DE L’ANECDOTE,
LU DANS LA SÉANCE PARTICULIÈRE DU 7 JUIN 1836,
PAR M. DE FELETZ.
Anecdote, du mot grec άνέκδοτος, composé de l’alpha privatif et de έκδοτος, avec l’addition d’un ν après l’alpha, réclamée par ce sentiment d’euphonie qui préside constamment à la formation de la langue grecque. D’après cette étymologie, et la signification qu’on a toujours donnée au dans notre langue, le Dictionnaire de l’Académie française l’a très-bien définie, « particularité secrète d’histoire, que les historiens précédents avaient omise ou supprimée. » Dans son acception la plus générale, anecdote signifie chose non publiée. C’est ainsi que Muratori l’a entendu lorsqu’il a donné le nom d’Anecdotes grecques, Anecdota graeca, à des ouvrages des Pères grecs qu’il avait puisés dans des manuscrits tirés de plusieurs bibliothèques, et qu’il fit imprimer pour la première fois. C’est dans le même sens que le père Martenne intitula Thesaurus anecdotorum novvs un recueil de divers ouvrages d’érudition non encore publiés, en cinq vol. in-folio ; ce serait assurément un bien ample recueil de bons mots, d’historiettes et d’anecdotes ; mais il ne faut pas que les amateurs qui recherchent ce genre de lectures frivoles s’y méprennent, ils n’y trouveraient rien de pareil.
Procope est le plus ancien des écrivains qui ait publié un livre d’anecdotes ; il avait d’abord composé une grave histoire des guerres des Goths, des Vandales et des Perses, sous l’empire de Justinien; il écrivit ensuite une histoire secrète, privée, anecdotique de ce prince, et surtout de sa femme l’impératrice Théodora : car les femmes jouent toujours un rôle important dans les anecdotes. Les lecteurs de Constantinople, semblables aux lecteurs de Paris, préférèrent de beaucoup le second de ces deux ouvrages, et les Anecdotes de Procope eurent infiniment plus de succès que son Histoire. En général ce sont les anecdotes que la plupart des lecteurs, et même des lecteurs graves, recherchent dans l’histoire. Mascarille avait tort, sans doute, de vouloir mettre l’histoire en madrigaux, mais, s’il l’avait mise en, il aurait eu certainement du succès ; il y a d’ailleurs plus de rapport entre l’histoire et les anecdotes qu’entre l’histoire et les madrigaux.
Les auteurs du Dictionnaire de Trévoux ont prétendu à tort, ce me semble, que Procope était le seul écrivain ancien qui nous eût laissé un livre d’anecdotes. Il est le seul, sans doute, qui ait donné ce titre à son livre ; mais ce n’est pas le titre seul qui détermine la nature d’un ouvrage, c’est surtout le fonds, le sujet, la matière qui assignent l’ordre de composition et la classe auxquels il doit appartenir. Or, dans quel rang placera-t-on les Vies des douze Césars par Suétone, si ce n’est parmi les livres d’anecdotes ! Ne sont-ce pas là des particularités secrètes appartenant à la vie privée, et vraisemblablement non encore publiées lorsque Suétone les recueillit avec une vérité et une exactitude qui, trop souvent, dégénère en cynisme ? « C’est proprement un anecdotier, s’il est permis de parler ainsi, » dit justement la Harpe. Mais un écrivain bien supérieur à Suétone, Cicéron, n’avait pas dédaigné décrire un livre d’anecdotes auquel il donna précisément ce titre. Il y attachait même assez d’importance pour l’écrire avec beaucoup de soin. On voit, en effet, dans une lettre à Atticus, qu’il s’excuse de ne pas le publier, parce qu’il ne l’a pas encore assez élaboré, assez poli : Librum meum illum άνέκδοτον nondum, ut volui, perpolivi (ad Att., lib. XIV, ep. 17). Il est vrai que Cicéron donne encore un autre motif des délais qui s’opposèrent à la publication de son livre d’anecdotes, il l’avait écrit pendant les guerres civiles ; il y parlait assez légèrement de quelques hommes puissants qui y avaient pris une part peu honorable, de ceux surtout qui avaient profité des biens confisqués sur les citoyens victimes de ces discordes ; et ce furent ces motifs, subsistants jusqu’à sa mort, qui nous ont vraisemblablement privés de ce recueil d’anecdotes, qui en vaudrait bien un autre.
En général, rien n’est plus suspect que les anecdotes. Voltaire, dans une longue lettre à Damilaville, et dans un plus long article de son Dictionnaire philosophique, traite ce genre de recueils avec beaucoup de mépris, et réfute avec une piquante ironie un assez grand nombre d’anecdotes assez accréditées, ou qui du moins ont passé de livres en livres, de compilations en compilations. Voltaire a raison dans la plupart de ses critiques et de ses réfutations, dans toutes peut-être ; mais il a évidemment tort de raconter lui-même des anecdotes fausses dans ces deux écrits où il s’élève avec tant de force contre l’ignorance et la mauvaise foi des conteurs d’anecdotes. Ainsi, dans sa lettre à Damilaville, il remplit plusieurs pages d’atroces calomnies contre Fréron, et dans son article Anecdote, du Dictionnaire philosophique, après avoir réfuté, et probablement avec raison, l’opinion des historiens qui prétendent que Jacques Clément ne s’était déterminé à assassiner Henri III que séduit par les faveurs de la duchesse de Montpensier, il ajoute sans preuve, comme sans vérité : « Jacques Clément n’avait point de lettres d’amour dans sa poche quand il tua le roi, mais bien les histoires d’Aod et de Judith, toutes grasses, toutes déchirées, à force d’avoir été lues. » Ne dirait-on pas que Voltaire a vu ces pages, déchirées et grasses ? Mais personne ne les a vues que lui, et il ne citerait aucun garant de ce fait. Si l’on est impardonnable de rapporter des anecdotes fausses, c’est surtout dans les écrits mêmes où l’on s’élève avec tant de vivacité et de chaleur contre les conteurs de fausses anecdotes. Voltaire devait se montrer moins difficile, moins rigoureux, car il est lui-même un très-grand conteur d’anecdotes dans tous ses ouvrages ; mais il paraît qu’il n’aime que celles qu’il raconte ou qui favorisent ses préventions et ses passions. On pourrait faire la même réflexion à l’égard de Bayle, dont le Dictionnaire est une immense compilation d’anecdotes satiriques, licencieuses, et bien souvent hasardées, et qui semble, dans son article Guillaume du Bellay, et ailleurs, railler les chercheurs d’anecdotes et leur indiquer ironiquement des sources où ils pourront puiser à leur aise.
Les premiers ouvrages imprimés en français sous le titre d’Anecdotes n’étaient pas faits pour mettre en faveur ce genre de composition : ce sont les Anecdotes de la cour de Philippe-Auguste, les Anecdotes de la cour de François Ier, par mademoiselle de Lussan, sortes de romans assez insipides. Toutefois, le public se montrant toujours avide de ces frivoles lectures, on a multiplié les recueils, les dictionnaires d’anecdotes, compilations faites sans choix, sans discernement, sans goût et sans esprit, qui se copient et se recopient sans cesse, de sorte que si, dans son origine et son étymologie, le mot anecdote avait d’abord signifié particularité peu connue, fait non publié, rien n’est actuellement plus connu et n’a été plus souvent publié que les anecdotes qu’on offre journellement au public. On se contente de changer les noms, et tout l’art des nouveaux. compilateurs consiste à attribuer à des personnages plus modernes des traits, des aventures et des bons mots que leurs devanciers avaient mis sur le compte ou dans la bouche de personnages plus anciens. C’est ainsi qu’on fait dire, par un courtisan de Versailles, à la reine Marie-Antoinette, un mot fort leste qu’un conteur du XVIIe siècle faisait dire par Bautru à la reine régente Anne d’Autriche. Dernièrement, je lisais dans des mémoires spirituels, et qui ont eu beaucoup de succès, que le maréchal de Richelieu, se promenant dans le parc de Versailles, avec la marquise de C., celle-ci, à la vue des statues de nymphes qui ornent le parc, lui avait demandé quelle différence il y avait entre les dryades et les hamadryades ; le maréchal de Richelieu, embarrassé de la question et ne voulant pas rester court, répondit sans hésiter : « Mais, madame, c’est à peu près la différence qu’il y a entre un évêque et un archevêque. » Ouvrez un recueil plus ancien d’un siècle, et vous trouverez que madame la princesse de Conti, étant à l’Opéra où l’on dansait un ballet de nymphes, s’adressa au poëte Benserade qu’elle avait admis dans sa loge, et lui fit cette question, bien plus naturellement amenée par la circonstance du spectacle que par la vue de quelques statues qui ne sont point, comme dans un ballet, distinguées en dryades et en hamadryades. II était aussi très-naturel d’adresser cette question à Benserade, qui avait traduit les Métamorphoses d’Ovide. Cependant, éprouvant réellement l’embarras qu’on prête au maréchal, il fit la réponse qu’on attribue à celui-ci. Mais dans l’ancien compilateur, cette anecdote a une suite qui méritait de ne pas être négligée par le nouveau ; et puisqu’il s’emparait de la première partie de cette historiette, il n’aurait pas mal fait de la prendre tout entière ; nous en faisons les lecteurs juges. Le lendemain un des seigneurs qui l’étaient dans la loge de la princesse de Conti, et qui avait ri de la réponse de Benserade, se trouvant encore avec elle à une fenêtre de l’appartement qu’elle occupait au château de Versailles, aperçut deux abbés de cour, connus par leur ambition, et les faisant remarquer à la princesse : « Tenez, madame, lui dit-il, voilà deux personnes qui seraient bien contentes si, par votre protection, vous en faisiez une dryade, et l’autre hamadryade. »
Mais les mauvais recueils, les mauvais dictionnaires, et tout l’abus qu’on a fait du genre ne lui font point perdre son véritable mérite. Les anecdotes sont le principal attrait des livres frivoles, elles égayent les livres sérieux, elles font le charme des lettres et des conversations. Les lettres de madame de Sévigné sont pleines d’anecdotes, et c’est un vif agrément de plus qu’elles joignent à tant d’autres. Les hommes et les femmes qui se distinguent le plus dans les cercles et les salons par les grâces de leur conversation, soutiennent et augmentent leurs succès, en appuyant leurs opinions, leurs sentiments, on simplement en variant leurs propos par des anecdotes bien choisies, bien racontées. Mais ces succès sont des écueils pour des personnes moins habiles ; elles croient trop tacitement qu’elles réussiront par les mêmes moyens. Rien n’est plus insipide, rien n’est maladroit, que de raconter fréquemment des anecdotes communes, ou de préparer gauchement l’occasion de raconter des anecdotes qui, mieux placées, seraient piquantes, mais qui, ne sortant pas naturellement et sans effort du sujet de la conversation, comme une suite, pour ainsi dire, des propos qu’on vient d’entendre, paraissent froides et apprêtées. Montesquieu nous présente très-plaisamment l’association de deux beaux esprits qui, mécontents de ne pouvoir saisir cet à-propos pour débiter leurs anecdotes dans les cercles où ils sont répandus, s’arrangent pour s’emparer de la conversation et la diriger tour à tour, de manière à ce qu’ils puissent placer facilement leurs anecdotes, le plus souvent ramassées dans les recueils de saillies, de bons mots et de traits spirituels, composés, dit Montesquieu, à l’usage de ceux qui n’ont point d’esprit ; c’est assurément le comble du ridicule. Un méchant conteur d’anecdotes est un fléau pour la conversation, et l’on prétend que Fontenelle, le plus patient et le plus poli des hommes, ne pouvait cependant se contenir assez pour ne pas laisser apercevoir un mouvement d’humeur, lorsque, après avoir prêté une curieuse et obligeante attention aux conteurs, il n’en recueillait qu’une anecdote racontée sans à propos et sans art. Il avait le droit d’être difficile, car lui-même excellait dans cet art ; et ses bons mots, ses saillies fines et spirituelles, ont été une source d’anecdotes pour les conteurs qui sont venus après lui. La légèreté, la vérité, la rapidité du récit, l’heureux choix des expressions, telles sont les principales règles et les conditions de l’art de conter des anecdotes ; il faut le plus souvent y ajouter un accent un peu mordant et un ton malicieux et caustique : car, c’est une observation facile à faire, la plupart des anecdotes sont satiriques.