Réponse au discours de réception du comte de Salvandy

Le 12 avril 1836

Pierre-Antoine LEBRUN

Réponse de M. Lebrun
directeur de l'Académie française

au discours de M. de Salvandy

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 21 avril 1836

PARIS INSTITUT ROYAL DE FRANCE

  Monsieur,

Après le discours que nous venons d’entendre, l’assemblée savante et choisie qui vous a prêté une si favorable attention partagera peut-être un regret que j’ai quelquefois éprouvé, et que j’éprouve particulièrement aujourd’hui, c’est que parmi nos usages, ne soit pas celui de désigner, en même temps que nous appelons un nouveau membre, l’académicien qui doit présider à sa réception. Ainsi l’Académie pourrait choisir, pour la représenter dans ces solennités, ceux d’entre nous qui, par leurs travaux et leurs mérites, auraient avec chaque récipiendaire le plus de conformité. L’homme de lettres ou l’homme politique trouverait ici pour lui répondre celui que les habitudes spéciales de son esprit rendraient le plus propre à apprécier toute la valeur de ses travaux et à lui parler son langage. Directeur de l’Académie au moment où elle a eu la douleur de perdre M. Parseval, j’étais par là destiné à recevoir son successeur, quelle que dût être sa spécialité. Si donc vous me trouvez assis à cette place où votre présence et votre discours appelleraient un orateur, un historien, un publiciste, prenez-vous-en à nos usages. C’est un honneur que je n’ai pas choisi, mais qui doit m’être précieux, puisqu’il me rend ici l’interprète des sentiments de l’Académie, et m’autorise à exprimer publiquement l’estime qu’elle vous porte, le plaisir qu’elle éprouve à vous voir prendre séance au milieu d’elle, et toutes les espérances dont elle aime, en vous voyant, à consoler ses regrets.

Elle n’a pu entendre qu’avec un sentiment de satisfaction, j’allais dire de gratitude, ce discours où vous venez de dérouler sous ses yeux le grand et magnifique tableau de la marche des lettres à travers les temps, de leur domination dans le nôtre, et de la puissante influence de notre langue, et, par elle, de notre pays, sur la civilisation de l’Europe. C’est un titre brillant que vous venez d’ajouter à tous ceux qui vous désignaient à notre choix. Vous avez fait à l’Académie française une belle part dans cette influence. L’homme de lettres dont vous venez occuper la place, si quelque chose de ce qui se dit dans ce lieu pouvait monter jusqu’à lui, serait sans doute plus touché d’un pareil hommage que de celui qui aurait pu lui être plus particulièrement rendu ; lui qui voyait dans les lettres sa vie et dans l’Académie sa gloire, qui s’était tout entier identifié avec elle, qui en avait fait son unique vanité, sa passion dernière, aurait, certes, dans l’éloge de l’Académie, cru entendre le sien même. Ce n’est pas à moi, quand j’ai l’honneur de la présider, qu’il peut être permis de repousser aucune part de ce beau panégyrique ; je n’ai pas le droit d’être modeste pour tant de grands hommes que l’Académie représente. Oui, sans doute, si la civilisation est arrivée au point où nous la voyons aujourd’hui, si la lumière a pénétré jusqu’aux coins les plus obscurs et les plus reculés de l’Europe, c’est à eux qu’il en faut reporter le principal honneur, à ces flambeaux réunis en faisceau pour éclairer d’ici le monde. Sans parler des circonstances heureuses qui ont préparé en Europe la suprématie de la France, c’est surtout à la belle langue que l’Académie a fixée et au génie des écrivains qui l’ont illustrée et répandue, que notre pays doit de donner l’impulsion morale à l’Europe, et que s’est accompli ce progrès si immense et si rapide dans les mœurs, les lois, la constitution des États.

Je n’oserais pas dire que nos premiers fondateurs, lorsqu’ils se réunirent chez Conrart pour s’entretenir de langue et de littérature, aient entrevu pour l’Académie un pareil avenir. Ils ne se doutaient guère, en jetant ces faibles semences, des grands résultats qui devaient en sortir, assez semblables peut-être, qu’on me pardonne la comparaison, à ces oiseaux qui laissent tomber par hasard en passant quelque graine attachée à leurs ailes, et sèment ainsi quelquefois un grand arbre à leur insu, en un lieu où personne ne soupçonnait qu’il dût naître. Je n’oserais pas assurer non plus que la civilisation de l’Europe ne se fût pas accomplie tôt ou tard, quand même les grands génies dont l’Académie revendique la gloire ne fussent pas venus concourir à son développement ; car la civilisation marche, pour ainsi dire, indépendante de la volonté humaine : elle s’avance à travers les siècles d’un mouvement insensible mais continu ; elle semble mue, comme la végétation de la terre, par une sève puissante et irrésistible : il y a force absolue que le fruit lentement produit par les siècles parvienne à sa maturité ; mais le soleil de la France lui a été bon, et elle a trouvé, à point nommé et comme à un rendez- vous, au moment du besoin, cette compagnie d’hommes supérieurs dont la pensée a su comprendre l’esprit du temps tout entier, quand les autres le portaient en eux sans en avoir la conscience. Personne, à proprement parler, ne marche en avant de son siècle ; mais ceux qui lui obéissent avec le plus d’intelligence, par cela même le dirigent : ils donnent une forme à l’idée instinctive de chacun, ils la font reconnaître de tous, et elle devient l’idée générale. Ainsi les lettres françaises, aidées par cette langue simple, claire, précise, rationnelle, que son unité prédestinait à l’universalité, en s’alliant d’abord aux sciences, bientôt à la philosophie, enfin à la politique, ont révélé à l’Europe son idée générale, et ont conquis par degrés sur elle une domination plus belle, plus utile, plus durable que celle des armes. L’Académie française n’a pas manqué à sa destination, et c’est là sa gloire ; elle est arrivée lorsqu’il fallait qu’elle vînt, et, les circonstances devenues grandes, elle s’est trouvée à leur niveau. Nos illustres devanciers nous ont laissé à continuer leur tâche, devenue plus facile par leurs travaux mêmes, et nous n’avons pas besoin de leur génie pour être utiles comme eux à notre tour.

Vous venez succéder aujourd’hui à un homme qui avait compris la mission de l’Académie française, qui connaissait les devoirs qu’elle impose, et qui s’y montra constamment fidèle, selon sa nature et selon la forme de son talent. Passionné pour la langue, conservateur ardent de sa pureté, il mettait du patriotisme à la défendre contre les nouveautés audacieuses qui tentaient de la corrompre, contre les empiétements des langues rivales. Il en conservait le génie comme la flamme de Vesta, comme la sauvegarde de l’empire ; car il savait que la décadence des langues est bientôt suivie de celle des nations, et que le jour où notre langue deviendrait moins simple, moins claire, moins pure, les nations cesseraient peu à peu de l’apprendre et de la parler ; elles se passeraient peu à peu ainsi de nos idées, de nos mœurs, de notre littérature, de notre théâtre, de nos institutions et, en échappant à la domination des lettres françaises, échapperaient enfin a l’influence de notre pays.

Le culte de la langue avait été de bonne heure la passion de M. Parseval, sans préjudice toutefois de celui des arts ; car la peinture le disputa d’abord à la poésie ; elles se partagèrent sa jeunesse. Il avait réuni dans son amour les deux sœurs : un poëme brillant a consacré cette alliance. Mais une ambition qui demande tout un homme devait bientôt le saisir et le livrer à la seule poésie. Il conçut, sans être découragé par Voltaire, le dessein de disputer aux étrangers la seule palme que la France pût leur envier encore ; il voulut nous donner un poëme épique. Ambition courageuse, puisque, quel qu’en soit le succès, elle ne demande pas moins que le sacrifice d’une vie entière.

L’usage était encore à cette époque de préluder par de longues études aux grands ouvrages, et de se faire une langue poétique avant que d’écrire un poëme ; on ne croyait pas faire tort à son génie en cultivant son goût, ni rétrécir son imagination en prenant pour guide les imaginations les plus hautes, en fréquentant ces modèles qui étendent l’esprit par leur commerce, dont on comprend d’autant mieux l’élévation qu’on s’en approche davantage, qui semblent grandir à mesure que vous vous élevez vous-même, comme ces sommets des Pyrénées ou des Alpes qu’on trouve plus hauts, plus on monte : on a beau s’avancer et monter, on les aperçoit toujours à la même distance.

C’est dans la fréquentation des grands poëtes, c’est à l’école de Virgile et de Camoëns, du Tasse et d’Homère, de l’Arioste et de Milton, que M. Parseval faisait son éducation de versificateur et de poëte, s’essayait à parler une belle langue, se formait un goût simple, pur et délicat, étudiait les diverses formes du style, l’art d’unir les mots avec harmonie, de préparer leurs alliances, de donner même à des sons des sentiments et des pensées. C’est de leur commerce qu’il rapportait ces traductions qu’il n’avait cru faire que comme étude, et qui ont été reçues comme ouvrage. Les traductions étaient alors à la mode ; elles flattaient l’esprit français, elles ont quelque chose de la conquête. Les Amours épiques, grâce au cadre ingénieux qui réunit les plus beaux tableaux des six grands poëtes, et à l’agrément d’un style où l’abandon est joint à la pureté, et souvent la force à l’élégance, ont été comptés à leur auteur, par le public, comme une œuvre originale, et, révélant en lui l’élève le plus brillant de Delille, ils ont suffi pour lui ouvrir, en attendant ses autres titres, cette Académie qu’il a honorée vingt-cinq ans, et où il a introduit à son tour, je dirai presque tous ceux qui l’y regrettent aujourd’hui ; car, Messieurs, tant la mort est prompte à moissonner nos gloires, de cette Académie où M. Parseval entrait en 1811, de ces quarante membres qui lui tendirent alors la main, il n’en reste que deux, noms glorieux, et d’autant plus chers à l’Académie, l’auteur d’Agamemnon et celui des Templiers.

L’Institut d’Égypte avait en quelque sorte recommandé M. Parseval à l’Institut de France : cet Institut, fondé par la victoire, avait eu les prémices de ses études brillantes. Dans les séances du palais de Hassan Kachef, au Caire, il lisait déjà ses chants d’Andromaque et d’Armide, et ses vers faisaient dès lors entrevoir au jeune conquérant de l’Égypte le chantre futur de l’expédition.

On ne s’étonnera pas de trouver M. Parseval au nombre des hommes qui firent partie de cette expédition singulière et aventureuse, qui allèrent, dans la compagnie d’une armée, mesurer les Pyramides, faire des fouilles aux cataractes du Nil, et écrire leurs noms avec les grenadiers d’Arcole sur le colosse d’Aménophis, à côté des noms de Sabine et d’Adrien. Quelque isolé que vécût le poëte au milieu des agitations du monde, quelque endormi qu’il fût dans ses rêves et dans ses distractions de poésie, il n’avait guère été possible que le temps, qui remuait tant d hommes et de choses, le laissât à sa place, et qu’il ne fût point emporté lui-même comme tout le reste au courant d’un siècle si fort et si rapide : il devait être d’ailleurs frappé par le grand et l’extraordinaire.

Cette flotte qui se préparait à Toulon, cette expédition lointaine, le secret dont elle était environnée, ces savants qui s’enrôlaient avec les marins et les soldats, le nom du jeune chef, les bruits pleins de mystère, tout était de nature à séduire un esprit comme le sien. En quelque lieu que se portât la flotte, vers l’Archipel, le Nil ou l’Océan, il apercevait de belles études à faire, des voyages, une nature nouvelle, une récolte d’images, d’impressions et de souvenirs. On peut, sans lui faire tort, penser qu’il fut peut-être moins entraîné alors par l’expédition elle-même que par la secrète envie de suivre dans le pays de leurs fictions les poëtes qu’il s’étudiait à traduire, et que, tout en s’embarquant avec Bonaparte, il voguait encore, dans sa pensée, soit avec Homère vers la Grèce, soit avec Camoëns vers l’Océan, soit vers l’Égypte et la Palestine avec le Tasse et les héros de la Jérusalem.

Quelle fortune pour un poëte de se trouver partie de cette expédition merveilleuse ! d’assister à cette grande épopée en action, de voir se faire devant soi la poésie, de la saisir sur le fait ! s’embarquer avec Bonaparte, traverser avec lui la belle Méditerranée au milieu de ce cortège de cinq cents voiles, partager l’émotion de son cœur en touchant le sol de l’Égypte, et les palpitations de toute une armée à la vue du Nil, d’Alexandrie, et du drapeau tricolore sur la pyramide de Chéops ! le désert, les mœurs nouvelles, les bivouacs sous les palmiers, les privations et la gaieté des soldats, les aventures diverses des camps et des flottes, tout voir, tout connaître, tout partager, dans la compagnie des Kléber, des Desaix, de Bonaparte lui-même, à sa suite et à sa table ! et, après avoir rempli son cœur de tant d’inspirations héroïques, après avoir été témoin d’Aboukir et du mont Thabor, après avoir suivi tout entière cette grande lutte de l’Orient et de l’Europe, de la civilisation et de la barbarie, revenir, sur le vaisseau même de Bonaparte, et comme présenté par lui à la France pour transmettre ce grand poème à la postérité ! Cette fortune fut celle de M. Parseval.

Mais quel dommage qu’il n’ait pas profité de toute la nouveauté de ses impressions, de toute la force de son âge, de toute la maturité de son talent, exalté par la vue récente de tant de merveilles, pour élever à la gloire de notre pays et de son héros le monument national qu’il devait tenter de leur élever plus tard ! Peut-être alors a-t-il pensé que l’épopée ne peut reproduire les actions contemporaines, que les héros qu’on a connus paraissent trop semblables à des hommes, que trop de passions et d’intérêts se soulèvent autour d’eux pendant leur vie et s’interposent entre nous et leur image, et qu’ils ont besoin, pour être à leur point de vue idéal, de la perspective du passé, de son voile qui grandit les objets, de son inconnu qui les rend merveilleux. Peut-être aussi M. Parseval, en célébrant un homme devenu consul et bientôt empereur, a-t-il craint, lui dont la dignité délicate et pudique ne voulait pas même être soupçonnée, de paraître moins consacrer la gloire que flatter la puissance ; et enfin, car M. Parseval lui-même, votant contre l’élévation de Napoléon à l’empire, semble appuyer cette idée, n’est-il pas à croire que le silence du poëte fut un reproche du citoyen, qu’en se taisant devant Napoléon, il croyait rester fidèle à Bonaparte, et qu’il avait pris au sérieux le toast du jeune général, lorsqu’il buvait, en Égypte, dans une fête, à l’an 300 de la république ?

Quoi qu’il en puisse être, il chercha dans un temps plus reculé de notre histoire un sujet grand et national, une gloire consacrée par les siècles ; et, si je n’ose dire avec vous qu’il ait demandé alors des inspirations à la politique, du moins la préoccupation des esprits de son temps ne fut-elle pas sans quelque influence sur le choix de son sujet. Il prit pour objet de ses chants un héros qui avait aussi combattu outre mer, assemblé aussi contre l’Angleterre des armées et des flottes, triomphé aussi de l’anarchie, nommée alors la féodalité. Il choisit le héros de Bouvines, il fit le poëme de Philippe-Auguste. Vous avez dignement apprécié, Monsieur, ce poëme, que des mérites divers rendent en effet si recommandable. Toute la littérature accueillit avec applaudissement cette œuvre de talent et de patience, inspirée par le sentiment patriotique, et ou on se plut à retrouver les vieux usages de la France, l’ancien Paris, les mœurs féodales, tous nos temps d’ignorance, de superstition, de galanterie et d’héroïsme, peints de couleurs vives et fidèles. Je ne sais si certaines pages de ce poème ne laissent pas apercevoir çà et la, sous les inventions de M. Parseval, le Tasse et Virgile avec trop de transparence ; mais si les amis d’une poésie non imitée peuvent souhaiter quelquefois à ses créations des formes plus entièrement neuves, un mouvement plus semblable à la vie, un idéal plus voisin de la réalité, souvent aussi ils admirent dans Philippe-Auguste des personnages vrais, énergiques ou touchants, des fictions ingénieuses, des peintures d’un grand éclat et tous les prestiges de la versification la plus brillante.

M. Parseval consacra donc la meilleure part de sa vie à illustrer dans Philippe-Auguste les vieilles gloires de la France, les anciens souvenirs du pays, et un grand succès couronna ses efforts.

Mais quand les révolutions eurent succédé aux révolutions et précipité les années ; quand la gloire que notre âge avait vue naître et grandir fut consacrée par le temps, purifiée par le malheur, idéalisée par la mort ; quand les deux mille lieues qui séparent la France de Sainte-Hélène eurent mis deux mille ans entre Napoléon et son siècle, alors ce grand homme apparut aux yeux du poëte comme aux nôtres, un personnage tout épique, une gigantesque figure, taillée à la façon de Camoëns ou d’Homère. Alors l’époque de la vie du héros la plus jeune, la plus fraîche et la plus pure, ce beau temps où il l’avait connu, occupa sa pensée ; le ciel d’Orient revint tout entier dans sa mémoire ; l’expédition d’Égypte lui apparut comme un brillant mirage, et il vit renaître et se dessiner devant lui, sur un fond de désert et de palmiers, toutes ces jeunes et héroïques figures, tous ces drapeaux tricolores, toutes ces scènes de guerre et de voyage, tout ce temps déjà si reculé et devenu fabuleux. Dans le vieil âge, nos jours les plus lointains sont ceux qui se peignent en nous avec le plus de vivacité. L’expédition d’Égypte lui appartenait ; il avait vu les lieux et les hommes, il avait partagé l’émotion des événements mêmes : il devait reproduire ce qu’il avait connu et senti, avec plus de chaleur et de vérité que tout autre, et, grâce à un tel avantage, trouver enfin toute sa valeur, donner à son talent tout le développement dont il pouvait être capable. Dès que l’idée vint l’enflammer, il n’y eut plus pour lui de vieillesse ; il commença un grand poème à soixante ans, comme s’il eût été à l’âge où il revenait d’Égypte à Fréjus, et avec les souvenirs de la jeunesse, il en reprit les vastes espérances.

Ce travail extraordinaire dans l’âge du repos, cette sève arriérée de poésie, cette ardeur de composition, en quelque sorte fébrile, dut précipiter ses derniers jours. Il se hâtait comme quelqu’un qui n’a pas le temps de s’arrêter ; il traitait son ouvrage comme un père, déjà vieux, qui craint de ne pas voir arriver son enfant à l’âge d’homme. On peut s’étonner du prodigieux travail des dernières années de sa vie, qui en ont été les plus fécondes, puisqu’au moment de sa mort, les vingt chants qui devaient composer le poème de l’Égypte se sont trouvés faits.

Vous n’avez pu, Monsieur, nous parler de ce poème, auquel la mort l’a empêché de mettre la dernière main, que vous n’avez dû connaître que par le bruit public, et dont l’Académie elle seule a, jusqu’à ce jour, reçu la confidence ; vous n’avez pu assister à ces séances intimes où M. Parseval nous communiquait ses chants à mesure qu’il les achevait, et venait demander si modestement des conseils, même à ses plus jeunes confrères ; vous auriez su dire tout ce qu’il y a de talent et de jeunesse dans cette œuvre sexagénaire. Je ne sais si je m’abuse, mais il me semble, et ne semble-t-il pas à toute l’Académie, que les chants qu’il nous a lus étaient souvent remplis de chaleur et d’éclat, surtout de peintures de lieux et de mœurs qui paraissent empreintes d’une grande fidélité ? Peut- être, je le dis avec hésitation, mais je cherche à être vrai, la vérité donne seule de la valeur à l’éloge ; peut-être quelques-uns de ces chants étaient-ils trop descriptifs : c’est la pente du poëte ; peut-être rappelaient-ils un peu trop quelquefois les tableaux des artistes musulmans à qui leur religion défend de peindre des personnages, et qui, voulant reproduire sur la toile des batailles, montrent les boulets et les bombes dans l’air sans montrer les combattants qui les lancent. Je ne voudrais pas que cette comparaison allât plus loin que ma pensée : je dis seulement que dans le poëme, tel que ma mémoire me le reproduit, sans doute imparfaitement, les hommes, leurs passions, tout le drame enfin, ne tiennent pas toujours assez de place.

Ainsi, ce que je me rappelle surtout, ce sont moins des scènes, des caractères, des développements du cœur humain, que des descriptions ; descriptions, je le répète, pleines de charme, et qui, du reste, prennent des lieux qu’elles reproduisent, des mœurs qu’elles représentent, des souvenirs qu’elles rappellent, un intérêt qui n’en laisse souvent désirer aucun autre : c’est la première vue du Nil, tableau ravissant de fraîcheur ; c’est la promenade mélancolique du poëte sur le bord de la mer d’Aboukir, un mois après la bataille ; c’est la fête du Nil, les courses du Champ de Mars transportées au Caire, et les illuminations des Tuileries dans la place d’Ezbékieh, les danses des almés, tes sérails des soudans devenus des hospices pour nos soldats toutes ces choses que le poëte a vues et qu’il reproduit d’après nature dans une poésie vraie et brillante.

Ceux qui ont entendu comme moi ces lectures ne se rappelleront-ils pas encore cette belle peinture de Thèbes ensablée dans le désert, et ces autres peintures si énergiques du pacha de Saint-Jean-d’Acre, de la bataille de Sediman, et de la révolte du Caire, ou l’Institut d’Égypte prit le mousquet ?

Je ne voudrais pas donner à penser que nombre de parties véritablement épiques ne se rencontrent aussi dans ce poème. À côté des tableaux où éclate le talent descriptif, on pourrait en placer beaucoup d’autres où l’imagination la plus élevée revêt les formes de la plus haute poésie, où le poëte rappelle les belles fictions du Camoëns, sans les imiter cette fois, et élève ses héros à la taille de ceux d’Homère, comme lorsqu’il montre Kléber, le géant de l’armée, devant les murs de Saint-Jean-d’Acre, mettant d’en bas sa main puissante sur les créneaux pour les ébranler. C’est la beauté de l’art épique quand la vérité et la notion se confondent tellement que ce qui appartient à l’une rend l’autre vraisemblable.

Les Arabes, quand ils parlent, sous la tente, de ces hommes d’Occident qui ont passé sur la terre d’Égypte et de Syrie, et s’entretiennent des faits du sultan Juste, du sultan Bras-d’Or, et du sultan de Feu, racontent que le sultan de Feu (on sait qu’ils nomment ainsi le conquérant de l’Égypte) possédait un pouvoir magique, que son épée s’allongeait derrière le dos du cavalier à mesure qu’il précipitait sa fuite, et que sa main portait un grand filet avec lequel il prenait les armées. M. Parseval, racontant la traversée d’Alexandrie au Caire, a lutté contre l’imagination orientale, et l’a vaincue, en s’appuyant sur un fait réel, lorsqu’il peint le désert épouvanté, appelant à son secours le Simoun pour soulever les sables et engloutir le conquérant, et nous montre Bonaparte, au milieu des vents de fournaise et des flots embrasés qui l’enveloppent et le suffoquent, faisant tirer son artillerie contre le Simoun, combattant ses trombes à coups de canon, luttant contre cette terrible nature de puissance à puissance, et passant en maître, vainqueur des soulèvements du désert.

Je n’ai pas craint de m’arrêter sur ce poëme ; c’était l’objet de la prédilection de M. Parseval et de ses plus chères espérances, trop digne en effet de l’intérêt que j’ai voulu faire ici partager, s’il était vrai que les espérances du poëte ne dussent pas être réalisées, et qu’il eût laissé en mourant son œuvre encore trop incomplète pour qu’on pût l’offrir en toute confiance à la sévérité du public. Je ne pense pas que ma mémoire soit infidèle et lui prête des mérites que le jour de la publication ferait évanouir, mais je m’étonnerais de moi-même si je n’avais en moi quelque secrète partialité pour un ouvrage que je n’aperçois en quelque sorte qu’à travers des regrets, et qui s’embellit du souvenir de son auteur, du charme que sa présence et sa voix lui prêtaient dans nos assemblées, et de tout ce que les vers laissés inachevés par la mort doivent emprunter de touchant à leur imperfection même. De son lit et à ses derniers jours, M. Parseval nous adressait encore quelque partie du poëme qu’il croyait finir : il nous dédia ainsi, chant par chant, son ouvrage ; l’Académie lui devait bien d’en consacrer ici la mémoire.

Je m’assure que l’assemblée réunie autour du successeur de Parseval aura entendu sans impatience, et peut-être avec sympathie, l’hommage offert à un homme que tant de titres nous rendaient cher, et qu’elle ne saurait lui envier cette louange publique qui accompagne son départ, comme, il y a vingt-cinq ans, elle a accueilli son arrivée : les usages de l’Académie rappellent ceux de ce pays voisin, où chaque demeure a une porte qui ne s’ouvre que deux fois dans le cours de la même vie, le jour du mariage et celui de la mort. Heureux lorsque, comme M. Parseval, on remplit dignement l’espace qui sépare ces deux jours solennels ; lorsqu’on a mérité comme lui que l’Académie, au moment de la séparation, se déclare satisfaite et fière de l’alliance ; lorsqu’on a pu répondre à son choix par de nobles travaux et une vie pure, et joindre au talent le caractère qui le rend honorable ! Cette justice lui est certes bien due, que si quelqu’un a pu avoir plus de génie ou même autant de goût, nul ne fut plus homme de bien nul plus cher et plus fidèle à l’Académie, plus bienveillant pour ses confrères, plus dégagé d’envie et d’intrigue, soignant ses ouvrages plus que ses succès, sans ambition que pour l’Académie, sans irritation qu’envers le faux goût, sans inimitié excepté contre les mauvais vers ; riche ou pauvre avec la même sérénité, simple et facile, en même temps que noble et ferme quand il y allait de sa conscience ou de sa dignité, préoccupé de poésie et laissant rouler le monde ; poète enfin, par les habitudes de son esprit, de l’école de Despréaux, et, par la nonchalance et l’aménité de ses mœurs, par la grâce, la simplicité et la distraction de son caractère, de la famille de la Fontaine ; véritable homme de lettres d’un autre siècle, espèce poétique et naïve qui devient de plus en plus rare dans ce temps où la mobilité des événements, les grandes émotions publiques, l’immense et rapide mouvement des esprits, enfin le règne de cette puissance de l’intelligence dont chacun peut prendre part, enlèvent la pensée à ses anciens loisirs, et nous entraînent malgré nous hors de la paisible carrière.

La littérature ne peut plus être désintéressée, elle marche au triomphe d’une opinion ou d’une idée. L’homme de lettres d’aujourd’hui est fait à l’image de son siècle comme était l’autre. Lequel des deux faut-il trouver préférable ? Je m’aperçois, Monsieur, qu’en mettant en présence deux littératures et deux hommes de lettres différents, je me suis involontairement placé entre votre prédécesseur et vous. Je ne déciderai pas la question que j’ai imprudemment hasardée. Je ne saurais commencer votre éloge aux dépens du sien, je ne veux pas achever le sien aux dépens du vôtre.

À dire vrai, chaque siècle a sa littérature et les écrivains qui lui sont propres ; chaque époque crée et développe ce qui doit servir le mieux à son usage. Il est des temps où les lettres, comme les sciences, cultivées pour elles seules et absolument, sont à elles-mêmes leur propre but ; d’autres pour qui elles ne sont plus qu’un moyen, qui les appliquent, qui font servir les sciences aux besoins industriels, et aux intérêts sociaux les lettres, moins belles alors, moins pures, moins idéales, mais utiles, mais actives, mais appropriées aux nécessités du temps. Dans un tel temps, il y a sans doute encore de la poésie, mais elle n’a plus son insouciance : la Fontaine y peut vivre, mais il ne fait plus de fables, il fait des chansons politiques et s’appelle Béranger. C’est alors que la politique se mêle de toutes parts aux lettres ; et de leur alliance naît cette littérature nouvelle, ignorée des siècles précédents et même des pays voisins, qui touche à tous les grands intérêts, s’empare des institutions, les discute, les enseigne.

Assurément les lettres sont trop redevables à cette nouvelle alliée pour ne pas reconnaître et consacrer son influence, qui affermit si bien leur pouvoir ; et, pour resserrer de plus en plus l’alliance, elles appellent, dans leur sanctuaire, à côté de ceux qui demandent à la poésie les inspirations du patriotisme et de l’humanité, à la philosophie et à la littérature les grands préceptes de la raison et du goût, ceux qui, comme vous, Monsieur, appliquent les lettres à leur usage pratique, répandent la foi constitutionnelle, professent les droits et les devoirs ; champions des vérités sociales, chefs hardis et infatigables de cette littérature militante dont la pensée est pour ainsi dire une action, et le talent une forme du courage.

Les lettres et l’Académie qui les représente ont vu leurs destinées s’agrandir ; elles ont besoin, pour les remplir tout entières, de s’entourer des hommes qui peuvent le mieux les aider à assurer de plus en plus ce règne nouveau, cet empire des idées, cette domination des lettres ; à étendre enfin chez les peuples ces conquêtes de nouvelle espèce, « les seules », j’en croirai ce membre de l’Institut qui gagna quatre-vingts batailles, « les seules conquêtes qui ne laissent pas de regrets. »

« La vraie puissance de la France, disait-il, doit être désormais de ne pas permettre qu’il existe une seule idée qu’elle ne lui appartienne. »

Ces paroles, qu’il adressait à l’Institut même le jour où il le remerciait de l’avoir admis au nombre de ses membres, devançaient de quinze années l’époque où les armes devaient céder l’empire aux idées, et il semble, Monsieur, que vous les ayez voulu prendre pour devise, le jour où, à la chute du colosse impérial, encore fort jeune, et déposant les armes du soldat restées inutiles dans vos mains, vous en avez demandé aux lettres, afin de continuer à servir la France dans les nouveaux combats qui allaient commencer pour elle, dans les nouvelles conquêtes qu’elle avait à accomplir. En passant aux lettres, vous n’avez point déserté la carrière du danger, vous n’avez fait que changer avec lui de champ de bataille. Vous vous êtes montré encore soldat sous des drapeaux ordinairement pacifiques, soldat des généreuses idées, défenseur des institutions sur lesquelles repose l’avenir, agresseur déterminé de tout ce qui menaçait les lois, la sécurité, l’honneur, l’indépendance de la patrie.

Qui ne se souvient de cette première publication qui attira si puissamment, il y a près de vingt ans, l’attention générale, et qui mérita de rester populaire ?

Quand l’ennemi était au cœur du royaume, quand la France humiliée (car pourquoi craindrais-je de le dire ? pourquoi craindrais-je de rappeler un temps dont nos divisions ont seules fait les désastres, dont il serait peut-être dangereux pour l’étranger qu’il se souvînt, mais qu’il est utile pour notre pays de n’oublier jamais ?), quand, dis-je, la France voyait ses places fortes aux mains de nos libérateurs, sa dignité offensée et son indépendance mise à prix et à rançon, une voix généreuse s’éleva et se rendit l’interprète des cœurs français. Un jeune écrivain, connu déjà dans les lettres par un essai d’audace, mais armé cette fois d’un plus difficile courage, faisant briller l’espérance au milieu de nos revers, invoquant l’union du prince et du peuple contre nos communs ennemis, appela le pays à vider ses comptes avec l’étranger. Épouvanté du souvenir de la Pologne et des menaces de l’histoire, il sonna le tocsin de l’indépendance nationale. Il proclama le plan de campagne, marcha à l’avant-garde, et, sentinelle avancée, cria : Aux armes ! au milieu des baïonnettes étrangères.

Tout le monde a nommé la Coalition et la France, ce livre que j’appellerais ailleurs une belle action, que j’appellerai ici un éloquent ouvrage. Il donna à penser aux étrangers, il révéla au pays un citoyen, à la politique un esprit élevé et habile, aux lettres un talent digne de les servir et de les honorer.

Ce talent, qui se déclarait avec tant d’éclat en face des ennemis du dehors, sera aussi hardi et aussi énergique devant les ennemis intérieurs. Nous le voyons poursuivre, au nom des libertés publiques, la faction qui continuait autour du trône l’occupation étrangère ; tantôt venger l’armée calomniée, et réclamer des droits pour ceux à qui la défense du pays impose des devoirs, tantôt demander pour la liberté, défiante d’un pouvoir qui se défiait délie, des garanties également nécessaires a tous les deux. En toute occasion et sous toute forme, adversaire hardi ou médiateur loyal, nous le trouvons toujours prêt à lutter pour les intérêts nationaux contre le pouvoir même qu’il honorait, toujours proclamant en leur faveur une opinion du moins franche et désintéressée, dans cette suite d’ouvrages politiques qui, quelles que soient leurs nuances, ont véritablement concouru à notre instruction constitutionnelle et à l’établissement, disons, à la conquête de l’ordre, des lois, de la sage et vraie liberté.

Et au nombre de vos plus utiles ouvrages je me garderai bien d’omettre, je vous compterai sans doute cette œuvre de chaque jour, cette œuvre perpétuelle, cette œuvre multiple et diverse, qui trouve dans son but son unité, et dont tous les matins vous donniez au public une page, cette polémique quotidienne, au souvenir de laquelle se rattache une grande victoire, quand prenant parti, avec toute l’opinion nationale, pour la presse menacée, vous avez combattu, harcelé, percé de traits, sans relâche et sans merci, et jusqu’à ce qu’il fut tombé en holocauste, le ministère qui avait osé s’attaquer à cette liberté jalouse et terrible, devant laquelle, trois ans plus tard, et pour semblable menace, devait tomber aussi le trône. Quand votre âge ne vous permettait pas encore d’être admis dans les grandes assemblées où se décident nos affaires, vous donniez ainsi votre boule blanche ou noire sur toutes les questions qui intéressaient la France ; vous teniez de votre talent et de votre conscience le mandat que vous deviez recevoir plus tard de vos concitoyens ; vous vous étiez fait, de votre propre autorité, une tribune qui est devenue pour vous le marchepied de la tribune nationale. Quelle puissance que celle qui parle si haut et si loin !

Un simple écrivain prend sa plume, il jette sa pensée sur une feuille, la feuille multipliée à l’infini va la communiquer, dans tous les lieux les plus reculés de la France et de l’Europe, à des millions d’hommes qui, réunis tout à coup, grâce à la feuille rapide et sympathique qui va les frapper tous à la même heure en mille pays différents, conçoivent, s’entendent, prennent une pensée, une opinion communes, et, d’esprits incertains, faibles, sans force et sans valeur qu’ils étaient peut-être lorsqu’ils se trouvaient séparés, deviennent l’esprit public, c’est-à-dire, cette puissance qui n’a besoin que de naître pour commander à toutes les autres. De tous les coins de l’Europe, on écoute ainsi chaque matin ce que dit la France : savoir ce que dit la France, c’est le besoin de chacun, dans toute la terre, à son réveil. On étudie avec curiosité les questions qu’elle remue, les idées qu’elle nationalise ; de là cette habitude, de jour en jour plus grande chez les peuples, de nos mœurs, de nos lois, de nos institutions ; de là cette domination nouvelle que la France étend de plus en plus au dehors. Les journaux dont la France a donné le premier modèle à l’Europe, ont agrandi, ont achevé la conquête des lettres, et si, dans le brillant tableau que vous avez fait tout à l’heure des lettres françaises et de la part qu’elles ont prise à la civilisation du monde, vous avez omis de parler des journaux, c’est que vous avez craint de paraître, en rappelant leur influence, céder à l’entraînement et à la vanité d’un souvenir personnel.

Mais plus l’influence de l’écrivain politique a d’étendue et d’action, plus ses devoirs sont grands et sévères. Cette puissance dont il dispose, la presse, semblable en ses effets à cette autre nouvelle puissance qui partage avec elle l’empire du globe, la vapeur, tire son danger de sa force même toute-puissante pour mouvoir, mais toute-puissante aussi pour détruire, si elle n’est dispensée par des mains prudentes, et par des canaux réguliers. Je louerai donc l’écrivain politique qui aura compris toute la portée de sa mission, qui l’aura remplie avec sagesse et probité ; qui, soit dans ses feuilles, soit dans ses livres, n’aura pas perdu de vue les principes éternels sur lesquels reposent le bien-être des peuples, la sécurité des États et l’avenir de l’humanité. Je louerai donc des ouvrages où quelquefois sans doute il aura pu se tromper, où il aura pu froisser des opinions, où peut-être les hommes impatients d’avenir auront pu apercevoir trop de reflets du passé, où les hommes d’un goût sévère (car enfin nous sommes à l’Académie) auront pu demander au style un peu moins d’abondance et un peu plus de simplicité, mais où tout le monde se sera accordé à reconnaître un sentiment profond de loyauté, d’honneur et d’indépendance, une conviction entière dans ce qui lui semble la vérité ; du courage, même celui de déplaire ; de la franchise, même contre soi ; enfin, un talent plein de cœur, vif et coloré comme ce qui vient d’un sang généreux, et qui tire d’une noble source jusqu’à ses défauts mêmes.

Je n’ai point parlé de ceux de vos ouvrages qui ont le plus d’étendue ; mais serait-il injuste de dire que les mérites que je viens d’attribuer à vos œuvres politiques sont encore ceux qui semblent distinguer plus spécialement vos œuvres les plus littéraires ? S’il est des pages vers lesquelles on puisse être particulièrement rappelé, ce sont celles où se retrouve ce que je nommerai votre individualité politique. Ainsi, c’est là ce qu’on rencontre avec le plus de plaisir dans ce livre d’imagination, où vous avez essayé de réunir le voyage, le roman et l’histoire ; tentative, pour le dire en passant, que l’art le plus exercé devait trouver d’un succès, sinon impossible, du moins bien difficile ; car chacun de ces genres ayant un ton, une nature, un intérêt, des développements d’espèce différente, peuvent rarement se confondre ; ils marchent, dans le livre, l’un après l’autre plus souvent qu’ensemble. Le lecteur est réveillé constamment de son illusion par le nouveau guide qui vient s’emparer de lui, contrarié de se retrouver dans la compagnie du romancier au moment où il commençait à se plaire avec le voyageur ou à s’instruire avec l’historien et le publiciste. Le contraste incessant des choses qu’on sent imaginaires et des choses qu’on reconnaît réelles amène à chaque instant dans l’esprit une sorte de dissonance, comme, à l’oreille, lorsque, écoutant dans l’air une musique lointaine qui fait qu’on oublie et qu’on s’égare dans un autre monde, on entend tout à coup sonner les heures, qui vous rappellent au temps et aux réalités présentes. Quoi qu’il en puisse être, dans ce livre d’Alonzo, où l’Espagne est peinte souvent de si fidèles couleurs, ce qu’on va relire, ce qu’on se rappelle longtemps après l’avoir lu, ce n’est pas le roman, c’est la partie politique, c’est la réunion des cortès à Cadix, c’est Napoléon traversant comme un éclair le champ de bataille de Burgos, c’est enfin ce que vous ont inspiré les réminiscences de la politique et de la gloire nationale.

Et à plus forte raison les retrouvera-t-on encore dans cet autre ouvrage, votre titre le plus important, cette œuvre capitale entre les vôtres, cette belle Biographie de Sobieski, cette histoire d’un grand peuple personnifié dans un grand homme. Assurément, en y retrouvant à chaque page une émotion en quelque sorte nationale, un sentiment si bien compris de l’indépendance, un amour si inquiet de l’ordre et des lois, ou est tenté de classer cet écrit parmi vos ouvrages politiques. On sent que vous êtes préoccupé de notre pays : vous nous représentez l’anarchie pour nous faire comprendre la liberté. Vous écriviez l’histoire de Pologne l’œil fixé sur la France.

J’aurais aimé à m’arrêter sur cet instructif ouvrage, dont de grands souverains ont pris soin si récemment encore de renouveler l’à-propos. En voyant l’état où se trouve réduit un peuple noble et brave, on aime à consoler sa pensée en la reportant avec vous vers ces temps meilleurs, où la Pologne était du moins debout et entière, et où un héros, un roi national, couvrait d’un manteau si glorieux et si brillant les plaies de sa patrie.

Quelle plus noble et plus intéressante histoire que celle que présente, sous votre plume, ce roi presque français, ce Jean Sobieski, élevé, pour ainsi dire, dans Versailles, à l’école de l’héroïsme et de la grandeur, et qui partagea quarante ans avec Louis XIV lui-même l’étonnement de l’Europe ! Soldat et poëte, héroïque, aimable, fidèle ; désintéressé jusqu’à l’imprudence, généreux jusqu’à la folie, grand homme ! si admirable dans ces champs de Kotzim, où il gagna sa couronne, où vous le montrez portant le premier coup, comme une puissante machine de guerre, à cet empire ottoman qui maintenant tombe en ruine, et qui, sans lui, aurait changé nos églises en mosquées, et détruit nos mœurs, nos lois, nos langues même. Oh ! qu’il est difficile, Monsieur, de lire dans votre ouvrage, sans une profonde émotion et sans un intérêt de cœur, cette merveilleuse délivrance de Vienne, quand Sobieski et ses Polonais, refoulant l’Asie amassée tout entière et précipitée par Mahomet IV sur les royaumes de l’Occident, sauvèrent au prix de tout leur sang ce même empire qui a partagé la Pologne, et qui lui dispute aujourd’hui, à l’heure même où je parle, le misérable petit coin de terre, dernier refuge de sa liberté.

Vienne, Podhaïce, Kotzim, noms éclatants ! flattez à ma voix un peuple malheureux, et s’il se trouve dans cette enceinte quelque exilé de ce noble pays, consolez son infortune par votre héroïque souvenir !

Du moins de grands enseignements sortent pour les peuples de cette histoire, où vous montrez si bien, au milieu de l’éclat même des triomphes, les causes de la dissolution et de l’envahissement, ces luttes déplorables des palatinats, ces longs tumultes d’intérêts qui se combattent, ces lois factieuses, turbulentes, subversives, cet éternel interrègne d’une liberté désordonnée qui meurt de ses excès ; de grands enseignements, dis-je, sortent de cette histoire : c’est que les empires sont près de leur chute quand le respect a disparu pour les choses sacrées, quand la force domine au lieu des lois, quand l’anarchie prend le nom et la place de la liberté ; c’est que la liberté toute seule ne suffit pas aux peuples, et qu’elle tombe bientôt dans le courant qui entraîne les empires, si les peuples ne fondent pas leur avenir sur quelque chose de moins mobile, et ne s’appuient pas sur un pouvoir qui, personnifiant l’ordre et la durée, protége la liberté elle-même.