M. Royer-Collard ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. le marquis de Laplace , y est venu prendre séance le mardi 13 novembre 1827, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Appelé par vos suffrages à prendre séance au milieu de vous, à la place d’un de vos membres les plus illustres, je ne dois pas me défendre de l’émotion respectueuse où me jette d’abord un honneur si imposant et si imprévu. Qu’y a-t-il, eu effet, entre l’Académie française et moi ? Ce grand nom rappelle toute la gloire littéraire de la France ; vous ne la faites revivre, Messieurs, qu’en y ajoutant sans cesse ; et cependant les titres de l’homme de lettres, ces titres nécessaires qui n’ont manqué à aucun de vous, j’en suis dépourvu, et aucune composition, aucune branche de littérature cultivée avec quelque succès, n’ont attiré sur moi vos regards. Jusqu’à ces derniers temps, ma vie, étrangère à vos travaux, s’est écoulée loin de votre commerce, stérilement consumée dans les agitations de nos troubles ou cachée dans la retraite. Quelques efforts tentés dans l’ombre des écoles, pour ranimer les études philosophiques, ne sont pas venus jusqu’à vous. Les temps sont loin où vous pouviez regarder comme un mérite digne de récompense l’amour des lettres, l’admiration, assidue de nos grands écrivains, et l’élude de la langue qu’ils nous ont créée ; ces goûts sont heureusement vulgaires aujourd’hui, et ne suffisent plus à l’éminente distinction que j’obtiens en ce moment. Il est donc manifeste, Messieurs, qu’une pensée nouvelle vous a dirigés dans un choix qui ne vous était pas indiqué par vos traditions et que leur autorité ne semble pas confirmer.
Du sein de la littérature, de ce monde intellectuel où l’Académie réside, elle a jeté les yeux autour d’elle et elle a vu qu’à travers une profonde révolution sociale, la délibération publique était devenue la loi de notre gouvernement, la tribune s’est élevée au milieu de la France attentive, et la parole a présidé aux affaires. Les affaires, Messieurs, ne sont, pas seulement des intérêts à débattre ; ce sont encore, ce sont surtout des droits à établir et à défendre. Dans ce noble champ ouvert à la parole, nous voyons, nous, les triomphes de la justice et de la liberté, lents peut-être et laborieux, mais assurés ; il vous appartient, à vous, Messieurs, d’y voir aussi les travaux de l’éloquence. Tandis que nous célébrons dans notre charte immortelle la restauration de la dignité nationale, le gage inviolable de la concorde, et de la félicité publique, vous, Messieurs, il vous appartient d’y découvrir un progrès de la raison, un exercice viril de nos plus hautes facultés, et, par conséquent, un accroissement de la littérature. Heureux l’homme public, si vous avez daigné distinguer ses paroles, et les associer à la gloire des lettres ! Malheureux, s’il s’est proposé d’en obtenir cette récompense ! Car ses pensées sont trop graves, ses devoirs trop saints, pour admettre ce partage entre le soin de bien faire et celui de bien dire. Sans doute, Messieurs, j’ai reçu avec une vive reconnaissance la faveur que vous m’avez accordée, cette faveur que Bossuet et Montesquieu ont recherchée, glorieux surtout de la répandre en quelque manière sur les Camille Jordan, les de Serre, les Foy, nobles compagnons, illustres amis, qu’une mort prématurée a ravis à la fois à la patrie et à vos suffrages. Mais j’ai besoin de le dire devant vous, et je suis sûr d’exprimer votre propre sentiment, si je ne suis pas tout à fait indigne d’un tel honneur, c’est parce que je n’y ai point aspiré comme à un prix qui se remporterait dans les combats de la tribune ; c’est parce qu’il ne m’a pas distrait un instant de la seule ambition qui doive animer le loyal député, celle de servir le Roi et la France. Ce témoignage que j’ose me rendre est en ce moment le soulagement de ma faiblesse, et il relève aussi, Messieurs, la dignité de vos suffrages : il ne s’agit plus de moi ; quelque imparfaits que soient mes titres, il vous a plu, d’y voir, par une indulgente fiction, ceux de la tribune française, et, en m’adoptant, c’est avec elle que vous contractez, au nom des lettres, une solennelle alliance.
Qu’on ne s’en étonne pas, et qu’on n’accuse pas l’Académie d’étendre son empire au delà de ses limites naturelles. La littérature n’est point un territoire certain, qui soit borné par d’autres territoires et qui ne puisse s’agrandir que par une injuste invasion. Rien de l’homme ni de l’univers ne lui est étranger ni interdit. La morale étudie le bon, la philosophie cherche le vrai ; en s’appuyant sur l’un et sur l’autre, les lettres ont le beau pour objet. Mais le beau est partout, en nous et pour nous ; dans les perfections de notre nature et dans les merveilles du monde sensible ; dans l’énergie indépendante de la pensée solitaire et dans l’ordre public des sociétés ; dans la vertu et dans les passions ; dans la joie et dans les pleurs ; dans la vie et dans la mort ; et si la nature, à votre gré en est avare, il vous est donné de le multiplier par l’imagination, de le prodiguer, de surpasser la vérité par la fiction, et l’histoire par la fable. Voilà la dignité, et voilà l’universalité des lettres ; nées de notre capacité de connaître le beau, elles n’ont de limites que celles des facultés par lesquelles nous le possédons et le goûtons.
Le beau se sent, il ne se définit point. Qu’on l’appelle tour à tour le sublime, le pathétique, le noble, le gracieux, il lui manquera toujours plus de noms qu’il n’en aura reçus.
Il y a des arts merveilleux qui expriment le beau par des formes, des couleurs, des sons ; ils en ont fait un objet des sens, ou plutôt ils se servent des sens pour le révéler à l’âme. Les lettres expriment le beau par l’instrument intellectuel du langage ; c’est pourquoi le style fait partie de la littérature et c’est pourquoi aussi il y a une science du style et même des mots, qui semble la représenter, quoiqu’elle ne soit que son auxiliaire.
Les lettres ne sont pas de tous les temps. Elles ont besoin d’esprits longtemps exercés à la contemplation du beau, et devenus assez sensibles à sa présence pour le discerner rapidement par cet instinct sévère qu’on appelle le goût. Là où le goût n’est pas formé, il pourra se concevoir, se dire des choses admirables ; mais il n’y aura pas de littérature digne de ce nom ; il n’y en aura pas non plus avec les langues pauvres et incertaines.
Quoique la nature du beau soit immuable, la littérature n’est pas toujours la même. Elle suit la religion et le gouvernement, les révolutions lentes ou brusques des mœurs, le mouvement des esprits, leurs affections inconstantes et leurs pentes diverses ; et c’est ainsi qu’elle est l’expression accidentelle de la société. Entre les circonstances qui lui sont le plus favorables, la liberté politique doit sans doute être comptée au premier rang. Est-ce seulement, Messieurs, parce que la tribune ajoute à la littérature un nouveau genre d’éloquence ? Sa puissance va bien plus loin. Il y a dans la liberté, vous le savez, un profond et beau sentiment, d’où jaillissent, comme de leur source naturelle les grandes pensées, aussi bien que les grandes actions. Ce sentiment appartient à la littérature tout entière ; ce n’est pas assez dire, il lui est nécessaire. S’il n’était pas dans les esprits, en vain la liberté serait écrite dans les lois, en vain elle retentirait sans cesse dans les paroles et dans les formes du gouvernement ; la littérature desséchée dans sa racine languirait ; elle ne porterait que des fruits insipides. Et là où elle fleurit dans tout son éclat, assurons-nous au contraire que si la liberté n’est pas dans nos lois, elle vit néanmoins dans les âmes, elle est présente aux esprits qui la regrettent ou qui l’appellent. N’est-ce pas l’ancienne Rome qui respire dans les pensées de Tacite ? Et sans sortir de notre belle littérature, le sentiment de la liberté a-t-il manqué à ceux qui en furent les pères, et qui en sont encore les maîtres ? à Descartes quand il affranchissait à jamais la raison de l’autorité ? à Corneille quand il étalait si pompeusement sur notre scène naissante, avec la fierté des maîtres du monde, leur politique et leurs passions républicaines ? à Pascal quand il vengeait si vivement la morale et le bon sens contre de puissants adversaires ? Les saints droits de l’humanité étaient-ils ignorés de Racine, ou parlaient-ils faiblement à son âme généreuse, quand, par la bouche sacrée d’un Pontife, il dictait à un enfant-roi ces sublimes leçons que les meilleures institutions ne surpasseront pas ? Et si la chaire est la gloire immortelle des lettres françaises, n’est-ce pas aussi parce que l’orateur sacré est soutenu, élevé par l’autorité de son ministère, et que, pour l’inspiration, l’autorité est la même chose que la liberté ? Mais, voici peut-être, Messieurs, l’exemple le plus frappant de la force prodigieuse de cette sympathie entré la liberté et les lettres ; c’est qu’elle a triomphé de votre fondateur. Cet esprit superbe, mais qui comprenait tout, a vu qu’en vain il destinait l’Académie à l’immortalité, s’il ne lui donnait la liberté. De la main de Richelieu, vous avez reçu, comme les privilèges nécessaires des lettres, l’élection et l’égalité. La nation en jouit aujourd’hui ; mais, par la nature des choses, vous en avez joui avant elle.
Tel est l’avantage des temps où nous vivons, que, par le bienfait d’un monarque dont la postérité vénérera la mémoire, la liberté a enfin passé des esprits dans les lois. Maintenant qu’elle repose sur les garanties du prince comme sur la force des mœurs publiques, qui pourrait nous la ravir ? Les lettres éprouveront sa présence ; elles participeront à son caractère, elles seront pures, graves, courageuses. Des émotions nouvelles animeront la poésie et l’éloquence ; la philosophie, l’histoire, la critique, associant leurs travaux, répandront la lumière dont la liberté a besoin. Une génération sérieuse et patiente s’avance, dans laquelle, plus d’une fois, Messieurs, puis-je l’oublier en ce moment ? vous avez reconnu, vous avez encouragé les élèves et les maîtres d’une école non moins célèbre par ses disgrâces que par ses services, qui a pu périr, mais dont l’esprit a survécu tout entier, parce qu’il n’était autre chose que l’esprit de notre âge et le progrès de la société transporté dans les études qu’il agrandit. Le dix-neuvième siècle ne luttera pas contre le dix-septième ni le dix-huitième, cela est impossible ; mais il aura sa physionomie et ses œuvres. Nous l’avons vu s’ouvrir par deux grandes compositions d’un genre bien différent, mais également neuves, le Génie du christianisme et l’Exposition du système du monde. L’auteur du premier de ces ouvrages jouit heureusement de sa gloire qui s’accroît sans cesse ; l’auteur du second, dans la maturité de la sienne, a été enlevé aux sciences, aux lettres, à l’Académie, au monde, et je suis appelé aujourd’hui à payer à sa mémoire un hommage qui restera bien au-dessous de sa renommée et de vos regrets.
M. de Laplace ne peut-être loué que par l’exposé fidèle de ce qu’il a fait. Mais ce genre d’éloge appartient à une autre Académie qui fut pendant cinquante ans le théâtre de ses travaux ; là il trouvera un panégyriste digne de lui. Il ne m’est pas donné, il ne m’est pas imposé non plus de le comprendre ni de l’embrasser tout entier. Pour louer Leibnitz, Fontenelle le décompose ; il en fait plusieurs savants, étrangers les uns aux autres. Je ne saurais employer contre M. de Laplace cet artifice ; tout se tient en lui ; il est indécomposable. Veut-on considérer l’Exposition du système du monde comme une œuvre purement littéraire ? Il faut bien y admirer d’abord une belle ordonnance et un excellent style ; mais l’admiration est bientôt emportée au-delà de ce mérite, car le talent de l’écrivain n’a fait que réfléchir le génie du philosophe. Ce système du monde que M. de Laplace nous donne en spectacle, il ne l’a pas trouvé, il est vrai, parce qu’il était avant lui, et cependant il lui appartient en quelque manière : c’est lui, la voix de l’Europe savante est unanime, c’est lui qui, d’imparfait, on pourrait presque dire, d’incertain et de précaire qu’il était, l’a élevé à la perfection, à la certitude, à la stabilité, en sorte qu’en nous le faisant connaître dans cet état où il est parvenu, il est sans cesse l’historien de ses découvertes et de ses conquêtes.
Arrêtons-nous un moment ici ; sans suivre l’aigle au haut des cieux, on peut mesurer la hauteur de son vol. Il y a, Messieurs, cette différence entre le monde moral dont nous faisons partie et le monde physique, que celui-ci étant sans intelligence et sans liberté, l’ordre le plus parfait y règne, la désobéissance y est impossible. Quoique ses lois ne soient pas nécessaires, comme la justice et la vérité qui sont les lois du monde moral, elles ne fléchissent cependant et ne s’égarent jamais, absolues, infaillibles, partout présentes et toujours les mêmes. C’est l’épreuve à laquelle sont soumises les découvertes des philosophes. S’il est vrai, comme l’a cru Newton, que la loi de la pesanteur universelle gouverne les cieux, son inépuisable fécondité doit, à chaque instant de la durée, produire avec la plus parfaite précision le nombre immense des phénomènes ; elle doit les représenter à toutes les distances du passé, les prophétiser dans un avenir sans bornes. Quand Newton mit au jour cette grande pensée appuyée sur une géométrie neuve et sublime, l’astronomie changea de face, et les cieux parurent raconter pour la première fois la gloire de leur auteur : cependant la théorie n’avait pas rempli toute sa tâche, il s’en fallait bien ; des phénomènes importants lui échappaient, d’étonnantes exceptions, des désordres inexplicables la troublaient ; la loi, mal assurée, semblait quelquefois se déconcerter et se contredire. Un siècle s’était écoulé depuis la publication des Principes de mathématiques de la philosophie naturelle, et, dans ce siècle, plusieurs générations de grands géomètres, d’observateurs infatigables avaient réuni leurs efforts gigantesques contre les difficultés, et ils n’avaient pu les vaincre toutes. Il y avait encore, il n’y a pas trente ans, des scandales dans le ciel ; il y avait des planètes réfractaires aux tables des astronomes. Bien plus, en promulguant la loi de la gravitation, Newton avait douté qu’elle fût capable de porter ce poids du monde qu’il lui imposait ; il avait pensé qu’elle vieillirait comme les lois humaines, et qu’un jour viendrait, il l’a écrit, où il faudrait que la main du créateur s’étendît pour remettre le système en ordre.
Newton se trompait, Messieurs. Non, pour remettre le système en ordre, il ne sera pas besoin de la main du créateur ; il suffira d’un autre Newton. M. de Laplace est venu, et, par ses immenses travaux, par la puissance et les ressources de son génie, l’astronomie, réduite à un problème de mécanique, ne découvre plus dans les cieux soumis que l’accomplissement mathématique de lois invariables. Jupiter et ses satellites, Saturne, la lune, sont domptés dans tous leurs écarts ; ce qui paraissait exception est la règle même ; ce qui paraissait désordre est un ordre plus savant : partout la simplicité de la cause triomphe dans la complication infinie des effets. Enfin, et c’est le comble de la gloire de M. de Laplace, il lui a été réservé d’absoudre la loi de l’univers, c’est-à-dire la sagesse divine, de ce reproche d’imprévoyance ou d’impuissance où le génie de Newton était tombé ; le premier, il a démontré que le système solaire reçoit, dans les conditions qui lui sont imposées, le gage de son imperturbable durée.
J’ai dit que M. de Laplace était indécomposable ; si l’écrivain a révélé le philosophe, celui-ci, à son tour, se confond avec le géomètre, car il n’a pu s’élever à de si difficiles problèmes que par la plus savante et la plus ingénieuse géométrie. M. de Laplace était donc géomètre ; mais à la manière de Descartes, de Leibnitz, de Newton, faisant de la géométrie l’instrument du génie philosophique et la pliant à la recherche des lois de la nature ; créateur au besoin, mais pour le succès de ses desseins, non pour le plaisir ou l’ostentation de la difficulté vaincue. Ainsi concourront dans ce grand homme (décernons lui ce titre que la postérité n’effacera pas) le géomètre, le philosophe, l’écrivain ; ce qui fait de l’Exposition du système du monde, où ce triple caractère est empreint, un ouvrage peut-être unique. Géomètre, nous entendons nommer M. de Laplace avec Euler et Lagrange ; philosophe, il s’est inscrit dans les cieux avec Képler, Galilée et Newton ; écrivain, il s’est encore placé au premier rang dans la littérature des sciences. Buffon est éloquent et magnifique ; Bailly, quel douloureux nom je prononce ! est ingénieux, brillant, varié. Avec moins d’éclat, M. de Laplace a sur l’un et sur l’autre l’avantage d’une précision et d’une simplicité antique, et il y joint le mérite si rare de cette suite, de cette progression, de cette correspondance intime de toutes les parties qui est l’art de la composition et le secret dès intelligences supérieures. Dans ce tissu parfait, image de l’enchaînement naturel des causes et des effets, tout est nécessaire, et chaque mot, comme chaque idée occupe sa meilleure place et ajoute à la valeur de ce qui précède et de ce qui suit. L’écrivain s’élève cependant, mais avec son sujet, naturellement et sans effort : si le beau naît sous sa plume il ne le cherchait pas, il l’a rencontré. On pourrait dire aussi de ce style, qu’il est indécomposable parce qu’il est l’homme même.
Je ne vous entretiens, Messieurs, que de l’Exposition du système du monde, parce que c’est le litre éminent de M. de Laplace dans les lettres. Il en a beaucoup d’autres dans les sciences, qu’il a embrassées toutes, et presque toutes avancées, soit par ses travaux , soit par ses directions, soit par l’émulation qu’excitait sa présence, et qui lui a préparé des successeurs pleins de son génie. Les sciences ont été l’affaire de toute sa vie et la seule passion qui l’ait agitée. Il voyait dans leur progrès celui des lumières générales, et dans ces lumières la garantie du bonheur public, garantie, hélas ! insuffisante, et qui a trop souvent besoin, nous l’avons vu, qu’un peu de vertu vienne à son aide contre les passions ennemies de l’ordre et de la liberté. Mais la science géométrique de l’univers diffère de la science morale de l’homme ; celle-ci a d’autres principes plus mystérieux et plus compliqués, devant lesquels la géométrie s’arrête. La vive préoccupation de M. de Laplace en faveur de ses hautes études sera son excuse, s’il en a besoin, d’avoir traversé silencieusement nos bons et nos mauvais jours sans enthousiasme et sans colère, et comme supérieur à nos espérances et à nos craintes. Sa pensée confiante en appelait des erreurs du grand nombre et des fautes d’un seul à la civilisation éclairée de notre âge, et il se persuadait que l’éclairer de plus en plus et de jour en jour, c’était payer noblement sa dette à l’humanité. La révolution l’avait épargné ou ignoré ; l’Empire, qui vivait de gloire, ne pouvait manquer de se parer de la sienne. Enfin, le jour de la restauration ayant luit sur la France, M. de Laplace est allé de plein droit s’asseoir à la chambre des pairs, entre les illustrations les plus éclatantes de tous les genres et de tous les temps.
Je n’ai pas eu le bonheur de connaître M. de Laplace ; je n’ai pu l’admirer de près ; à peine l’ai-je vu. Le noble orateur qui va prendre la parole, parmi tant d’autres avantages, a celui de s’être assis à ses foyers, ainsi qu’il l’a dit lui-même ; c’est à lui de vous parler de l’académicien, de l’homme privé ; cette voix que vous aimez à entendre sera l’organe éloquent de vos religieux souvenirs. Pour moi, à la distance où j’étais de M. de Laplace, ce que je puis seulement témoigner avec tous les spectateurs, c’est qu’à travers sa gloire, il nous apparaissait simple, modeste, désintéressé de tout ce qui n’était pas la découverte d’une vérité nouvelle, supérieur enfin aux titres et aux honneurs que son nom rehaussait, qu’il n’avait point recherchés et qui ne pouvaient rien pour lui. Tel il a joui longtemps du respect public et de l’affection des siens. Une mort paisible a terminé cette belle vie ; et ses derniers regards ont vu les sciences et les lettres florissantes sous le sceptre protecteur d’un Roi qui, héritier des sentiments populaires de sa race, se plaît naturellement dans ce qui élève la nation à laquelle il commande. Son noble cœur a répondu à nos vœux ; ses flottes victorieuses affranchissent les mers classiques de la Grèce, une gloire pure couronne nos armes, la religion respire, l’humanité est vengée, et l’Académie française rend grâce à Charles X de ce que, sous son égide, la patrie des lettres sort enfin du tombeau, et s’en va renaître à la civilisation, qui est la vie des peuples.