Réponse au discours de réception de Émile Augier

Le 28 janvier 1858

Pierre-Antoine LEBRUN

Monsieur,

Vous venez de retrouver à l’Académie les applaudissements qui vous accueillent au théâtre. Un public accoutumé à se porter vers vos ouvrages a voulu en reconnaître ici l’auteur et donner son approbation à notre choix. Cette nombreuse assemblée, par un empressement qui vous honore et qui aussi nous touche, témoigne assez du double intérêt qui s’attache à cette solennité. En même temps qu’un encouragement au nouvel élu, elle apporte un hommage à son prédécesseur, et vient prendre sa part de regrets, que vous-même avez noblement exprimés. Oui, Monsieur, vous me permettrez de vous le dire, au milieu de la satisfaction que votre entrée ici nous fait ressentir, nous ne pouvons nous défendre de reporter notre pensée en arrière, et en voyant le nouveau confrère que notre choix nous a donné, de songer à celui que nous avons perdu, et que vos paroles viennent de rendre présent. En cette circonstance, un sentiment particulier et personnel se joint en moi à celui que je partage avec tous mes confrères. Il y a vingt ans, quand M. de Salvandy est venu pour la première fois prendre séance dans cette enceinte, j’avais l’honneur de l’y recevoir au nom de l’Académie ; j’étais assis à cette place, et lui, debout à la vôtre. Je l’entendais, au milieu d’une assemblée brillante comme celle qui vous entoure, célébrer, dans son abondant et magnifique langage, cette alliance des lettres et de la politique, que sa présence au milieu de nous semblait d’elle-même consacrer. J’eus alors le bonheur d’être l’interprète des sentiments que la compagnie portait à son caractère et à ses ouvrages, et vous concevez l’émotion que j’éprouve à ce souvenir, et lorsque je me vois appelé à lui rendre avec vous ce nouvel hommage qu’il ne peut plus entendre.

Vous nous avez retracé sa vie ; vous avez apprécié dignement en lui l’homme et l’écrivain. Il semble difficile d’ajouter à l’éloge ; pourtant l’Académie me reprocherait de laisser échapper cette solennelle occasion d’exprimer le sentiment unanime que lui inspire la perte d’un confrère qu’elle honorait et qu’elle aimait, homme d’esprit et de cœur, d’imagination et de bon sens, profondément dévoué à son pays, honnête et désintéressé défenseur de tous ses vrais intérêts, au dehors, de son indépendance, au dedans, de sa sécurité.

On a souvent cité ce mot de Buffon, prononcé devant l’Académie le jour où il y venait prendre sa place ; le style est l’homme même. Si jamais ce mot a été vrai de quelqu’un, c’est bien assurément de M. de Salvandy. Il serait difficile de le séparer de ses ouvrages ; il y respire en personne, et dans une parfaite unité. Tel il se montre au commencement de sa carrière, tel nous le retrouvons à la fin de sa vie publique. C’est toujours le même amour de la France, la même préoccupation de sa dignité et de son repos, la même crainte des excès où se jettent les partis contraires, la même prévoyance des résultats inévitables où ces excès, de quelque côté qu’ils vinssent, devaient conduire le pouvoir ou la liberté.

Le noble et généreux écrivain se révèle déjà tout entier dans ce premier ouvrage que je suis tenté d’appeler son plus beau titre de gloire, car il y palpite un grand cœur : la Coalition et la France. On est émerveillé de sentir à une distance de quarante années, et quand les événements sont de toute manière si loin de nous, une chaleur d’âme si communicative encore, une sève tellement puissante qu’elle vous soulève encore involontairement au nom de l’étranger : ouvrage bien digne de souvenir, mélange d’esprit polémique et d’imagination chevaleresque où se confondent l’écrivain et le soldat, la parole et l’action, où l’on ne sait si le courage y vient de l’éloquence, ou si l’éloquence y naît du courage. Noble imprudence ! généreux défi ! On sent qu’en sonnant ce tocsin national, au milieu des armées étrangères, le jeune et hardi publiciste éprouvait une tentation héroïque, que le danger ne lui était pas désagréable, et qu’il n’eût pas été fâché d’être martyr.

Celui qui a vu les jours néfastes que la Coalition et la France rappelle, qui s’est alors senti humilié avec la France entière, ne peut se défendre d’un secret mouvement de satisfaction patriotique en songeant qu’il vient de voir les aigles françaises prendre sur le sol russe, à côté des drapeaux anglais, la revanche de Moscou et de Waterloo, et que tous ceux qui avaient signé contre nous, à Vienne, d’humiliants traités sont venus en déchirer sous nos yeux les dernières pages, et reconnaître, à Paris même, non plus seulement l’indépendance, mais l’ascendant reconquis de la France.

Tous les premiers écrits de M. de Salvandy sont pleins de cette même chaleur généreuse, de ce vif sentiment d’un patriotisme inquiet qui surveille l’étranger et qui conjure les partis de ne point lui prêter des armes. C’est ce sentiment qui plus tard, au milieu des luttes intestines qui suivent l’occupation étrangère, lui fait songer à la Pologne et au sort que son anarchie a entraîné pour elle. Les yeux fixés sur les annales de ce noble royaume, il prend la plume pour nous montrer où peuvent conduire les dissensions civiles quand l’étranger en armes nous regarde. En écrivant l’histoire du roi Jean Sobieski et d’un peuple malheureux et brave, il pense surtout à son pays. Cet ouvrage si considérable parmi les siens, et que nous lisons aujourd’hui perfectionné par cinq révisions successives, laisse un grand exemple du respect de l’écrivain pour le public et pour soi-même. L’Histoire de Jean Sobieski restera comme un travail bien ordonné, où la conscience se joint au talent, où l’expérience des affaires ne refroidit pas la vivacité des sentiments, et dont nous pouvons d’autant mieux apprécier aujourd’hui tout le mérite littéraire que nous sommes dégagés des préoccupations politiques de son auteur, que l’intérêt douloureux qu’il pouvait tirer des circonstances est passé pour ne laisser place qu’à cet intérêt permanent d’une grande leçon donnée aux peuples et aux rois.

Le livre de Don Alonzo, qui sous une forme et un titre de roman est encore une histoire, a droit de prendre place parmi les ouvrages les plus sérieux et les plus importants de l’auteur de Jean Sobieski. Comme Jean Sobieski, c’est l’histoire d’un peuple. Avant de porter ses études vers la Pologne et de nous y chercher des enseignements, M. de Salvandy avait été demander en personne des inspirations à l’Espagne : il y était allé étudier une révolution. C’est cette révolution qui est véritablement le sujet de son livre, ses événements qui en sont l’intérêt, ses personnages, les acteurs.

Un tel pays avait particulièrement lieu de plaire à M. de Salvandy : son imagination tout espagnole y trouvait un champ digne d’elle ; lui-même a le caractère de ses héros, il y a de l’Espagne en lui, jusque dans la dignité de sa démarche, dans la sonorité de sa parole, et dans l’ardeur de son regard.

Le drame de Don Alonzo est disséminé dans l’Espagne tout entière. Un personnage fictif en semble le héros et s’y trouve mêlé à des personnes réelles. S’il m’est permis de le dire, le grand romancier écossais détache ainsi souvent les héros de ses romans sur un fond historique et les entoure e de figures données par l’histoire, mais il place la scène dans le lointain et non pas à côté de nous. Les personnages fictifs et les personnages vrais et connus prennent de l’éloignement des temps une teinte uniforme comme celle qu’ils prendraient de l’éloignement des lieux. Aperçus sur le même horizon, ils s’y confondent ensemble, et semblent sous une même apparence se mouvoir d’une même vie. Notre imagination leur prête facilement une nature identique. Mais si, auprès d’un héros inventé et romanesque, vous placez des personnes réelles et vivantes, que nous ayons pu rencontrer la veille dans le salon et dans la rue, ou dont nous avons vu le matin les faits et gestes dans les colonnes du journal, alors notre esprit n’admet pas le mélange : il les distingue et les sépare involontairement, il ne se prête plus à une fiction dont vient le distraire une si proche réalité. Si ce défaut subsiste, en effet, dans Alonzo, si le roman y perd quelque chose de son intérêt, l’histoire et le voyage n’en gardent pas moins leur mérite tout entier. Le livre d’Alonzo n’en est pas moins un livre où l’Espagne contemporaine revit avec ses mœurs, ses passions, sa politique, dans des peintures vives et fidèles. M. de Salvandy, dans les derniers temps de sa vie, dans les loisirs que les événements lui ont violemment donnés, a revu avec amour cet ouvrage, il a émondé l’arbre d’abord trop touffu ; tout, dans l’œuvre première, était jeté avec surabondance : beau défaut que celui d’une sève excessive ! il faut peut-être avoir un peu trop dans la jeunesse pour avoir assez dans un autre âge. On sent, en relisant aujourd’hui Alonzo, que l’âge de maturité et de perfectionnement l’a touché, et un intérêt nouveau et douloureux vient nous émouvoir à sa lecture, si nous songeons qu’Alonzo a été la dernière occupation et le dernier souci de son auteur ; qu’ayant à lutter contre d’horribles souffrances, il cherchait à les conjurer par ce travail favori. Il retournait, près de sa dernière heure, vers cette Espagne où s’étaient écoulés quelques beaux jours de sa jeunesse il la voyait revivre, et lui avec elle, dans le tableau qu’il en a tracé, sous des couleurs vraies et brillantes. Il prenait plaisir à le perfectionner par des retouches nouvelles. Il se hâtait comme un homme qui craint de ne pas arriver. On est ému en lisant aux dernières pages : Il me fallait huit jours encore !

Pour replacer devant l’Académie tous les titres de l’illustre écrivain à l’estime et à la mémoire, il m’eût été nécessaire de repasser mois par mois, et presque jour par jour, à travers les années et les événements qui se sont écoulés de 1815 à 1830, et je n’aurais eu, Monsieur, qu’à vous suivre. Pendant cette longue période, les écrits polémiques se succèdent sans relâche ; un coup suit l’autre. Dans une sorte de fièvre de talent et d’ardeur généreuse, inépuisable improvisateur, il ne laisse se perdre aucune occasion de combattre en faveur des intérêts tantôt monarchiques, tantôt populaires, dont il s’est déclaré le champion ; il se fait l’historien du moment qui s’envole, de l’événement qui passe. S’il ne se soustrait pas toujours à l’entraînement des circonstances et à la mobilité des temps, si l’on peut différer quelquefois avec lui de sentiment, d’opinion, de passion ou même de drapeau, on peut du moins accorder toujours une complète estime à la franchise, à la probité de son langage, à son amour vrai de l’ordre, des lois, et de cette liberté politique et civile dont il a été le défenseur modéré mais invariable.

C’est, surtout, alors qu’un journal célèbre lui ouvre ses colonnes qu’on voit briller de leur plus vif éclat ses qualités improvisatrices : il se place sur ce champ nouveau comme l’Ajax du parti libéral ; il y combat en vrai héros, avec une valeur et une énergie sans égales, en faveur des libertés menacées, comme, lorsque 1830 sera venu, il combattra contre les libertés qu’il voit menaçantes, dans ce beau livre, le dernier, et, ainsi que vous l’appelez avec juste raison, le plus remarquable de ses écrits.

C’est un ouvrage, en effet, bien remarquable que celui qui porte ce titre : la Révolution de 1830 et le parti révolutionnaire. C’est celui où le talent de M. de Salvandy se développe avec le plus d’éclat et de maturité. La pensée forte et rapide y entraîne une expression forte et rapide comme elle. On est frappé, en le lisant aujourd’hui, de la haute prévoyance qui le dictait alors, et des vues toujours intelligentes et souvent profondes qu’on y rencontre. Il y règne parfois une ironie aussi vigoureuse que spirituelle qui fait souvenir, tantôt de Saint-Simon, tantôt de la Bruyère. Serviteur d’une royauté qu’il n’avait pas appelée, mais qu’il accepte loyalement comme le symbole de l’ordre, comme l’espérance du pays, il la conseille contre les partis qui voudraient l’entraîner dans leur voie : il s’attache à l’ordre comme à l’ancre de salut dans la tempête des passions révolutionnaires. À dix-huit ans de distance, il aperçoit déjà l’écueil et l’abîme. On sent partout dans cet ouvrage un honnête homme et un citoyen sincère, épouvanté, pour l’avenir de son pays, de ces passions insensées et subversives qui, triomphantes, ont bientôt renversé le gouvernement le plus habile, et qui, vaincues, se tiennent en embuscade dans les bas-fonds de la société civilisée, prêtes aux criminelles tentatives, et d’autant plus irritées et féroces, que la main qui les réprime est plus puissante et présente plus de garanties à l’ordre français et européen. Entreprises sauvages ! et qui doivent inspirer presque autant de regret qu’elles inspirent d’horreur, car elles font peur de la liberté dont elles osent invoquer le nom et l’empêchent de rentrer dans des institutions dont la licence l’a fait sortir.

Après avoir écrit ce livre dont il semble avoir fait le manifeste et comme le testament de sa vie publique, M. de Salvandy quitte la plume. Nous ne retrouverons plus l’écrivain que dans les solennités académiques. Il est entré dans les assemblées parlementaires. Les ouvrages font place à l’action, les livres aux discours. Il porte d’abord à la tribune, bientôt dans les conseils du prince, cette ardente honnêteté qui fait le fond de son caractère ; ami plein de zèle d’un gouvernement pondéré, cherchant à fortifier, en les modérant, le pouvoir et la liberté, l’un par l’autre, l’un pour l’autre, il déploie sur ce nouveau théâtre, par ses paroles et sa conduite, comme auparavant, dans la presse par les productions de sa plume, cet amour vrai du devoir, cette modération animée qui respire dans ses ouvrages, un esprit rempli de ressources, un grand mouvement d’idées, enfin cette éloquence un peu épique qui lui est propre, abondante, colorée, pleine d’éclat, et brillante jusque dans ses nuages mêmes.

Vous nous l’avez montré, Monsieur, dans les phases diverses de sa carrière politique. Nous l’avons suivi avec vous dans les Chambres, dont il était un membre si actif et si dévoué ; dans cette ambassade d’Espagne, où il a paru un moment, et où il a élevé avec fermeté et décision une simple question d’étiquette à la hauteur d’un principe, et surtout dans ce ministère de l’instruction publique, où il est porté à deux reprises différentes, et où nous le voyons préparer, par des actes nombreux et intelligents, l’Université de France à se soutenir avec prééminence en face de la liberté de l’enseignement qui devenait inévitable.

Sans doute les illustres universitaires qui l’avaient précédé avec éclat dans le gouvernement de l’instruction publique ne lui avaient pas laissé tout à faire ; de sages réformes, de libérales améliorations avaient été déjà entreprises, qui devaient, eu se continuant, rendre l’Université de plus en plus capable de défier toutes les concurrences ; mais M. de Salvandy a eu l’honneur de poursuivre énergiquement l’œuvre commencée, plus fervent à mesure que le dénoûment semblait plus proche. Dans cette œuvre délicate, et pour lui nouvelle. Il a étonné tout le monde par une inconcevable faculté de travail : le jour, la nuit, à la campagne, en voyage, jusque dans les heures consacrées à l’intimité de la famille, donnant carrière sans repos et sans mesure à sa prodigieuse activité. C’est dans ce continuel et fécond labeur que s’est écoulé tout le cours d’une administration ou des modifications nombreuses, des créations utiles, ont marqué son passage, et dont la fondation de l’école d’Athènes suffirait seule à honorer et perpétuer le souvenir.

Grande école appelée à de belles destinées ! Son fondateur a pu du moins vivre assez pour jouir de son ouvrage. Nombre d’hommes distingués sont déjà sortis de son sein. Il a pu les voir écrire le nom de la France sur les marbres retrouvés des Propylées, et mériter que trois académies présentassent l’un d’eux au grand prix triennal dont l’Empereur, dans sa munificence, a doté l’Institut reconnaissant.

Et lorsque l’édifice gouvernemental qu’il avait, selon ses forces, cherché à consolider, s’est tout à coup écroulé, miné par le flot incessant des partis, et l’a jeté du ministère dans l’exil, il a pu y emporter la conscience de ses nombreux services, soit à l’État, soit aux individus. Il a pu se donner à lui-même ce témoignage, qu’il avait traversé les affaires en citoyen dévoué et utile, et n’avait pas laissé échapper une occasion de faire du bien. Car c’est une justice que je veux surtout lui rendre, qu’il n’était pas seulement un homme éminent, mais un homme excellent. Dans la haute place qu’il a par deux fois occupée, il s’est montré l’ami bienveillant des jeunes talents. Il a honoré et servi en eux les lettres, les sciences, les arts, de tout son pouvoir. Dépositaire des encouragements de l’État il en a été le dispensateur libéral et magnifique, et vous-même, Monsieur, avez cité des traits qui témoignent qu’il n’était pas seulement généreux et prodigue des deniers de l’État. Toujours heureux s’il pouvait être utile et secourable, il mettait sa vanité à bien faire ; c’était faire de la vanité un bel usage.

L’Académie regrettera longtemps un confrère à qui elle portait une si sincère affection ! si affectueux lui-même, si obligeant, sans petitesse, sans jalousie, aussi content de faire ressortir le mérite des autres que le sien même. Et il était dévoué à l’Académie, c’est un dernier trait de son éloge que je tiens à ajouter. Il la cultivait avec soin et fidélité ; même au milieu des affaires, il ne craignait pas les devoirs qu’elle entraîne, et n’évitait aucune occasion de lui montrer du zèle et de lui faire honneur, soit en public, quand il fallait parler en son nom, et recevoir ici, tour à tour, un grand poëte, un savant évêque, un éminent publiciste, un illustre orateur, se montrant au niveau de chacun d’eux ; soit dans nos séances privées, ces séances sans public, que j’oserai appeler curieuses, et dont les procès-verbaux, s’ils viennent à être publiés un jour, devront à la plume du grand écrivain qui les rédige, de montrer ce qu’est véritablement l’Académie française, ce que sont ces travaux de dictionnaire dont on est quelquefois tenté de sourire, ce que sont ces discussions intimes où nous avons cette fortune de voir tous les grands orateurs que la tribune a montrés à la France, réunis aujourd’hui dans une atmosphère sereine, répandre sur des questions de littérature, de philosophie ou d’histoire, avec autant de savoir que d’esprit et de goût, cette même éloquence qu’ils portaient aux affaires et au gouvernement du pays.

Que de fois M. de Salvandy a pris part, et part brillante, ces débats animés et paisibles ! et quand d’intolérables souffrances l’ont retenu enfin loin de l’Académie, il y tournait encore sa pensée, elle était présente à ses yeux, il y avait entre elle et lui échange de sentiments affectueux. Près des derniers moments, ne pouvant déjà plus parler, ne pouvant déjà plus voir qu’à peine, il nous écrivait encore, en illisibles caractères, de cette même main mourante dont il traçait pour la compagne de sa vie ces mots touchants, les derniers qu’il ait tracés, ces mots où se rassemblait toute la tendresse de son âme : Soixante ans d’existence, trente-cinq ans de bonheur !

Ainsi, finissant avec résignation et gravité, préoccupé à la fois des deux vies, celle qu’il allait chercher et celle qu’il laissait sur la terre dans le souvenir, il unissait dans sa pensée, avec la religion, sa famille et l’Académie, cette autre famille, dont la pieuse sollicitude dure encore après la mort de ses membres, et se reporte sur leur mémoire et sur la personne de ceux qu’ils ont aimés.

Vous me pardonnerez, Monsieur, de m’être laissé entraîner si loin sur vos traces. J’ai cédé à un besoin qui était aussi un devoir. Quelques traits avaient pu vous échapper, qu’une longue confraternité était plus à même de recueillir. Vous n’avez pas connu M. de Salvandy ; vous n’avez fait que l’apercevoir à distance, nous avez-vous dit, lorsqu’il revenait ministre dans le collége où il était entré trente ans auparavant pauvre écolier. Vous ne songiez guère alors que vous auriez son éloge à faire ! En le voyant, du milieu des rangs de vos jeunes camarades, figurer en grand maître de l’Université dans ce lycée Henri IV, où il s’était assis sur les bancs avec Casimir Delavigne et lui avait disputé les couronnes, vous ne vous doutiez assurément pas que vous étiez destiné à rappeler les succès de Casimir Delavigne au théâtre et à remplacer à l’Académie M. de Salvandy. L’avenir semblait alors pour vous si loin et si différent du sien ! Partis tous deux du même collège, à des époques et pour des carrières si diverses, vous deviez vous ressembler du moins par la précocité de vos succès. C’est à vingt ans qu’il lançait à l’occupation étrangère son pamphlet héroïque, c’est au même âge que vous livriez aux applaudissements du parterre votre première comédie, et que la Ciguë nous révélait un poëte.

Tout le monde se souvient de l’éclat que vint jeter sur la scène le succès de la Ciguë, cette œuvre aimable et brillante, ce tableau athénien, plein d’enjouement, de délicatesse et de fraîcheur. On voyait, avec une agréable surprise et un vif sentiment d’espérance, y paraître, au milieu de tant de succès que le goût n’avouait pas toujours et qui calomniaient le public, un ouvrage auquel le public pouvait montrer, par son empressement et sa faveur, que le bon goût, le bon sens et les bons vers sont encore le meilleur moyen de lui plaire et de l’attirer. S’il semble d’abord y avoir quelque chose d’un peu triste dans ce sujet d’un jeune misanthrope que l’ennui du plaisir a conduit au dégoût de la vie et qui amuse ses dernières heures par le spectacle du ridicule et de la bassesse de ses compagnons, le fond disparaît bientôt sous une suite de vives et agréables scènes, conduites avec autant d’art que d’esprit et de gaieté. Ce premier ouvrage, dont le succès dure encore, était plein de promesses.

La comédie de l’Aventurière, qui d’Athènes nous conduit à Padoue, vint témoigner bientôt d’un talent déjà plus mûr et plus sûr de lui. C’était un pas nouveau et fait plus avant, à la suite de la Muse de la fantaisie, votre première inspiratrice. Représentée peu de jours après l’événement de février, dans un temps qui n’était pas celui d’une folle gaieté, cette amusante comédie d’intrigue, cette imitation de la vieille comédie, où l’on sent circuler une verve si véritable, devait obtenir moins de succès que la Ciguë, mais, bien qu’imparfaite, fit grandir le nom de son auteur et applaudir plus d’une scène de maître. Regnard n’aurait pas désavoué celle où le fils, nouvel enfant prodigue qui rentre déguisé dans la maison de son père, est assis à table avec le complice de l’aventurière prête à épouser le vieillard, et, à force de lui faire vider son verre, en fait sortir tout le secret de l’intrigue ; el après le rire l’émotion, celle de Térence, dans cette autre scène où ce même fils, maintenant en face de la courtisane qui veut occuper la place de sa mère, s’emporte à une éloquence indignée, lève la main sur elle, et, de peur de la frapper, s’enfuit, en la laissant à genoux, subjuguée, et étonnée de sentir pour la première fois l’amour, la pudeur et le repentir.

Je ne voudrais pas diminuer l’éclat de vos premiers succès en disant que ce n’étaient que de brillants préludes. Vous cherchiez votre voie. Si vous étiez entré dans l’école de Molière pour y modeler votre style sur le sien, et en rapporter même quelquefois une forme trop imitée, vous n’aviez pas encore essayé de placer la comédie, à son exemple, où elle doit être, au milieu de la société de votre temps.

Dans la première jeunesse on peut écrire une fantaisie charmante, remplie d’esprit, d’élégance et d’entrain ; on peut faire une agréable pièce d’intrigue, et y rencontrer des scènes pleines de gaieté ou d’émotion ; mais on ne fait pas une comédie de mœurs et de caractère. Il faut, pour une telle œuvre, plus d’expérience des hommes et de la vie qu’on ne peut en avoir acquis à cet âge. Pour offrir des portraits ressemblants à des spectateurs qui vivent au milieu des modèles, il faut que l’auteur comique ait eu le temps d’étudier la société, ses mobiles, ses grandes ou petites passions, et de voir clair aux replis compliqués de l’âme humaine ; il faut qu’il ait pu apprendre à découvrir en son propre cœur le secret du cœur des autres, et dans l’homme de son temps l’homme de tous les temps. Alors il pourra nous présenter une imitation sincère de la vie, la cause cachée sous les apparences, la vanité de l’homme dans toutes ses métamorphoses, enfin un miroir fidèle où chacun puisse reconnaître, sinon soi, du moins son voisin.

La comédie, la grande comédie est donc, il faut le dire, l’œuvre la plus exigeante et la plus difficile de toute la littérature ; car rien n’est plus difficile que de reproduire, dans des vers pleins et naturels, en conservant un certain idéal nécessaire à toute production de l’art, une vérité dont chacun est bon juge, non celle du photographe qui calque la réalité, mais celle du peintre qui choisit et recompose la nature.

Molière avait trente-huit ans le jour où un vieillard lui cria du parterre : Courage, Molière, voilà la bonne comédie ! Ce jour-là, Molière avait trouvé sa voie celle qu’il n’a plus quittée, celle où doivent le suivre, de près ou de loin, tous ceux qui aspirent à marcher vers le véritable but de l’art.

Jeune encore, vous vous êtes dirigé vers ce but, dans la mesure de vos forces et selon les aptitudes de votre talent. Vous n’avez pas tenté de vous élever à la comédie de caractère, œuvre plus difficile de nos jours qu’elle ne le fut jamais : mais vous avez quitté des sujets et une nature de convention, pour chercher l’intérêt de vos drames dans le cœur humain. C’est là que vous avez trouvé Gabrielle.

Dans un pays et à une époque remués par tant de doctrines et de passions subversives, où la littérature elle-même, soit par le roman, soit par le théâtre, n’épargne ni le devoir, ni l’honnêteté, ni la sainteté de la famille, vous vous êtes placé au milieu du foyer domestique, prenant sa défense ; vous avez interrogé les causes les plus ordinaires du trouble qui s’y introduit, et vous nous avez ouvert l’intérieur de ce ménage bourgeois, où un mari, bon et honnête homme, qui aime tendrement sa femme au fond du cœur, travaille à s’enrichir pour elle, veut la rendre heureuse, mais la laisse seule, mais ne l’entretient, s’il rentre, que d’arides calculs ou de trivialités de ménage, la traite en enfant, et fait souvent par sa moquerie rentrer dans son cœur la tendresse qui voudrait sortir. Aveugle et inattentif, il ne songe à satisfaire aucun des besoins de cette imagination oisive ; il n’occupe ni l’esprit ni le cœur de cette jeune femme qui, livrée à elle-même, sans goût pour des devoirs qu’on ne lui a point fait aimer, ennuyée de sa solitude, de son ménage, et de sa maison, laisse aller son âme ailleurs, s’égare dans des félicités imaginaires, et, si quelqu’un se présente qui s’occupe d’elle, en fait tout d’abord cet être idéal qu’elle a rêvé. Son mari est un homme distingué, un homme véritable ; c’est à un homme médiocre et à un vrai enfant, que le désœuvrement, l’ennui et les romans vont la livrer. Elle est prête à briser une existence honorable et au fond heureuse, par entraînement d’imagination, plutôt que par une passion profonde. Cela est plus ordinaire et plus vrai que toutes ces passions violentes, irrésistibles, fatales, qu’on nous montre dans les romans et sur les théâtres. Et quand l’imagination de Gabrielle est refroidie, à la voix de son mari, par l’image de la réalité, elle peut reprendre le véritable sentiment des choses, rentrer dans le devoir sans invraisemblance, et se jeter même avec amour dans les bras du mari qui lui pardonne. C’est un personnage intéressant et d’une conception heureuse que ce mari, qui, dans une situation difficile, s’est emparé avec autant d’autorité que de bonté du rôle supérieur qui, lorsqu’il a découvert le malheur de sa maison, s’interroge, descend dans son cœur, s’avoue à lui-même qu’il peut avoir été aussi en faute, et, dans une indulgence presque paternelle, relève sa femme à ses propres yeux, et lui demande pardon à son tour de n’avoir pas veillé sur son trésor.

Tout cela compose un drame d’intérieur, simple, naturel, en action et non en tirades, plein d’un intérêt qui s’accroît doucement de scène en scène jusqu’au dénoûment où il éclate, et où le sujet s’éclaire de toute sa moralité : le bonheur dans l’ordre, dans le devoir, dans la maison, dans la famille, dans les enfants, dans la réalité des choses, et non dans des rêves fébriles, qui paraissent absurdes au moment où l’on se réveille.

On pourrait trouver des défauts dans cet ouvrage, surtout dans deux de ses caractères, dont l’un touche à la faiblesse et l’autre à l’exagération. J’aime mieux en reconnaître la principale qualité, le style, presque toujours facile, élégant, chaleureux ; il y circule, sons les vers, même familiers, une veine de poésie, qui quelquefois paraît trop au dehors, mais souvent aussi se fait sentir sans se faire voir, et rappelle, toute distance gardée, la manière du maître.

C’est le même mérite qui distingue cette autre comédie dont vous avez reporté la scène au temps de la jeunesse de Louis XVI, comme pour faire ressortir par un reflet du règne précédent la pureté de votre héroïne. Parmi les caractères que vous avez tracés dans vos nombreux ouvrages, il n’en est point, à mon sens, de plus aimable et de plus nouveau que celui de Philiberte, cette jeune fille qui, laide dans son enfance et accoutumée par une mère remariée et peu tendre à se croire toujours disgraciée, s’est résignée à vivre seule et, dans sa timidité et sa défiance, tient renfermé en elle-même, avec son âme passionnée, son esprit qu’elle ignore comme le charme de sa figure, jusqu’au moment où une révélation subite fait tout à coup épanouir tout son être, car elle a compris qu’elle peut être aimée. Et alors elle a de l’âme, de l’esprit, de l’enjouement : tout le monde étonné la trouve jolie et charmante jusqu’à sa mère, entraînée par le succès.

La donnée est excellente. Des caractères variés et des situations nouvelles, des hardiesses réussies et une observation fine et profonde du cœur des femmes, enfin un mélange heureux d’esprit et d’âme, d’émotion et de gaieté, forment un ensemble plein de charme, et vous ont mérité un succès qui se renouvelle chaque jour et sur lequel, heureusement pour le théâtre, vous ne témoignez pas vouloir encore vous reposer.

Je me suis arrêté à vos comédies en vers et à celles d’entre elles qui ont mérité le plus de faveur. Vous êtes poëte, j’ai voulu surtout marquer votre place, à ce titre, dans la grande littérature, honorer en vous cette constance qui vous porte à chercher les succès difficiles, et vous inviter à marcher résolument dans ce véritable domaine de l’art, que les auteurs comme le public semblent tentés d’abandonner : non que je porte à la comédie en vers une préférence académique et que je lui croie plus de dignité qu’à la comédie en prose : une grande comédie en prose est assurément une œuvre très-littéraire, surtout si elle est l’œuvre d’un seul auteur ; mais la comédie en vers a cet avantage d’une langue particulière qui parle à la mémoire, et d’un art choisi, précis, délicat, et d’autant plus difficile que les esprits auxquels il s’adresse sont plus cultivés.

Il y a une sorte de courage à écrire aujourd’hui des comédies en vers, car elles doivent, pour parler comme Molière, arracher leur succès. Le public, qui va chercher maintenant au théâtre une distraction plutôt qu’un plaisir littéraire, ne vous demande guère autre chose que de lui faire passer une heure agréable, et les vers, quand on ne les lui fait pas oublier, gênent souvent son intérêt plutôt qu’ils ne l’excitent, bien différent en cela du public du grand siècle. Nous sommes loin de ce temps où certain duc disait en sortant de la première représentation de l’Avare : « Molière est-il fou de nous faire essuyer cinq actes de prose ! » On admettait la prose pour les petites pièces, pour ce qu’on appelait les farces, et sous ce nom de farces on comprenait les comédies les plus gaies de Molière ; mais lorsqu’un grand ouvrage était offert aux spectateurs, il fallait qu’il fût en vers, et cela est si vrai que le Festin de Pierre, qui n’avait pas eu plus de succès que l’Avare, eut besoin, pour rentrer au théâtre, d’être mis en vers par Thomas Corneille ; c’est même sous cette forme qu’il y est demeuré jusqu’à nos jours. Quand Molière fit la Princesse d’Élide pour les fêtes de Versailles, il la commença en vers et, forcé d’aller vite, l’acheva en prose. On dit alors que « la Comédie n’avait eu le temps que de prendre un de ses brodequins, et était venue donner des marques de son obéissance, un pied chaussé et l’autre nu. » La Comédie aujourd’hui a quitté ses deux brodequins ; elle ne se donne pas le temps de se vêtir pour obéir à des spectateurs plus exigeants et plus pressés que Louis XIV. Il faut aller vite, il faut satisfaire le goût du public, si l’on peut appeler son goût ce que j’appellerai plus justement sa curiosité ; et pour aller plus vite, ce n’est pas assez d’écrire les pièces en prose, on se partage le travail, on les fait au moyen de l’association. Le vaudeville a donné le branle, le mouvement a entraîné jusqu’à la grande comédie. Deux cent mille personnes composent, à Paris, le public d’un succès. Deux cent mille personnes qui ont besoin de pièces nouvelles ! Quelle consommation ! et quelle production il faut pour y répondre ! surtout si l’on songe que toute l’Europe se fournit à Paris.

Je comprends la collaboration pour tant de légers ouvrages qu’on fait en se jouant, et qui peuvent rencontrer une main de maître et se faire ainsi applaudir par l’Europe entière ; mais je ne puis me figurer que des esprits, si éminents qu’ils soient, puissent concevoir, penser, sentir, enfanter ensemble ; créer enfin à deux un de ces grands ouvrages qui semblent ne pouvoir appartenir qu’à une conception unique et à une seule plume. Le dirai-je avec sincérité malgré un spirituel paradoxe, et des exceptions brillantes, quand je vois un tel ouvrage écrit par deux auteurs, je suis tenté de ne le pas prendre pour une œuvre d’art, mais pour un travail facile, dont le but est moins la gloire que le succès. Et puis, si quelque scène, quelque caractère, quelque trait heureux excite ma sympathie et mon approbation, j’aime à reporter à quelqu’un cette approbation et cette sympathie. Lorsque je trouve devant moi deux auteurs, je ne sais à qui m’adresser, je m’embarrasse, et je dis : lequel des deux ? Ainsi, parmi vos ouvrages en prose, faits tous ou presque tous en collaboration, je trouve une comédie charmante, prise dans les mœurs actuelles, qui m’offre une action bien conduite, des caractères vrais et bien tracés, pleine d’esprit et d’observation, vive, gaie, naturelle, amusante, une franche comédie enfin, et des meilleures de notre temps, le Gendre de Monsieur Poirier ; eh bien ! voilà une scène qui me plaît par sa vérité, voici un trait qui me semble original : auquel des deux faut-il en faire honneur ? Je ne puis, Monsieur, vous louer de tout qu’à moitié, et il faut que je réserve une part de ma louange pour le collaborateur si bien choisi par votre goût et par votre amitié.

Je dois du reste avouer, au risque de me contredire que, par une exception bien rare, deux esprits très-divers ont su tellement ici se fondre ensemble, qu’ils ne laissent apercevoir dans leur ouvrage que la plus complète unité.

Mais si vous avez fait à deux la plus gaie de vos comédies en prose, vous en avez fait seul la plus hardie. Vous avez voulu, en cet acte de courage, ne point entraîner de compagnon dans vos périls. N’imité-je pas en quelque sorte votre témérité en introduisant à l’Académie ce que vous n’avez pas craint de présenter au théâtre, le Mariage d’Olympe ?Si le goût ne peut vous donner pour cette œuvre hasardeuse qu’une approbation restreinte et contestée, la morale doit vous savoir gré d’avoir osé tenter en son honneur un aussi dangereux essai, et au moment où l’Académie vient de vous adopter, c’est là surtout l’éloge qu’il me convient d’en faire.

Depuis un certain nombre d’années il s’est répandu, sur les théâtres, en faveur de certaines personnes bannies du monde, un goût de réhabilitation que je puis aussi peu comprendre que partager. La mode est venue d’offrir partout à l’intérêt du public des femmes tombées et souillées que la passion épure et relève. La passion autrefois était humiliée et repentante, elle est aujourd’hui glorifiée dans ses plus vils excès. Elle tendait à se faire excuser, elle porte le front haut ; elle défie, elle est insolente : c’est à l’honnêteté à baisser les yeux. On place ces femmes sur le piédestal, et on dit à nos femmes et à nos filles : Regardez, elles sont meilleures que vous.

Eh bien ! votre comédie vient mettre la vérité en lumière, et proclamer hautement qu’il y a des abaissements de l’âme dont on ne peut jamais se relever, et des souillures dont la marque reparaît toujours.

Un honnête homme, dans une ivresse aveugle, a élevé cette femme jusqu’à lui ; il lui donne un nom honoré, il la fait entrer dans une noble famille, il l’entoure des plus purs exemples, il l’initie aux plus vertueuses intimités ; il croit l’avoir transfigurée : non pas ! Sous la robe de comtesse, dans le château héréditaire, elle reste la fille de la rue ; les honnêtes gens l’ennuient, sa pensée s’envole vers la liberté effrénée de ses anciens plaisirs ; elle a, vous l’avez dit, la nostalgie de la boue, et la première occasion offerte la fait retomber dans cette fange dont son âme n’était jamais sortie.

Voilà le spectacle que vous avez courageusement présenté à un public qui, pour être facile, n’en a pas moins ses moments de susceptibilité. La vérité, et, permettez-moi de le dire, la crudité de quelques couleurs lui a fait quelquefois détourner les yeux du tableau. Il est des objets qui ne doivent se laisser voir qu’à travers certaine transparence ; il est des nudités morales qu’il ne faut pas plus montrer que des nudités physiques : l’orgie a pu causer quelque révolte à des esprits délicats, et c’est peut-être passer la permission accordée à la comédie que de corriger une femme, même telle qu’Olympe, à coups de pistolet. Mais l’intention de cet ouvrage est bonne et honorable, et le talent qui s’y révèle de toutes parts est souvent énergique, piquant et original. De quelque façon qu’on l’envisage, le Mariage d’Olympe a porté un coup mortel à la comédie de scandale et à la glorification de la courtisane. Si vous-même, autrefois, très-jeune encore, vous l’avez montrée, des premiers, relevée par l’amour ; grâce à l’élégance des vers et à la délicatesse du style, vous avez jeté sur elle ce voile que l’art prête à tout ce qu’il touche. Vos successeurs ont déchiré le voile ; depuis votre aurore le grand jour est venu, et les rideaux se sont ouverts.

Le goût du public a, comme toutes choses, ses défaillances. Il se porte vers les spectacles fébriles et contagieux, moins par penchant que par curiosité. Mais il se lasse bientôt, et, après avoir couru aux choses mauvaises, revient aux bonnes, par amour de la nouveauté. Donnez-lui la nouveauté seule capable de le retenir, celle qui repose sur le vrai en ce qu’il a de pur et d’élevé, et qui plaît à l’esprit sans troubler les âmes ; présentez-lui des ouvrages qui, non-seulement dans l’intention, mais dans l’expression, ne donnent lieu à aucune méprise et n’excitent qu’un rire honnête. Philiberte et Gabrielle vous indiquent ce qu’on peut voir et revoir toujours avec le même plaisir. La morale est généralement la tendance de votre théâtre. Quand l’Académie a voulu couronner une comédie morale et applaudie, c’est parmi vos ouvrages qu’elle l’est allée chercher : un prix nouveau est offert à la littérature dramatique, dans le double intérêt des mœurs et du goût. Après avoir donné l’exemple, vous donnerez le conseil et décernerez la couronne. Venez donc vous asseoir parmi les juges, prendre part à nos travaux, et par des succès que vous renouvelez sans cesse, nous consoler de nos pertes.

Les lettres et l’Académie en font chaque jour, et de bien douloureuses. Vous n’avez point encore occupé la place dont M. de Salvandy vous a laissé l’héritage, et déjà deux autres places restent vides, celles où s’asseyaient le plus ancien et le plus jeune de nos confrères, M. Brifaut, qu’un beau succès de théâtre et un commerce aimable, spirituel et bienveillant rendaient cher à l’Académie, et M. Alfred de Musset, ce jeune homme touché de la muse, enlevé aux lettres quand il semblait avoir tant de jours encore à consacrer à leur gloire. Elles garderont du moins dans leur souvenir, en même temps que l’auteur de Ninus II, ce jeune et vrai poëte, ce génie flexible et brillant, gai, tendre, élevé, à l’aise en tout genre, qui a fait des comédies charmantes presque à son insu, et qui laissera, parmi tant de poésies naturelles et faciles, des pièces exquises et des pages immortelles.

Entre les pertes récentes des lettres, il en est une, bien grande, qu’il appartient à l’Académie de ressentir avec toute la France et qui, bien qu’elle semble étrangère à cette compagnie, a droit d’y recevoir un solennel hommage. Je parle du chantre populaire de la patrie et de la gloire, de notre cher et illustre Béranger. L’Académie me permettra de marquer ici, comme une des plus irréparables pertes qu’elle pût faire elle-même, celle de ce poëte, homme de bien, l’Horace à la fois et le Franklin de la France, qui a jeté sur la littérature de notre temps, avec l’éclat de sa riche poésie, tout le lustre que le caractère ajoute au talent. Il appartenait à ce grand artiste de langage, qui a cultivé son génie avec tant de conscience et l’a élevé si haut par la volonté et le travail, à cet amateur passionné de la belle langue française dont nous sommes les conservateurs, il lui appartenait, d’en venir partager avec nous la tutelle. Nous avons ici le fauteuil de la Fontaine ; il attendait le grand chansonnier, qui fit de ses chansons, comme la Fontaine l’a dit de ses fables,
Une ample comédie à cent actes divers (La Fontaine, liv. V, fabl. 1.).

S’il n’a point désiré de venir occuper sa place, si, tout en aimant et respectant l’Académie, il est demeuré aussi insensible aux honneurs littéraires qu’il l’avait été aux honneurs politiques, amoureux seulement de son indépendance et de sa popularité, du moins l’Académie n’a pas manqué à ce qu’elle lui devait et à ce qu’elle se devait à elle-même. Elle l’a appelé de ses vœux, elle l’a élu dans sa pensée. Il est des nôtres. Toutes les gloires nous appartiennent.

Vous pourriez témoigner ici, Monsieur, du zèle qu’il montrait pour cette compagnie, pour ses travaux, même pour ses choix. Appréciateur empressé des jeunes talents, juge à la fois sévère et encourageant de leurs succès, il avait signalé les vôtres à ses amis. Il vous a nommé en quelque sorte avec nous, c’est sa voix que je vous ai donnée, et son estime est une part de votre gloire.