L’abbé de Saint-Pierre
Symbole de l’indépendance de l’Académie française
DISCOURS PRONONCÉ PAR
Mme Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE
Secrétaire perpétuel
le jeudi 6 décembre 2018
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Le 16 février 1775, devant l’Académie réunie pour recevoir Malesherbes, d’Alembert prononça un éloge inattendu, celui de l’abbé de Saint-Pierre exclu de l’Académie en 1718 et mort en 1743. Après avoir loué les qualités morales de l’abbé, son œuvre, et rappelé son attachement à l’Académie, sa « patrie adoptive » qui l’avait rejeté, d’Alembert conclut en disant : « Pour la Compagnie rassemblée, c’est un jour heureux où nous pouvons tous nous écrier, je rends grâce au ciel de voir enfin aujourd’hui la vertu courageuse et modeste obtenir sa récompense. »
Le discours de d’Alembert, alors Secrétaire perpétuel de l’Académie, ce qui conférait à son propos un poids particulier, tournait ainsi la page de l’exclusion de l’abbé de Saint-Pierre et lui rendait son statut académique.
Pourquoi revenir sur cet épisode peu connu ? Ce qui justifie que nous saluions aujourd’hui sa mémoire est tout d’abord un anniversaire, le troisième centenaire de son exclusion, phénomène rare à l’Académie, puisqu’il fut le deuxième exclu d’une liste qui se réduit à six noms. Mais surtout, c’est la seule exclusion pour motif politique que l’Académie ait connue*. Enfin, l’abbé de Saint-Pierre, largement oublié, mérite que soient rappelées ses idées qui à une distance de trois siècles rendent un son étonnement moderne.
Le destin de notre abbé est représentatif de la société du xviie siècle. Charles-François Castel de Saint-Pierre est né en 1658, troisième enfant mâle d’une famille de noblesse provinciale. Comme tous les cadets de ce milieu, il sera voué à l’Église et ordonné prêtre en 1680. Mais auparavant notre héros aura vécu à Caen cinq années de formation au sein d’une petite société littéraire protégée par Colbert, société qui deviendra ensuite la première académie de province. Elle était coiffée par Jean Renaud de Segrais, que Voltaire disait « très bel esprit et véritable homme de lettres ». Segrais, élu à l’Académie en 1662, va parachever l’éducation du jeune provincial et le préparer à une autre vie, celle de Paris, haut lieu d’une intense activité intellectuelle, qui attire de grands seigneurs, des ecclésiastiques et des bourgeois. Il était alors plus aisé pour un provincial de moyenne naissance de s’y frayer un chemin qu’à Versailles.
Installé dans la capitale en 1680, le jeune Saint-Pierre y partagea d’abord le logement d’un jésuite et géomètre, Pierre Varignon, autour de qui gravitaient de beaux esprits, Fontenelle, Malebranche, Pierre Nicole. La rencontre avec Fontenelle va marquer profondément le jeune abbé. Fontenelle est tout à la fois académicien et grand habitué des salons, particulièrement de celui de madame de Lambert, le plus brillant de l’époque, réputé être l’antichambre de l’Académie. Fontenelle ouvrit à son protégé les portes de cette prestigieuse société et madame de Lambert l’adopta. Plus encore il l’associa à la querelle qui oppose alors à l’Académie les Anciens et les Modernes. Fontenelle a pris parti pour les seconds et il va utiliser leur appui pour faire élire son protégé au 8e fauteuil en 1694. Élu comme grammairien, l’abbé de Saint-Pierre n’a au vrai encore rien écrit, il n’est connu que pour l’attrait de sa conversation.
L’Académie honore ses membres mais n’assure pas leur existence matérielle. Ainsi en avait décidé son fondateur Richelieu. C’était, disait-il, le prix de l’indépendance politique de la Compagnie. L’abbé de Saint-Pierre, en quête de ressources, acheta la charge d’aumônier de Madame, belle-sœur du roi, ce dont il fut récompensé car Madame obtient pour lui du roi le bénéfice de l’abbaye de Tiron située près de Chartres, fort bien dotée.
Au début, l’abbé de Saint-Pierre ne fut guère assidu aux séances de l’Académie ; les registres en témoignent. Mais dès 1710 il y participe régulièrement et, observant le travail de la Compagnie, il laisse entendre qu’il lui inspire peu d’estime. Le 29 octobre 1712, il exposa ce sentiment dans un « Discours sur les travaux de l’Académie française ». L’absent des débuts s’est mué en procureur. L’Académie s’adonne, selon lui, à des travaux futiles et manque de méthode. Il cite en exemple la grammaire élaborée par Régnier-Desmarais, longue de huit cents pages et, par là même, « inutile et illisible ». Et il conclut : « Le véritable but que doit s’assigner l’Académie, c’est l’utilité pour contribuer au bien public. »
L’abbé reviendra sur la question dans un second discours, où il propose à la Compagnie, pour que son travail fût utile au bien public, qu’elle consacre deux de ses trois séances hebdomadaires à la grammaire. Il faut, écrit-il, perfectionner la langue non seulement parce qu’elle est celle de la France, mais parce que « la situation de la France fait que les Espagnols, les Allemands, les Anglais, les Italiens, en un mot presque toutes les nations de l’Europe, ont besoin de passer chez nous pour avoir un commerce plus facile entre elles ». Le français, langue commune de l’Europe, quel programme ! Et ce n’est pas une utopie. En 1676, au Congrès de Nimègue, le français s’est déjà imposé comme langue diplomatique de l’Europe. Certes l’abbé n’est pas seul à louer l’excellence de la langue française. En 1683, François Charpentier, membre de l’Académie, avait publié De l’excellence de la langue française. Mais ce qui est remarquable chez l’abbé de Saint-Pierre, c’est l’insistance sur la dimension européenne de la langue française, la vision prémonitoire d’une Europe rassemblée et la mission politique qu’il assigne par là même à l’Académie.
La mort du grand roi en 1715, et un mois plus tard l’appel du Régent à réfléchir aux problèmes des impositions qui pèsent sur un pays épuisé par les guerres, où la pauvreté des campagnes devient intolérable, signalent que le temps des réformes est venu. L’abbé de Saint-Pierre délaisse aussitôt les réflexions académiques pour se consacrer à l’économie et aux possibilités de changement ouvertes par l’appel du Régent. Il faut, dit-il, réformer la taille, c’est-à-dire l’impôt. Vauban avait déjà plaidé pour un impôt universel, ce qui eût entrainé la fin des privilèges. L’abbé de Saint-Pierre est bien loin de cette vision radicale. Il propose une réforme modérée apportant plus de justice dans la répartition de l’impôt pour alléger la situation des taillables, encourager l’activité économique et enrichir ainsi le royaume. Le débat n’est pas nouveau pour nous. Mais en 1717 il fallait de la hardiesse pour s’y engager, car cela pouvait sembler un défi à l’autorité royale.
En 1717, l’abbé de Saint-Pierre n’est plus l’élu obscur de 1694 connu seulement pour sa civilité et son art de converser. Il a depuis peu attiré l’attention du public par un ouvrage intitulé Projet de paix perpétuelle, sur lequel nous reviendrons plus loin. Le 14 juin 1717, le cardinal de Polignac attaque le projet de son confrère devant l’Académie. Ayant déclaré qu’il avait lu le mémoire sur la taille, il dit sa stupéfaction de voir « qu’un Français et un académicien eût fait imprimer des choses très injurieuses à la mémoire du feu Roy, notre illustre protecteur » et il demanda à « la Compagnie de faire connaître au Régent qu’elle condamne une conduite si impudente et si opposée à ses sentiments ».
La Compagnie, qui est loin ce jour-là d’être au complet – douze présents seulement –, fut désemparée. Nul sauf le cardinal de Polignac n’avait lu le projet de taille tarifée. Les membres présents s’accordèrent à suggérer à l’abbé de se rendre chez le Régent pour solliciter son indulgence. Il le fera. Et le Régent lui sera fort accueillant. L’abbé rapportera le récit de leur entretien à la Compagnie lors de la séance du 17 juin et l’incident parut clos. L’abbé pensa sa réputation confortée. Il revendique pour porter ses idées son statut d’académicien et n’hésite pas à en souligner la dimension politique. En 1714 déjà, dans une correspondance adressée au Journal littéraire, il ajoutait à son nom « Un républicain de la républiques des Lettres », puis il remplace le mot républicain par citoyen, terme politique. Le citoyen ne peut en effet se contenter de débattre de la grammaire ou du Dictionnaire, il est un acteur engagé qui se prononce sur la réalité politique et sociale de son pays. L’abbé de Saint-Pierre en se disant citoyen de la république des Lettres entend affirmer sa liberté à l’égard de toute institution, y compris de l’Académie. C’est cela que le cardinal de Polignac dénonce en 1717.
La crise évitée alors va rebondir l’année suivante avec un nouveau combat de l’abbé, celui qu’il mène pour la polysynodie. Il a inventé le vocable mais le système qu’il désigne a été mis en place par le Régent. Pour améliorer le travail du gouvernement, le Régent a instauré des conseils chargés d’assister le Conseil de régence et les ministres. Ce faisant, il a élargi le cercle de ceux qui participent au pouvoir, en y associant la noblesse de cour et d’épée. Mais ce régime collégial ne dura guère. Le Régent constata vite que la grande noblesse se perdait en vaines querelles, et que sa réforme tournait, comme le dira Saint-Simon, à la « pétaudière ». Sans perdre de temps le Régent supprima ces assemblées bavardes. Mais au même moment, l’abbé de Saint-Pierre fait paraître le Discours sur la polysynodie, intitulé aussi Forme de ministère la plus avantageuse pour un roi et pour son royaume. Ce texte était bien malvenu et inadapté politiquement à l’époque qui est encore celle du pouvoir absolu, d’autant que l’abbé de Saint-Pierre y suggère que les nobles peuvent gouverner réellement, voire gouverner sans le roi. L’aristo-monarchie qu’il imagine partage la conduite du royaume entre un grand nombre de personnalités issues de l’élite et le protège des aléas de la monarchie absolue. Cet éloge de la polysynodie n’aurait pas dû choquer, puisqu’il avait été voulu par le Régent ; et l’abbé de Saint-Pierre avait d’abord cherché à y ménager le gouvernement de Louis XIV. Mais lorsqu’il en vint à traiter de la paix et de la guerre, il perdit toute prudence. Ayant salué les mérites du roi « naturellement doux, modéré et équitable », l’abbé dénonça soudain un « roi de guerre qui eût pu et dû être un roi de paix ». Sa passion guerrière a, écrit-il, ruiné le pays. Pour Marc Fumaroli, qui le dit dans les Trois Institutions littéraires, cette charge contre Louis XIV était un « crime de lèse-majesté solaire ». Le tumulte qui s’ensuivit à l’Académie témoigne que l’ouvrage fut ainsi perçu. Le 28 avril 1718, l’abbé est absent de la séance alors que le cardinal de Polignac brandit le livre et tonne : « il est très injurieux à la mémoire du feu roi » ; l’Académie est consternée. Quelles mesures prendre ? La première est conservatoire, une délégation se rend chez le Régent pour lui dire que l’Académie condamne le texte de l’abbé. Ensuite vient la sanction.
Le 5 avril, l’assemblée est réunie. L’abbé est encore absent. Il sait ce qui se trame, il a adressé à la Compagnie un mémoire protestant contre un procès ouvert sans entendre l’accusé, car c’est un véritable procès, conduit sans nuance et avec violence par l’évêque de Fréjus monseigneur de Fleury, alors chancelier de la Compagnie, qui réclame, appuyé par Polignac, une sanction exemplaire, l’exclusion. La demande d’audition présentée dans son mémoire par l’abbé est rejetée par vingt voix contre quatre, et l’exclusion votée à la majorité des boules noires. Une seule boule blanche fait exception, c’est celle de Fontenelle qui sauva ce jour-là l’honneur de la Compagnie. Le bureau de l’Académie se rendit ensuite chez le Régent pour l’informer du vote. Et à la surprise de ses visiteurs, le Régent se montra beaucoup plus conciliant qu’eux à l’égard du banni. Il était conscient de la gravité de l’affaire. Pour la deuxième fois depuis sa fondation en 1635, l’Académie veut exclure l’un des siens. Le précédent exclu était Furetière, destitué le 22 janvier 1685, mais sa faute était d’une nature différente de celle de l’abbé de Saint-Pierre. Il avait manqué à l’honnêteté en s’appropriant une partie du Dictionnaire pour la publier sous son nom. Déloyauté, malhonnêteté, c’étaient là des manquements qui dans les statuts de la Compagnie conduisaient à la destitution. L’abbé de Saint-Pierre n’avait pour sa part commis aucun crime mettant en cause l’honneur, sa faute était politique, il jugeait le règne passé en revendiquant l’indépendance que Richelieu avait clairement reconnue aux académiciens. Mettre en cause le jugement de l’Académie eût été de la part du Régent une atteinte à son indépendance. Soucieux de la respecter et conscient de la voie dangereuse où l’Académie s’était engagée, renonçant d’elle-même à cette indépendance, le Régent adopta une attitude mesurée. Il demanda à la Compagnie, qu’il ne pouvait, dit-il, désavouer, d’agir comme elle l’avait fait pour Furetière, attendre la mort de l’abbé pour élire son successeur. Pour Furetière, ce décalage était dû à la négligence du roi qui avait tardé à donner son accord à l’exclusion. Dans le cas de l’abbé de Saint-Pierre, la décision prise consciemment par le Régent privait en partie l’exclusion de son sens, et cette modération constituera un utile précédent qui sera invoqué en 1945 pour décider du sort académique du maréchal Pétain et de Charles Maurras.
Exclu ou suspendu ? L’abbé de Saint-Pierre opta pour la seconde interprétation, et demanda en 1719 à la Compagnie de le réintégrer : « Les juges peuvent se tromper, écrit-il, auquel cas ils réparent dans un second jugement le premier. » La formule n’était guère adroite, car en dix-huit mois la composition de l’Académie n’ayant guère changé, celle-ci n’était pas encline à se déjuger. Pourtant un courant favorable à l’abbé se manifesta qui proposa une démarche auprès du Régent pour trancher l’affaire. Fidèle à lui-même, toujours attentif à ne pas attenter à l’indépendance académique, le Régent renvoya ses interlocuteurs à leurs responsabilités. L’Académie décida de s’en tenir à la décision de 1718.
Pour autant, l’abbé ne fut jamais véritablement étranger à la Compagnie. S’il signe un bref moment ses ouvrages M. l’abbé de Saint-Pierre ci-devant de l’Académie française, le ci-devant disparaît vite, et par la suite il se dit toujours de l’Académie française. Il lui adresse tous ses travaux, ses confrères en débattent et il garde avec la plupart d’entre eux d’étroites relations. Les salons restent pour lui le lieu privilégié de la vie sociale. Chez madame de Lambert, il retrouve nombre d’académiciens qui l’accueillent comme l’un d’entre eux. En 1733, après la mort de madame de Lambert, madame de Tencin, se posant en héritière de la marquise, recueillit ses habitués et son salon devint à son tour une véritable annexe de l’Académie. L’abbé de Saint-Pierre, à qui Saint-Simon prête une liaison – peu vraisemblable – avec madame de Tencin, ralliera ce salon où se prépare le passage au temps des Lumières. Et au « bureau d’esprit » de madame de Tencin va s’ajouter un autre havre de paix pour l’abbé, le salon de madame Dupin, à Chenonceaux. Ici aussi se retrouvent académiciens et aspirants à le devenir. Fontenelle, Montesquieu, Marivaux s’y côtoient mais aussi des femmes, notamment madame de Tencin et la princesse de Rohan, dont l’abbé aime tant la compagnie. Rousseau, introduit dans ce salon en 1743, écrira : « Madame Dupin était une des trois ou quatre jolies femmes de Paris dont le vieux abbé de Saint-Pierre avait été gâté. » L’abbé, qui avance en âge, voit aussi monter autour de lui une nouvelle génération. Montesquieu, élu à l’Académie en 1725, dont les Lettres persanes ont bouleversé bien des conceptions politiques ; et Voltaire. Sur ses vieux jours l’abbé se rapproche de Rousseau. Ils ont tous deux en commun une préoccupation, l’éducation, et Rousseau fut si séduit par l’abbé qu’il décida à sa mort d’écrire sa biographie.
Lorsque l’abbé meurt en 1743, à l’âge de quatre-vingt-cinq ans, ayant dit à Voltaire que la mort lui serait « un voyage à la campagne », l’Académie dut décider de la manière de traiter celui qu’elle a exclu mais qui ne l’a jamais quittée. L’usage académique prévoyait un service religieux, puis l’éloge du défunt prononcé devant la Compagnie par son successeur. Furetière n’avait eu droit à rien. Pour l’abbé de Saint-Pierre, la décision fut plus clémente. L’Académie se rassembla autour de lui pour le service religieux d’usage. En revanche, après un débat tendu, il fut décidé que Maupertuis, qui lui succédait, ne prononcerait pas son éloge. Cette position moyenne qui nuance l’exclusion de 1718 est aisée à comprendre. En 1718, l’Académie était composée presque pour moitié d’ecclésiastiques fort enclins à condamner l’abbé. En 1743, l’Académie s’est ouverte aux Lumières, les philosophes se pressent à ses portes et l’on peut penser que dans cette composition, l’abbé n’eût pas été frappé d’exclusion, car son discours était en harmonie avec le nouvel état d’esprit de la Compagnie.
Trente ans passent, l’Académie accueille Malesherbes et son Secrétaire perpétuel est d’Alembert. Le comte de Provence, frère du roi, accuse la Compagnie d’être un repaire de philosophes séditieux et déclare que s’il était sur le trône il supprimerait une institution aussi dangereuse pour l’ordre monarchique.
En 1775, l’Académie va rendre à l’abbé, sinon sa place d’académicien, les devoirs que l’usage impose. C’est le Secrétaire perpétuel qui prononcera l’éloge oublié en 1743. C’est le mea culpa de la Compagnie, la reconnaissance de l’erreur commise en 1718. Et ce que d’Alembert salue alors, ce n’est pas seulement une personnalité remarquable, mais aussi une œuvre qui aura fait grand bruit en son temps et dont, en ce début de xxie siècle, on est étonné de constater l’actualité en de nombreux domaines.
Venons-en au grand ouvrage, Projet de paix perpétuelle, publié entre 1712 et 1717 avec des titres changeants. L’abbé de Saint-Pierre n’est pas l’inventeur de l’idée de paix perpétuelle. Déjà saint Augustin avait plaidé pour elle. Et à sa suite, au Moyen Âge, l’esprit universaliste qui souffle sur l’Europe impose l’idée que les souverains devraient fonder une institution commune pour assurer la paix à tout le monde chrétien.
L’abbé de Saint-Pierre se réclame pour sa part d’Henri IV et de Sully, auteurs d’un projet utopique de république chrétienne placée sous l’autorité d’une Diète souveraine ou encore d’un Sénat. Par la suite, nombre de penseurs, juristes et philosophes vont multiplier les propositions destinées à garantir une paix perpétuelle. La plupart ne sont pas catholiques, mais se réclament de la Réforme, comme Sully, Grotius, l’évêque Comenius ou Leibniz ; seul l’abbé de Saint-Pierre fait exception et rappelle que, déjà au xve siècle, le pape Paul II prônait la création d’une « confrérie de la paix universelle ».
Le projet de l’abbé de Saint-Pierre est, ses contemporains le diront, utopique mais il repose sur une connaissance réelle des progrès accomplis dans le domaine du droit des gens.
Au cœur du projet se trouve la notion de paix car, pour l’abbé de Saint-Pierre, l’essentiel est d’assurer une paix perpétuelle aux peuples d’Europe longtemps opposés par des ambitions contraires. Ce qui importe en premier, c’est que tous ceux qui constituent l’Europe acceptent que les frontières en soient immuables, de même que les souverainetés. Cela suppose que l’Europe soit géographiquement définie. L’Europe recouvre, selon les versions présentées par l’abbé, de dix-huit à vingt-deux États, même s’il n’utilise pas les termes État ou pays mais souverainetés. De fait, il s’agit de tout l’espace chrétien européen qui inclut, l’abbé est précis sur ce point, la Moscovie, désignation de l’Empire de Pierre le Grand, mais exclut ceux qu’il nomme les mahométans, Empire ottoman et Maroc, même si dans une première version il les avait incorporés à l’Europe. Qu’est donc cette Europe ? Un espace stable, pacifié, formé de principautés chrétiennes se réclamant de toutes les formes du christianisme, catholique, orthodoxe, réformé. L’abbé de Saint-Pierre utilise les termes Europe, société européenne et même union européenne. Partant du constat que les traités de paix ou les alliances n’ont jamais garanti la paix, il pense que seules des institutions communes le peuvent. D’où la nécessité d’une autorité commune, supérieure aux pouvoirs en place, garante de la paix, Congrès, Sénat ou Diète européenne, composée des représentants des puissances signataires d’une alliance européenne. Le commerce mondial, qu’on appelle aujourd’hui marché européen, y participe car le commerce a besoin de paix et contribue à sa conservation. À première vue, le système proposé par l’abbé de Saint-Pierre semble fort moderne, annonciateur de l’Europe édifiée après la Seconde Guerre mondiale pour conjurer la menace de nouveaux conflits. La mise en avant d’une autorité suprême commune, l’arbitrage permanent et les vertus d’un marché commun n’annoncent-ils pas notre temps ? Si la construction européenne n’a jamais évoqué le projet de l’abbé de Saint-Pierre, tous les congrès de la paix du xixe siècle s’en réclamaient.
La démarche de l’abbé de Saint-Pierre a passionné les grands penseurs qui se sont penchés sur la question de la paix. Leibniz, son contemporain et son correspondant, en a beaucoup débattu avec lui. Près d’un demi-siècle plus tard, Jean-Jacques Rousseau y reviendra. Comme l’abbé, il tient pour essentielle la paix entre États, mais il pense que la condition première pour y atteindre est de fédérer les peuples souverains, plus encore que les monarques. Si la vision de l’Europe de l’abbé de Saint-Pierre était avant tout spirituelle, c’est l’Europe de la chrétienté, celle de Rousseau est politique, les peuples en sont les grands acteurs. L’intervention de Rousseau rouvrit le débat sur la paix perpétuelle, et l’Académie française mit le sujet au concours en 1766. La Harpe le remporta. L’abbé, disparu depuis deux décennies, pouvait depuis le royaume des cieux se réjouir, ses idées inspiraient l’Académie en dépit de l’exclusion qui l’avait frappé. Voltaire, élu en 1746 par une Académie qui a triomphé de la résistance des ecclésiastiques à la pensée philosophique, s’intéressa aussi au projet de paix perpétuelle, moquant quelque peu l’esprit utopique de son confrère défunt, mais appelant à une étude approfondie de son grand œuvre. Puis Kant, avec son Projet de paix perpétuelle publié en 1795, ramena le nom et les idées de l’abbé de Saint-Pierre au premier plan de l’attention publique. Certes Kant était en désaccord avec lui sur bien des points. Il pensait la paix en philosophe et lui donnait une dimension universelle, alors que l’abbé insistait sur des détails institutionnels étrangers au maître de Königsberg et limitait son projet à l’Europe chrétienne. Mais en dépit des différences, Kant s’inspirait de l’œuvre de l’abbé et s’y référait sans cesse.
Si la question de la paix posée par l’abbé de Saint-Pierre est toujours actuelle, sur bien d’autres points aussi, ses écrits rendent un son contemporain. Quelques exemples en témoignent. L’abbé de Saint-Pierre s’est voulu réformateur. La question des femmes, de leur place dans la société, de leur éducation l’intéresse d’autant plus que ce pilier des salons tenus par de remarquables hôtesses était un grand admirateur de leurs qualités.
Mais l’éducation des femmes offre à notre héros une belle occasion de se contredire. Il faut certes, écrit-il, donner aux filles des connaissances larges pour éviter qu’elles tombent dans la superstition, mais il faut maintenir leur savoir à un niveau élémentaire. « Les filles ne sont pas destinées comme les garçons à des emplois publics, elles sont au contraire destinées à maintenir l’ordre et la règle dans la maison… et à la place du latin, on doit enseigner aux filles divers arts de femme comme filer, broder faire de la tapisserie. » Rien d’original ici, si ce n’est que dans les Lettres sur les femmes qu’il adresse à madame Dupin, l’abbé développe une conception opposée : « Oui Madame, lui écrit-il, c’est un malheur pour l’humanité que votre sexe n’en ait pas été le législateur. » Et se référant à Platon, il interroge : « Quelles raisons avons-nous d’exclure les femmes des charges et des emplois ? Sont-elles pour notre espèce d’une nature inférieure ? » Ses propositions pour remédier à cet état de choses déplorable pourraient servir de programme aux plus ardentes féministes de notre siècle : « N’est-il pas possible qu’un homme soit chargé du ménage ? Que celui qui n’a de disposition que pour broder ou coudre ne s’attache pas à autre chose ? ».
Les jésuites des Mémoires de Trévoux, très acquis à l’abbé, soulignent qu’il a employé son talent à la perfection du genre humain. Et de fait, alors que la pensée des Lumières commence à occuper l’espace de la philosophie politique et morale, l’abbé l’annonce par ses centres d’intérêt et par son vocabulaire. Bienfaisance, utilité, progrès, bien public mais aussi citoyen, patrie, nation. Réformer pour le bien, pour le bonheur du plus grand nombre. Autant de mots, de formules qui donnent à son œuvre une unité. Au mot bonheur, but des réformes proposées par l’abbé, fait écho celui de bienfaisance qu’il définit par « action de faire du bien, de faire du plaisir, de procurer des avantages aux autres hommes ». L’abbé de Saint-Pierre revendique la paternité du vocable bienfaisance, même si ce n’est pas certain car on l’attribue parfois à Guez de Balzac. Mais il est vrai qu’il en fait un usage constant, qu’il est seul dans ce cas et que, dans la 3e édition du Dictionnaire de l’Académie, publiée en 1740, ce mot fait encore défaut. Le mot bienfaisance accompagne nombre de projets publiés par l’abbé et lui sert de devise, qui est « Paradis aux bienfaisants ».
L’évocation du paradis conduit à une interrogation sur les rapports de l’abbé avec la religion. Son œuvre, largement consacrée aux affaires du siècle, comporte néanmoins quelques opuscules traitant des questions religieuses. Ici encore, sa réflexion, ses inquiétudes rendent un son étrangement contemporain.
Tout d’abord l’abbé, précédant Voltaire sur cette voie, condamne le débat théologique peu compréhensible, écrit-il, au chrétien et cause de conflits conduisant au fanatisme. Pour lui, l’essentiel du christianisme est sa pratique, qui doit être source de charité et une fois encore de bienfaisance. Il appelle l’Église au silence, à renoncer aux conciles au bénéfice d’un grand Conseil du silence d’où naîtraient la tolérance, la paix et la tranquillité entre les citoyens. La religion prônée par l’abbé ressemble fort à une religion laïque. Mais il est à ce chapitre un sujet qui le préoccupe particulièrement – encore un débat de notre temps – le célibat des prêtres. L’abbé de Saint-Pierre le condamne au nom de la démographie : « Cent mille prêtres mariés formeraient, écrit-il, cent mille familles, ce qui donnerait dix-mille habitants de plus par an », or la population est la première richesse du royaume. Plus encore que cet argument pratique, l’abbé constate que le célibat ecclésiastique est source de scandales, alors que les prêtres mariés seraient des exemples pour leurs fidèles, leur montrant le bonheur qui découle d’une vie de vertu. L’abbé de Saint-pierre cite à l’appui de sa démonstration les remarques de Pierre le Grand qui, visitant la France, s’étonna de découvrir l’obligation du célibat pour les prêtres, rappelant que le mariage des clercs était la règle durant les premiers siècles du christianisme et qu’il en était toujours ainsi dans son Empire.
Au chapitre religieux, une question taraude l’abbé : le « mahométisme ». Saint-Pierre y a consacré un fort divertissant Dialogue entre deux Persans, puis un petit traité intitulé Contre le mahométisme. Certes, nul en France n’est en ce temps attiré par l’islam, mais la personnalité de Mahomet intrigue. Le comte de Boulainvilliers a publié à Londres en 1730 Une vie de Mahomet qui eut un grand succès, Voltaire prit la suite avec Le Dîner du comte de Boulainvilliers, petit livre qui développe les idées de l’abbé de Saint-Pierre sur le sujet, avant de présenter sur la scène de la Comédie-Française Le Fanatisme ou Mahomet le Prophète. L’abbé de Saint-Pierre se distingue quelque peu de Voltaire. L’abbé s’intéresse à la personnalité du Prophète, il voit en lui un visionnaire de bonne foi, ayant découvert le pouvoir que sa prédiction lui donne sur ses fidèles, s’est transformé dans un second temps en imposteur acharné à duper ceux qui l’écoutent. Pour Voltaire, Mahomet n’est qu’un charlatan, mais le philosophe a surtout entrevu l’utilisation politique qui pouvait être faite de l’islam. Saint-Pierre et Voltaire ont en commun une conception « culturaliste » de l’islam. Ils pensent que, si Mahomet a pu si aisément duper des peuples entiers, c’est parce que les Arabes étaient ignorants et crédules. Et surtout, écrira l’abbé, parce qu’ils vivaient dans des climats chauds, propices au dérèglement de l’esprit. Mais, ajoute-t-il, « les opinions extravagantes des pays chauds peuvent s’établir facilement dans des pays froids très ignorants ». Ce point ramène à la question qui toujours hanta l’abbé, l’éducation, si importante au bonheur des hommes et capable de s’opposer à l’intolérance et au fanatisme. Et il prône à ce chapitre la disparition des écoles de théologie et aussi du latin : « Nous avons dix fois plus besoin des opérations de l’arithmétique et de la géométrie que de faire des vers grecs ou des vers latins. »
Où peut-on situer l’abbé dans ce xviiie siècle agité ? Fut-il le premier penseur des Lumières, celui qui ouvrit la voie ? Ou bien manqua-t-il ce tournant ?
En 1740, peu avant la mort de l’abbé, Montesquieu avait déjà publié les Lettres persanes, les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence et il travaille à L’Esprit des lois. Voltaire s’était fait connaître par les Lettres anglaises et proclamait à tous vents son enthousiasme pour le régime de liberté qu’il a découvert en Angleterre. Saint-Simon rédigeait ses mémoires. Mais les Annales politiques de l’abbé de Saint-Pierre, commencées vers 1690 et achevées en 1739, ne font même pas mention de ces œuvres qui bouleversent le paysage intellectuel de la France. L’abbé de Saint-Pierre est témoin de ces changements, mais il est avant tout un moralisateur, le promoteur de la bienfaisance, et en dépit d’une œuvre où la politique tient une grande place, il reste en marge de l’explosion d’une pensée politique caractéristique des Lumières. S’il ne fut pas un homme des Lumières, il fut sans aucun doute un passeur entre le temps des classiques et celui qui s’ouvre au milieu du xviiie siècle avec le triomphe de l’Encyclopédie et des philosophes. L’hommage que lui rend en 1775 d’Alembert en témoigne. S’il est d’abord la reconnaissance de l’indépendance de l’Académie malmenée en 1718, cet éloge est aussi et surtout un salut au précurseur d’un monde intellectuel transformé dont il aura, à sa manière, annoncé et favorisé l’avènement.
* Il y eut en réalité un précédent, celui d’un ecclésiastique, Granier de Moléon, titulaire du 38e fauteuil, exclu par décision royale en 1635 pour avoir escroqué des religieuses. L’Académie l’a supprimé de son histoire.