M. Frayssinous, évêque d'Hermopolis, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. l'abbé Sicard, y est venu prendre séance le jeudi 28 novembre 1822, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Le jour le plus embarrassant pour un membre de cette illustre compagnie, c’est bien incontestablement le jour même qu’il vient prendre place au milieu d’elle pour la première fois ; dans l’honneur qu’il reçoit, rien n’est rigoureuse justice, mais aussi tout n’est pas censé pure faveur, et le bienfait doit être la mesure de la reconnaissance. Si je parlais de mes titres au fauteuil académique, cette témérité pourrait ne pas tourner à mon avantage ; si je parlais uniquement de votre indulgence, je semblerais peut-être me couvrir du voile transparent d’une fausse modestie ; je ne ferai donc ni l’un ni l’autre, mais je me féliciterai de me voir, par votre choix et l’auguste approbation du monarque associé à une compagnie qui, depuis son origine jusqu’à nous, a compté dans son sein l’élite des écrivains de notre nation ; je m’applaudirai d’avoir fixé sur moi les regards d’un prince d’autant plus cher aux lettres qu’il les chérit lui-même davantage, et qui, par la variété de ses connaissances, la noblesse, la pureté, les grâces de son langage, aurait pu être encore le roi des beaux esprits de France, quand il ne serait pas, par sa naissance comme par notre amour, le roi du premier peuple de la terre.
Je me hâte, Messieurs, de vous entretenir de celui que j’ai l’honneur de remplacer aujourd’hui. La religion a perdu dans M. l’abbé Sicard un défenseur éclairé, l’humanité un ami tendre et généreux, l’Académie un membre d’autant plus digne de ses regrets, qu’il s’était montré plus digne de son estime ; le roi et la patrie un Français fidèle et dévoué.
Sa carrière a été longue et toujours honorable : elle s’est partagée entre les fonctions du ministère sacré, et l’instruction d’une portion si malheureuse de l’espèce humaine ; vous l’avez vu, Messieurs, au milieu de vous, sans fard comme sans amertume ; indulgent pour les personnes, mais sans indifférence pour les doctrines ; homme, il a payé son tribut à l’humanité, mais de cette manière qui s’allie très-bien avec les plus belles qualités de l’esprit et du cœur, et qui, semble même en rehausser le prix. Ainsi, par un contraste singulier sans être nouveau, en même temps qu’il se montra capable de s’élever aux plus hautes spéculations de la métaphysique, il resta dans une espèce d’enfance pour les affaires de la vie civile ; simple jusqu’à la crédulité, il supposait toujours dans l’âme d’autrui toute la candeur qui était dans la sienne, et l’on peut bien dire que plus d’une fois il se montra confiant, jusqu’à être forcé de s’en repentir. Mais lorsque la voix la conscience se faisait entendre, il n’avait rien de faible et de timide. Dans des jours difficiles, il sut immoler son repos à son devoir, puisant alors dans la religion un courage que peut-être il ne trouvait pas dans sa nature. Ses travaux et ses écrits attesteront à jamais qu’il a bien mérité de la France, de l’Europe, de l’humanité tout entière. C’est ici le lieu de rappeler ses titres à la reconnaissance de la postérité : qu’il nous soit permis pour cela de reprendre les choses de plus haut.
Encore que la nature intelligente et la nature matérielle se manifestent par des effets non moins constants que merveilleux, les causes des phénomènes qu’elles présentent n’en sont pas moins mystérieuses. C’est un livre toujours fermé pour les yeux du vulgaire, et souvent pour ceux des hommes les plus distingués par le savoir et le talent. Que de choses sur lesquelles l’esprit humain a lutté vainement pendant des siècles entiers contre les ténèbres de son ignorance, jusqu’à ce qu’enfin ait paru pour les dissiper un de ces génies puissants et lumineux, faits pour changer la face du monde savant ! C’est un Galilée, un Newton, un Haüy, un abbé de l’Épée, qui de l’observation la plus commune, d’un fait jusqu’alors plutôt aperçu que remarqué, savent tirer un système entier de connaissances nouvelles. Le germe de l’arbre scientifique existait, mais il attendait que le génie vînt le féconder, pour croître et s’élever, plein de vie, avec son tronc, ses branches, ses fleurs et ses fruits.
Avant l’abbé de l’Épée, on n’ignorait pas que l’homme par des signes divers, plutôt inspirés par un instinct naturel que trouvés par la réflexion, savait exprimer ses sentiments et ses pensées ; que la physionomie en particulier était le miroir de l’âme ; et qui de nous n’a pas senti quelquefois le pouvoir d’un geste, d’un regard, de quelques larmes, d’une inflexion de voix, d’une posture suppliante ? N’est-ce pas de tout cela que se compose dans l’orateur cette éloquence du corps, que les anciens mettaient avec raison avant celle des paroles ? L’histoire a conservé le nom d’un célèbre Romain qui, par sa pantomime d’une vérité frappante, rendait fidèlement tout ce qu’il y avait de plus noble, de plus délicat, de plus varié, de plus nombreux dans les périodes, de Cicéron.
Il est donc un langage d’action, inspiré par la nature, qui se trouve chez tous les peuples, chez le sauvage comme chez l’homme civilisé. Voilà un fait universellement connu ; ne pouvait-on pas présumer qu’en étendant, en perfectionnant ce langage naturel, on viendrait peut-être à bout de parler aux yeux par des signes, comme on parle à l’oreille par les mots ? Dans les trois derniers siècles, cette pensée ne fut point étrangère à des esprits observateurs, de l’Espagne, du Portugal, de la Suisse, de l’Angleterre, à qui l’on a dû en ce genre des essais plus ou moins heureux ; mais un système raisonné de signes figuratifs, pour consoler, dédommager les sourds-muets de la privation des deux sens que leur a refusés la nature, ce système était encore à découvrir : la gloire en était réservée à un Français ; l’abbé de l’Épée a été, dans le dernier siècle, cet esprit créateur, si toutefois cette expression convient à l’être créé ; car il faut bien que notre orgueil en fasse l’aveu ; l’homme n’opère que sur ce qui est ; il cherche, trouve, modifie, embellit, perfectionne ; mais il ne crée rien ; l’homme n’invente pas plus la vérité que Christophe Colomb n’inventa l’Amérique ; il la découvre.
On conçoit aisément qu’il ait pu trouver des signes pour exprimer les choses sensibles ; mais, de l’expression de semblables objets à celle des notions les plus abstraites et les plus élevées que l’esprit puisse concevoir, l’intervalle, ce semble, était immense, et pourtant il a été franchi.
Trouver des signes correspondants à toutes les nuances de la pensée, à toutes les délicatesses du sentiment, parmi les signes qui se présentent, démêler celui qui est le plus caractéristique, et qui soit ce que serait le mot propre dans le discours ordinaire ; en rendre l’usage aussi facile, aussi rapide que celui de la parole ; substituer ainsi la langue figurée à la langue parlée, quelle entreprise ! Messieurs ; quelle sagacité elle suppose dans celui qui a osé la tenter, et qui a su l’exécuter !
Je crois devoir, à ce sujet, épargner à mon auditoire des discussions arides, dans lesquelles je pourrais bien m’égarer moi-même, et qui certainement lui paraîtraient plus fatigantes que lumineuses ; je dirai seulement que ces régions inconnues et si glorieusement parcourues par l’abbé de l’Épée, son illustre successeur les a visitées à son tour dans un plus grand détail, et qu’il en a rapporté des richesses nouvelles ; si bien que la postérité, plaçant le disciple à côté du maître, les confond dans ses hommages.
Laborieux, patient, né pour les discussions subtiles et grammaticales, l’abbé Sicard se livrait à son œuvre avec le zèle le plus vif, le plus soutenu, et heureusement aussi le plus utile : en ce genre, il semblait passionné pour tout ce qu’il regardait comme une découverte. Il était aussi sérieusement occupe d’un nouvel aperçu sur un adverbe, sur une particule, qu’un astronome pourrait l’être d’une nouvelle planète, et de la mesure de son orbite ; espèce d’enthousiasme qui, en décelant sa vocation naturelle, en rendait aussi le succès plus facile et plus assuré. Qui de nous n’a pas été le témoin de la naïve satisfaction avec laquelle il développait ses théories, tâchait de les rendre populaires, et se plaisait à faire briller ses élèves devant un nombreux auditoire ? Quel est l’étranger, sans en excepter les princes et les souverains, qui n’ait assisté à ses séances publiques ? Il a pu en quelque manière s’expliquer devant l’Europe entière ; et n’est-ce pas à son influence que sont dues en grande partie les institutions établies dans les contrées étrangères, sur le modèle de celle qu’il dirigeait lui-même dans cette capitale ? Notre France en possède plusieurs qu’on peut regarder ainsi comme son ouvrage ; et il est permis de dire qu’après sa mort il continue d’instruire ces infortunés qui ont été l’objet de sa prédilection pendant sa vie.
Si tout ce qui honore le sacerdoce doit m’être particulièrement cher, je ne puis que me plaire, Messieurs, à remarquer ici que ces établissements si précieux pour l’humanité ont été formés, perfectionnés, et sont encore dirigés par des membres de ce clergé de France, à qui notre patrie a dû tant de personnages illustres ; des savants comme Mabillon, des philosophes comme Malebranche, des hommes de lettres comme Fénelon, des orateurs comme Bossuet ; de ce clergé que l’équitable histoire vengera toujours des vaines attaques, en racontant les services immenses qu’il a rendus aux sciences, aux lettres, aux arts, à l’agriculture, au commerce, à l’éducation publique, à la civilisation.
Il fut un temps, Messieurs, où l’on comprenait mieux qu’aujourd’hui tout ce qu’il y a de force et de vie dans les sentiments religieux, tout ce qu’ils peuvent donner à l’âme d’énergie et d’élévation, et répandre d’intérêt et de charmes dans les productions de l’esprit. On l’a dit avec raison ; les grandes pensées viennent du cœur ; or, comment germeraient-elles dans un cœur desséché par l’athéisme ? Avec de l’esprit et des efforts, l’homme peut bien tailler, polir, façonner la statue sur la terre ; mais c’est du ciel que doit descendre le feu divin qui seul peut lui donner la vie. On sait bien que cette alliance du génie et de la religion fut le caractère du plus bel âge de la littérature française, des écrivains classiques qui ont illustré le règne de Louis XIV, ce prince dont la gloire brillé davantage par les efforts même que l’on a faits pour l’obscurcir.
Grand roi, qui as mérité de donner ton nom à ton siècle, je me sens pressé de t’offrir un hommage solennel dans ce sanctuaire des lettres dont tu fus le protecteur non moins éclairé que généreux. Pourquoi faut-il que ton nom ait encore des ennemis ? Quelques erreurs de politique, quelques écarts d’ambition, des fautes que tu as eu le noble courage de te reprocher toi-même, tout cela ne doit-il pas s’effacer devant cinquante ans de gloire et de prospérité ? N’est-ce pas toi qui as su perfectionner nos lois par des ordonnances dont on admire encore la sagesse ; ajouter pour toujours six provinces à ton royaume ; préparer à la valeur indigente ou mutilée dans les combats un asile qui n’avait pas eu de modèle dans l’antiquité, monument le plus national dont il soit parlé dans l’histoire d’aucun peuple ; honorer la vieillesse par la magnanimité dans la disgrâce ; donner à tous les talents le plus brillant essor ; élever enfin la France à une espèce de suprématie morale et littéraire qui se fait sentir encore ? Voilà tes titres à l’admiration des siècles. Ah ! dans nos jours de délire, on a bien pu les méconnaître, profaner ta cendre, insulter à ta mémoire ; mais tu es resté vainqueur de ces outrages impies. Par les soins d’un monarque, issu de ton sang et digne de toi, ton image auguste reparaît dans les mêmes lieux où elle avait été si indignement abattue. Salut, ô grand roi ! J’aime à te voir maîtrisant d’une main un coursier fougueux et rebelle, tenant dans l’autre ce sceptre qu’elle est si digne de porter, et te présentant au peuple français avec ce front majestueux qui semble commander encore le respect, l’amour et la fidélité.