Discours prononcé lors de la visite de M. Emmanuel Macron, Président de la République

Le 20 mars 2018

Amin MAALOUF

 

DISCOURS PRONONCÉ PAR

M. Amin MAALOUF

le mardi 20 mars 2018

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Monsieur le Président de la République et chère Madame Macron,

Monseigneur, Madame,

Excellences,

Cher confrères,

Cher amis,

 

Nous tous qui sommes des amoureux de la langue française, qu’elle soit notre langue adoptive ou notre langue natale, nous avons de hautes ambitions pour elle. Ce ne sont pas les mêmes ambitions qu’il y a trente ans, ou cinquante ans, mais elles sont, quand on y réfléchit, encore plus nobles, plus amples, plus essentielles.

Autrefois, il s’agissait de savoir quelle langue, l’anglaise, la française, ou quelque autre peut-être, allait s’imposer et devenir la langue mondiale dominante. Il est normal de regretter que cette bataille n’ait pas été gagnée. Il est parfaitement légitime d’éprouver de la nostalgie pour ce temps béni où la langue française était celle de l’élite du monde entier, de Moscou à Alexandrie, et de Vienne à Montevideo ; où tant d’écrivains, de Tolstoï à Orwell, en passant par Conrad, Zweig, Hemingway ou Casanova, se sentaient obligés de la connaître, et de l’utiliser dans leur correspondance comme à la table de leurs amis.

Mais il ne faut pas écouter la nostalgie, elle est mauvaise conseillère. Elle peut nous enfermer dans la mentalité de l’assiégé qui se méfie de tout ce qui bouge, et qui peste contre la cruauté des temps. Elle peut aussi nous conduire à cette autre posture de dépit qui, sous prétexte de réalisme, prône la capitulation. Comme si, pour n’avoir pas pu garder à sa langue ses privilèges d’autrefois, il fallait baisser les bras, baisser la tête, dénigrer son histoire et sa culture, pour se mettre docilement à l’école de ceux qui semblent avoir gagné.

Aucun de ces deux comportements ne mérite de prévaloir. Ni l’amertume, ni la résignation. Ni la détestation du monde, ni la détestation de soi. Si notre éminent confrère Jean de La Fontaine était encore parmi nous, il nous aurait sans doute chuchoté que la vocation de la langue française, ce n’était pas d’être le plus grincheux des loups, mais le plus audacieux des agneaux. Voulant dire par là que l’ambition que l’on est en droit de nourrir pour elle, c’est qu’elle soit, non pas la deuxième ou la troisième des langues dominantes, mais le chef de file d’un combat planétaire pour le pluralisme des langues, des cultures et des idées.

L’humanité n’a pas besoin d’une langue dominante. Rien ne l’oblige à devenir monolingue, ni monocorde. Ce serait bien triste si, au moment où les nouvelles technologies donnent à toutes les langues et à toutes les cultures des moyens illimités de s’exprimer et de s’épanouir, on se laissait aller à des réflexes réducteurs et appauvrissants. Aucune langue ne mérite d’être négligée, ni bafouée, ni marginalisée. Chacune est porteuse d’une mémoire subtile, d’un savoir irremplaçable, et de la dignité d’un peuple.

C’est là une préoccupation que devraient garder à l’esprit tous ceux qui chérissent la langue française et les valeurs dont elle est la dépositaire. En ces temps de tumultes et de déchirements, les langues peuvent jouer un rôle capital, et salutaire. Elles seules sont à la fois de puissants facteurs d’identité, et des instruments de communication. De plus, alors que d’autres appartenances sont exclusives, souvent même tyranniques, une langue a vocation à cohabiter, dans l’esprit de tout être humain, avec d’autres langues, venues d’autres horizons, porteuses de traditions différentes. C’est lorsqu’ils perdent leurs liens avec leurs langues que nos contemporains cherchent à reconstruire leur dignité culturelle sur d’autres fondements.

Peu de pays ont compris aussi bien que la France à quel point la langue était essentielle pour souder la nation, pour assurer sa pérennité et consolider ses valeurs. L’Académie française est née de cette ardente conviction. Une conviction qui est, aujourd’hui, encore plus justifiée qu’hier. Dans le monde contemporain, c’est la primauté du savoir qui détermine le progrès et la prospérité des nations, et c’est la pleine maîtrise de l’outil linguistique qui établit, pour chaque personne humaine, sa capacité à exercer ses droits.

Merci, Monsieur le Président, d’être venu tenir conseil à l’ombre de cette vénérable Coupole. Nous sommes sincèrement enchantés de vous accueillir, et impatients de vous entendre.