Réponse de M. Droz
au discours de M. Étienne
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 24 décembre 1829
PARIS PALAIS DU LOUVRE
Monsieur,
Combien d’émotions douloureuses viennent troubler ce jour où l’Académie célèbre une réunion si long-temps désirée ! Cette fête est aussi une fête funèbre. Vainement, pour épargner au public la monotonie de nos regrets, voudrais-je m’occuper de vous seul, ne songer qu’à vous suivre dans le cours heureux de vos travaux littéraires. Puis-je penser à vos premiers succès, sans me souvenir que vous les avez obtenus sur un théâtre qu’animait de sa verve féconde cet homme d’un si rare talent et d’un si bon caractère, à qui m’unissait la plus tendre amitié ? Voilà la place qu’il occupait le jour où, faible, languissant, il vint pour la dernière fois se réunir à ses confrères. Tous les regards se dirigeaient vers lui avec anxiété, avec affection. Cher Picard ! le public semblait avoir pour lui le cœur d’un ami !
Année fatale ! où la mort a redoublé ses coups, où des alarmes cruelles sur le sort de M. Auger ont distrait ceux qui rendaient les derniers devoirs à M. Picard !... Profondément ému d’un événement que vous venez de retracer avec tant d’éloquence, j’oserai faire entendre le langage austère que me prescrit la morale.
La vie de M. Auger fut celle d’un honnête homme, et sa mort n’a point démenti sa vie. Avant de toucher au moment suprême, il n’était plus lui. Les regrets qu’il inspire n’appellent point l’indulgence sur un genre de délit qui lui reste étranger.... Ah ! que l’opinion publique se soulève contre des actions criminelles que lui dénoncent la religion, la philosophie, et le désespoir des familles ! Aucune situation ne rend un homme l’arbitre de sa vie : l’infortuné doit se soumettre à ses misères, et le coupable n’a pas le droit de s’affranchir de ses remords.
Votre discours, monsieur, présente un tableau si fidèle et si brillant de l’existence toute littéraire de M. Auger, qu’il rend bien difficile la tâche que m’impose l’Académie de parler, en son nom, du mérite de notre confrère. J’obéis cependant ; et j’oublie l’amour-propre, pour acquitter un tribut qui m’est cher.
On s’attachait d’autant plus à M. Auger qu’on le connaissait mieux. Il ne fallait pas le juger sur quelques apparences Son regard, vif, et scrutateur, ses paroles, quelquefois tranchantes, pouvaient nuire à son premier abord ; mais, pour peu qu’on eût de relations avec cet homme d’un commerce si sûr, on était frappé des nobles qualités de son ame : la droiture, la franchise, la fermeté. On pouvait croire, encore qu’il méritait plus d’estime que d’affection : mais, si les relations devenaient plus intimes, on voyait combien, à la raison qui dominait en lui, s’unissaient de sentiments doux et bienveillants. Il quittait sans effort ses travaux pour rendre des services ; il obligeait avec toute l’activité de son esprit et toute la fermeté de son caractère. J’aime à dire que j’en parle par expérience. Ce juge, qu’on croyait si sévère, je l’ai vu souvent, dans des réunions littéraires, énoncer son opinion avec défiance, la discuter avec ménagement, l’abandonner avec bonne foi. Sa droiture lui faisait redouter tous les excès ; il se plaisait à répéter cette sage maxime : Le faux ne diffère souvent du vrai que par l’exagération qui l’accompagne.
Le Commentaire de Molière pouvait sans doute offrir quelquefois des vues plus hautes ; mais il contient une foule d’observations précieuses. Pour assurer à M. Auger un rang distingué dans les lettres, il suffirait d’un recueil, qu’on tarde trop à terminer ; de ce recueil, plein de goût et de savoir, dont la lecture variée est toujours instructive et piquante. Le style d’un si judicieux auteur n’est peut-être pas assez apprécié dans un temps où l’on veut toujours de l’éclat, cet éclat dût-il souvent être faux ; mais tous les hommes de goût admireront ce style clair, élégant et ferme, ce style naturel, quoique artistement travaillé. Aimant à donner des conseils sur un art qu’il savait pratiquer, M. Auger rappelait fréquemment aux jeunes écrivains combien il importe de conserver à notre langue sa qualité distinctive : la clarté. Il s’élevait surtout contre la manie de paraître hardi, en changeant le sens des mots, pour y substituer des significations forcées, bizarres, inconnues. La langue cesserait en effet d’exister, si chacun se formait un langage au gré de ses caprices. Ce n’est pas seulement la littérature que dégraderait un tel désordre. Les hommes, dans ce siècle, ont besoin d’études sérieuses ; il faut approfondir les sciences morales et politiques. Comment, avec des expressions vagues, obscures pourrait-on analyser, éclairer ces sciences ? Il s’agit de la civilisation même. Nous voulons hâter ses progrès ? Eh bien ! si jamais nous détruisions la clarté de notre langue, nous opposerions le plus fatal obstacle au développement de la raison humaine.
Vos ouvrages contribuent, Monsieur, à conserver la pureté de cette belle langue. Par un privilège rarement accordé, même aux auteurs célèbres, vous parlez, avec un égal talent, le langage de la poésie et celui de la prose.
Tous vos pas, dans la carrière dramatique, ont été marqués par des succès. Vos premiers ouvrages, bien que leur cadre eut peu d’étendue, faisaient déjà pressentir le poète observateur qui saurait enrichir de grandes compositions notre scène. Deux comédies, en cinq actes, vous placent au rang des plus heureux disciples de Molière. Fable attachante, action bien conduite, peinture comique et vraie des caractères et des mœurs, style élégant et plein de verve, tous ces avantages se trouvent réunis dans les Deux Gendres et dans l’Intrigante. J’admire surtout, Monsieur, votre talent d’observation. Un des deux gendres est ambitieux ; il est peint avec tant de vérité qu’on croit l’avoir rencontré dans le monde. Sa femme est ambitieuse aussi : quelle justesse dans les nuances qui les distinguent ! Le mari veut des honneurs, des richesses, pour en acquérir encore ; la femme en veut pour briller, pour dépenser. Il fallait donner au second gendre un caractère ; vous en avez fait l’hypocrite de bienfaisance : nouveau Tartuffe, moins redoutable que l’autre. La jeune fille du prétendu philanthrope est placée, avec l’innocence et la timidité de son âge, entre son père et son aïeul. La bonhomie de celui-ci, la fermeté de son ami, la naïveté du vieux valet, prouvent encore que vous savez donner une physionomie caractéristique à chacun de vos personnages ; tous sont vivants : ce tableau, vrai, comique et moral, ne pouvait sortir que du pinceau d’un grand maître.
Votre pièce de l’Intrigante est peut-être supérieure encore à celle dont je viens de parler. Cette pièce annonce que vous aviez conçu un genre de comédie politique où, sans tomber dans la licence d’Aristophane, ni dans celle de Beaumarchais, vous eussiez donné de hautes leçons à la société. Des critiques prétendirent que votre héroïne n’est pas assez consommée en intrigue : ils me rappelèrent l’indignation de Jean-Jacques, lorsqu’on lui dit que le héros de la comédie de Gresset n’est pas un méchant. Je regrette que le temps ne me permette point de rappeler les principaux traits d’un ouvrage dont le public a joui trop rarement. L’autorité prétendait alors s’arroger le droit de disposer à son gré de la main des riches héritières. Vous osâtes fronder ce despotisme sur la scène. J’entends encore l’explosion des applaudissements que fit éclater ce vers :
« Je suis sujet du prince, et roi dans ma famille. »
Lorsque des temps nouveaux permirent de discuter librement les grands intérêts de l’état, on ne dut pas s’étonner de voir paraître dans la carrière politique le poète qui concevait son art d’une manière si courageuse. Une partie de votre renommée se fonde aujourd’hui sur des travaux de l’ordre le plus élevé. Vous nous rappelez, Monsieur, ce poète orateur, cet illustre Sheridan, qui poursuivit les ridicules sur la scène, et les abus à la tribune.
Hâtez, par la sagesse de vos conseils, l’époque où les Français goûteront une sécurité profonde. Pour que le monarque jouisse de tout le bonheur dû à son cœur paternel, pour que les sciences suivent le cours de leur développement, pour que les lettres reprennent toute leur importance, la France n’a besoin que d’un seul bien : la stabilité de ses institutions.