Du dialogue

Le 17 janvier 1837

Charles-Marie-Dorimond de FÉLETZ

DU DIALOGUE.

LU DANS LA SÉANCE PARTICULIÈRE DU 17 JANVIER 1837,

PAR M. DE FELETZ.

 

 

Dialogue, du mot latin dialogus, qui vient lui-même du mot grec διαλογος. Ces trois mots, si semblables dans les trois langues, y expriment aussi la même idée, et, chez les trois peuples, ont eu la définition du Dictionnaire de l’Académie française : entretien de deux ou de plusieurs personnes.

L’entretien, la conversation, le dialogue, est la manière la plus commune, la plus familière de communiquer aux autres ses idées ; ce fut même longtemps la seule, car on peut regarder le geste comme le langage animé. Lorsque, par l’admirable invention de l’écriture, l’homme eut découvert une autre méthode de transmettre ses idées, ses opinions, ses vœux, ses sentiments, non-seulement à quelques auditeurs rassemblés autour de lui, mais aux hommes qui lui sont les plus étrangers et sont séparés de lui par les plus grandes distances, non-seulement à ses contemporains, mais à leurs descendants et aux générations futures, ses premiers écrits furent sans doute une fidèle et exacte imitation de son langage ; leur forme dut se rapprocher de celle que les hommes avaient employée jusque-là pour communiquer entre eux. Le procédé naturel des inventions est d’imiter ce qu’elles étendent et développent. C’est ainsi que les premiers caractères de l’art typographique, employés par les inventeurs de l’imprimerie, ressemblèrent aux caractères des manuscrits.

Tels sont toujours les premiers pas de l’homme qui invente sa découverte s’appuie sur ce qui l’a précédée, et commence par imiter ce qu’elle agrandit et perfectionne. Les premiers écrits durent donc imiter les conversations ; et cette forme de dialogue, si naturelle, et la seule usitée jusque-là entre les hommes pour leurs communications habituelles, dut se présenter dès l’origine aux écrivains qui voulurent instruire ou amuser. Le plus ancien des livres contient des dialogues, et l’Esprit saint a plus d’une fois employé cette forme pour donner aux hommes des principes et des leçons ; les Pères de l’Église ont très-fréquemment suivi ce modèle et employé cette méthode. Dans l’antiquité profane, le génie de Platon imprima un tel éclat à ses dialogues qu’effaçant le souvenir de tous ceux qui l’avaient vraisemblablement précédé, il passa généralement pour le père et l’inventeur de cette forme dramatique et de ce genre d’ouvrages. Platon a sans doute fort illustré cette sorte de compositions philosophiques, morales et littéraires ; il leur a donné une brillante vogue et a fait une foule d’imitateurs, dont quelques-uns ont été dignes d’un si excellent modèle ; il est la gloire du genre mais il n’en est pas le père. À l’appui des raisons extrêmement probables par lesquelles nous avons établi que cette forme avait dû se présenter naturellement à l’esprit des premiers écrivains, nous avons des témoignages positifs qui, sans remonter très-haut et jusque dans les premiers âges qui suivirent l’invention de l’écriture, prouvent du moins que des écrivains, des philosophes antérieurs à Platon, avaient employé dans leurs écrits la forme du dialogue. Diogène Laërce attribue formellement l’invention de ce genre d’écrits à Xénon d’Élée, ce qui ne serait pas en reculer beaucoup l’origine, puisque Socrate, qui semble presque toujours le génie inspirateur des dialogues de Platon, et qui en est souvent le héros, avait pu voir, dans son extrême jeunesse, Zénon d’Élée. Aristote semblerait confirmer cette opinion de Diogène Laërce, dans un passage très-court ou plutôt une phrase ; mais cette phrase peut avoir un autre sens, et quelques savants, Tennemann entre autres, l’interprètent différemment et prétendent qu’elle signifie seulement que Zénon d’Élée a exposé ses doctrines en forme de catéchisme par demandes et par réponses. Aristote attribue même formellement l’invention du dialogue à Alexamenès de Téos ; c’est aussi l’opinion de Favorinus d’Athénée et de quelques autres.

Les Grecs furent en possession de donner des modèles dans presque tous les genres de littérature. Parmi les modèles de dialogues graves et philosophiques, ceux de Platon ont toujours été placés au premier rang. Lucien en offre de non moins excellents pour le dialogue gai, comique, critique, satirique. Parmi les Grecs, si spirituels, Lucien est l’écrivain le plus spirituel, il est aussi le plus original ; sa manière a du souvent appeler l’imitation des écrivains français qui ont donné une forme dramatique et dialoguée à leurs compositions ; son dialogue est une conversation française, sinon pour le fond et le sujet, du moins pour la forme, pour le ton vif, gai, plaisant des reparties, et le ton rieur, moqueur et caustique des interlocuteurs.

Chez les Latins, Cicéron, qui eût pu, non pas imiter Lucien, qui lui est postérieur de plus d’un siècle et demi, mais créer avant lui des modèles d’un dialogue spirituel et comique, aima mieux imiter Platon. Son style est grave, noble, élevé comme celui de son modèle, et comme les sujets qu’il traite, c’est-à-dire, les plus hautes questions de la philosophie ou de l’éloquence et de l’art oratoire. On sent que ces formes platoniciennes conviennent aux dialogues des Tusculanes, de la Nature des Dieux, de l’Orateur. Dans d’autres questions, qui sont plus du domaine du sentiment, telles que dans le dialogue de l’Amitié, et surtout dans celui de la Vieillesse, le style varié et flexible de Cicéron est simple doux, touchant, et toujours plein d’élégance. Un génie d’une tout autre trempe, mais digne toutefois d’être nommé à côté de Cicéron, Tacite, nous a laissé un dialogue dont le sujet se rapproche fort de la matière traitée par le grand orateur romain, dans plusieurs compositions du même genre. Il y est aussi question de l’éloquence et des orateurs. Le Dialogue de Tacite est un ouvrage charmant ; l’auteur y révèle un esprit, et même un agrément et une sorte de grâce qui n’entrent guère dans l’idée qu’on se fait de son talent. Son imagination se montre vive et brillante dans cet ouvrage ; son goût est exquis, son style riche, nombreux, périodique et extrêmement varié ; malheureusement les injures du temps nous ont dérobé une partie de ce dialogue, qui ne nous est parvenu que fort incomplet.

Nous ne parlons, dans les deux langues grecque et latine, que des grands écrivains qui ont illustré le genre, et qui eurent, surtout chez les Grecs, beaucoup d’imitateurs. Nous irions loin s’il fallait parler des imitateurs bien plus nombreux encore, qu’ils eurent dans les langues modernes. Forcé de négliger toutes ces imitations dans les littératures étrangères, nous ne parlerons que fort succinctement de celles qui se sont fait remarquer dans la littérature française. Certainement le dialogue aurait été inventé en France s’il ne l’eût été dès les âges les plus reculés, et c’est surtout en ce genre qu’un écrivain français aurait le droit de dire avec le chevalier de Cailly, à l’antiquité, cette plaisante donzelle : Que ne venait-elle après moi ? j’aurais trouvé le dialogue avant elle. Vos auteurs eussent naturellement transporté dans leurs livres cette forme d’entretien qui réussit si bien dans les salons, qui a fait parmi nous, et qui fera longtemps, j’espère, le charme de la vie sociale, et qui nous a valu dans tous les temps une réputation universelle et incontestée.

Le premier ouvrage où la langue française ait été parlée avec une entière correction, une pureté parfaite et une élégance soutenue (les Provinciales), tire, dans quelques lettres, une partie de son agrément de la forme du dialogue ; cette forme y donne plus de vivacité au discours, plus de sel à la plaisanterie, plus de piquant à l’argumentation, plus de véhémence à l’éloquence.

Quelques années auparavant, Gabriel Naudé avait fait servir le dialogue à la défense du cardinal Mazarin : c’était de sa part un acte de courage et une preuve de fidélité, de reconnaissance envers son bienfaiteur et son Mécène, proscrit et poursuivi avec la haine la plus violente. Ce long entretien entre Saint-Ange, défenseur du cardinal, et Mascurat ou Camusat, son ennemi, n’est plus lu, et il ne mérite point cet oubli ; il contient des anecdotes curieuses et est enrichi de citations agréables qui varient la matière, ainsi que l’intérêt du lecteur ; elles sont un peu prodiguées, suivant la coutume des érudits de cette époque, mais presque toujours elles sont assez naturellement amenées et fort heureusement choisies. Dans ce beau siècle de la littérature française, la forme du dialogue fut adoptée par d’illustres écrivains et appliquée à divers sujets. Fénélon en revêtit de justes et saines idées sur l’éloquence ; il publia même un mandement en forme de dialogue, en tête duquel il plaça quelques réflexions sur ce genre et cette méthode, qui en font parfaitement ressortir l’agrément, l’utilité et le mérite. C’est une tâche que nous avons à remplir nous-même dans cet article ; mais la trouvant si bien remplie, nous croyons ne pouvoir mieux faire que de citer les fragments de la préface de Fénélon. « Toute l’antiquité la plus éclairée a cultivé heureusement ce genre d’écrits si insinuants ; elle voyait par expérience qu’une longue et uniforme discussion de dogmes subtils et abstraits est sèche et fatigante ; on y languit, rien n’y délasse ; un raisonnement en demande un autre ; un auteur parle sans cesse tout seul : le lecteur, rebuté de ne rien faire qu’écouter sans parler à son tour, lui échappe ; on ne le suit qu’à demi. Au contraire, faites parler à leur tour plusieurs hommes avec des caractères bien gardés, le lecteur s’imagine voir une véritable conversation et non pas une étude ; tout l’intéresse, tout éveille sa curiosité, tout le tient en suspens. Tantôt il a la joie de prévenir une réponse et de la trouver dans son propre fonds ; tantôt il goûte le plaisir de la surprise par une réponse décisive qu’il n’attendait pas ; ce que l’un dit le presse d’entendre ce que l’autre va dire ; il veut voir la fin pour découvrir ce qui répond à tout avant que l’autre pût lui donner une entière réponse. Ce spectacle est une espèce de combat dont le lecteur est le spectateur et le juge. » La Harpe, dans son Cours de littérature, ne fait que délayer ces idées.

Dans ses Dialogues sur l’éloquence, Fénélon, admirateur très-vif et très-éclairé de la littérature grecque et des grands écrivains qui l’ont illustrée, imite Platon et se montre un digne émule de cet admirable modèle. Sa parole est grave comme celle du philosophe grec, son style coule avec autant de facilité et d’élégance dans une langue moins flexible et moins harmonieuse ; le sujet qu’il traite n’est pas moins important, ni sa pensée moins noble et moins élevée. Dans ses Dialogues des morts, Fénélon n’est pas un imitateur moins heureux que Lucien ; spirituel comme ce brillant modèle, il a plus de circonspection, de réserve, de sagesse ; et quand ces qualités ne lui auraient pas été inspirées par ses principes religieux, par la gravité de son état et par les bienséances sociales de son siècle, il les aurait certainement puisées dans la délicatesse de son esprit et la pureté de son goût exquis. Mais le véritable Lucien français, c’est Fontenelle : comme l’auteur grec, l’auteur français étincelle d’esprit ; comme son modèle, il est caustique, mordant, railleur, moqueur, sceptique ; comme lui, et peut-être plus que lui, il est paradoxal ; il l’est même trop, et il laisse trop voir qu’il se joue de la vérité et de son lecteur : il faudrait cependant respecter l’un et l’autre, la vérité surtout. On voit que Marmontel avait devant les yeux le Dialogue des morts de Fontenelle, lorsqu’il disait avec beaucoup de sens et de raison : « Il n’y a rien de plus aisé que de soutenir des paradoxes par des sophismes, que de donner à des choses éloignées et dissemblables une apparence de rapport, et de paraître ainsi rapprocher les extrêmes et assimiler les contraires. Mais cette manière de rendre l’esprit subtil est une manière encore plus sûre de le rendre faux et louche. L’art de bien décocher une flèche, c’est d’atteindre le but : or, ici le but est la vérité, et la vérité n’est qu’un point. Quand j’aurai vu les deux archers vider leurs carquois sans y atteindre, que dirai-je de leur force et de leur adresse à tirer en l’air ? Que m’aura laissé le dialogue le plus subtil et le plus alambiqué ? le doute, ou de fausses lueurs, ce qui est encore pis que le doute. Le dialogue sophistique cherche à capter ma persuasion, et c’est toujours du côté le plus faux que l’écrivain, pour briller davantage, s’efforce de montrer plus de vraisemblance : ainsi tout son esprit s’emploie à dérouter le mien. »

Un écrivain d’un goût plus ferme et plus sûr que Fontenelle, et dont on sait qu’il ne fut pas l’ami, un grand et illustre poète, Boileau, d’après son propre témoignage (édition de ses œuvres en 1674), avait fait un assez grand nombre de dialogues pour en composer un volume qu’il promettait au public ; il en a publié un seul qui a pour titre Des héros de roman. Il ne nous laisse pas le soin de deviner quel auteur il avait pris pour modèle ; il a lui-même mis, à la tête de son œuvre : Dialogue à la manière de Lucien. Peut-être eût-il été plus prudent de ne pas faire cette annonce ; elle donne une espérance qui ne se réalise pas, du moins complétement. Le style du Dialogue des héros de roman a généralement peu de vivacité et d’élégance ; la plaisanterie est trop souvent sans légèreté et sans grâce. Je sais que des critiques distingués ont jugé plus favorablement, et même très-favorablement, ce dialogue, mais je ne puis me rendre à leur autorité, quelque considération qu’elle mérite. Ce n’est qu’en vers que Boileau a beaucoup d’esprit et qu’il est grand écrivain.

Le dialogue est un vêtement qui s’adapte à tous les genres et dont l’esprit humain peut revêtir toutes ses productions. L’éducation et l’instruction s’en emparèrent dans le dix-septième siècle, et les deux écoles, rivales et opposées, l’employèrent dans leurs ouvrages destinés à la jeunesse. Les jésuites surtout en firent un grand usage ; ils mirent en dialogues la grammaire, la logique, la philosophie, la physique, la géographie, l’histoire. De tous ces dialogues, il n’est resté que les Entretiens du P. Bouhours, qu’on ne lit guère ; mais on lit toujours les Entretiens philosophiques de Malebranche, qui appartient à l’école opposée, et qui est un des meilleurs écrivains de notre langue. La politique eut son tour, et nous valut, sous la plume d’un grand maître, le Dialogue de Sylla et d’Eucrate : « Que dire, observe M. Villemain (Éloge de Montesquieu, couronné par l’Académie française), que dire de cette éloquence extraordinaire, inusitée, qui tient de l’alliance de l’imagination et de la politique, et prodigue à la fois et les pensées profondes et les saillies d’enthousiasme, éloquence qui n’est pas celle de Pascal, ni celle de Bossuet, sublime cependant, et tout animée de ces passions républicaines, les plus éloquentes de toutes, parce qu’elles mêlent à la grandeur des sentiments la chaleur d’une fiction ? » Montesquieu lie le dix-septième siècle au dix-huitième. Dans ce second âge de notre littérature, l’art du dialogue fut moins cultivé par les écrivains ; il ne fut pas négligé cependant. Quoi esprit fut jamais plus propre que celui de Voltaire à le parer de toutes les grâces naturelles ? Il l’employa en vers et en prose ; il y fut sans doute toujours ingénieux, piquant et extrêmement spirituel ; mais malheureusement il l’employa moins à développer des vérités importantes et utiles, qu’à satisfaire ses haines, ses passions, ses préventions. Quelques années avant sa mort, une sorte de phénomène littéraire, dans le genre du dialogue, vint le surprendre et étonna la république entière des lettres.

Un étranger, un Italien traitant le sujet le plus sec et le plus aride, parlant de douane, de tarif d’importation et d’exportation des grains, questions qui semblent si rebelles à toute imagination, à tout esprit, à tout agrément, écrivit dans notre langue, et dans un style élégant et poli, des dialogues piquants, spirituels, plaisants quelquefois jusqu’à l’excès et à la bouffonnerie, et révéla, sous cette forme légère et frivole, du bon sens, de la raison, de l’expérience et même de hautes vues politiques. Tels sont les Dialogues de l’abbé Galiani sur le commerce des grains. Voltaire, si bon juge en matière de style, de goût, de grâce et de plaisanterie, écrivait à Diderot en 1770, époque de la publication de ces Dialogues : « Il semble que Platon et Molière se soient réunis pour composer cet ouvrage… On n’a jamais raisonné ni mieux ni plus plaisamment. Oh ! le plaisant livre, le charmant livre que les Dialogues sur le commerce des blés ! » Il écrivait encore dans les questions sur l’Encyclopédie, à l’article bled ou blé : « M. l’abbé Galiani, Napolitain, réjouit la nation sur l’exportation des blés ; il trouva le secret de faire, même en français, des dialogues aussi amusants que nos meilleurs romans, et aussi instructifs que nos meilleurs livres sérieux. »

Telle est l’histoire fort abrégée, et sans doute fort incomplète, du dialogue dans les deux célèbres littératures de l’antiquité et dans celle des littératures modernes qui approche le plus de ce modèle. Nous nous sommes bornés à faire connaître le dialogue philosophique ou littéraire. Il y a une autre sorte de dialogue qu’on a appelé dialogue poétique ou dramatique, quoique le dialogue philosophique puisse être et ait été souvent écrit eu vers, et que le dialogue poétique ait été non moins souvent écrit en prose. C’est donc du fond et du sujet qu’ils tirent leur dénomination, et non de la forme du langage. Le dialogue philosophique a pour objet de développer, de prouver une vérité ; le dialogue poétique a pour objet de représenter une action : telles sont les tragédies, les comédies ; tel est le drame en général. Les ouvrages se composent d’une suite, d’un enchaînement de scènes qui, à un très-petit nombre d’exceptions près, ne sont que des dialogues. Les églogues forment encore une espèce dans le genre, quelquefois aussi elles représentent une action et forment ou une scène ou une comédie pastorale. Le plus souvent elles peignent une simple situation de l’esprit, ou une affection de l’âme, des mœurs villageoises, la paix, l’innocence, le calme, l’oisiveté des champs ; elles racontent ou mettent en action un petit événement pastoral, des rivalités et des querelles de bergers, qui, surtout chez les poëtes anciens, ne sont pas toujours très-innocentes et très-polies. Ce genre de dialogue s’éloigne de plus en plus de nos goûts et de nos mœurs. Ce n’est point ici le lieu de tracer les règles de ces différents genres ; elles trouveront plus naturellement une place aux mots dramatique, tragédie, comédies, églogue. Quant au dialogue philosophique et littéraire, qui est particulièrement l’objet que nous nous sommes proposé, la meilleure règle que nous puissions prescrire à nos lecteurs, c’est de lire les excellents modèles que nous avons indiqués dans le cours de cet article. Ils verront que le dialogue n’admet pas de règle générale et uniforme que le ton et le style s’élèvent ou s’abaissent suivant la nature des sujets ; que le langage y est tantôt simple, naît, léger, badin, plaisant ; tantôt grave, noble, éloquent même et sublime, toutes les fois que la question ou le sujet le demandent, et que l’auteur est digne de les traiter. Il ne faut jamais perdre de vue cependant qu’un dialogue est une conversation et doit en produire les qualités naturelles : la vivacité, l’abandon, la simplicité. Mais les conversations du Portique et du Lycée avaient sans doute un caractère différent de celles des oisifs sur les places publiques d’Athènes, ou des femmes dans les gynécées. Et chez nous, car pourquoi irais-je chercher des modèles de conversation ailleurs pense-t-on que le langage ne s’élève pas avec la dignité du sujet ? Les entretiens de Bossuet, sur la terrasse de Saint-Germain, eussent sans doute fait que belle suite aux Dialogues de l’orateur. Dans les salons mêmes, dont les femmes faisaient le principal agrément, croit-on que les conversations du duc de la Rochefoucauld, de madame de la Fayette, de madame de Sévigné, ne réunissent pas quelquefois à l’élégance et à l’urbanité, la gravité, la profondeur, l’élévation ? Dans le siècle dernier, les Voltaire, les Montesquieu, les d’Alembert, les Chamfort, les Boufflers, les Delille, les Rhulière, les Rivarol, rassemblés dans les salons des femmes les plus spirituelles de leur temps, ne prenaient-ils par tous ces tons, ne s’élevaient-ils pas de la plaisanterie la plus légère aux graves et sévères leçons de la philosophie, aux hautes et importantes questions de la politique ?