai dire. Tout parait froid et forcé devant ce dernier adieu d’une âme si chrétienne, si royale et si française, au moment où elle prenait son vol vers l’éternité.
Comment était-on venu à ce point ? Après un siècle qui s’était enorgueilli de son humanité et de la douceur de ses mœurs, chez une nation dont le caractère n’eut jamais rien de rude, et qui passait pour aimer ses rois, comment un roi put-il être conduit du trône à l’échafaud ? Le peuple avait-il été soumis à une domination pesante ? le monarque avait-il repoussé les justes plaintes de ses sujets ? avait-il fermé l’oreille à leurs vœux ? en avait-il appelé à la force et soutenu la guerre civile, pour maintenir une autorité absolue ? Au contraire : du jour où il était monté sur le trône, il n’avait pas une autre pensée que le bonheur de la France. Son avénement avait paru l’aurore d’un temps meilleur et plus honorable. Cette honteuse insouciance, cette immorale frivolité qui avaient valu à la France tant d’affronts nouveaux pour elle, faisaient place à l’amour du bien public.
« Heureux le monarque destiné à donner des lois à une nation, chez qui tous les préjugés contraires au bonheur des hommes commencent à s’évanouir, et dans un moment où le patriotisme et la bienfaisance sont les vertus que le public aime à encenser ! »
Ainsi parlait M. de Malesherbes, lorsque, peu de mois après l’avénement de Louis XVI, il était admis dans le sein de l’Académie française. Nul pressentiment, ne troublait ses espérances ; rien ne l’avertissait d’un funeste avenir.
L’âme du jeune roi s’était ouverte aussi à toutes les idées de morale et de bonheur public. Mais que d’obstacles s’opposaient à ses vertueux projets de réforme ! Où le monarque pouvait-il prendre sa force et son point d’appui ? Aucune institution ne lui prêtait secours pour vaincre les résistances. Entouré de l’égoïsme aveugle d’une cour, il n’avait pas un moyen légal de communiquer avec son peuple. Qu’opposer aux intrigues, aux obsessions, aux petites clameurs du palais, lorsque rien dans le pays n’avait une vie publique ? « Il n’y a que M. Turgot et moi qui aimions le peuple », disait Louis XVI, et il renvoyait M. Turgot.
Ainsi s’écoulait son règne : les intentions royales et les projets des ministres sages ne pouvaient recevoir d’exécution. M. Necker y échouait après M. Turgot. C’était comme un cercle vicieux dont on ne pouvait sortir, encore que chacun le souhaitât. Les améliorations qui sont aujourd’hui, les lois de justice, les règlements d’humanité, les encouragements à l’industrie, la bonne administration ; tout ce qui semble maintenant en voie de s’accomplir, fut aussi demandé et commencé sous Louis XVI. C’était là son ambition, comme à présent celle de son noble frère ; mais les temps n’étaient pas les mêmes. Alors, le roi absolu ne pouvait faire sa volonté ; aujourd’hui le roi de la Charte est tout-puissant pour faire le bien de son peuple.
Toutefois l’abolition de la torture et des derniers restes de la servitude personnelle, l’état civil rendu aux protestants, la publicité des comptes de finance, l’établissement des assemblées provinciales, furent des témoignages éclatants des intentions de Louis XVI.
Enfin le moment arriva où, tout devenant chaque jour plus difficile, chacun, depuis le trône jusqu’au dernier rang de l’État, sentit le besoin de connaître son droit et sa règle. On ne pouvait rien demander au passé ; il n’offrait que diversité et confusion ; pour parler le langage parlementaire, les précédents manquaient. On s’adressa aux principes généraux, aux théories, aux opinions ; et bientôt il sembla qu’une antique nation, après avoir traversé les siècles, se trouvait reportée à l’origine des sociétés, et qu’elle avait à conclure la chimère d’un contrat social. Il devint manifeste que ce n’était pas une réforme du gouvernement, mais une révolution de la société qui était imminente.
Cependant les souvenirs, les habitudes, les droits privés luttaient contre de si grandes nouveautés : elles avaient de quoi offenser les hommes les plus désintéressés, de quoi effrayer les esprits les plus sages. Les intentions d’un roi, quelque populaire qu’il fût, ne pouvaient aller jusque-là. Les devoirs de prudence et de conservation inhérents à la couronne retenaient le monarque en arrière de l’élan général. De tels changements passent la portée des déterminations humaines ; il faut que la destinée y mette la main.
Alors commença une lutte où intervint la violence, où la justice disparut devant la force, où se mêlèrent les passions, où bouillonnèrent les vices ; le lien social se brisa, et le droit de la guerre sembla régner entre les citoyens d’une même patrie. L’âme douce et bienveillante du roi ne pouvait accepter une pareille situation. D’une voix paternelle, il essaya de calmer une tempête dont les flots ne connaissaient aucun respect. Se méfiant avec raison de tous les partis, qui ne peuvent jamais répondre d’eux-mêmes, et qui par leur nature, manquent de foi, ce fut lui qui inspira la méfiance. Vainement il semblait se résigner ; le consentement de la veille ne pouvait suffire au lendemain : temps déplorable, où les âmes sincères ne trouvent rien de fixe pour asseoir leurs promesses.
Broyé entre le choc des partis, le trône s’écroula, et le roi tomba aux mains des factions populaires, restées seules maîtresses du terrain. Il faut songer à ce qu’était ce terrible moment ; à ce palais des rois canonné comme une citadelle ennemie, et pris d’assaut au milieu de l’incendie ; à ses défenseurs égorgés ; aux massacres de septembre ; à cette funeste habitude du sang, qui enivre l’homme et le rend insensé quand il n’émeut plus sa pitié ; à cet effroi de l’invasion étrangère ; à ce langage déclamatoire, qui avait comme effacé la vérité et la raison ; à ce cynisme qui, sans conviction aucune, avait pris cependant un caractère fanatique ; à ce calcul féroce de quelques hommes qui voulaient rendre impossible à la nation, comme à eux, de revenir en arrière. En lisant les récits et surtout les discours de ce temps-là, en recueillant ses propres souvenirs, il semble qu’on traverse, avec le Dante, un des cercles de l’enfer, où ce n’est plus avec la nature humaine qu’on est mêlé, mais avec ses vices revêtus de formes bizarres et colossales.
Et pourtant, Messieurs, au milieu de ce bouleversement des sentiments moraux, de cette perversion des consciences, il ne faut pas croire que la double sainteté de l’innocence et de la royauté soit restée sans force et sans pouvoir. Dans les opinions les plus sanguinaires prononcées à ce tribunal, où les juges avaient commencé par demander la tête de l’accusé, on peut reconnaître quelque chose d’inquiet et de troublé, un besoin anticipé d’étourdir les remords par une exaltation bruyante et factice.
« La, hache tremble dans nos mains. Tout le monde est rempli de faiblesse. On se regarde avant de frapper. » Tel était le langage de Saint-Just, de cet orateur dont la cruauté systématique et passionnée est demeurée célèbre.
Un autre disait par une sorte d’aveu naïf ( ) : « Si le sceptre eût été aux mains d’un Titus ou d’un Marc-Aurèle, Titus ou Marc-Aurèle devraient porter leur tête sur un échafaud. »
Autour de cette assemblée rugissaient les hordes à qui l’on avait fait massacrer les prisonniers ; elles remplissaient les tribunes publiques et les abords de la salle. « La postérité ne concevra jamais, disait Vergniaud, l’ignominieux asservissement de Paris à une poignée de brigands, rebut de l’espèce humaine, qui s’agitent dans son sein et le déchirent, par les mouvements convulsifs de leur ambition et de leur fureur. »
C’est dans un tel moment, pour défendre un tel accusé, devant un pareil tribunal, sous les yeux d’une audience ainsi composée, que M. de Sèze fut choisi. Déjà trois années auparavant, il avait arraché M. de Besenval aux premières fureurs populaires Peut-être aussi son nom était-il dans la mémoire de M. de Malesherbes pour avoir plaidé, en 1784, une cause relative à l’état civil des protestants, et avoir défendu avec le plus grand éclat les principes de raison et de justice, qu’un peu plus tard M. de Malesherbes avait fait consacrer par la législation. Il n’hésita point à s’associer au vénérable magistrat qui l’avait désigné au roi, et à M. Tronchet que Louis XVI avait choisi. Ainsi fut honoré, dans leurs personnes, ce barreau français, dont le courage à défendre les accusés fut toujours une des libertés et des gloires du pays.
Dès le moment même, si le danger de ce choix fut compris, l’honneur ne le fut pas moins. Beaucoup de défenseurs de tout rang et de toute situation se présentèrent à l’envi, pour remplir ce périlleux devoir. Je vois assis parmi vous un noble orateur, qui demanda à revenir de l’exil pour défendre son roi avec cette chaleur et cette religion qu’il avait mises à venger la mémoire de son père ( ). Celui même qui n’avait pas cru pouvoir se charger de ce glorieux emploi, éprouva le besoin d’échapper à une fâcheuse apparence. Il écrivit une défense du roi, la fit imprimer et distribuer aux juges. Honorable témoignage de cette conscience publique, dont la voix s’élevait plus haut que les menaces de la terreur. Je veux citer un autre indice de cette disposition générale à honorer à sympathiser avec leurs défenseurs de Louis XVI, à sympathiser avec leur dévouement. L’homme qui avait dit qu’on n’avait point de procès à faire ; que Louis était non pas un accusé, mais un condamné ; que, s’il était reconnu innocent, ceux qui l’avaient détrôné et emprisonné étaient coupables : cet homme, s’effrayant que la parole pût être, même pour la forme, accordée un instant à la justice et à l’humanité, ajouta avec amertume : « Nous pourrions bien un jour décerner des couronnes civiques aux défenseurs de Louis » Ces paroles sont de Robespierre, et nous voilà, Messieurs, assemblés ici pour accomplir sa prophétie.
Le plaidoyer de M. de Sèze eut autant de fermeté que sa conduite. « Je ne veux pas les attendrir », lui avait dit le roi en faisant supprimer une péroraison pathétique qui devait terminer son discours. Louis XVI avait raison ; l’esprit de vertige qui dominait l’assemblée ne laissait point de place à l’attendrissement. C’était une époque de rudesse et sans pitié. Il ne convenait pas que le fils de saint Louis et de Henri IV se montrât en vain suppliant. Il ne fallait altérer en rien la dignité de ce courage si simple devant la mort, qu’un autre attentat a retrouvé depuis dans un autre Bourbon.
Le calme et la majesté que le roi manifesta durant cette agonie juridique se montrent pleinement dans les paroles de M. de Sèze. Nulle intention d’excuse, nulle petitesse de justification, jamais de faiblesse dans l’apologie ; c’est un roi qui veut détromper ses sujets. Ce n’est pas la vie qu’il leur demande, c’est leur reconnaissance et leur amour, parce qu’il a la conscience de les avoir mérités. Le jugement de la postérité le vengera ; il le sait bien et le dit en face à ses juges ; mais, à eux, il veut leur épargner un crime. C’est le seul motif qui puisse le faire consentir à alléguer une autre défense que leur incompétence et son inviolabilité. « Il n’y a rien à prononcer sur Louis, dit M. de Sèze ; mais je parle au peuple lui-même, et Louis a trop à cœur de détruire les préventions qu’on lui a inspirées. »
On ne peut jamais rappeler ce plaidoyer, sans citer les courageuses paroles que vous me reprocheriez d’omettre, toutes connues qu’elles sont.
« Citoyens, je vous parlerai avec la franchise d’un homme libre. Je cherche parmi vous des juges, et je ne vois que des accusateurs. Vous voulez prononcer sur le sort de Louis, et c’est vous-mêmes qui l’accusez.
« Louis sera donc le seul Français pour lequel il n’existera aucune loi, ni aucune forme ; il n’aura ni les droits de citoyen, ni les prérogatives de roi. »
Il faut encore citer ce noble et courageux mouvement : « Je vous supplie de ne pas considérer les défenseurs de Louis comme des défenseurs. Nous avons notre conscience à nous. Nous aussi nous faisons partie du peuple ; nous sommes citoyens, nous sommes Français. Nous avons pleuré, nous pleurons encore sur tout le sang qui a coulé dans la journée du 10 août ; et si nous avions cru Louis coupable des inconcevables événements qui l’ont fait répandre, vous ne nous verriez pas aujourd’hui, avec lui, à votre barre, lui prêter, oserai-je le dire, l’appui de notre courageuse véracité. »
C’était aux auteurs eux-mêmes des complots du 10 août qu’il parlait, leur renvoyant le cri du sang qu’ils avaient versé. C’était devant eux qu’il se présentait vaillamment non plus comme avocat, mais comme Français, non plus remplissant un office, mais professant un sentiment personnel. Personne n’ignore que M. de Sèze termina par ces mots énergiques : « Je m’arrête devant l’histoire : songez qu’elle jugera votre jugement, et que le sien sera celui des siècles. »
La voix des défenseurs de Louis XVI ne s’éleva pas seule dans l’enceinte de la Convention. De vertueux efforts furent tentés parmi l’assemblée elle-même. Rien ne donne mieux l’idée de la terreur et du désordre des esprits que les discours et les votes des membres de la Convention qui voulaient sauver le roi. Pour pouvoir les risquer, pour ne pas nuire à la cause qu’ils voulaient servir, que de concessions dans le langage ! quelle apparente faiblesse dans des actes de courage ! Certes il y avait là beaucoup d’hommes qui savaient faire le sacrifice de leur propre tête ; mais la crainte d’aggraver les chances qui menaçaient la tête royale, rendait leurs paroles timides. Enfin il ne s’en fallut que de cinq voix, et encore toutes les règles pour compter les votes furent-elles indignement violées. Mais ce n’est pas là encore ce qui lave le mieux la France de cet acte sanglant : elle peut produire en témoignage de ce qu’elle était, l’obstination avec laquelle on s’opposa à l’appel au peuple. Il est visible qu’on tenait pour assuré que l’auguste accusé serait acquitté au tribunal de la nation. Elle peut s’enorgueillir de la confiance touchante avec laquelle son roi prononça ces paroles : « J’interjette appel à la nation elle-même du jugement de ses représentants. »
Sans respect pour le testament de Louis XVI et pour la loi qui nous régit, on peut fouiller de tristes archives et en tirer des noms propres. Il y a quelque chose de plus utile et de plus moral que cette érudition implacable. Dans de telles tempêtes, dans ces épidémies du crime qui saisissent parfois les réunions d’hommes, le nom des individus n’importe guère ; ce sont les symptômes généraux du mal qu’il faut signaler ; ce sont les principes et les idées qu’il convient de flétrir dans le passé, pour essayer d’en préserver l’avenir. La condamnation de Louis XVI ne fut motivée par aucun de ses prétendus juges, ni sur les principes de la justice, ni sur les règles légales. On tira de la souveraineté du peuple et de la suprême loi du salut de l’État une dérogation avouée aux lois d’éternelle justice. On proclama qu’il y avait deux justices : une pour les simples citoyens, une autre pour le peuple souverain ; que sa volonté ne comportait nulle contradiction, et que tout était juste pour son salut. Les hommes qui n’avaient pas voulu reconnaître la souveraineté absolue d’un roi, crurent qu’en la déplaçant elle cesserait d’être abusive et tyrannique. Ils ne virent pas que la tyrannie consiste à ce qu’une souveraineté quelconque soit absolue. Dès qu’une volonté peut prévaloir contre la justice, il y a despotisme ; absence de justice, c’est absence de liberté. Rois, sénats, assemblées, peuples, tous sont coupables d’usurpation, dès qu’ils se prétendent supérieurs à la justice, dès qu’ils peuvent à leur gré ériger en crime ce qui ne l’est pas, dès qu’ils offensent la règle divine de justice et de raison, qui fut déposée dans le cœur de chaque homme, comme la vraie loi souveraine. L’intérêt général pas plus que la volonté souveraine ne peut prescrire contre le bon droit ; car ce n’est pas à la source de l’intérêt qu’est puisée l’idée de justice. S’il en était ainsi, elle n’aurait aucune autorité de conviction sur les âmes ; elle serait aussi incertaine qu’ignoble. L’État pas plus que l’homme puissant n’a le droit de faire périr l’innocent pour assurer son avantage ou même son salut. Il sortit douteux ces calculs, ces projets, ces opinions qui prétendent sauver l’État en péril ! Le sentiment de la justice est certain ; la conscience crie plus haut que l’intérêt, et ne laisse aucune excuse à celui qui condamne contre sa conviction, « Il est avantageux qu’un homme meure pour le peuple ( ) » ; telle est la maxime impie qui envoya le Christ sur la croix et Louis XVI à l’échafaud.
Quand fut prononcée la funeste sentence, les défenseurs redoublèrent leurs efforts. Chacun d’eux, plus par affection que par espérance, essaya de fléchir le tribunal d’iniquité. On ne saurait se figurer aujourd’hui que des cœurs d’homme aient pu ne pas être attendris par le vénérable Malesherbes, ce vieil ami de son roi et de son pays, étouffant dans les sanglots, balbutiant des paroles sans suite, cherchant avec désespoir à rassembler ses idées, et implorant un dernier délai. J’ai oui dire que l’assemblée ne resta pas entièrement insensible ; je lis dans le procès-verbal que le président invita les trois défenseurs de Louis aux honneurs de la séance, et que Robespierre prenant aussitôt la parole, leur dit : « Je pardonne aux défenseurs de Louis les réflexions qu’ils se sont permises. Je leur pardonne les sentiments d’affection qui les unissent à celui dont ils ont embrassé la cause. »
Ce pardon promis ne fut pas observé. M. de Malesherbes ne fut pas sacré pour eux ; il monta sur l’échafaud dont il n’avait pu sauver son roi. M. Tronchet se déroba au mandat lancé contre lui ; M. de Sèze fut mis en prison. Ainsi ils étaient réservés au même sort. S’ils avaient eu le bonheur d’arracher Louis XVI au supplice, ce n’est pas une seule vie qu’ils auraient préservée. Une telle victime ne pouvait être immolée seule ; sa mort jetait la France dans une situation où de toute nécessité beaucoup de sang devait couler. Un roi est le symbole sacré de tout l’ordre social. Le jour où l’on a pu y attenter, c’est qu’une sorte de délire a comme dissous la société, et aucune vie n’a plus la sauvegarde de la justice et de l’humanité. De là vient qu’au souvenir de Louis XVI se réunit et se confond le souvenir de cette foule de victimes sacrifiées par la Révolution. Leur mort se rattache à la sienne, et il se présente à notre imagination comme le chef de cette légion de martyrs qui ont péri dans les mauvais jours. Le culte rendu à sa mémoire embrasse et consacre le culte que tant de familles doivent aux parents que l’échafaud leur a ravis. C’est un deuil à la fois national et domestique.
Ces sentiments de vénération ne tardèrent pas à se manifester. Dès que le glaive de la terreur fut brisé, dès qu’on put se reconnaître et se parler, il y eut un accord unanime sur cette fatale journée. La mort du roi était une parole qu’on ne prononçait qu’avec tristesse et respect. Son image, que son testament se voyaient jusque dans la demeure du pauvre. Une fois, on se crut plus libre, et une bannière fut trouvée flottant au-dessus de sa sépulture. La terre où il avait été jeté était pour tous un lieu consacré. Le mot d’expiation fut même prononcé officiellement avant la restauration.
Aussi M. de Sèze se trouva bientôt récompensé par les hommages de l’opinion. Le jour où il vint ici prendre séance, M. de Fontanes lui disait : « Presque dans les cieux, Louis vous a légué sa bénédiction et sa reconnaissance. Plus auguste en ce moment que sur le trône, il vous communiqua je ne sais quoi de sacré. » Les mêmes paroles auraient pu lui être adressées vingt ans plus tôt, sans être démenties par une seule voix. Les opinions les plus diverses se réunissaient sur ce qui touchait la mémoire de Louis XVI. Dès lors, les souvenirs de sa mort jetaient dans toutes les âmes une impression religieuse.
M. de Sèze parut sentir fortement ce que valait une si noble situation. Il pensa que l’honneur qu’il avait mérité et obtenu, lui imposait un devoir, et que sa vie entière devait être en harmonie avec l’action qui perpétuerait à jamais son nom. Dans un temps où toutes les illustrations étaient un titre assuré pour parvenir à une situation élevée, il voulut rester le défenseur du roi, et rien de plus. Parmi toute cette gloire de la France, il avait la sienne ; qu’il devait à un autre genre de courage, et qu’il avait gagnée à travers d’autres périls, moins faciles à braver peut-être. Il vivait retiré, ainsi qu’un homme déplacé au milieu d’une époque qui n’est pas la sienne ; mais son nom était historique, et ne se prononçait qu’avec respect. Les étrangers voulaient l’avoir vu, les jeunes gens se le faisaient montrer. Il restait étranger à tous les mouvements d’un temps plein de variété et d’agitation. Seulement, en 1813, quand s’écroulait le trône impérial, quand naissait l’espoir de relever à la fois nos libertés abattues et le trône de nos rois, le nom de M. de Sèze se trouva associé au nom de ce généreux orateur ( ) qui, le premier, fit entendre une voix courageuse pour réclamer les droits publics de la France.
La Restauration arriva : elle ne pouvait augmenter l’estime nationale qui avait environné M. de Sèze dans sa retraite ; mais elle rendit éclatant et public un hommage, qui, pour avoir été vingt ans silencieux, n’était pas moins honorable. La reconnaissance royale se déploya sur lui. Aucune des distinctions qui l’élevèrent aux premiers rangs de l’État n’étonna personne Entre nos princes et lui, mot faveur ne pouvait trouver place. Le défenseur de Louis XVI, celui dont le nom était inscrit dans le testament, était un homme à part pour Louis XVIII et pour Charles X. Ce n’est pas tant les titres et les honneurs qui furent sa récompense, que cette bienveillance affectueuse, cette continuelle bonté dont il fut comblé jusqu’à son dernier jour.
Il était heureux de sa situation. Qui ne l’eût pas été de l’avoir si bien méritée ? Son commerce était facile ; sa conversation animée. On aimait à voir ce contentement d’un vieillard, et ce rare exemple d’un acte de courage et de vertu, qui, accompli sans nul espoir de récompense, avait fini par la recevoir éclatante, et complète. Ses opinions pouvaient se ressentir du souvenir qui le préoccupait ; il pouvait craindre avant tout et plus que tout, la moindre atteinte portée au pouvoir ; il lui était permis d’être partial pour l’autorité royale, après l’avoir défendue devant la Convention et en face de l’échafaud. Il y avait un jour dans sa vie où il avait fait ses preuves contre la tyrannie.
Ainsi disparaissent rapidement les acteurs et les témoins de ce grand drame, dont nous espérons avoir atteint le dénoûment. Ce qu’ont désiré tant de généreux esprits, tant d’hommes éclairés, ce que souhaita Louis XVI, semble prêt à s’accomplir. La volonté première de la France, celle qui l’avait émue aux premiers jours de la révolution, ramenée aujourd’hui à sa pureté, guérie de son imprudence inexpérimentée, dégagée des souillures de nos troubles civils, est devenue la loi commune. Les discordes s’apaisent ; les ressentiments s’effacent ; les méfiances disparaissent. Un calme heureux règne sur la patrie ; un sentiment mutuel de confiance et d’affection l’unit de plus en plus à son roi. Il a voulu savoir la vérité ; il a écarté les obstacles qui l’empêchaient d’arriver jusqu’à lui ; il a voulu connaître la pensée de son peuple, et cette pensée lui a été douce ; car il a vu combien le goût d’une sage liberté était mêlé et confondu avec le respect et l’amour du prince qui maintient l’ordre et la justice ; il a vu combien ont profité les leçons du passé ( ).
Ce n’est pas au milieu des convulsions populaires et lorsque domine la violence ; ce n’est pas lorsque la guerre exige une autorité forte et prompte ; lorsque la fièvre de la gloire et de l’ambition enivre les esprits ; ce n’est pas alors que peuvent s’établir et se consolider les libertés publiques. Au contraire, durant la paix, lorsque rien n’appelle et ne justifie l’abus du pouvoir, quand le souverain et son peuple ne se craignent pas l’un l’autre, les institutions se perfectionnent et jettent de profondes racines dans l’opinion et dans les mœurs. Au sein du repos, les lumières se répandent, les esprits se dégagent des préjugés de parti, et recouvrent l’indépendance de leur raison. La morale publique s’épure, les lettres, les sciences, les arts adoucissent les âmes, et contribuent pour leur part à cette salutaire harmonie d’un gouvernement bien réglé.
Où serait-il permis plus que parmi vous, Messieurs, de se féliciter d’un si heureux état de choses ? Qui pourrait en sentir les bienfaits mieux que vous, dont la vie et les travaux sont consacrés aux pacifiques mais glorieuses conquêtes de la pensée ? Organes de l’opinion, car les lettres sont aussi la voix du peuple, votre joie et votre reconnaissance ne sont-elles pas d’autant plus vives que quelque tristesse et quelque crainte avaient pu auparavant se laisser entrevoir à travers votre respectueuse réserve ( ) ? Combien vous avez à vous applaudir aujourd’hui d’avoir ainsi conservé à vos justes louanges tout le prix qu’elles acquièrent d’une noble sincérité !
M. le vicomte de Châteaubriand a prononcé l’éloge de M. le comte de Sèze, dans la séance de la chambre des pairs, du 18 juin 1828.
Opinion de Genevois.
M. le marquis de Lally-Tollendal.
Expedit vobis ut unus homo moriatur pro populo. St-Jean, chap. XI.
Ce discours fut prononcé après les élections de 1827, pendant le ministère de M. de Martignac.
L’Académie française avait, dans sa séance du 23 janvier 1827, délibéré qu’une supplique serait présentée au roi contre le projet de loi relatif à la liberté de la presse.