Réponse au discours de réception de Victor Cousin

Le 5 mai 1831

Charles-Marie-Dorimond de FÉLETZ

Réponse de M. Charles de Féletz
au discours de M. Victor Cousin

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 5 mai 1831

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

 

Monsieur,

L’Académie française qui vous reçoit aujourd’hui avec joie parmi ses membres, est bien près, au moment où vous y êtes admis, de compter deux cents années d’existence. Les talents les plus divers, les productions les plus variées, l’esprit dans toutes les ressources qu’il crée ou qu’il découvre pour plaire et pour instruire, le génie dans toutes les routes qu’il parcourt et qu’il éclaire , ont illustré ces deux siècles d’une carrière déjà remarquable par sa durée, parmi tant d’instabilités et de ruines. Dans tous les temps, en effet, l’Académie regarda comme de son domaine tout ce qui honore l’intelligence humaine, et elle crut s’honorer elle-même, en accueillant les vœux de ceux qui, se distinguant par des travaux différents de ceux qui l’occupent habituellement, et qui ont fait le succès de la plupart de ses membres, témoignèrent le désir d’être adoptés par elle.

Sans doute l’Académie française, ainsi que l’attestent ses premiers statuts, et le nom même qu’elle porte, fut instituée dans un objet spécial, qui semblerait restreindre ses choix à ceux qui ont fait une étude particulière de la langue, du style, de l’art de bien dire, et l’ont prouvé par des compositions où cette étude et cet art s’appliquent le plus naturellement ; c’est-à-dire par des ouvrages de littérature, d’éloquence, de poésie. Mais c’est pour mieux eux remplir cette mission que l’Académie a dû l’étendre. Vous l’avez parfaitement observé, Monsieur, les sciences et les lettres, toutes les connaissances humaines, tous les développements de l’intelligence, s’entraident, se fortifient, se prêtent un mutuel appui ; et par une évidente conséquence les hommes qui avec des talents et des goûts divers les cultivent dans leur grande et admirable variété, se réunissent heureusement et s’associent utilement pour leurs progrès. Cette incontestable vérité ne pouvait échapper aux fondateurs de l’Académie ; aussi voyons-nous dès son origine, se former dans son sein cette association des lettres et des sciences ; et si les savants et les philosophes qui furent réunis aux orateurs, aux poètes, aux beaux esprits, comme on disait alors, ont conservé peu de renommée, c’est qu’il est difficile à toutes les époques de trouver des hommes qui jettent un grand éclat sur les hautes spéculations de la philosophie ,et des sciences physiques et mathématiques ; des hommes enfin tels que M. Fourier dont nous déplorons la perte, tels que vous, Monsieur, qui lui succédez.

Vous venez dans un discours plein d’intérêt, d’agrément et de science, de rendre un noble et éclatant hommage au savant illustre que vous allez remplacer parmi nous. C’est une dette qui nous était commune ; mais vous l’avez si bien acquittée que ma part est restée infiniment légère ; et je vous en remercie, pour la mémoire de M. Fourier que vous avez dignement célébrée, pour moi qui, étranger aux études qui firent sa principale gloire, n’aurais pu que lui rendre une justice trop incomplète, et pour le public qui nous écoute. Toutefois, Monsieur, quelque bien payé par vous qu’ait été ce tribut, il est trop honorable pour que je veuille m’en affranchir. Cher à toute l’Académie comme un homme d’un mérite éminent, comme un homme infiniment aimable, comme un excellent confrère, qu’il me soit permis de rappeler que M. Fourier eut avec moi quelques liens de confraternité de plus ; l’Académie nous avait fait l’honneur de nous nommer en même temps, elle nous avait reçu le même jour ; cette circonstance où le hasard nous plaçait à côté l’un de l’autre dans nos séances. Ce sont des particularités peu importantes sans doute ; de légers et faibles liens ; mais, et ce sera mon excuse d’en avoir dit un mot, on ne veut rien perdre de ce qui attachait à un homme aussi distingué et aussi recommandable.

Horace dans les lois du goût qu’il a tracées défend de remonter jusqu’au berceau du personnage qu’on célèbre : toutefois l’éloge de M. Fourier devrait commencer pour ainsi dire à son enfance. Il fut un de ces enfants privilégiés, qui comme Pascal montrent des dispositions rares, précoces et pour ainsi dire prodigieuses. Le cours de ses études parcouru avec éclat était terminé à l’âge où d’autres le commencent. À ces études, cet enfant, car M. Fourier l’était encore, fait succéder celle des mathématiques qui lui offrent un attrait nouveau, et sont pour lui l’occasion de nouveaux succès. À dix-huit ans il publie de savants mémoires où se révèlent cet esprit philosophique qu’il a constamment porté dans les questions qu’il a traitées, et ce génie inventif que manifestent déjà quelques découvertes qui agrandissent la science, et des formules ingénieuses qui la rendent plus facile. C’est à cette époque et dans cette extrême jeunesse qu’il est adopté par une société célèbre et nommé professeur dans une école célèbre. Bientôt les orages de la révolution suspendent son enseignement, mais ne suspendent ni ses études classiques et littéraires ni ses travaux scientifiques : double occupation qu’il sut toujours allier par goût, comme par un secret pressentiment qu’elle serait pour lui la source d’une double gloire.

En France, l’empire des mœurs sauvages et barbares qui méprisaient les lettres et les sciences, négligeaient, ou même proscrivaient ceux qui les cultivent ne pouvait être long. Une nation aussi polie, aussi amie des arts, aussi sensible à toutes les jouissances de l’esprit, et qui en a reçu tant d’illustration et d’éclat, devait y être ramenée par un attrait universel et un goût irrésistible. Aussi lorsque sous d’autres rapports le joug qui les avait étouffées et rendu muettes restait encore encore bien pesant et bien odieux, ce fut par une sorte d’élan qui reporta vivement les esprits vers les études que fut marquée la première aurore de jours plus heureux et d’un meilleur avenir. Des écoles normales furent instituées à Paris, sorte d’enseignement encyclopédique, plus fastueux peut-être qu’ordonné avec sagesse et véritablement utile, mais où furent données de savantes et brillantes leçons, par de savants et illustres professeurs. Tous les départements y envoyèrent des élèves : le département de l’Yonne y envoya un jeune homme, fait par son âge pour être assis parmi les élèves, mais qui par la profondeur de sa science se fit remarquer parmi les plus habiles maîtres : c’était M. Fourier. Bientôt après fut fondée l’École polytechnique, et l’éclat dont il avait brillé aux écoles normales le désigna aux Laplace, aux Berthollet, aux Monge pour être professeur dans cette nouvelle école qui avait tout ce qui manquait aux premières pour être d’une utilité constante et d’une célébrité durable. Arrêtons-nous ici, malgré la rapidité de ce récit, pour remarquer une qualité éminente de l’esprit de M. Fourier, qualité qui suppose la science, mais qui n’est pas toujours unie à la science : c’est l’heureux don de la communiquer ; c’est cette élocution facile, ornée, élégante qui charme la jeunesse studieuse et spirituelle ; ce sont encore ces développements ingénieux, ces applications nombreuses et inattendues qui l’intéressent et l’attachent, ces vues philosophiques et élevées qui excitent son admiration : quand on joint à tant de rares facultés une douce gaîté, une aimable indulgence, une constante aménité de mœurs et de langage , on est sur d’être l’idole de ses élèves ; tel fut M. Fourier à l’École polytechnique.

Une expédition qui, contre le sort ordinaire des événements restera grande dans l’histoire, malgré la fortune, et glorieuse quoique le succès lui ait été refusé, l’expédition d’Égypte se préparait alors. L’ambition et la gloire, l’éclat d’une conquête que devait rendre plus célèbre encore la célébrité de la contrée qu’on allait subjuguer ; les richesses industrielles et agricoles que devait trouver la France dans cette colonie nouvelle ; la civilisation rétablie dans ces régions antiques, qui jadis avaient été la source d’où elle s’était répandue chez les autres peuples ; des notions nouvelles et plus certaines acquises sur un pays fameux et rempli de merveilles, et la science agrandie par de nouvelles découvertes : tels furent les mobiles divers de cette brillante entreprise. Des éléments divers devaient donc y concourir : un chef habile, des capitaines expérimentés des soldats valeureux, des savants consommés. C’est à ce dernier titre que M. Fourier fit partie de l’expédition. Mais l’homme prodigieux qui la commandait après l’avoir conçue, et qui parmi les dons étonnants du génie qu’admiraient en lui ceux même qui n’aimèrent point sa domination, avait à un haut degré l’art de connaître et d’apprécier les hommes, découvrit bientôt dans le savant d’autres mérites encore, d’autres aptitudes, et le jugea propre à servir de plus d’une manière efficacement et honorablement ses desseins. Il le fit tout à la fois magistrat, négociateur, médiateur. Dire qu’il y eut un Institut en Égypte, c’est dire que M. Fourier en fut membre ; ses collègues connaissant la netteté et la culture de son esprit, la facilité, la correction et l’élégance de son style, le choisirent tous d’une voix pour être secrétaire de cette société savante. À tous ces titres M. Fourier rendit de vrais services. Magistrat, son équité naturelle apaisa les différents, termina les querelles et rendit à tous la plus impartiale justice ; négociateur et médiateur, son art de traiter avec les hommes, son langage persuasif, des manières pleines de politesse et d’aménité, auxquelles des barbares même ne sont pas insensibles, concilièrent les partis les plus opposés, les intérêts les plus contraires ; membre de l’Institut d’Égypte, il parcourut ces contrées fameuses avec d’autres savants ses collègues, tous, comme lui, pleins de lumières, de zèle, de constance d’intrépidité ; excursions scientifiques qu’inspirent et qu’animent de généreux sentiments et un double et noble but : la gloire de la patrie qui s’enrichit de connaissances plus exactes et de découvertes nouvelles, et l’utilité du pays conquis que ces savants parcourent en répandant les bienfaits de l’industrie, de la science et des arts ; ainsi la conquête qui presque toujours ravage, ruine et détruit, serait devenue pour cette nation opprimée et barbare une source de prospérité, de civilisation et de richesses.

L’Égypte arrêterait encore longtemps l’orateur ou le simple historien qui rendrait à M. Fourier une justice complète, et recueillerait tout ce qui fit éclater ses talents et honora sa mémoire dans cette expédition si courte et si rapide. Je ne parlerai point des savants mémoires par lesquels il intéressait la société savante dont il était le secrétaire. Mais puis-je taire ce triomphe singulier de l’éloquence funèbre qui, célébrant deux illustres généraux, dont l’un est tombé sous le fer d’un assassin fanatique, et l’autre sur le champ de bataille et au sein de la victoire, attendrit de vieux soldats insensibles à leurs propres maux, à leurs privations, à leurs dangers, fait couler des larmes sur leurs visages brûlés et cicatrisés, leur arrache des sanglots, et agite leurs armes dans leurs mains frémissantes. Mais qu’ai-je besoin d’en dire davantage : vous avez, Monsieur, peint éloquemment ces magnifiques effets de l’éloquence : ils furent célébrés avec éclat le jour où M. Fourier fut reçu à l’Académie, par un jeune et brillant orateur, célèbre professeur comme vous, et avec qui vous avez tant de liens de confraternité et de gloire. Comme un voyageur qui resterait muet de surprise et d’admiration à l’aspect des pyramides et des autres merveilles de l’Égypte, où nous a transportés le sujet qui m’occupe, je dois me taire devant de pareils modèles de style et d’éloquence.

Vous pourriez également me dispenser l’un et l’autre de parler de ce beau travail qui fut confié à la plume élégante de M. Fourier ; grand et bel ouvrage sous le titre modeste de préface, magnifique. portique d’un vaste et précieux monument élevé aux sciences de l’histoire, de la géographie et de l’antiquité ; tableau vif rapide, animé, où sont retracés avec clarté et avec ordre les objets les plus divers, l’histoire ancienne, du moyen âge et moderne de l’Égypte, et particulièrement l’histoire de l’expédition, ses combats sanglants, ses victoires éclatantes : les armées musulmanes détruites, les révoltes comprimées. Par un doux et agréable contraste, les arts de la paix, et même les douces occupations de l’agriculture, les découvertes de la science, les travaux des artistes, suspendent ces récits guerriers, auxquels se mêlent encore des réflexions pleines de patriotisme sur le bien qu’on pourrait retirer de cette colonie, ou pleines de philanthropie sur le bien qu’on pourrait faire aux habitants. Si dans ces vues et ces espérances il y a quelque exagération, il faudrait s’en prendre à une imagination heureuse et riante dont l’auteur était doué, plus encore à un esprit indulgent, bienveillant, qui croit facilement au bien qu’il désire. Un style pur, correct, élégant, donne beaucoup de charmes à ces récits, à ces tableaux, à ces réflexions. On y remarque en quelques endroits une sorte de pompe orientale accommodée au sujet comme au climat, mais toujours tempérée par le goût pur et le tact exquis de M. Fourier. Les éloges un peu prodigués au chef de l’armée d’Égypte n’ont jamais le ton de la flatterie, parce qu’ils sont exprimés avec beaucoup de grâce, et qu’ils sont d’ailleurs donnés avec justice à un homme extraordinaire et à une brillante expédition.

L’esprit étendu, lumineux et actif de M. le baron Fourier embrassait à la fois les objets les plus divers, se pliait avec la plus heureuse souplesse aux occupations les plus variées. Ce fut au milieu des soins administratifs qu’il donnait à la préfecture de l’Isère, qui lui était confiée, et où il a laissé les plus heureux souvenirs et la mémoire la plus révérée, qu’il composa ce beau tableau de l’Égypte ancienne, de l’Égypte moderne, et cette sorte d’utopie de l’Égypte à venir. Ce fut encore du sein de cette administration, qui ne parut jamais souffrir de travaux si différents, que partirent ses savants mémoires, ces théories nouvelles qui ouvrirent à la science une région nouvelle ou peu connue, et par d’ingénieuses méthodes tracèrent des routes pour y pénétrer. Jusqu’ici tout ce que j’ai remarqué de M. Fourier et qui ferait la gloire d’un autre, n’est pour lui qu’une gloire secondaire. Vous l’avez parfaitement senti, Monsieur, et vous vous êtes attaché avec beaucoup de talent et de succès à faire connaître le génie éminent de ce savant illustre dans des investigations difficiles et scientifiques, et particulièrement dans ses théories de la chaleur ; vous me permettrez d’ajouter quelques observations à ce que vous avez si bien dit ; je ne puis dans l’éloge de M. Fourier omettre entièrement une partie aussi essentielle de son mérite et de sa gloire.

Mais dans un sujet aussi étranger à mes réflexions et à mes études ordinaires, je me contenterai d’être l’écho le plus fidèle qu’il me sera possible de ce qu’il me semble avoir le plus entendu louer dans ce grand géomètre par les savants capables de l’apprécier ; car c’est principalement dans les sciences qu’on n’est bien jugé que par ses pairs. Ils admiraient surtout que dans une matière aussi délicate que la théorie de la chaleur, et où il semble que la géométrie ne puisse avoir aucune prise, M. Fourier ait su démêler avec tant de finesse et fixer avec tant de précision ces idées premières et notions fondamentales qui doivent constituer les éléments d’une science nouvelle. Je ne parle point ici de ces axiomes si évidents par eux-mêmes qu’ils n’apprennent rien, mais de ces notions neuves qui dès l’abord jettent sur un sujet une lumière vive et pénétrante ; les axiomes sont des verres plans et diaphanes qui ne nous font voir ni mieux ni plus loin que nos propres yeux ; les idées premières, les principes fondamentaux sont comme les verres courbes qui rassemblent les rayons et qui rapprochent de notre vue ce qui lui échapperait par la petitesse ou l’éloignement. Ce sont, s’il m’est permis de parler ainsi, d’ingénieux instruments que l’esprit découvre, ou plutôt qu’il crée et à l’aide desquels il se fait jour dans les questions difficiles et profondes. Ces idées nettes et bien terminées sont la partie la plus précieuse de nos connaissances, et ce qui en détermine le véritable progrès.

Mais non seulement M. Fourier a eu le mérite si rare que je viens de signaler, il a su développer encore et féconder les principes qu’il avait découverts. Il a formé le premier les équations différentielles qui expriment le mouvement de la chaleur, ou la loi par laquelle elle se propage et flue, pour ainsi dire, d’un instant à l’autre dans l’intérieur des corps. Ce n’était qu’un premier pas ; car, comme il le dit ingénieusement lui-même, si l’on n’avait que ces expressions si générales, le phénomène n’y resterait guère moins caché que dans la nature. Il fallait donc l’élever encore de ces expressions différentielles qui ne considèrent pour ainsi dire que les rapports d’un instant à ces intégrales qui doivent embrasser le phénomène dans tout son cours. M. Fourier a franchi cette grande difficulté de l’analyse, il a imaginé de nouvelles méthodes, et le calcul intégral a répondu non-seulement aux questions qu’il avait posées, mais encore à beaucoup d’autres où cette science jusqu’ici était restée muette.

Ainsi M. Fourier a enrichi à la fois la physique et la géométrie ; il a agrandi le champ de la philosophie naturelle. Il avait pris pour épigraphe de son livre ces mots si remarquables, de Platon : et ignem regunt numeri ; il a démontré cette vérité devinée par le génie d’un grand homme, car il a porté jusqu’à la rigueur des nombres les lois de la chaleur qui se propage dans les corps, ou qui rayonne de l’un à l’autre dans les espaces planétaires. J’oserai dire que cet illustre géomètre n’a pas eu de son vivant une célébrité égale à son génie. À toutes les époques dans l’empire des lettres et des sciences, on voit des réputations s’étendre et grandir, d’autres s’abaisser et décroître : si, comme il est vraisemblable, il en est de même de nos jours, celle de M. Fourier sera incontestablement du nombre des premières.

Ces grands et utiles travaux obtinrent une grande et digne récompense ; ils ouvrirent à leur auteur les portes de l’Académie des Sciences. Les qualités de son esprit qui l’avaient fait choisir pour être secrétaire de l’Institut d’Égypte avaient reçu un nouvel éclat par la publication du grand ouvrage dont cette expédition fut l’occasion et le sujet ; il fut aussi l’un des deux secrétaires de l’Académie des Sciences. Il fit en cette qualité de nombreux et savants rapports qui intéressent le monde savant, et plusieurs éloges historiques des membres que la mort enlevait aux sciences, qui ont intéressé à un haut degré tous ceux qui les ont lus ou entendus. Vous savez combien on s’empressait à venir l’écouter ; c’est une gloire qu’il partageait avec ce savant illustre, comme lui membre et secrétaire de l’Académie des Sciences, et qu’il a eu encore pour confrère à l’Académie française, où comme lui il avait été appelé par d’incontestables titres.

La partie savante de ces éloges est traitée par M. Fourier avec une remarquable supériorité, et avec cette clarté, cette netteté qui rend la science accessible aux gens du monde. Dans la peinture des mœurs et des caractères, il rend le savant aimable par une justice bienveillante, et raconte sa vie avec une grâce d’élocution qui donne de l’éclat aux qualités privées et embellit la vertu même. Quand on vient de lire ces éloges, on regrette de si mal louer un homme qui louait si bien, et si digne lui-même d’éloges.

Les titres littéraires de M. Fourier, rehaussés par ses travaux et ses découvertes scientifiques, le désignaient à l’Académie française ; il y fut appelé par des suffrages presque unanimes ; la politesse de ses manières, la finesse et l’agrément de son esprit, et toutes ces heureuses qualités qui rendent la confraternité si douce, lui firent trouver un ami dans chacun de nous. Il n’a fait, pour ainsi dire, que passer à l’Académie ; il y laissera de longs souvenirs et de longs regrets..

Vous êtes digne, Monsieur, de remplacer parmi nous un confrère que tant de titres nous rendaient cher, et que ses travaux et ses découvertes rendront à jamais célèbre. Tandis que par de savants calculs et de profondes méditations il arrachait à la nature des secrets jusqu’alors inconnus, et soumettait à l’analyse des lois physiques dont le développement mystérieux semblait devoir toujours lui échapper, vous portiez le flambeau de la philosophie dans les profondeurs non moins impénétrables de l’intelligence humaine, de la pensée, de l’infini et de toutes les questions morales et sociales qui s’y rattachent.

À quelques exceptions près, l’esprit, le talent, le génie se développent de bonne heure dans les hommes qui en sont doués ; comme M. Fourier, votre première jeunesse, et pour ainsi dire votre enfance, éclatèrent par des dispositions précoces extrêmement heureuses, et c’est pour ainsi dire sur le banc des écoles que commença votre célébrité. Vous ne dédaignerez pas qu’au milieu de votre triomphe académique je rappelle ici un simple triomphe de collège, mais le premier et le plus éclatant de ceux qu’on peut y obtenir, le prix d’honneur ; prix infiniment supérieur à celui dont un célèbre maréchal de France associait le souvenir à celui de sa première victoire. Enfin, Monsieur, comme l’illustre académicien auquel vous succédez, vous donniez des leçons à un âge où d’autres, en reçoivent et dans une école plus célèbre encore il fut un instant professeur ; et si vos fonctions ne périrent pas comme les siennes dans une tempête politique, vous les compromîtes, du moins généreusement, par une honorable conduite et un noble dévouement.

Quelques pages, échappées dès-lors à votre esprit mûri par la réflexion et la philosophie en révélèrent l’étendue et l’élévation à un excellent juge que vous vous honorez d’avoir eu pour maître, qui se glorifie de vous avoir compté au pour maître, nombre de ses disciples, et que vous retrouvez ici, avec une joie que nous partageons, votre confrère et le nôtre. Je ne vous répéterai point en face, pour épargner votre modestie, les mots extrêmement flatteurs que lui inspira la lecture de ce fragment philosophique ; je dirai seulement que le nom de Platon, mêlé au vôtre dans ce jugement laconique et expressif, atteste tout à la fois et le mérite de votre composition, et le tour des idées qu’elle renfermait et la nature de la doctrine qui y était développée. Ce fut sans doute pour vous un puissant encouragement qui dut déterminer, confirmer du moins la direction de vos études ; car les éloges, qui trop souvent corrompent les âmes communes, ne sont pour les esprits bien faits et les cœurs généreux que de sages avertissements et d’utiles conseils. Qui sait si ce n’est point au témoignage flatteur qui vous fut donné dans cette circonstance que nous devons la traduction de Platon ?

Cette belle et grande entreprise n’est point encore achevée, mais elle est fort avancée et les volumes qui ont paru ont obtenu les suffrages des bons connaisseurs et des vrais juges ; tous s’accordent à dire que vous avez triomphé de la double difficulté qui naît d’une langue morte et savante appliquée à des idées abstraites, à des systèmes philosophiques, à des sujets qui exigent l’habitude de la réflexion, et dans lesquels un auteur a souvent de la peine à se faire comprendre, même lorsqu’il écrit dans sa propre langue et celle de ses lecteurs. Les analyses que vous avez placées, à la tête de chaque ouvrage de votre auteur, nettes, claires, quoique très-concises, sont un fil qui conduit sûrement le lecteur à travers le labyrinthe où Platon le promène agréablement, mais, où pourrait s’égarer un esprit peu attentif au milieu de tant d’ingénieux détours que permet la forme du dialogue et que multiplie avec une excessive richesse l’imagination brillante et féconde du philosophe. C’est un vrai service que vous avez rendu à la science et aux lettres. Par vous, Monsieur, Platon, dont tant de personnes parlent sans le connaître, sera plus universellement connu ; et si une traduction ne peut représenter parfaitement le style d’un écrivain qui, selon Quintilien, parlait moins le langage des hommes que celui des dieux, elle répandra du moins les belles idées philosophiques que Platon avait puisées dans son propre génie, dans les leçons de son illustre maître, dans les antiques traditions des prêtres d’Égypte, et ses conversations avec Archytas de Tarente, Philolaüs d’Héraclée, Timée de Locres, et les plus célèbres philosophes de l’école pythagoricienne. Telle est la haute opinion que Cicéron avait conçue de cette sublime philosophique, qu’il appelle vulgaires, plebeii (), tous les philosophes qui n’appartiennent pas à cette illustre école de Socrate et de Platon.

C’est à cette école qu’appartient incontestablement Descartes, dont vous avez publié une édition, la seule complète que nous possédions, monument qui manquait à la gloire de ce grand homme et à la reconnaissance de la France ; c’est ainsi que vous l’avez vengé des singuliers mépris d’un célèbre écrivain de nos jours, qui, moins qu’un autre, devrait donner le mauvais exemple d’insulter à la renommée, au talent et au génie philosophique.

À de savantes traductions, à de doctes commentaires, à d’utiles éditions des ouvrages des plus célèbres philosophes, parmi lesquelles il ne faut pas oublier celle de Proclus, si difficile et tout-à-fait nouvelle, ont bientôt succédé vos propres travaux philosophiques. Entre ces deux occupations, il en est d’intermédiaires qui participent des unes et des autres et que vous ne négligeâtes point, je veux parler de plusieurs dissertations jetées dans le Journal des Savants, où, en expliquant, en éclaircissant , et jugeant les doctrines des autres, vous commenciez à exposer les vôtres, et dans lesquelles éclataient déjà votre science, votre justice et votre impartialité.

Célèbre déjà par ces travaux divers, votre nom a reçu un vif éclat et obtenu une haute renommée du cours de philosophie que vous avez fait à différentes époques, et particulièrement dans ces trois dernières années. Rien n’a manqué à ce cours de ce qui donne de la célébrité et de la gloire, il a eu ses adversaires et ses traverses, ses succès et ses admirateurs ; ceux-ci ont enfin triomphé, et les adversaires eux-mêmes ont été contraints d’admirer votre élocution facile et brillante, la fécondité de vos vues et de vos idées, la puissance de votre dialectique, et l’union rare de tant de raison et de science à une vive imagination qui colore tout, qui anime tout, qui donne à tout la vie et la chaleur. Votre histoire de la philosophie qui remplit une année de ce cours, est pour ainsi dire une histoire universelle, tant les autres parties de l’histoire y sont rattachées avec art, ou plutôt y sont subordonnées avec empire. La morale, la politique, les lettres, les sciences, les arts, les révolutions des empires, tout rentre dans le vaste domaine que vous lui composez. La partie dogmatique qui succède à l’histoire est une encyclopédie d’idées philosophiques ; vous y discutez tous les systèmes que la philosophie a enfantés dans l’Orient, dans l’Occident, dans l’antiquité, dans le moyen âge et les temps modernes. Ce vaste et savant examen paraît empreint de la plus louable impartialité ; vous démêlez avec autant de sagacité que de justesse ce qu’il peut y avoir de vrai dans les systèmes les plus faux et les plus réprouvés, ce qu’il y a de faux dans les systèmes les plus vrais et les plus universellement reçus : à travers cette immense érudition et cette savante critique, vous jetez vos propres doctrines. Vous dites quelque part, Monsieur, qu’on peut juger un siècle d’après la philosophie qui y domine : le dix-septième siècle, par exemple, d’après la philosophie de Descartes ; le dix-huitième d’après celle de Condillac. Je n’examinerai pas jusqu’à quel point cette assertion est rigoureuse et exacte, mais je dirai qu’il serait à désirer que notre siècle fût jugé par votre philosophie ; elle est spiritualiste, ennemie de la philosophie matérielle qui a régné dans le siècle dernier, généralement religieuse, toujours morale et sociale ; vous êtes de cette famille de Socrate, et de Platon que vantait Cicéron.

Mais, Monsieur, je n’ai fait que vous lire ; et je le sais, il aurait fallu vous entendre. C’est alors que je connaîtrais mieux et tout votre mérite et tout votre talent ; c’est alors que j’aurais éprouvé cet empire assuré, subi cet ascendant irrésistible que vous exercez sur tous vos auditeurs ; c’est alors que je connaîtrais toute la puissance d’une raison forte, animée par une vive imagination et armée d’une profonde conviction. Si, comme on l’a définie, l’éloquence est l’art de faire passer dans l’esprit des autres les opinions de la vérité desquelles on est convaincu, et dans leur âme les sentiments dont on est pénétré, vous avez toujours été dans tous vos cours véritablement éloquent.

Rien ne manque, Monsieur, à votre dévouement à la philosophie, vous avez souffert persécution pour elle ; après avoir été un de ses disciples les plus fervents, de ses apologistes les plus éclairés, vous avez été pour ainsi dire son martyr. C’est pour ses intérêts que vous voyagiez, lorsque je ne sais quelles accusations calomnieuses vous précipitèrent dans les prisons de la Prusse ; mais cette disgrâce fut un de vos plus beaux triomphes. Un concert unanime d’imprécations contre vos accusateurs, de plaintes contre votre détention arbitraire, de vœux pour que la liberté vous fût rendue, se fit entendre de toutes parts. Le jeune et brillant professeur dont j’ai déjà parlé, votre ami, votre émule, et maintenant votre confrère à l’Académie, fut, dans une de ses leçons, l’éloquent interprète de ces sentiments publics. Toujours applaudi par ses nombreux auditeurs, les applaudissements redoublèrent lorsqu’il fit cette touchante allusion à vos malheurs. On sait même, et vos amis nous l’apprirent dans le temps, qu’une généreuse protection et une auguste intervention vous furent accordées dans cette triste circonstance par un prince français et par le roi de France lui-même. Ici je m’arrête, Monsieur, que pourrais-je dire qui vous fût plus glorieux que ces témoignages d’intérêt qui se déclarèrent pour vous de toutes parts, et qui s’élevèrent des écoles jusqu’au trône ?

Plebeii videntur appellandi philosophi qui a Platone a Socrate, et ab eâ familiâ dissident.