Réception de M. Alexandre Guiraud
M. Alexandre Guiraud ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. le duc de Montmorency, y est venu prendre séance le jeudi 18 juillet 1826, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Vous avez fait une perte que le roi et la France ont vivement sentie ; le deuil de l’Académie a été un deuil public, et je crois céder, en cette occasion, à une haute convenance morale en vous entretenant de nos communs regrets avant de vous parler de ma reconnaissance. Ce n’est pas sans une douleur profonde et même une sorte de crainte que je me lève à cette même place où M. de Montmorency s’est levé devant vous il y a si peu de temps, et que ma voix se fait entendre dans cette enceinte qui retentit encore des paroles éloquentes, les premières qu’il ait proférées dans cette compagnie, les dernières qu’il ait prononcées en public, comme si, pressentant sa fin prochaine, il avait voulu adresser à la France des adieux solennels au milieu de ce qu’elle possède de plus distingué. Confondu alors dans la foule de ceux qui étaient venus l’écouter (et il suffisait de l’écouter pour le connaître) ; frappé de la dignité imposante et douce de son maintien, de la noblesse de ses traits, ému peut-être involontairement par cette pâleur qui était un présage, et cette voix déjà faible qui tombait, j’étais loin de penser que je serais appelé à continuer ici même et dans sa personne, l’éloge commencé par lui de cette charité sublime qui donne, à ceux qui la pratiquent, toutes les autres vertus. Après lui, Messieurs, une semblable tâche est plus belle et plus difficile, et je sens que j’entrerais en défiance de moi-même, si je n’espérais que les suffrages que vous m’avez accordés n’auront pas épuisé toute votre bienveillance envers moi ; le nom de M. de Montmorency protégera d’ailleurs mes paroles et leur obtiendra votre indulgence ; c’est un nom qui semble commander tous les sentiments généreux.
Il est d’usage, Messieurs, que celui qui a l’honneur d’être admis au milieu de vous, joute, en quelque sorte, avant de s’asseoir parmi les juges du camp, et développe dans une question littéraire les qualités d’esprit qui lui ont donné des titres à vos suffrages. Pour moi, Messieurs, je vous raconterai la vie d’un homme de bien. Ce sera faire devant vous le meilleur traité de morale, et en cela je ne croirai pas m’écarter de ce que vos usages prescrivent : il existe une connexion intime entre la morale et les lettres ; le style le plus parfait, ne serait qu’un vain luxe de mots, s’il n’exprimait ces mouvements du cœur, ces méditations de l’âme, ces jugements de l’esprit, qui concourent à notre perfectionnement en nous rendant plus sensibles, plus réfléchis, plus éclairés : il doit y avoir enfin de la morale au fond de toute bonne littérature, et le bien-dire ne devrait être, à proprement parler, que le moyen de rendre le bien-faire agréable et facile. Que dis-je, Messieurs ? les grands sentiments et les grandes pensées attestent les mêmes inspirations ; et vous savez comme moi, que l’exercice des œuvres de charité et de dévouement, l’aptitude à créer des établissements qui secourent ou améliorent, indiquent toujours une manière, de sentir et. de penser toutes supérieures, dons célestes et communs à l’homme de lettres et à l’homme de bien, et que tous deux manifestent, l’un par de bons ouvrages, l’autre par de bonnes actions ; de sorte qu’il est heureusement démontré au moraliste, qui s’en applaudit, que le talent et la vertu ont le même principe.
Quelles que soient nos opinions, ou si l’on veut nos préjugés philosophiques sur l’égalité des hommes, il faut convenir cependant que la naissance est bien quelque chose lorsqu’elle donne le nom de Montmorency : ce nom, le plus monarchique des noms français, après celui de nos rois, porté si haut par ces grands connétables qui défendaient le trône avec la même ardeur qu’on mettrait à l’usurper, qui a retenti dans tous nos chants de gloire, et auquel enfin aucune illustration n’a manqué, pas même celle du malheur, le duc Mathieu, en l’inscrivant sur les registres des hôpitaux, en le faisant passer dans les prières des pauvres, lui a donné une sorte de consécration. Aussi, parmi tous les Montmorency dont s’enorgueillit notre France, celui qui a disparu si vite du milieu, de nous ne sera pas le moins honoré. Sa mémoire, que la reconnaissance et une noble émulation rendent également chère à ceux qui souffrent et à ceux qui consolent, fournira plus d’un exemple, plus d’un conseil ; et elle sera d’une instruction d’autant plus complète, qu’on y trouvera quelques-unes de ces faiblesses inhérentes à notre nature, et qui sont presque heureuses dans une si belle vie, en ce qu’elles servent à ne pas trop décourager ceux qui s’exciteraient à l’imiter.
Au moment où le duc Mathieu entra presque enfant dans la carrière des armes, ce colosse américain, que chaque année voit grandir, essayait ses premières forces. Ses cris de liberté traversaient l’océan et venaient ranimer en Europe, et surtout en France, ces idées généreuses qui germent toujours dans les cœurs les plus hauts ; on s’arma pour l’indépendance d’un peuple que Franklin avait fait aimer. Il y avait dans cette entreprise quelque chose de chevaleresque qui entraîna le jeune Montmorency ; c’était aussi des exploits d’outre-mer qui devaient tenter un descendant des croisés, et il détacha l’épée antique de ses pères pour la vouer à une cause toute moderne. Quelque modérés que fussent les principes de Washington, il était difficile de ne pas rapporter d’auprès de lui un patriotisme exalté ; et l’on sent maintenant qu’il a fallu bien des malheurs et des crimes à la France pour que ce mot de patriotisme, si noble, si retentissant dans les belles âmes, cessât d’être un moment le titre le plus honorable et le plus envié.
Ici, Messieurs, je touche à une époque dont il sera difficile de parler tant que nous pourrons la juger avec nos propres souvenirs, ou sous l’influence de nos intérêts particuliers. Aussi je passerai rapidement sur cette révolution française, qui, toute rapide qu’elle a été elle-même, n’en a pas moins laissé des traces ineffaçables, et dont ceux qui bénissent le plus ses résultats, doivent néanmoins maudire les excès. Si dans cette confusion générale de tous les principes, M. de Montmorency se laissa égarer en quelques erreurs, on peut avancer qu’elles eurent toutes un motif généreux, et se manifestèrent toutes par des sacrifices. C’est là, Messieurs, tout ce qu’il nous est permis de dire après lui. La magnanime accusation qu’il a portée naguère contre lui-même ne nous laisse plus que le droit de le défendre. Honneur aux hommes qui tombent pour se relever ainsi ! La tribune de l’Assemblée nationale a disparu sous la tribune de la Chambre des députés ; et quand le duc Mathieu y est monté avec tous ses aveux et ses longs regrets, les titres dont il est couvert brillaient d’un plus vif éclat, et il nous a paru grandi de toutes ses fautes.
Sorti de France au plus fort de la tourmente révolutionnaire, il y était rentré en 97, encore intimidé de ses premiers sentiments, que les fanatiques de la liberté avaient, depuis, manifestés par des crimes. Retiré à Éclimont chez M. le duc de Luynes, son beau-père, une mélancolie profonde que suivit une longue maladie, s’empara de son esprit naturellement rêveur et méditatif. C’est là que dans la retraite et le silence, cette âme qui s’était d’abord fortement attachée à des abstractions, et s’en était séparée violemment dès que le sang les avait souillées, fatiguée de tous ces scandales qui étalaient la banqueroute dans l’État et la spoliation légale dans toutes les familles, épouvantée pour elle-même au milieu de ce chaos de vices et d’absurdités, se détourna vers le ciel qui redevenait sa patrie. Dieu ne se refuse jamais à ceux qui le cherchent. La prière de M. de Montmorency fut entendue : un signe céleste de réconciliation lui apparut au milieu des tempêtes publiques, et, comme l’Apôtre, confiant en la parole du Seigneur, il marcha paisiblement et à sa suite, sur cette même mer tout orageuse encore, qui venait de briser le vaisseau de l’État.
Ici commence la plus belle époque de sa vie, et se présentent devant nous ses premiers titres de gloire.
Nul d’entre vous, Messieurs, ne saurait prendre pour de la gloire le vain retentissement d’un nom. En effet, tous les hommes qui ont fortement agi sur leurs semblables, n’importe le but, les moyens et le résultat, qu’ils aient secouru ou opprimé, éclairé ou corrompu, détruit ou édifié, ont laissé un nom qui, plus ou moins répété, s’est empreint dans la mémoire ; car là haine et la reconnaissance se souviennent également. Dans tout cela, cependant, il n’y a point d’honneur, parce qu’il n’y a point de choix. Notre Louis XII et Néron ne sont pas plus oubliés l’un que l’autre. Mais, garder le souvenir d’un nom, n’est pas le glorifier. On le glorifie lorsqu’on s’en sert comme d’une autorité ou d’un exemple, lorsqu’on en fait le mobile d’une action dévouée, lorsqu’on éveille en le prononçant des pensées généreuses, lorsqu’on l’invoque comme une sauvegarde dans un grand péril pour l’innocence. C’est alors qu’il devient presque aussi fécond en belles œuvres que l’homme de bien qui l’a porté : tant la puissance du souvenir est grande, tant il y a de force et de perpétuité dans cette vie morale qu’il communique à la vertu.
Mais cette gloire ne s’acquiert et ne se conserve que dans le cœur des hommes, et par le bien qu’on leur fait ; le dévouement à nos semblables en est donc le vrai principe ; et le christianisme, en nous l’indiquant à son tour comme le principe de toute vertu, semble avoir engagé nos intérêts humains dans l’accomplissement de ses divins préceptes. Ces vérités importantes avaient été dès longtemps révélées à M. de Montmorency par son âme. Son premier vœu, son premier besoin, était le dévouement. Déjà chrétien par son titre, et même par sa philosophie, avant de l’être si parfaitement par le culte, nous l’avons trouvé, jusque dans ses erreurs passagères, toujours fidèle à cette vertu presque native qui a sauvé toutes les autres. Suivons-le maintenant dans cette longue carrière de bienfaisance et de sacrifices qui vient de s’achever dans le ciel, après avoir traversé les temps glorieux de l’empire, et les jours plus heureux de la restauration.
Il avait senti qu’il y a deux moyens de se rendre utile aux hommes, soit en participant aux actes d’un gouvernement, et contribuant ainsi à la prospérité générale, soit en se dévouant à cette partie du peuple que les gouvernements abandonnent à la pitié des individus. Toute carrière politique était fermée à ses nouvelles opinions, mais celle des bonnes œuvres lui était trop peu disputée ; et il s’y établit du droit qu’a tout chrétien de faire le plus de bien qu’il peut, et tout homme de suppléer en faveur de ses semblables à l’indifférence ou à l’insuffisance des lois.
À cette époque, toutes nos idées, toute notre ambition poursuivaient une gloire militaire dont une profusion sans exemple n’épuisait jamais les faveurs ; et la France était comme emportée hors d’elle-même par ce rapide mouvement de conquêtes qui devait s’arrêter si violemment aux murailles du Kremlin. M’. de Montmorency sut résister à une séduction d’autant plus dangereuse qu’elle était plus brillante ; on eût dit qu’il pressentait déjà que toutes ces puissances édifiées sur des intérêts humains par le concours de cent millions d’hommes et de huit cent mille combattants, tomberaient et que ces établissements modestes, élevés par la seule volonté d’une âme pure, seraient des monuments plus durables pour la France que tous ces trophées que trente victoires avaient conquis, et qu’une victoire viendrait reprendre. La religion, en effet, lui avait enseigné que la terre ne consolide rien de ce que les hommes fondent sur elle, et qu’il faut appuyer dans le ciel tout ce qu’on veut rendre stable ici-bas.
Autrefois on mettait sous l’invocation d’un saint toutes les maisons de secours. Toutes celles que Paris compte dans ce moment étaient sous la surveillance et presque sous la protection de M. de Montmorency. Il ne se bornait pas, comme le fait souvent la charité du monde, à déposer en des mains bienfaisantes une partie de ses revenus : ç’aurait été assez pour sa conscience, ce n’était pas assez pour son cœur. Sa providence embrassait toutes les misères que la Providence suprême a distribuées sur cette vie : et depuis l’enfance jusqu’à la vieillesse, de l’innocent qu’on accuse au criminel qu’on punit, sa sollicitude offrait à toutes les souffrances, à toutes les infirmités, et même à toutes les fautes, cette pitié qui est le premier soulagement du malheur.
Vous parlerai-je de cette charité prévoyante qui souvent prévenait le crime par un simple secours, pénétrait dans les prisons pour y adoucir la rigueur des lois sans en altérer la puissance, et qui fondait enfin des enseignements gratuits, bien convaincue qu’éclairer les hommes, c’est aussi les rendre meilleurs, et que les salutaires principes qui disent régler leur conduite n’ont rien à perdre à être examinés et adoptés par leur raison ? Non, Messieurs, je m’aperçois que je parle devant le confident, le coopérateur de tant de bonnes œuvres : c’est à lui de nous dévoiler dans sa réponse de si honorables secrets ; mais j’ai peur que sa modestie ne gêne ses révélations, et moi-même je veux la respecter, car on pourrait croire aisément que ce que je dis de son noble ami est un éloge indirect que je lui adresse.
M. de Montmorency n’est-il pas, d’ailleurs, entré avec nous dans cette longue confidence, lorsqu’il, nous a parlé avec tant de détail et d’enthousiasme de la vie de son prédécesseur, M. de Préameneu, de l’abbé Duval, de Vincent de Paul, et de tous ces hommes enfin qui ont aimé Dieu dans les pauvres ? Nous savons, Messieurs, tout ce qu’il a fait, car il nous a dit lui-même tout ce que ces âmes célestes avaient fait de bien avant lui ; et c’était un bonheur pour son humilité de pouvoir développer ainsi ses propres sentiments à l’abri de ces noms respectables dont le souvenir même a quelque chose de consolant.
Mais l’exercice des vertus privées n’exclut pas le courage public dans les occasions qui en exigent le témoignage ; et M. de Montmorency le prouva au conquérant du trône de France, qui, poursuivi en quelque sorte des déférences des autres rois et des tributs de leurs peuples, vit tout son pouvoir échouer contre la conscience d’un honnête homme. L’hommage que le duc Mathieu refusa honorablement au pouvoir, il le rendit en même temps avec non moins de noblesse à l’amitié proscrite. Il alla visiter à Coppet cette femme dont la mémoire du moins a quelques droits d’adoption dans ce sanctuaire des lettres, cette illustre exilée à qui, ni sa grande célébrité, ni ses longues infortunes, ni même ses erreurs, n’ôtèrent pas un seul ami, dont la tête conseillait avec l’énergie d’un homme, dont le cœur consolait avec des paroles de femme, et qui toujours trompée dans ses espérances les plus chères, tourmentée des imperfections de son bonheur, initiée par la souffrance à tous les mystères de notre âme, déjà découragée lorsqu’elle écrivait Delphine, presque désabusée quand elle suivait Corinne du Capitole aux montagnes de l’Écosse, et toutefois s’excitant à quelques illusions pour en nourrir son enthousiasme, demandait encore aux arts, à la poésie, à la gloire, ce que son noble ami, plus heureux qu’elle par sa croyance, n’attendait plus que du ciel, qui peut seul donner à certaines âmes ce bonheur dont le besoin ne leur vient pas de la terre.
Le séjour de M. de Montmorency à Coppet fut bien court. C’était un procédé généreux : il en fut puni comme d’un crime ; mais c’est madame de Staël surtout qu’on atteignit, et l’on savait bien que c’était doubler la rigueur de son exil que de le rendre contagieux pour ses amis.
Cependant l’homme prodigieux qui avait tant de fois traversé l’Europe avec des soldats et des trophées, abaissant, renversant, élevant des trônes, s’arrêta.... et, pour que sa chute fût aussi extraordinaire que l’avait été son élévation, alla tomber à Sainte-Hélène. Le père de famille rentra avec ses serviteurs, et nous rapporta les fruits de cette sagesse que vingt ans de malheurs avaient mûris ; il prononça à Saint-Ouen des paroles qui furent magiques pour la France, dont elles guérirent aussitôt les blessures, détruisirent les craintes, calmèrent les ressentiments, ranimèrent toutes les espérances. Le duc Mathieu s’était conduit comme s’il eût attendu un événement que personne alors n’osait même espérer. Lui même rentrait de l’exil, qu’il avait préféré aux salons impériaux. Ce prince-chevalier, héritier d’une couronne qu’il porte si bien maintenant, voulut que l’épée de M. de Montmorency brillât à côté de la sienne, et la fille de Louis XVI, fit le même honneur à ses vertus. Tous ces Bourbons enfin qu’il connaissait à peine l’accueillirent comme un ami dont on n’aurait été séparé qu’un moment.
Le voilà pour la première fois homme de cour ; et ne croyez pas que ses habitudes d’homme privé y perdent quelque chose : il change de position sans changer d’amis ; on dirait même que c’est pour eux qu’il a consenti à s’élever : ses pauvres surtout ont, de plus que ses biens et sa fortune, la puissance de son nom et de son crédit : que dis-je ? il va chercher plus haut la source des bienfaits qu’il répand : une royale et pieuse épargne lui est ouverte ; et c’est lui bien souvent qui transmet à de nobles infortunes les plus augustes consolations. Retiré dans l’exercice de ses nouveaux devoirs et de ses vertus d’habitude, il se tint longtemps à l’écart des orages politiques, tant il semblait fatigué des premiers hasards qu’il avait courus : mais le roi, qui avait eu l’occasion d’apprécier sa bonne foi, sa probité publique, la sagacité de ses vues, la franchise et la pureté de ses intentions, voulut que tant de belles qualités fussent enfin profitables à son gouvernement, et il l’appela au ministère des affaires étrangères.
Au moment où M. de Montmorency entra au conseil, une dissolution prochaine semblait menacer cette alliance que les rois de l’Europe avaient formée, et qu’à juste titre ils auraient pu appeler sainte, puisqu’elle garantissait protection et repos à toute la société chrétienne, s’ils n’avaient pas oublié qu’il y a aussi des chrétiens en Orient. Un premier cri d’alarme parti de Madrid, répété à Naples et à Turin avait retenti dans le Nord, et les cabinets russe et germaniques qui craignent pour leurs vieilles institutions l’influence des nouvelles doctrines, tenaient les yeux ouverts. Ce mouvement des peuples eût commandé de notre part une neutralité amie, si tous nos voisins d’au delà des monts, profitant de notre-expérience et du long travail de la France avent d’enfanter la Charte, avaient adopté franchement un de ces systèmes conciliants qui, en donnant plus d’influence aux citoyens dans les affaires de l’État, assurent en même temps plus de garanties aux princes ; mais ils semblaient ne pas savoir que si l’anarchie sauve un moment du despotisme, elle y ramène toujours : et leurs gouvernements ne présentaient que des incertitudes, de fausses démarches, d’imprudentes obstinations, suivies de concassions avilissantes et de prétentions criminelles, des fautes de tous les côtés, des malheurs, enfin, faciles à prévoir, dont il fallait prévenir l’exemple, et peut-être la contagion ; et en effet, Messieurs, les brandons élevés du vaste incendie de l’Espagne avaient allumé les volcans des Deux-Siciles, le Piémont était en feu, toute l’Italie s’agitait, et la France semblait attendre... Tout cela parut aux souverains de l’Europe plus qu’une menace ; ils y virent une hostilité, et s’assemblèrent à Vérone.
Il ne m’appartient ni de pénétrer dans le secret de ces hautes discussions, ni d’en juger les résultats ; qu’il nous suffise de savoir que le ministre du roi de France y fit respecter les intérêts français. S’il fallait agir, la France seule en avait le droit vis-à-vis de l’Espagne ; elle ne devait pas voir des troupes étrangères sur son territoire, même pour le traverser. C’est un sol sacré que profane tout autre drapeau que le sien. C’est à ces conditions que notre intervention fut décidée. Ce serait ici le lieu d’examiner s’il était convenable de se borner à cette action toute militaire qui n’a eu d’autre effet que d’ajouter à la gloire de nos armes, et de renouveler l’antique union des lis français avec la victoire. Mais cette question toute politique sort des limites de ce discours, et les événements la résoudront bien mieux que moi. Il en est une autre, Messieurs, qui touche de plus près à la justice et à l’humanité, et qu’on ne sautait éluder en parlant de ce dernier congrès ; celle-là est toute résolue dans le cœur des peuples, tandis qu’on l’agite encore dans le cabinet des rois : c’est elle de l’indépendance de ce peuple héroïque qui ne l’aurait jamais perdue s’il avait fait pour la défendre les mêmes efforts qu’il fait pour la reconquérir. Et ici, Messieurs, quand je songe quels étaient les deux hommes qui représentaient la France à Vérone, quand je rappelle dans mon esprit la noblesse de leur caractère, leurs sentiments particuliers, et cette grande influence que leur réputation leur donnait, je me figure qu’il a dû exister dans la politique des cours des difficultés insurmontables, puisque le premier baron chrétien et le chantre des martyrs ont été obligés de les respecter. Toutefois, Messieurs, un simple regret n’est pas une accusation ; qu’il me soit donc permis de regretter qu’on ait refusé à d’humbles envoyés qui se présentaient la croix à la main, de venir montrer à des chrétiens les meurtrissures de l’esclavage, les mutilations du martyre, les cicatrices de vingt batailles, les larmes d’un long désespoir, tous les gages enfin d’une reconnaissance fidèle aux intérêts européens. Pourquoi, dans cette assemblée si légitime, toutes les légitimités n’ont-elles pas été également proclamées ? Voilà qui eût vraiment sanctifié cette alliance que le monde entier contemple, que la Grèce n’invoque plus, parce que les dangers qui la menacent ne lui laissent plus que Dieu à invoquer, mais dont il nous est impossible de ne pas attendre générosité et justice, tant que nous y verrons figurer le nom d’un Bourbon de France.
Ce que M. de Montmorency avait promis à Vérone souffrait encore à Paris quelques difficultés d’exécution qu’il ne voulut pas reconnaître, et il ne se crut dégagé de ses promesses envers les monarques alliés qu’en se dégageant de toute participation au pouvoir. C’était un noble scrupule ; il lui sacrifia son portefeuille et se retira. Comme les grandes fonctions dont il se démettait ne lui avaient rien donné, elles ne lui firent rien perdre. Il sembla passer du ministère à une plus haute considération publique, et, comme l’a dit si heureusement un noble pair (M. le duc de Doudeauville. Discours à la chambre des pairs), ministre lui-même, et son ami, il parut n’avoir été ministre que pour montrer comment il fallait agir quand on ne l’était plus. En effet, il abandonna sans regrets ce qu’il avait accepté sans ambition, et se reporta tout entier vers ce premier ministère de charité qu’il tenait de ses vertus, et dont il est allé rendre compte à Dieu.
Quelque temps après, Messieurs, la place d’un homme de goût et d’un homme de bien fut vacante au milieu de vous, et vous y appelâtes M. de Montmorency. Ses remercîments ont justifié tout ce qu’il y avait de littéraire dans votre suffrage : vous pensiez d’ailleurs avec raison qu’aucun genre d’illustration ne doit demeurer étranger à l’Institut royal de France ; et que c’est surtout à cette compagnie, qui peut si bien apprécier la finesse et la pureté du langage, l’élégance des formes, la délicatesse des sentiments, à cette société d’hommes presque tous rivaux, qui ont besoin de tant d’harmonie dans les rapports, de grâce dans les procédés, de condescendance dans les amours-propres ; à cette Académie enfin qui est chargée de distribuer des prix à la vertu, qu’appartenait M. de Montmorency. Cette dernière prérogative est petit-être le plus beau de vos priviléges et vous avez justement senti, Messieurs, que ce droit qui vous est donné d’aller à la recherche des vertus modestes pour les récompenser d’une manière solennelle, vous impose en quelque façon le devoir de vous associer toutes les vertus éclatantes, comme pour donner plus d’autorité à vos décisions.
Bientôt le choix que vous aviez fait reçut une approbation bien auguste et bien flatteuse pour vous ; il ne fit que précéder celui du roi, qui confia à M. de Montmorency le plus jeune héritier de son- trône. Plus d’un titre, il est vrai, le rendait digne d’un tel honneur : il fallait que le descendant de saint Louis fût remis en des mains pieuses et fidèles ; que le petit-fils de Henri IV, le neveu de Louis le Désiré, un fils de France enfin, reçût une éducation toute française. M. de Montmorency garantissait au roi et à la patrie ce double avantage. Sa piété n’était point de celles qui, suivant l’expression d’un illustre évêque (Fléchier, Oraison funèbre de Montausier), portent dans le sanctuaire des vœux intéressés et profanes ; qui, toutes spirituelles en paroles et temporelles par le cœur, convoitent en secret ce qu’elles méprisent en apparence, et s’arrogent d’autorité divine tous les avantages de la terre ; qui, au lieu de jeter le manteau sur les plaies de nos frères, s’attachent à les produire au grand jour plus envenimées ; et qui, oubliant enfin que Dieu seul a le droit de lire dans notre âme, parce que seul il en a le pouvoir, vendent à qui l’achète un espionnage, qu’elles appellent de conscience, et qui n’est que de trafic ; véritable inquisition sociale, qui, calomniant Dieu le premier, et ne l’attestant que pour dénoncer ou maudire, justifierait en quelque sorte les impies dont on la dirait complice, si les impies pouvaient être justifiés. Il est heureusement une autre piété, toute de cœur et de conviction, humble, désintéressée, tolérante, moins impérieuse que persuasive, tendant la main à ceux qui s’égarent, se couvrant presque de leurs fautes pour leur en alléger le poids devant Dieu, ne plaçant le nom du ciel que dans ses consolations, et ne l’attestant que pour l’apaiser ; religion d’amour et de confiance, dont les bras sont toujours ouverts, et qui marche à travers ce monde vers un but céleste, sans détour, sans affectation, mais sans oublier aussi que la pratique est inséparable de tout culte., et qu’elle garantit surtout l’accomplissement des autres devoirs. C’était là, Messieurs, la religion de M. de Montmorency. Sa fidélité elle-même, éprouvée par quelques erreurs, n’avait rien d’orgueilleux dans ses formes, d’intéressé dans ses témoignages ; franche, éclairée, vouée sans réserve à la royauté, mais telle que nos rois l’ont faite, elle se fortifiait de ses espérances beaucoup plus que de ses regrets. Aussi, que ne devions-nous pas attendre avec lui de ce miraculeux enfant que Dieu nous a donné, comme pour nous consoler d’un crime au lieu de nous en punir, et à qui de simples traditions de famille suffiraient pour former son cœur à toutes les vertus royales !
Nous l’aurions vu grandir sous l’influence de cet Évangile, charte universelle et divine, selon laquelle les plus beaux droits sont dans le plus grand nombre de devoirs, et qui semble n’accorder à un prince que le privilége de remplir les siens le premier. Il eût appris d’elle à aimer et à respecter cette charte politique de son auguste aïeul, qui reconnaît à tous le droit de secours et de conseil, permet à tous de communiquer, à leur gré, par la manifestation de leurs sentiments et de leurs pensées, avec leur Dieu et leurs semblables, et qui, nous appelant enfin à la formation des lis que nous devons observer, élève un pouvoir mobile et nouveau à côté du pouvoir antique et immuable de la royauté, et leur donne à tous deux une mutuelle garantie dans une dépendance mutuelle. Il eût béni la prévoyance de ce roi sage qui, sachant bien que l’heure de rendre compte là-haut arrive pour les rois comme pour les autres hommes, a voulu s’y présenter le premier, dégagé d’une partie de cette responsabilité terrible qui doit courber si fort devant Dieu la tête des rois absolus. Eût-il fallu soutenir son cœur à la hauteur de ses destinées, le duc Mathieu lui eût montré, dans notre glorieuse France, la plus confiée à ses plus belle portion de la terre confiée à ses soins, et dans son auguste race, la première race du monde, soit par sa durée, soit par son illustration, soit par la longue reconnaissance des peuples qu’elle a gouvernés. Eût-il été obligé de retenir, d’abaisser même cette fierté si naturelle dans un si beau sang ; il l’aurait averti que tous les rois de la terre sont nés d’une famille de sujets ou de simples citoyens, et qu’ainsi, élevés du milieu de nous, ils nous sont unis par une fraternité première qui doit rendre leur autorité plus douce et notre fidélité plus certaine. C’est ainsi que d’utiles instructions seraient devenues, dans cette jeune âme, fécondes en prospérités pour notre patrie. Et quelle n’eût pas été la confiance du royal élève en de telles leçons, lorsqu’en remontant dans l’histoire de ses ancêtres, il eût toujours trouvé à côté d’eux, soit dans les conseils, soit dans les combats, les ancêtres de celui qu’il trouvait de si bonne heure à ses côtés !
Mais Dieu en avait ordonné autrement ; il abrégé souvent à ses justes les épreuves de cette terre. Déjà souffrant depuis quelques jours, M. de Montmorency ne s’est senti mieux, que pour aller mourir. Il fallait bien qu’il eût assez de force pour arriver au pied de la croix où Dieu l’attendait. C’était le vendredi saint ; c’était l’heure du sacrifice sur le Calvaire. Il priait à genoux. L’Église était en deuil. Sa, femme et sa fille, déjà vêtues de deuil, priaient auprès de lui.... Quel lieu ! quel jour ! quel moment ! Tout semblait disposé pour que lui-même et sa famille acceptassent sans murmurer le sacrifice qui allait s’accomplir ! Il y a donc des priviléges de mort comme des priviléges de naissance ; ceux-ci donnés par la vanité du monde, les autres par la justice de Dieu, qui ne décerne du moins qu’au mérite ce que nous accordons au hasard.
Déjà, de toutes parts, ont retenti les regrets qu’il a laissés à la France. Cette enceinte ne pouvait pas rester muette ; mais vous deviez à votre douleur un interprète plus éloquent. Je vous aurai trop fait sentir, Messieurs, qu’il est des hommes presque aussi peu faciles à louer qu’à imiter. J’ai cru que la meilleure manière d’honorer mon prédécesseur était de raconter sa vie. Que ceux qui veulent entendre des paroles dignes de lui aillent parcourir les hôpitaux qu’il visitait, ces établissements que vivifiait sa présence, ces réduits misérables où ses bienfaits du moins parvenaient toujours : qu’ils interrogent les enfants, les infirmes, les détenus, tous ceux enfin qui souffrent ici-bas, et ils versant couler de ces larmes honorables, ils entendront de ces mots partis du cœur, à l’éloquence desquels les plus belles paroles ne sauraient atteindre.
Mais n’avons-nous donc que des regrets à exprimer, et ne voyons-nous pas de tous côtés surgir de belles espérances ? des vertus nouvelles, dévoilées par la Providence à la sagesse du monarque, sont déjà mises au jour pour être substituées à celles que nous avons perdues, sans les faire oublier. C’est parmi vous seulement que M. de Montmorency ne sera pas remplacé. Mais que dis-je, Messieurs ? nous a-t-il donc été entièrement enlevé ? Et s’il est vrai que la mort ne rompt pas tous les liens qui attachent à la terre les âmes des justes, ne devons-nous pas espérer que la sienne s’intéresse encore aux choses de la patrie, et qu’il tient ses regards attachés sur ce jeune prince qu’il a délaissé trop vite, et que nous lui recommandons maintenant dans nos prières, après le lui avoir confié par une sorte d’acclamation ? Oui Français, à défaut de ses soins, son influence salutaire ne manquera pas à une éducation si précieuse. Soyons rassurés sur l’avenir de nos enfants ; car l’enfant qui sera leur roi, s’il est vraiment élevé selon Dieu, sera élevé selon la France, dont la prospérité deviendra son premier devoir. Et d’ailleurs, Messieurs, il est une autre éducation que celle des paroles, des soins et de l’autorité des gouverneurs : c’est l’éducation de l’exemple, et j’oserai même dire celle que donne le sang. Celle-là ne manquera jamais à un Bourbon. Que celui-ci puise donc sans réserve, à une si noble source, tout ce qui est nécessaire à un grand prince : la loyauté dans les promesses, la sûreté dans les transactions, le souvenir des bons services, l’oubli des fautes pardonnées, la fermeté dans les temps difficiles, la justice dans tous les temps, et surtout la clémence, suprême justice des rois. Qu’il se fortifie, en grandissant, de toutes les vertus qu’il verra se développer sous deux règnes ; et qu’il demande enfin au seul père qui lui reste, ce grand secret des rois, qu’on pourrait appeler chez les Bourbons un secret de famille, le don de se faire aimer de son peuple ; car les bénédictions des peuples retentissent là-haut, et peuvent seules garantir aux souverains la prospérité du présent et la gloire de l’avenir.