M. l'abbé de Féletz, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Villar, y est venu prendre séance le 17 avril 1827, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Une des idées qui s’offrent le plus fréquemment à l’esprit de tout Français, dont l’éducation a poli les mœurs et le caractère, et dont l’instruction a développé et exercé l’intelligence, c’est celle de l’Académie française. À ce seul mot, à ce simple souvenir sont réveillées dans les âmes toutes les pensées de gloire, de renommée, d’avenir et d’immortalité, qui sont le brillant cortége des lettres, et dont l’éclat rejaillit sur ceux qui les cultivent avec un rare succès. Dans les provinces, l’éloignement accroît peut-être encore la chaleur et la vivacité de ces sentiments. À Paris, une présence habituelle, et des solennités fréquentes, les renouvellent et les reproduisent plus souvent. Justes, légitimes, naturels, ces sentiments subsistent toujours sans doute dans tous les esprits bien faits et éclairés ; mais il faut l’avouer, c’est dans la jeunesse, c’est à cet âge où les impressions sont si ardentes, où une première culture des lettres fait regarder la célébrité littéraire comme le terme le plus élevé de la gloire, et où la gloire a un si puissant attrait, que l’Académie française est entourée de plus de respects, d’admiration et d’hommages.
S’il m’était permis, Messieurs, d’en juger par ce que j’éprouvais moi-même, et que je me représente avec cette fidélité qui n’abandonne jamais le souvenir de tout ce qui nous a profondément frappés dans nos jeunes années, j’oserais peindre à vos yeux l’enthousiasme dont j’étais pénétré lorsque le nom et la pensée de l’Académie française s’offraient à mes regards et à mon esprit, soit dans mes lectures, soit dans mes études, soit dans mes conversations, ou par toute autre circonstance. Je la contemplais dans son origine ; je la suivais dans sa durée de moins de deux siècles, espace de temps assez court, à la vérité, mais que l’illustration et la gloire semblent avoir agrandi, et qui est aussi, chose remarquable, celui où sont renfermées la gloire et l’illustration des lettres françaises. Je la voyais établie et fondée par un de nos plus célèbres et de nos plus habiles ministres, et parmi tant d’événements signalent l’administration de ce génie actif, de cet homme puissant, parmi tant d’institutions qui datent de la même époque et sont l’ouvrage du même homme, la seule peut-être qui, de son temps et dans les siècles qui l’ont suivi, ait obtenu un applaudissement constant et sans mélange de censure et de blâme. Je la comptais parmi les grandeurs du grand siècle de Louis XIV. J’admirais cette suite non interrompue de grands écrivains dans tous les genres, d’illustres poëtes, de sublimes orateurs, de rares génies qui, dans ce premier âge de sa création et dans le suivant, tous deux si féconds et si brillants, n’ont cessé de l’illustrer et par leurs noms glorieux, et par leurs ouvrages immortels ; j’admirais surtout ces ouvrages qui la plupart sont des chefs-d’œuvre : rappelant ainsi à ma mémoire toutes les palmes et tous les triomphes de l’Académie française, c’est-à-dire, son histoire tout entière.
Ce n’est point sans motif, Messieurs, que je vous présente ici une esquisse fort imparfaite, mais que vous pouvez juger encore plus inutile, des sentiments qui, dans des temps déjà assez éloignés, m’ont animé et n’ont cessé de m’animer envers l’Académie française. Parmi ceux que, dans vos élections, vous honorez de vos suffrages, et que vous associez à vos travaux et à votre gloire, il n’en est point qui en entrant dans ce sanctuaire des lettres que vous venez de leur ouvrir, ne protestent que c’est pour eux un honneur inattendu, une faveur inespérée ; que d’eux-mêmes ils n’eussent jamais osé porter jusque-là la témérité de leurs vœux et de leurs espérances, Il faut le dire : le public ne croit pas toujours à ces discours si humbles, à ces déclarations si modestes. Malgré une incrédulité si décourageante, je vais cependant faire, à mes risques et périls, mais avec une entière franchise, les mêmes protestations : il m’a semblé que le seul moyen, s’il y en a un, de vaincre cette incrédulité, c’était de bien établir la haute opinion que je m’étais toujours formée de l’Académie française. Quand on s’est fait une si juste idée de ce qu’elle a valu dans tous les temps, de ce qu’elle vaut toujours, il faudrait s’estimer beaucoup soi-même, pour croire avoir le droit d’en faire partie.
Non, Messieurs, je ne m’estimais pas jusque-là ; mon amour-propre n’avait point ainsi abaissé devant moi les barrières de l’Académie, ni franchi les distances et les bornes qui semblaient toujours devoir me séparer de vous. Si, dans les temps dont je vous entretenais tout à l’heure, quelqu’un de mes jeunes camarades m’eût annoncé une destinée glorieuse, j’aurais regardé un pareil pronostic, non comme le langage de la flatterie (je n’étais pas fait pour être flatté, et l’on n’est point flatteur à cet âge), mais comme celui d’une prévention ridicule ou de la moquerie. Plus tard, lorsque toutes les ambitions dont on est susceptible se développent, lorsqu’il faut jeter les fondements de tous les plans qu’on se propose, de tous les édifices que l’on prétend élever, de toutes les fortunes auxquelles on ose aspirer, je ne faisais rien de ce qui peut donner des titres, de ce qui peut conduire à l’Académie. J’imitais d’un de vos fondateurs, de votre premier secrétaire perpétuel, le silence prudent. Je lisais vos écrits, Messieurs, mais je n’écrivais point ; pas une seule ligne sortie de ma plume n’avait été publiée à cet âge où quelques-uns d’entre vous ont été admis dans vos rangs, portés par la renommée de leurs ingénieux, spirituels et élégants ouvrages.
Toutefois, Messieurs, j’aimais les lettres ; je les cultivais obscurément, mais constamment. Elles avaient fait ma consolation dans de grandes infortunes, toutes les fois du moins que ces infortunes n’étaient point arrivées à ce point intolérable où cette consolation même m’était interdite. Lorsque des jours moins malheureux se levèrent sur la France, et qu’elle put respirer d’une vile et sanglante oppression, le Français revint à ses goûts, dont un des plus chers a toujours été celui de la littérature et de tous les arts qui s’y rattachent. Une jeunesse ardente se précipita dans cette carrière. Mais l’esprit, le talent, le génie même ont besoin de règles, de modèles, de traditions ; tout, dans une longue et cruelle interruption, avait été oublié, tout était méconnu. Vous jugez, Messieurs, ou plutôt vous vous rappelez les écarts et les aberrations de cette nouvelle génération littéraire. Il n’appartient qu’au poète de s’écrier que l’indignation le force d’écrire ; je me contenterai de dire que les intérêts du goût, et des intérêts plus chers encore outragés, inspirèrent mes premiers écrits.
Dans les diverses carrières où s’exerce l’art d’écrire, je choisis donc le genre, dirai-je modeste, dirai-je orgueilleux, de la critique. On peut, diverses dispositions où l’on est à son égard, lui donner ces deux qualifications : elle est modeste, car elle s’interdit les compositions vastes et élevées, l’invention, les créations, premières et grandes ambitions du talent, et de l’écrivain qui pense toujours en avoir ; elle rejette les pompes oratoires du style, les figures hardies et brillantes de l’élocution, le langage animé et pathétique des passions. Elle est orgueilleuse, puisqu’elle décide, tranche, blâme, censure, applaudit, s’érige en juge, appelle à son tribunal et prononce des arrêts. Quoi qu’il en soit, s’adonner à ce genre, ce n’était pas, ce semble, prendre le chemin de l’Académie, c’était plutôt s’en éloigner, si vous n’étiez généreux ; mais vous l’êtes, Messieurs ; je ne puis guère douter que je n’en sois la preuve, et j’aime à le reconnaître et à le publier. S’il ne m’est pas permis de pénétrer dans le mystère de vos élections, il ne m’est point défendu de conjecturer, de deviner même tels de vos suffrages qui m’ont été accordés, qui attestent cette générosité, et qui excitent en moi une reconnaissance particulière, au milieu de la reconnaissance générale dont je suis pénétré à l’égard de l’Académie entière.
Mais si vous avez été généreux à mon égard, vous n’avez été que justes envers la critique, dont il semble que vous ayez voulu récompenser en moi les services et les bienfaits. Qu’il me soit permis, Messieurs, de les proclamer et de m’étendre un peu sur le bien qu’elle a fait, en reconnaissance de ce qu’elle m’a valu une glorieuse adoption parmi vous.
J’observerai d’abord que, dans tous les temps, cette illustre compagnie a honoré de ses suffrages et admis parmi ses membres des hommes de lettres qui avaient fait de la critique le principal objet de leurs études et de leurs écrits. Dans un des discours les plus ingénieux qui aient été prononcés au sein de l’Académie, dans sa première jeunesse, à cette époque où le but de son institution était si bien connu, si fidèlement atteint, et où brillaient tant de talent et de génie, la Bruyère faisant, avec un juste orgueil, l’énumération de tant d’illustrations et de richesses que son adoption allait augmenter encore, trouvait dans cette savante compagnie, comme je pourrais trouver parmi vous, Messieurs des orateurs sacrés, dont la voix éloquente annonçait les vérités évangéliques à une foule attentive, charmée et persuadée ; des historiens savants qui joignaient toutes les recherches de l’érudition, tous les soins et les scrupules de l’exactitude, à la politesse et à l’élégance du langage ; des poëtes illustres dans tous les genres, et dans ce genre surtout qui, enrichissant la double scène française, est si cher et si glorieux à la France ; des hommes d’État, qui portaient dans les affaires publiques le double talent de bien parler et de bien écrire ; des esprits fins, je me sers ici de ses propres expressions, « des esprits fins, délicats, subtils, ingénieux, propres à briller dans les conversations et dans les cercles » ; car, dans sa revue générale, la Bruyère n’oublie aucun genre de mérite, et l’Académie les comprenait tous alors, comme elle les renferme tous aujourd’hui. Enfin, ajoutait-il, « des critiques austères ». La Bruyère les loue incontestablement de cette austérité ; il n’est pas douteux que ce ne soit un éloge dans la bouche du peintre sévère des caractères et des mœurs de son siècle ; et cet éloge, je ne puis pas me flatter qu’il me l’eût accordé, ainsi que bien d’autres qui convenaient sans doute aux critiques qui siégeaient alors à l’Académie.
Mais j’oserai dire qu’à aucune autre époque de notre littérature cette partie de l’art d’écrire, qui consiste à rappeler les règles du goût, a en invoquer l’application, à en observer les infractions et à s’en plaindre ; à réprimer, autant qu’il lui est possible ; le désordre des idées et les irrégularités du style, et qui, s’élevant même à de plus hautes considérations, et saisissant le lien qui unit souvent les vérités littéraires aux vérités morales et à toutes les idées d’ordre, de raison et de convenance, agrandit ainsi la sphère, donne à ses observations et plus d’étendue et plus d’importance, n’a jamais exercé une plus heureuse influence et un plus utile empire qu’au commencement du siècle que nous parcourons.
À cette époque, toutes les fausses doctrines en philosophie, en morale, en politique, en littérature, longtemps proclamées, régnaient audacieusement sur les esprits ignorants ou subjugués. Le vrai seul, dans tous les genres, n’avait plus ou presque plus d’interprètes ni de défenseurs ; et la vérité eut alors un attrait qu’elle n’a pas toujours, celui de la nouveauté ; ce fut un grand avantage pour la critique, et elle en profita. Parlant à une génération nouvelle qui, pendant la tourmente révolutionnaire, n’avait rien appris ou avait tout oublié, elle put tout lui dire, chargée pour ainsi dire de lui tout apprendre ; tantôt répéter, tantôt réfuter ce qui avait été dit ; juger ce qui avait été jugé, rétablir toutes les vraies doctrines, revenir sur tous les anciens écrivains et sur toutes les littératures, et mêler à ces questions pleines d’intérêt des discussions plus graves encore : c’est ainsi qu’elle devint, plus que dans tous les autres temps, un cours de principes littéraires, philosophiques, moraux et religieux, appliqué à une foule d’écrits anciens, modernes, contemporains, français et étrangers.
C’est une chose incontestable qu’à cette époque véritablement neuve et peut-être unique dans les annales de la critique, elle excita une attention que jusque-là elle n’avait point obtenue, du moins au même degré. Fatigués des mauvaises doctrines, éclairés par leurs tristes résultats, les esprits accueillirent avec intérêt celles qui les ramenaient aux lois immuables de l’ordre et du goût. Accablés par le despotisme, leur ardeur se porta vers les lettres, qui devinrent, autant et plus qu’à toute autre époque, une occupation générale et un attrait universel ; on crut voir d’ailleurs dans les principes philosophiques et politiques de quelques-uns de ceux qui obtinrent le plus de célébrité dans ce genre, et dans leur respect et leur attachement pour les beaux siècles notre monarchie, une sorte d’opposition à la révolution et à la tyrannie, et on leur en sut gré. Ainsi donc, par une sorte de réciprocité, les journaux excitèrent l’attention du public, et l’attention du public excita l’émulation des critiques. Quand ils s’aperçurent qu’ils étaient beaucoup lus, ils firent plus d’efforts pour n’être pas trop indignes de l’être. Je n’ai pas cru, Messieurs, que la petite part que j’ai eue à tout cela dût m’empêcher de vous en parler avec franchise.
Mais l’utilité et l’importance de la critique, sa gloire, et j’oserai dire celle des écrivains qui en firent l’objet constant de leurs études, seraient assurées par les noms illustres de ceux qui voulurent bien s’associer à ses travaux. Les hommes qui s’étaient acquis la plus haute renommée littéraire, et ceux qui, jeunes encore, avaient droit d’y prétendre, ne dédaignèrent point d’entrer dans cette carrière, qui s’enrichit du double tribut de leur réputation et de leurs talents. La Harpe, qui avait vieilli dans l’exercice de la critique, termina sa vie en combattant dans les journaux ; il mourut comme il avait vécu, les armes à la main, défendant toujours les mêmes doctrines classiques et littéraires, et revenu à de meilleures doctrines philosophiques et religieuses ; il apporta dans ce genre polémique qui s’agrandissait alors au gré de ses désirs, toutes les ressources d’une dialectique vigoureuse et quelquefois surabondante, toute l’âpreté d’un caractère nourri dans les querelles, toute la chaleur d’un esprit, naturellement ardent, et qui, loin d’être refroidi par l’âge, était animé par une forte conviction de vérités longtemps méconnues.Un autre écrivain, dont l’Académie déplora la perte prématurée, M. de Fontanes, avec un goût non moins sûr, se distingua dans le même genre par plus de délicatesse et de grâce, plus de politesse et d’urbanité. Ses ouvrages de critique, éminemment remarquables par la réunion de ces qualités, par les excellentes doctrines littéraires qu’ils établissent et défendent, et par une élocution ornée, élégante, harmonieuse, sont restés les modèles du genre
Mais, Messieurs, combien j’aperçois encore parmi nous d’écrivains célèbres qui ont illustré la critique et honoré nos travaux ! Les colonnes de nos journaux s’enorgueillirent souvent de morceaux échappés à la plume brillante du plus éloquent de nos écrivains. Ce talent flexible, qui s’élève et s’abaisse avec une si heureuse facilité, sublime sans effort, simple avec noblesse, tout à la fois plein de force et de grâce ; ce talent enfin toujours original, soit que, déployant les richesses de l’imagination, il célèbre les beautés du christianisme, soit qu’avec l’éloquence douce et pénétrante du sentiment, il touche le cœur et excite une tendre émotion dans l’âme en peignant les bienfaits de cette religion divine ; soit qu’unissant aux formes sévères et rigoureuses du raisonnement l’agrément du style et l’élévation des pensées, il porte une vive lumière et jette un vif éclat dans les discussions politiques, descendit de la hauteur ordinaire de son vol, et se plia au ton modeste de la critique littéraire. Pensant avec raison qu’il y a toujours assez de gloire à être utile, l’illustre auteur écrivit souvent dans les journaux ; c’est là qu’il attaqua courageusement le despotisme, et quelquefois même celui qui l’exerçait, avec un redoutable génie. C’est là qu’il rappela nos vieux souvenirs, célébra notre ancienne gloire, fut sensible à la nouvelle, et, panégyriste éloquent de tous les sentiments généreux, se montra toujours au premier rang et des meilleurs Français, et des plus grands écrivains.
Le profond auteur de la Législation primitive, l’éloquent adversaire du divorce, écrivit plus souvent encore dans les journaux. Aucun écrivain n’y sema plus d’idées neuves et fécondes, n’y fit de rapprochements plus ingénieux, n’y découvrit tant de rapports fins et délicats, subtils quelquefois, mais plus souvent justes et vrais, entre des principes ou des erreurs qui semblent appartenir à des genres et à des ordres différents. Personne ne rattacha mieux la littérature à la morale, l’une et l’autre à la politique, toutes les trois à la religion. Que d’articles critiques et littéraires, pleins de sel, de finesse, d’enjouement et de raison, ne devons-nous pas à la plume élégante et spirituelle de l’auteur du Printemps d’un proscrit et de l’Histoire des croisades ?
Tantôt dans les mêmes feuilles où j’écrivais, tantôt dans des feuilles rivales, quelquefois même ennemies, un des amis dont je m’honore le plus parmi vous, Messieurs, et des plus chers à l’Académie par ses utiles travaux, son zèle académique et ses qualités personnelles, donnait les premiers et les plus incontestables témoignages de sa connaissance parfaite de notre littérature et de notre histoire littéraire ; de ce rare discernement, de ce goût sûr, de cette sagacité exquise qui démêle le vrai et le faux, distingue le bon et le mauvais dans toutes les compositions littéraires ; de ce talent enfin d’exprimer des idées justes et souvent piquantes avec netteté, avec clarté, avec précision, dont il a donné tant de preuves au sein de cette Académie, et dans ses études approfondies et ses doctes commentaires sur le plus excellent de nos poëtes comiques, et par conséquent de tous les poëtes comiques. Le choix que vous avez bien voulu faire de lui pour me recevoir aujourd’hui parmi vous, Messieurs, et l’obligeance avec laquelle il s’y est prêté, sont des titres de plus à ma reconnaissance et envers vous et envers lui. Il était difficile de me dédommager plus heureusement de l’honneur qui m’avait d’abord été destiné, et que des devoirs graves et sacrés m’ont ravi.
Enfin, un de nos plus jeunes confrères dont l’amitié ne m’est pas moins précieuse, dont la célébrité littéraire, commencée avant l’âge ordinaire par des triomphes obtenus au milieu de vous, Messieurs, et décernés par vous à des productions pleines d’éclat et talent ; agrandie par des ouvrages où un style remarquable par le goût, les grâces et l’atticisme, exprime et orne les pensées les plus justes et les plus ingénieuses, s’est encore accrue, s’il est possible, par d’éloquentes improvisations sur l’éloquence, au milieu d’une jeunesse studieuse, attentive et pleine d’admiration et d’enthousiasme, après avoir médit légèrement et spirituellement de la critique, se rangea aussi sous ses drapeaux. Nous nous sommes réjouis en le voyant entrer dans cette petite partie du temple du goût que doit occuper la critique, comme les dévots du paganisme se réjouirent de voir entrer dans un temple de Jupiter, Épicure qui avait médit des dieux.
Si, par une règle qui m’est sacrée, puisqu’elle n’est pas moins prescrite par toutes les lois de la bienséance et de la justice que par vos constants usages, une partie de ce discours n’avait une destination particulière, à ce tableau très-incomplet des services rendus par la critique je ferais succéder celui des qualités qui doivent distinguer l’homme de lettres qui l’exerce. L’une de ces qualités les plus essentielles sans doute, l’étude constante des grands modèles de l’antiquité, et par conséquent la connaissance approfondie des deux langues savantes d’Athènes et de Rome, m’aurait naturellement ramené à l’éloge du respectable académicien auquel j’ai l’honneur de succéder. M. Villar fut en effet un des plus habiles humanistes de notre époque. Il fut l’un des membres les plus savants d’une congrégation savante, les Pères de la doctrine chrétienne. Élevé moi-même dans deux collèges dirigés par leurs soins, et ayant trouvé en eux d’excellents maîtres parmi lesquels, après tant d’années et d’événements, je pourrais me flatter encore de trouver quelque ami, je m’applaudis de pouvoir faire éclater, dans une circonstance solennelle et dans l’éloge de l’un d’eux, le mérite du corps entier et ma particulière reconnaissance.
M. Villar professa plusieurs années la rhétorique avec beaucoup d’éclat à Toulouse, où le corps dont il était membre possédait un collège célèbre. Toulouse est une ville à la fois savante et spirituelle. C’est là que fut fondée la première académie du royaume, que furent donnés les plus éclatants et les plus unanimes applaudissements aux poëtes, les premiers prix et les premiers encouragements aux lettres.
L’Académie des Jeux floraux, me permettrez-vous, Messieurs, cette comparaison qui lui est infiniment flatteuse, est, pour le midi de la France, ce que l’Académie française est pour la France entière. Elle a aussi ses solennités, ses fêtes, ses jugements littéraires et ses récompenses accordées aux talents. La nature même de ces climats riants, le génie de ces peuples vifs et animés, les souvenirs vrais, fabuleux, romanesques que réveillent l’origine de leur Académie, et Clémence Isaure, sa fondatrice ; les troubadours, les docteurs de la gaie science, qui,les premiers, obtinrent l’amarante, l’églantine, ou, comme le disent leurs vieilles chroniques, les joies de la violette d’or fin ; le bruit des applaudissements et des fanfares, l’enthousiasme qui saisit les spectateurs, les candidats, les juges eux-mêmes, et surtout les femmes, dont la sensibilité plus exquise se déclare par des transports plus expressifs, s’il faut en croire Marmontel, qui peut-être s’est vanté ; enfin, le Capitole où sont couronnés les poëtes, et la Garonne qui les voit couronner, impriment à ces fêtes littéraires un caractère de joie et d’allégresse qu’elles n’ont point sur les bords de la Seine, où tout se passe avec un calme plus réfléchi et une dignité peut-être un peu froide. Un professeur de rhétorique, à Toulouse, ne peut guère se dispenser de porter son tribut à l’Académie des Jeux floraux. C’est dans cette ville surtout qu’il doit être ou orateur ou poëte : M. Villar qui était l’un et l’autre, ambitionna le prix le plus brillant de ces concours célèbres, celui de la poésie lyrique ; il l’obtint, et devint un des membres de l’Académie qui venait de le couronner.
Du collége de Toulouse M. Villar passa à celui de la Flèche, le plus magnifique des établissements qui étaient confiés aux Pères de la doctrine chrétienne. Il y professa aussi la rhétorique, puis il en devint le chef. Il occupait ce poste lorsque la révolution éclata et séduisit tant de cœurs généreux par ses illusions et ses espérances. M. Villar s’y laissa surprendre avec toute la confiance d’une âme pure. Il était respecté et adoré de ses nombreux élèves, estimé et chéri de leurs nombreux parents répandus dans toute la France ; la réputation de sa sagesse, de ses lumières, de ses vertus, avait depuis longtemps franchi les murs de son collège, et lui donnait un grand crédit, surtout dans la province où était située l’école célèbre dont il était le directeur. Cette considération publique fut un écueil, ses vertus mêmes furent un piège. Tout ce qu’il y a de séduisant dans les suffrages, l’empressement, les instances de ses concitoyens, et une séduction plus grande encore pour un cœur honnête, l’espoir de faire le bien, l’entraînèrent dans la seule démarche qui lui ait été reprochée.
J’éloignerai de vos regards, Messieurs, le spectacle de ces temps de discorde et de crimes. Je sacrifierai même au désir de vous épargner un si triste tableau et de si affligeants récits, une partie de l’éloge de M. Villar, qui, dans l’événement le plus atroce de la révolution, puisa, dans l’horreur du crime et le sentiment de ses devoirs, une énergie dont ceux-là seuls ne lui teindraient pas compte, qui ignoreraient ou auraient oublié les périls et les fureurs de cette affreuse époque. Sa timidité naturelle augmente encore le mérite d’une conduite dont se montrèrent incapables beaucoup d’hommes qu’on aurait jugés d’un courage plus ferme et d’un caractère plus vigoureux et plus fortement trempé. Avant beaucoup d’autres encoure, il s’éleva contre l’horrible faction, à la vérité vaincue, mais encore menaçante, et il plaignit devant elle les victimes qu’elle avait faites, lorsqu’elle pouvait en faire de nouvelles, et qu’elle n’en avait perdu ni l’espoir, ni surtout la volonté. Les premiers sentiments de sa pitié généreuse, et ce n’est pas dans cette assemblée qu’on se plaindra de cette prédilection et de cette préférence, se portèrent sur les gens de lettres, les savants et les artistes, qu’on s’obstine à regarder comme des partisans des révolutions, et qui cependant sont toujours si cruellement traités par les révolutionnaires. Il fit accorder un nombre considérable de pensions à des hommes estimables pris dans ces trois classes, et qui avaient été dépouillés et ruinés par les lois barbares du temps ; aux veuves de ceux qui, plus malheureux encore, avaient péri sur les échafauds ; aux descendants de quelques hommes illustres qui avaient honoré les lettres et la monarchie dans des temps dont on aurait voulu abolir la mémoire.
Forcé de respecter la vie et quelquefois même la liberté des hommes, le vandalisme se vengeait sur les établissements littéraires, sur les monuments des sciences et des arts, s’efforçait de les faire disparaître, et conjurait leur ruine. M. Villar s’opposa avec un zèle infatigable à ces efforts destructeurs. C’est par ce zèle que fut conservé le Collége de France, ce monument élevé dans le XVIe siècle aux lettres et aux sciences par un monarque qui les aima et les protégea constamment, et qui, par cette protection, racheta aux yeux de la postérité les fautes et les malheurs de son règne ; que fut rendue à son utile et magnifique destination la Bibliothèque royale ; que fut arrachée à la cupidité du fisc la dotation de l’Académie de Turin ; et le portrait de M. Villar, placé dans la salle où se rassemblent les académiciens, atteste tout à la fois et son bienfait et leur reconnaissance.
Sa carrière avait commencé par d’utiles travaux dans l’instruction publique, elle s’est à peu près terminée dans les mêmes soins et les mêmes occupations. Son nom se rattache à tous les essais, à tous les plans qui furent faits pour reconstruire cette partie importante de l’édifice social, qui resta plusieurs années ensevelie sous les décombres de la monarchie. La création de l’Université fut enfin l’heureux terme de plusieurs tristes et infructueuses tentatives. Placé dans les premiers rangs de cet illustre corps, M. Villar y trouva tout à la fois et la récompense de ses anciens services, et le moyen, qu’il ne laissa point échapper, d’en rendre de nouveaux.
Mais, Messieurs, quelque distance infinie qu’il y ait entre les écoles élémentaires et les compagnies savantes, et particulièrement l’Académie française, un lien cependant les attache et les unit. Les premières sont l’espérance des lettres ; les autres en sont le dernier terme, le plus puissant encouragement, la plus haute récompense, la décoration et la gloire. M. Villar, qui saisissait ces rapports, fut un des hommes qui contribuèrent le plus à l’établissement de l’Institut, arbre utile et fécond qui doit porter tous les fruits des sciences, des lettres et des arts, et dont l’Académie française est un des plus brillants rameaux. C’est là surtout, Messieurs, ce qui rendra sa mémoire toujours chère à cette illustre et savante compagnie. Au titre de fondateur de l’Institut, qui lui est dû jusqu’à un certain point, et à d’autres titres encore, il méritait d’en faire partie, et il en fut un des membres les plus assidus et les plus zélés.
C’est dans nos Mémoires qu’il a déposé les compositions littéraires qui nous restent de lui ; elles consistent en rapports sur les ouvrages adressés à l’Institut, en pieux hommages rendus à la mémoire de quelques confrères dont il déplore la perte, enfin dans la traduction en vers de deux morceaux célèbres et assez étendus de l’Iliade : les supplications de Patrocle qui touchent et amollissent le cœur du fier Achille (chant XVI), et les regrets du héros après la Mort de Patrocle (chant XVIII). Dans ses rapports sur les ouvrages, M. Villar se borne à montrer de l’exactitude et de l’instruction ; il ne cherche point à plaire, ce qui vaut mieux que de le chercher et de ne pas réussir. Ses discours funèbres ont aussi beaucoup de simplicité et peu d’éclat : mais il y a un vrai mérite dans les deux fragments en vers français de l’Iliade, surtout dans le premier ; on y distinguera particulièrement celui du naturel et de la facilité, qualités toujours précieuses, mais surtout dans la traduction du chef-d’œuvre de la poésie antique. Serait-il donc vrai que le sentiment profond et éclairé des beautés d’Homère est, s’il m’est permis de parler ainsi, comme une seconde et heureuse nature, qui peut assez enrichir la première pour donner du talent, ou plus de talent à ceux qui n’en auraient reçu qu’un médiocre en partage ?
La plus belle partie de l’éloge de M. Villar me resterait à faire, Messieurs, puisque je n’ai pas parlé de son caractère doux et modeste, de son obligeance inépuisable, de ce tendre intérêt qu’il ne cessa de porter à la jeunesse studieuse et aux maîtres laborieux qui se vouaient à l’instruction publique. L’Université est pleine de ces souvenirs. Mais bientôt un pinceau plus habile finira ce portrait que je ne fais qu’ébaucher. L’ingénieux et élégant orateur qui va parler après moi, achèvera cet éloge imparfait, et complétera cet hommage que je rends à la mémoire de mon prédécesseur. Son confrère à l’Académie depuis plus de dix ans, il a pu mieux apprécier ces qualités douces, sociales, aimables, bienveillantes, qui n’ont point d’éclat, mais qui rendent l’homme si recommandable, et qui ne peuvent être bien connues, bien jugées que par ces communications fréquentes et ces relations habituelles que donne le commerce du monde ou des lettres.
Je veux toutefois me réserver encore le soin et le plaisir de faire éclater les sentiments qui animèrent M. Villar dans ces dernières années à une grande et heureuse époque de notre histoire. Si, trompé par sa candeur et sa bonne foi, par de décevantes apparences, il avait applaudi aux commencements de la révolution, il en vit le terme et la fin avec une sincère satisfaction. Son cœur vraiment français sentit avec une vive émotion que la France alla enfin respirer de tant de tyrannies et d’oppressions successives, et même de tant de victoires meurtrières et de gloire sanglante, dans les bras paternels de cette auguste famille qui, depuis si longtemps, avait fait et partagé ses destinées. Il fut comblé de joie à la rentrée de ces princes que tant d’heureux souvenirs, tant de qualités personnelles, et, pour me servir de l’expression du plus éloquent de nos orateurs, ce je ne sais quoi d’achevé que le malheur ajoute à la vertu, recommandaient à nos respects et à notre amour. Vous vous rappelez, Messieurs, et les contemporains ne l’oublieront jamais, et ils le transmettront avec la plus vive sensibilité à la postérité la plus reculée, que le premier des Bourbons que la capitale eut le bonheur de posséder dans ses murs, est le roi que nous chérissons aujourd’hui sur le trône. Quel vif enthousiasme, quelle allégresse universelle, quels transports unanimes du peuple ! Quelle grâce aimable et chevaleresque du prince ! Quels mots heureux sortis de sa bouche, et les plus heureux qu’aient inspirés à l’esprit français ces moments de bonheur si propres à l’exalter ! Ainsi s’annonça, ainsi fut accueilli ce fils de saint Louis et de Henri IV : digne du premier par sa piété, du second par sa gaieté et ses reparties spirituelles, de l’un et de l’autre et de tant d’illustres monarques ses aïeux, par son zèle pour le bonheur et la gloire de la France, et pour la prospérité des lettres, qui forment une des plus brillantes parties de cette gloire.