Discours sur la Vertu
PRONONCÉ PAR
M. Frédéric VITOUX
Directeur de la séance
le jeudi 6 décembre 2018
———
Le 19 août 1762, Diderot écrit à Sophie Volland : « Peut-être ne faudrait-il guère de châtiments pour le crime, s’il y avait des prix pour la vertu. On commet le crime par intérêt ; on aimerait autant pratiquer la vertu pour le même motif, et il y aurait de l’honneur et de la sécurité de plus à gagner. »
Comme pour répondre à ce vœu, le riche philanthrope Jean-Baptiste Auget de Montyon décide, vingt ans plus tard, de récompenser enfin la vertu. Plus précisément, il fait un legs à l’Académie française, à charge pour elle de décerner chaque année à l’auteur d’une action vertueuse un prix substantiel. Il n’émet qu’un vœu pour orienter le choix des Académiciens : l’auteur de cette action vertueuse ne pourra être d’un état au-dessus de la bourgeoisie. Un peu plus tard, il précise sa pensée et désire même que le lauréat soit choisi « dans les derniers rangs de la société ».
Au sein de l’Académie, cette restriction suscite des remous. Chamfort s’indigne : « Un prix destiné aux vertus des citoyens de la classe indigente ! Quoi donc, qu’est-ce à dire ! La classe opulente a-t-elle relégué la vertu dans la classe des pauvres ? […] Payez-vous la vertu ? Ou bien l’honorez-vous ? »
En dépit de sa fureur, ou peut-être en raison de celle-ci jugée malséante par ses confrères, il ne parvient pas à les convaincre, et l’Académie finit par accepter ce legs et les conditions mises par son testateur.
Aucun doute, la vertu est devenue à la mode dès la fin du xviiie siècle, et cette mode ne va cesser de s’amplifier au siècle suivant, à mesure que les vertus civiques prônées par la bourgeoisie prennent peu à peu le pas sur les vertus religieuses ou théologales. On ne s’étonnera donc pas, l’air du temps connaissant, selon la situation politique, bien des variations climatiques, de voir, en 1790, le prix de vertu décerné à une mercière qui avait brisé les fers d’un prisonnier de la Bastille, et, en 1847, le même prix attribué à une servante récompensée pour avoir sauvé la vie de sa riche maîtresse menacée de meurtre lors d’une émeute populaire provoquée par la cherté du grain…
Très vite le baron de Montyon va donc faire de nombreux émules. Si bien que l’Académie, dès le milieu du xixe siècle, se voit submergée de dotations, de fondations vertueuses et de prix de vertu très précisément définis, auxquels les mécènes ont souhaité attacher leurs noms.
La besogne de mes confrères n’a pas dû se révéler facile.
Comment trouver chaque année, pour le prix Augustine Bon, « l’ouvrier mécanicien appartenant au département de la Seine, et, s’il en existe, au Xe arrondissement de Paris, qui sera resté trente ans dans le même atelier » ?
Passe encore pour la fondation Barriol qui avait pour mission de « remettre des dots à des jeunes filles de famille nombreuse, catholique, française, habitant à Paris, le quartier des Batignolles »…
Mais que dire de la fondation Charreyre-Conort, qui devait affecter ses aréages tous les ans et sa vie durant à « une fille d’officier supérieur se trouvant sans ressources et n’ayant pu obtenir du gouvernement la concession d’un bureau de tabac » ?
Je ne suis pas certain non plus que se dénichait si aisément, pour le prix Savourat-Thénard, « une domestique non mariée ayant servi avec dévouement pendant et après leur adversité une famille, une dame, de préférence une demoiselle ».
Je pourrais multiplier les exemples de la sorte, aussi éloquents les uns que les autres.
* * *
Le discours traditionnel sur la vertu, en présence des lauréats, ici-même, sous la Coupole, se devait donc, à l’origine, d’être grave et personnalisé.
Peu à peu, ces discours ont acquis leur autonomie. À mesure sans doute que les prix se sont raréfiés pour finir par disparaître bel et bien, il y a plus d’un demi-siècle.
Certes, avec un peu de bonne volonté, on devrait toujours finir par trouver une fille d’officier supérieur à la recherche d’un bureau de tabac ou un ouvrier-mécanicien consciencieux dans le Xe arrondissement de Paris ! Simplement, les fondations qui les récompensaient se sont écroulées les unes après les autres, les dotations n’ont pas résisté à la disparition du franc-or, aux aléas de la Bourse ou aux dévaluations successives.
Reste le discours sur la vertu, à thème libre désormais ou, si l’on préfère, libéré de toute référence aux lauréats de l’année.
Il a connu dès lors toutes les formes et variations possibles.
On s’est amusé à passer son nom au scanner de l’étymologie. Avec émotion, avec érudition, avec sagesse, mes confrères ont traqué ses apparitions sur les cinq continents. Ils l’ont associé parfois avec l’indépendance d’esprit. Et, durant la Grande Guerre, avec l’héroïsme.
De temps à autre, la vertu en a vu, avec eux, de vertes (une couleur académique sans doute) et surtout de pas mûres.
À l’idée de prononcer un discours sur la vertu, Robert de Flers s’était senti découragé. « La vertu, s’écria-t-il, c’est comme la Bretagne, c’est beau mais c’est triste. » Et Marcel Achard avouait son incompétence. Au sujet de la vertu, reconnaissait-il, « j’ai commencé mes études très tard, et j’ai eu peu de temps pour les mettre en pratique ». Morand, de son côté, prit un malin plaisir à rappeler que la vertu se nommait civisme à la fin du xviiie siècle – et de citer le mot de Mirabeau selon lequel « la délation est la plus importante de nos nouvelles vertus », alors que Robespierre affirmait que « l’échafaud sera une manière vertueuse d’aimer son prochain ».
Le plus souvent, mes confrères ont reconnu la difficulté à comprendre, à cerner la vertu. D’autant, ajoutait André Frossard, « que les exemples commencent à nous manquer ». Aussi l’ont-ils parfois approchée par défaut, en cherchant à explorer ce à quoi elle ne saurait se confondre – ce qui est le propre de la théologie dite apophatique selon laquelle Dieu ne saurait être défini sinon en creux, par ce qu’il n’est pas et non par ce qu’il est et qui échappe à l’entendement humain.
* * *
Sous cette lumière, j’ai relu avec attention de nombreux discours et j’ai été étonné par l’absence d’un mot qui, pourtant, par un effet de miroir inversé, éclaire singulièrement la vertu.
Ce mot, c’est celui de « tartufferie ».
Trop souvent, les lexicologues le confondent avec celui d’hypocrisie et leur donnent des définitions à peu près semblables. Les différences sont pourtant notables.
L’hypocrite cache les vices qui le possèdent. Le tartuffe affiche les vertus qu’il n’a pas. L’hypocrite agit dans l’ombre. Le tartuffe en pleine lumière. L’hypocrite est possédé par ses vices. Le tartuffe n’est possédé par rien, il rêve de posséder les autres, ce qui n’est pas du tout la même chose. Autrement dit, il aspire au pouvoir. Mieux, si l’on ose dire, il peut fort bien ne pas être vicieux. Ou plutôt, son seul vice est de prétendre à une vertu dont il est dépourvu, afin de triompher.
On pense bien sûr au Tartuffe de Molière qui, avec son personnage, lui a donné son nom, comme, avec Harpagon, il a trouvé un synonyme d’avare. Ce premier Tartuffe cherchait à s’enrichir, à gouverner une famille au nom de la religion, de la piété, de ces valeurs ou de ces vertus de la France classique…
Un siècle plus tard, un autre dramaturge va créer un autre Tartuffe, drapé dans d’autres valeurs, d’autres vertus, pour prendre à son tour le pouvoir au sein d’une famille. Cet autre dramaturge, c’est Beaumarchais.
Il faut toujours se souvenir, à son propos, de ces trois dates qui ont marqué l’histoire du siècle des Lumières : 1775, 1784 et 1792.
La première voit la création du Barbier de Séville, cette variation trépidante de L’École des Femmes, avec une gaieté digne de l’opera buffa. Y apparaît le personnage de Figaro, l’esprit frondeur par excellence qu’aucun privilège ne saurait intimider, Figaro, cette menace à peine soupçonnée encore pour l’équilibre de l’Ancien Régime.
Neuf ans plus tard, avec Le Mariage de Figaro, tout est accompli. Les esprits les plus lucides ont compris cette fois que la monarchie est sur le point de tomber et que Figaro a poussé à la roue pour cela…
Mais on oublie trop souvent la troisième date, 1792, ou le troisième volet de la trilogie de Beaumarchais : La Mère coupable.
Dans cette pièce aux allures larmoyantes accordées à l’esprit des nouveaux temps, Figaro, mission accomplie si l’on peut dire, ne tient plus qu’un rôle secondaire. Que l’espiègle Rosine devenue une mélancolique comtesse ait donné naissance à une petite fille dont Chérubin est le père nous importe, au fond, assez peu ! Un nouveau personnage y joue désormais un rôle décisif et terrifiant, et il donne même son nom à l’intitulé complet de la pièce : L’Autre Tartuffe ou la Mère coupable.
Un écrivain, Charles Péguy, a porté cette pièce au plus haut. Dans un texte écrit en 1902, Clio, dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, il y voit même le chef-d’œuvre de Beaumarchais.
Cette appréciation est sans doute excessive mais les arguments par lesquels Péguy la justifie méritent notre attention.
Mieux qu’une paraphrase, permettez-moi de citer ses propos, dans ce style qui lui est si caractéristique, où l’on ressent le mouvement même de sa pensée qui respire, qui se cherche, qui se trouve, qui se corrige, qui se précipite et s’épanouit :
« Que, dès 1792, un homme ait vu, ait écrit que ça allait recommencer exactement pareil sur l’autre bord, que c’était déjà fait, que c’était déjà recommencé, cela, dit l’histoire, n’a qu’un nom, c’est un coup de génie […]. Qu’un homme ait vu, dès 1792, qu’après avoir nourri le Tartufe clérical il faudrait, il fallait déjà nourrir le Tartufe humanitaire. Que dis-je, après : en même temps. Car l’un ne tuait pas l’autre et peut-être au contraire. (Et c’était peut-être le même.) Que le même brave peuple, qui avait (et l’on peut dire si bénévolement) nourri pendant des siècles l’ancien Tartufe, le vieux Tartufe, le Tartufe classique, le Tartufe clérical, que ce même peuple, cette bonne pâte de peuple, sujets, citoyens, paysans, électeurs, contribuables, pères, mères, enfants, que cette bonne pâte aurait en outre ensemble en même temps à nourrir pareillement, parallèlement, de l’autre main, le deuxième Tartufe, le Tartufe du monde moderne, l’anti-Tartufe, le Tartufe de deuxième main, le Tartufe humanitaire, enfin l’autre Tartufe […]. Et ces deux tartuferies sont aujourd’hui germaines et collatérales. »
Bien entendu, le mot humanitaire doit s’entendre d’abord, aux yeux de Péguy, au sens des droits humains, des droits de l’Homme et du Citoyen que la Révolution a promus. Mais quelle prescience tout de même !
Quand Péguy, par ailleurs, en pleine affaire Dreyfus, écrit ces lignes, la tartufferie a changé d’échelle. Il ne s’agit plus, pour le Tartuffe moderne, de prendre le pouvoir, de s’enrichir, de s’arroger le monopole de la vertu au sein d’une famille. Tout se joue désormais au sein d’un pays. Les tribunes et les journaux se sont multipliés. Les lecteurs aussi. Les carrières, les réputations, les fortunes, les tartufferies se font et se défont avec l’appui des périodiques et de l’opinion publique.
L’affaire Dreyfus a d’abord généré ces hommes vertueux, admirables même, disposés à sacrifier leurs carrières, voire leur liberté, au service de la justice et de la vérité. On pense au colonel Picquart, à Zola, mais d’abord à l’homme qui fut l’indéfectible ami de Péguy, son modèle intellectuel, ce saint laïc d’une mystique républicaine, selon lui, Bernard Lazare qui, le premier, s’engagera en faveur de Dreyfus et dont la voix irréductible sera plus tard étouffée et oubliée par les récupérateurs politiques de l’Affaire. Si bien que la remarque fameuse de Péguy, dans Notre jeunesse : « tout commence en mystique et finit en politique », pourrait, à peu de choses près, se traduire ainsi : tout commence par la vertu et finit par la tartufferie.
* * *
Que dire aujourd’hui, à l’heure de la dictature des réseaux sociaux, des chaînes d’information en continu et de l’internet généralisé ?
La tartufferie religieuse, faut-il en parler ? On se moquait, au siècle dernier, des télévangélistes américains hissés au rang de célébrités, et qui accumulaient des fortunes en exploitant la crédulité de leurs victimes à coup de citations bibliques. On a tellement fait mieux depuis, dans d’autres religions, avec leurs prêcheurs enflammés qui, depuis le confort de leurs lieux de culte ou de leurs sites de propagande, conduisent au crime ou à la guerre sainte leurs victimes trop manipulables.
La tartufferie humanitaire ? Combien de bons apôtres médiatiques bâtissent leur notoriété sur ce fonds de commerce, sans se préoccuper à l’excès des famines, des tsunamis ou des guerres civiles qui endeuillent notre planète ?
On pourrait nommer sans trop de mal d’autres tartufferies encore : la tartufferie écologique, par exemple, de ces bateleurs d’estrade plus soucieux de leurs électeurs et de leurs plans d’avancement au sein du monde politique que de la diminution de la couche d’ozone ou de la teneur en pesticide de nos récoltes.
Ou encore la tartufferie de l’indignation qui repose sur un principe simple : je me révolte contre les injustices criantes de nos sociétés industrielles, capitalistes ou libérales, donc je suis vertueux ; ne me demandez pas des solutions précises pour remédier à ces maux, ne me demandez pas de m’engager, de mettre la main à la pâte, non ! Je suis un indigné, cela me suffit, assure ma gloire, me vaut les plus vastes audiences. Le reste, autrement dit, la vertu efficiente, n’est pas de mon ressort.
Un dernier exemple ?
La tartufferie du ricanement généralisé, si chère à tant d’amuseurs ou d’animateurs professionnels qui lui doivent leur célébrité, et qui se moquent, avec une bassesse sans nom, des hommes politiques, des artistes ou d’autres célébrités. En dénonçant leurs contradictions, leurs faiblesses réelles ou supposées, nos ricaneurs affichent implicitement leurs propres vertus puisque le redresseur de torts et le contempteur hilare des vices des autres ne saurait lui-même avoir tort, ne saurait être vicieux.
Autrefois, le vertueux Basile se devait d’être patient pour voir ses calomnies se répandre peu à peu de ses proches voisins à son quartier, puis de son quartier à la bonne ville de Séville. En quelques clics aujourd’hui, à l’échelle d’un pays ou d’un continent, ses calomnies briseraient instantanément des réputations, détruiraient des carrières, ruineraient des entreprises et pousseraient trop souvent au suicide. En bref, les Tartuffes modernes sont les maîtres des informations fallacieuses, mieux nommées d’un bref mot-valise, des infox. Leur pouvoir de nuisance ou leur puissance sont à la mesure du nouvel outil mis à leur disposition.
* * *
Ces constations désolantes nous pousseraient à croire que la vertu se fait rare quand les tartuffes se multiplient et sont à la manœuvre. Ou, pour le dire avec plus de force, que la tartufferie progresse quand la vertu recule.
Eh bien non, je ne le pense pas.
La tartufferie a besoin de la vertu comme les mauvaises herbes, d’un terreau fertile.
Impossible d’imaginer le Tartuffe de Molière sans la piété, la profonde piété qui irriguait la France du xviie siècle. C’est bien parce que tant d’hommes, aujourd’hui, animés d’une admirable vertu, entreprennent de soulager les misères, de secourir les affamés, les réfugiés, de guérir les victimes des guerres civiles, partout dans le monde, au sein d’associations ou de leur propre initiative, que les tartuffes humanitaires ont connu une telle fortune. De même a-t-il fallu la prise de conscience d’innombrables citoyens de notre planète, soucieux d’adopter des conduites vertueuses en matière d’environnement, pour que prospèrent les tartuffes de l’écologie…
Ces vertus auxquelles je fais allusion sont difficiles à regrouper, à définir. On les croise sans cesse, on les devine, on les salue, on les admire, on s’efforce parfois de les adopter, en sachant bien entendu qu’aucun prix, jamais, ne viendra les récompenser.
Certes, les tartuffes de tous poils les malmènent, les humilient, les trahissent, mais ils se nourrissent d’elles, j’insiste, pour s’épanouir. Autrement dit, plus ces vertus progressent et plus les tartuffes s’affirment.
En proliférant, les tartuffes nous donneraient-ils donc, paradoxalement, confiance dans l’humanité ?