Rapport sur les concours de l’année 1867

Le 29 août 1867

Abel-François VILLEMAIN

RAPPORT SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1867.

DE M. VILLEMAIN

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

 

MESSIEURS,

Après ces merveilles des arts réunissant, au milieu d’une capitale agrandie, tant de spectacles et de tels spectateurs, l’intérêt de quelques études littéraires n’est-il pas trop modeste et trop paisible ? Une voix d’Académie n’est-elle pas trop faible pour le Forum de l’Europe et de l’Amérique ? Une étude de critique ne semble-t-elle pas se perdre, à côté de ces concours cosmopolites ? Le sentiment personnel peut le croire et le dire ; mais une réflexion plus haute nous assure que tout se tient dans le domaine de la pensée. Tout ce qui élève l’intelligence profite à l’art d’écrire ; et cet art, quand il est l’instrument de la vérité, en accroît aussi la puissance.

Que l’enseignement ne cesse de ramener les esprits à la tradition des grands modèles, à cette source d’imitation inspirante et de nouveauté ! Que les grands écrivains de notre langue, à toutes les époques, nous soient toujours présents, défendus par notre admiration ! Que la France accueille et juge le génie étranger, en gardant la forme et l’action populaire de son génie national ! Ces maximes chères à l’Académie répondent toujours à l’opinion, et ne peuvent lui faire défaut, ni la contredire.

Nos concours de cette année même en donnent une preuve. Des livres très-divers étaient en présence, mémoires et peintures de mœurs, étude littéraire de l’antiquité, étude savante sur Bossuet, traités de philosophie dogmatique, récits modernes, histoire érudite, journal d’éducation. Le mérite de chaque ouvrage était réel et fortement distinct. Un d’eux semblait à part ; ce n’était pas le livre d’un auteur, mais la confidence intime de quelques âmes généreuses : Récit d’une sœur, souvenirs de famille, recueillis par Mme Augustus Craven, née Laferonnays. Ce n’était pas un roman ; c’étaient des personnes vivantes, des affections et des douleurs trop véritablement ressenties, l’histoire d’une noble union, souhaitée, durant l’exil à Rome, par deux âmes de croyances différentes et de même pureté, union suivie d’un deuil inconsolable et d’une tendresse de parentés et d’alliances qui survit à tout. C’était un zèle religieux sans bornes, comme la charité qui s’en inspire. C’était enfin une éloquence qui semble, avec des nuances diverses, le don naturel et comme l’accent familier de quelques caractères choisis, depuis le père brisé d’âge et de douleur, jusqu’à la jeune épouse, depuis les frères martyrs du même honneur et du même dévouement, jusqu’aux amis qui leur étaient unis de cœur et de talent.

Une seule main avait rassemblé ces précieux témoignages, y suppléait souvent par des récits, et en égalait l’expression. Mais ce n’était pas une œuvre : c’était mieux, c’était un testament du passé qui sera hi dans l’avenir.

L’Académie couronne ces sentiments vrais et ce langage touchant. Elle désigne cet ouvrage le premier. Elle n’en accroit pas la récompense. Elle décerne an nom inscrit sur le recueil une médaille de 2,000 francs, comme la recevra toute œuvre distinguée dans ce concours.

En face de ces souvenirs, devant cet idéal d’honneur et de bonté pris sur le fait dans les épreuves de la vie, on aime à retrouver, loin de l’éclat du monde, l’œuvre perfectionnée de l’étude, l’érudition et la philosophie de la retraite. C’est l’intérêt qui s’attache au livre de la Morale de Plutarque, par M. Gréard, inspecteur de l’Académie de Paris.

Louer Plutarque, après Montaigne, après Rousseau. serait superflu ; mais écrire une vie de Plutarque, à l’appui de ses doctrines, rechercher dans ses ouvra les la part de ses études et celle de son temps, le montrer peintre du passé et touché de la lumière d’un monde nouveau, le suivre dans ses vertus de famille et dans son sentiment de l’humanité, dans sa pensée de contemplateur et dans ses devoirs de magistrat, c’était œuvre curieuse et neuve encore.

L’auteur commence par effacer ce qu’il nomme la légende de Plutarque, l’idée que ce Grec avait été précepteur de Trajan, puis élevé au consulat sous l’empire de son ancien disciple, et enfin proconsul de l’Illyrie et de la Grèce. À ces fables du moyen âge et de la renaissance, il substitue l’image de la vie réelle et le rôle possible du génie sous la conquête romaine. Dans la Grèce soumise, il cherche celui qui sera l’historien des anciens grands hommes, le montre étudiant, voyageur, en Égypte, en Italie, à Rome, où il tint école, puis revenant à Chéronée pour y vivre, y travailler longtemps, et y mourir sous le ciel, sinon sous la liberté, de son antique patrie.

La biographie de Plutarque est surtout dès lors une étude savante et fine de ses écrits et des mœurs de son temps. La famille, la cité, le municipe dans la province romaine, le culte public et le culte local, au sein du polythéisme, offrent autant de traits expressifs pour le récit que de témoignages sur l’heureux naturel de l’historien, sur sa bonté de cœur qui est toute une philosophie, sur ses vertus, non pas héroïques, mais pratiques. À ce titre, le nouveau peintre de Plutarque en est un juge plus vrai que Rousseau ; il le rapproche davantage des devoirs ordinaires et le montre inspirateur du bien, sous toutes les formes, par le bon sens, comme par l’imagination et par la fierté d’âme. Il en fait le conseiller de justice et de vérité, dont Henri IV disait : « Il m’a été comme ma conscience ; » et, toutefois, il le signale comme n’ayant pas atteint à cette charité qui, de son temps, se levait sur le monde. Cela même rend le portrait plus fidèle. C’est l’Antiquité qui respire encore dans Plutarque. Mais elle a besoin d’une loi nouvelle, dont lui-même a déjà l’instinct, et à laquelle il supplée par la droiture du cœur et par la douceur du génie des lettres.

Ainsi conçue, cette analyse des pensées d’un païen spiritualiste, d’un adversaire d’Épicure, d’un savant disciple de Platon, est pour notre siècle une lecture hautement morale. Écrite avec goût, et non sans éloquence, elle abonde en leçons ingénieuses. Elle corrige le faste de Sénèque par une doctrine sévère aussi, mais plus simple. Elle persuade au lieu de déclamer. Elle jette des traits de lumière sur ce monde romain dont nous sommes si loin, et sur ce monde nouveau qui en est sorti, Cette étude de philosophie est un excellent morceau d’histoire. L’Académie décerne à l’auteur une médaille semblable à la précédente.

Un autre sujet d’étude critique s’imposait à notre choix ; c’est le livre : Bossuet orateur, par M. Gandar, professeur suppléant à la Faculté des lettres de Paris. Hâtons-nous de le dire, ce premier titre pourrait tromper l’attente et promettre une étude complète sur le plus grand des orateurs dans l’éloquence religieuse. Telle n’est pas la pensée de cette œuvre. Ce que cherche surtout l’habile critique, ce sont les sermons de la jeunesse de Bossuet, ce sont les essais, les efforts de sa parole, c’est l’éducation de son génie, de ce génie précoce d’abord jusqu’à paraître mondain, puis lentement formé par l’austérité du travail et de la règle, admiré, mais inégal, pendant ses années de prédication à Metz, avant son avénement à la plus haute éloquence, dans les stations de Paris et du Louvre.

À Metz, Bossuet, parmi ses vastes lectures, était occupé surtout de Tertullien, de saint Cyprien, de cette grande décadence romaine, que l’imagination d’Afrique et la parole d’Augustin ont mêlée de tant d’éclat.

C’est plus tard, c’est pendant les leçons données au fils de Louis XIV, qu’il étudie profondément la langue de l’art et de la poésie, d’Homère à saint Jean Chrysostome, et qu’il devient un Père grec, selon l’expression d’alors, et certes le plus éloquent de tous, en même temps que philosophe et historien admirable.

Mais, avant une telle maturité, combien est instructive la préparation de ce génie, l’action de son apostolat, le concours de sa parole méditée et de sa parole soudaine, dans les sermons, dans les panégyriques ! Cette création de la pensée de Bossuet est suivie, d’après ses discours et fragments publiés, et d’après des restes de manuscrits. On y voit le génie avec une première empreinte d’affectation ou de rudesse, chargé parfois d’une expression scolastique ou surannée, puis éclatant par des traits nouveaux et, de bonne heure, rencontrant le sublime.

Bientôt, avec l’étendue des devoirs et la gravité constante de la vie, s’accroîtra pour Bossuet lui-même la grandeur originale et pure. Connu dès la première jeunesse par Vincent de Paul, dirigé par lui vers le sacerdoce, assidu près de lui, en revenant à Paris, sa parole devient plus haute et plus simple, à mesure qu’il prêche à Saint-Lazare. En se faisant l’avocat des pauvres, il reprend la grande œuvre de l’Évangile au moment où il est attiré vers la Cour ; et c’est à l’hôpital général qu’il prononce le panégyrique de saint Paul, sous une inspiration de charité que soutiennent l’enthousiasme et la perfection du discours.

À la leçon pathétique de l’exemple, à la puissance active de la vertu et de ses œuvres, venaient se joindre, pour élever encore l’orateur, l’émulation croissante de la pensée, et la rivalité des éloquences voisines. La parole religieuse de Bossuet n’a-t-elle dû rien recevoir de la parole polémique qui éclatait près de lui ? Bossuet avait lu les Provinciales naissantes et les admirait. A-t-il connu les Pensées ? et Pascal a-t-il entendu l’orateur dont le génie eût étonné le sien ?

De là, pour le critique, une savante recherche, un parallèle animé qui fait d’autant mieux comprendre ces deux incomparables esprits, et la grandeur croissante de l’un, près des ruines sublimes de l’autre.

De là aussi d’autres vues historiques qui rapprochent Bossuet de Louis XIV et honorent à la fois le Roi et son éloquent admirateur. Bossuet était sincère dans tout ce qu’il a écrit sur la puissance et pour la gloire de Louis XIV. Une sorte de liberté se mêle à son respect ; et, dans sa bouche, la parole évangélique ne manque ni d’avertissement contre l’orgueil et les plaisirs, ni d’appel infatigable à la justice pour tous, et au secours illimité pour le malheur.

En recherchant les premières paroles de Bossuet dans la chaire chrétienne, en les admirant d’abord, malgré des fautes sur lesquelles prévaut le génie, et en suivant le progrès de ce génie dans le progrès moral de l’homme et du pontife, l’auteur a fait une œuvre de talent et de bon exemple ; il a montré ce que l’unité de la vie, la force de la conviction et l’ardeur du travail avaient ajouté dans une âme aux dons les plus extraordinaires de l’éloquence naturelle. L’Académie décerne sa médaille à cette étude littéraire.

Un autre ouvrage sorti de l’enseignement public a paru mériter distinction c’est un traité de métaphysique, sous ce titre : Théodicée. Études sur Dieu, la Création et la Providence, par Amédée de Margerie, professeur de philosophie à la Faculté des lettres de Nancy.

Des questions si hautes ont besoin de réponses assurées. Ce n’est donc pas l’innovation ou le paradoxe qu’on peut attendre ici ; ce n’est pas non plus l’observation scientifique détournée à l’appui de quelque négation hardie, ou de quelque doute opiniâtre. Non, c’est un résumé de la doctrine du passé, des opinions de grands esprits sur de grands problèmes. Maintenant, ce que l’auteur repousse avec de telles autorités, il le discute. Sa réponse est modérée dans les termes ; elle admet la liberté de l’étude et le droit à l’erreur. sauf à en montrer le sophisme et le danger ; elle réduit à l’athéisme ce qui supprime Dieu ou le rend inutile : elle prouve l’existence de Dieu par sa nécessité et par l’existence humaine, par le spectacle du monde et par l’intuition de l’âme, par le travail de la pensée, et par l’excès oh elle a pu s’égarer, quand elle affirmait l’identité de l’être et du néant, C’est dans ce chaos, résumé par Hégel, que l’auteur de la Théodicée rejette toutes les formes de panthéisme, toutes les théories tentées en dehors d’une suprême intelligence. En cela, sans doute son langage est ancien, mais comme la vérité. Descartes, Bossuet, Fénelon, Leibnitz, ont assez réfuté les objections qu’il combat de nouveau. Il cite parfois leurs paroles, dont la lumière toujours égale semble plus rayonnante devant de plus épaisses ténèbres. L’antiquité philosophique, dans ses vues de la vérité, ne vient pas moins en aide au nouvel écrivain ; c’est un témoignage qu’il emprunte d’Alexandrie, comme d’Athènes. Dans la liberté des opinions modernes, son zèle pour la tradition religieuse ne le rend pas moins attentif à ce qu’il nomme la croyance des spiritualistes séparés. Il leur sait gré des vérités qu’ils maintiennent, et il considère devant eux l’ordre de la Providence dans l’origine comme dans la durée du monde.

Que ces questions si hautes, que ces idées d’infini, d’éternité, de vérité absolue, accablent parfois l’esprit, elles n’en sont pas moins une préoccupation tutélaire. L’avancement des sciences expérimentales, la domination sur la matière, n’a que plus besoin du progrès purement intellectuel ; la grande philosophie de la nature est celle qui s’occupe de l’homme tout entier. C’est armé d’une telle espérance que l’auteur poursuit son étude de la création et de la vie ; c’est ainsi que sa métaphysique invoque toujours le progrès moral de l’homme, et que la perfectibilité, dont il ne décou­rage pas, lui parait le gage anticipé d’un avenir immortel. Par là cet ouvrage peut instruire la jeunesse et l’âge mûr ; par là il méritait une distinction dans ces concours, où le talent est accueilli pour le bien qu’il fait et la part de vérité qu’il proclame.

Un autre interprète de l’enseignement est honoré de même récompense pour un livre, non pas plus grave par le sujet mais de forme plus sévère : la Liberté dans l’ordre intellectuel et moral, études de droit naturel, par Émile Beaussire, professeur à la Faculté des lettres de Poitiers.

Le caractère de ce livre est, avec beaucoup de sagacité, une sorte de candeur légale, un esprit de liberté régulière et méthodique. L’auteur voit dans la société l’État et l’individu, les rapports d’équité, d’intérêt et de service public qui les rapprochent ; il considère la famille, les droits qui la régissent, la renouvellent et la défendent, puis les principes, les garanties que l’ensemble des familles doit trouver devant l’État et dans la société. Ces garanties, il les résume par la liberté d’enseignement, la liberté de conscience, la liberté de la presse, la liberté d’association. Chacune de ces libertés est décrite dans des limites précises. Très-favorable à l’extension de l’enseignement, comme aux droits de la conscience, il n’est besoin de dire que l’auteur ne l’est pas moins à la publicité légale de la presse ; il la conseille et la réclame, sous la forme du droit commun, par l’action du jury. C’est à des principes d’ordre durable et d’équité qu’il appuie cette adoption. L’accent sincère et inoffensif du publiciste laisse à son’ opinion toute sa force, et donne un bon exemple du droit qu’il défend.

Sur d’autres points, et sur les plus graves, la science du jurisconsulte est abordée par l’auteur avec une précision qui n’appartient pas à notre examen, et qui suppose d’autres débats et d’autres appréciateurs.

Ce qu’il importait de marquer, c’est le sentiment moral, la modération intelligente, le respect du droit, partout compris et recommandé dans l’ordre politique. On peut ne pas toujours suivre l’auteur, mais partout on l’estime, partout on le reconnaît attentif et sincère, instruit des théories comme des faits, et les retraçant avec une impartiale clarté.

Un livre utile et qui fait penser : la Liberté dans l’ordre intellectuel et moral, avait sa place dans ce concours, et reçoit une médaille méritée.

La littérature sous l’aspect de l’histoire moderne et dans les recherches d’antiquité réclamait aussi nos suffrages. Elle y présentait un livre intéressant, spirituel, mêlé de grands souvenirs, tragique par l’événement principal, varié comme un prélude du changement de l’Europe ; c’est l’ouvrage : « Gustave III et la Cour de France, suivi d’une étude sur Marie-Antoinette et Louis XVI apocryphes, par Geffroy, professeur suppléant à la Faculté des lettres de Paris. »

Ce livre n’est pas seulement un élégant récit. Sur beaucoup de points, il est une nouveauté. L’auteur a visité dans le Nord les plus précieuses archives d’État et de famille. À Upsal, il a recueilli bien des traces de l’illusion du temps, dans les lettres des femmes les plus spirituelles de la cour de France. Dans ce travail, la pièce authentique sera souvent un des charmes du récit. C’est ainsi qu’est retracée l’influence de l’esprit français en Suède et sur l’éducation de Gustave III. Le voyage de ce prince à Paris, avant son règne, complète une influence qui se montre diversement, d’abord par un effort croissant de pouvoir, et, dans la suite, par des réformes libérales applaudies en France et à Versailles : de là de nouvelles pensées communes entre les deux pays, mais souvent, une grande instabilité dans les deux politiques. Sans force pour défendre ou persuader Louis XVI, Gustave III se réunit à la coalition contre la France, et meurt par le crime d’un fanatique. Mais durant quelques années, depuis la paix de 1784 jusqu’à 1789 et à la Révolution, quel travail des esprits ! quelles espérances pour le bonheur du monde ! quelle splendeur de civilisation, et, à côté de certaines thaumaturgies du Nord, quel goût de la science !

Une étude où ces tableaux sont saisis au passage, où la vérité est souvent prévue, mérite faveur. Si parfois l’auteur a contesté ce que d’autres publient, c’est le droit de toute recherche sur l’histoire anecdotique et secrète ; c’est l’exemple qu’a donné d’Israeli dans ses libres découvertes d’histoire d’Angleterre. C’est ainsi qu’il a fait mieux connaître Henriette et Charles Ier. Ici de précieux témoins sont entendus : la reine et Mme de Staël. C’est dire assez quelles images vivantes du temps animent cette avant-scène et ce premier acte de la Révolution française. Une médaille est dé­cernée à ce récit.

L’histoire peut émouvoir et plaire ; c’est à l’érudition d’en éclairer quelques problèmes. Ce que le génie antique a dépeint, souvent la science moderne l’explique. Après Tacite, Rome est encore étudiée dans Mommsen ; cela même est le droit du temps et de l’esprit nouveau. Un ancien élève de l’École normale, professeur du lycée de Versailles, écrit l’histoire des chevaliers romains, comme une des causes de la grandeur de Rome. L’auteur, M. Belot, suit cette institution depuis les premiers temps jusqu’aux jours des Gracques. Il montre ses rapports avec l’organisation des tribus et avec l’accroissement de la ville et des campagnes. Dans cette société romaine, où la légion était définie une ville armée, les diverses armes devaient former comme autant de forces de l’ordre civil. De là des centuries équestres établies par les rois, appuyant le sénat, et avant un droit de prérogative sur les assemblées du peuple. L’auteur refait par époques cette histoire des chevaliers romains : celle des centuries issues de patriciens et recevant des chevaux de l’État ; celle des centuries payant le cens équestre et privilégiées par le vote comme par le rang à la guerre. Par l’antagonisme entre le peuple de la ville et le peuple des campagnes grandit l’ordre équestre, d’abord instrument, puis adversaire modéré du patriciat. Près de cette puissance intermédiaire, le renouvellement de Rome par le peuple de ses campagnes, la démocratie croissante et se ralliant sous un même nom, triomphèrent d’Annibal, dans la seconde guerre punique.

Là s’arrête, pour le fait dominant, un récit qui doit se continuer plus d’un siècle après l’ère chrétienne. Mais nous n’avons pas même indiqué les changements de législation et tant d’incidents politiques qui remplissent ce premier volume. L’Académie décerne sa médaille à cette étude d’un habile critique, qui n’est pas moins habile narrateur, et elle attend la suite de son savant ouvrage.

Un recueil tantôt élémentaire, tantôt mêlé de recherches très-diverses, voyages, fragments scientifiques, extraits d’ouvrages, leçons pratiques de la vie, était présenté sous le titre de Magasin d’éducation et de récréation, et associait à un mouvement d’esprits éclairés les fantaisies du talent. MM. Macé, Stahl et Verne en étaient cités comme les principaux rédacteurs. L’Académie reconnaît dans ce travail une forme souvent heureuse de l’activité intellectuelle du temps. Elle attache au nom de l’éditeur commun de l’ouvrage une médaille comme la précédente, et elle croit en cela ne pas changer la pensée des prix qu’elle décerne.

En dehors de ces prix, l’Académie avait à délibérer sur la fondation Gobert. L’ouvrage couronné l’an dernier, l’Histoire de la Restauration, par M. de Viel-Castel, s’était accru et conservait les mérites d’étude approfondie et de véracité ; de grands événements auxquels se mêlait l’Europe étaient racontés avec autant d’impartialité que de science diplomatique. Les congrès de Laybach et de Troppau étaient aussi bien jugés que vivement reproduits. Nulle publication récente sur notre ancienne histoire n’a paru, pour l’importance, supérieure à cette étude historique : et l’Académie a jugé que l’ouvrage non terminé, toujours instructif, faisant bien connaître les partis et les hommes d’État, devait garder encore le premier prix.

Le second prix, placé par la récompense assez loin du premier, est attribué depuis deux ans à un court et excellent écrit : les Frontières de la France, par M. Lavallée. Cet écrit ne s’oubliera pas. La vérité qu’il démontre est acquise et incontestée ; l’attention publique peut se porter sur d’autres études d’histoire de France plus lointaines.

Dans le nombre des ouvrages adressés à l’Académie, elle devait remarquer un livre à la fois d’érudition et de récit, de recherches sur les libertés féodales et municipales, et d’histoire héroïque : c’est une Histoire de saint Louis, par M. Félix Faure. Le mérite de ce livre est d’être à la fois critique et poétique, de montrer les grandes qualités du souverain, sa défense de l’État devant l’Église, en même temps que ses entreprises religieuses et guerrières. Près des récits naïfs et inimitables de Joinville, cette vie de saint Louis sera lue ; et : elle fera parfois admirer une sagesse égale à la grandeur d’âme. L’Académie décerne à cet ouvrage de M. Félix Faure la seconde place du concours.

Par la fondation Bordin, un prix est offert chaque année pour l’encouragement de la haute littérature.

La philosophie, la critique érudite avec éloquence, la tradition oratoire ou poétique, y ont prétendu. Cette fois, il y à juger entre quelques-uns de ces mérites. L’histoire littéraire de notre seizième siècle était habilement traitée et rajeunie sur quelques points. Le génie étranger était étudié dans des œuvres de notre siècle. L’influente des systèmes sur la poésie était jugée d’après de grands exemples, et les libres théories de l’art paraissaient à côté des libres opinions. Un livre dans cet ordre d’idées a prévalu par l’intérêt et l’agrément ; c’est le volume de M. Caro, sous ce titre : la Philosophie de Goethe. On a su gré à l’auteur de sa tolérance poétique pour des erreurs qu’il a combattues ; on a lu avec curiosité son histoire de l’esprit de Goethe, cette préparation à la poésie par le spinozisme, puis cette étude scientifique née du matérialisme et le modifiant par l’observation. Dans la réalité, panthéiste ou non, Goethe était surtout poète plus alexandrin qu’homérique, poète pour son temps et pour le nôtre. C’est ainsi que l’habile critique français repousse l’erreur systématique, sans méconnaître le talent original. Des idées du philosophe il voit sortir un art complexe et nouveau qu’il n’absout pas, mais qu’il admire dans le Prométhée, dans le Faust, dans le second Faust, dans l’abus même de l’érudition et de l’allégorie. Brillant travail d’analyse et de goût, cette étude de la Philosophie de Goethe, au profit non du paradoxe, mais de l’imagination, ces vues ingénieuses sur l’éclat des types suscités par une pensée même incomplète de la Nature, tout cela forme une œuvre de critique éloquente. Un parallèle de Goethe avec le grand poète Lucrèce résume la leçon et le tableau. L’Académie décerne le prix à cet ouvrage de sage doctrine et de forte littérature.

Un prix est institué par la fondation Lambert pour un homme de lettres méritant une marque d’intérêt public. L’Académie décerne la plus grande part de ce prix à M. Édouard d’Anglemont, auteur de poésies estimées ; elle a, sur la valeur du prix, aidé d’une rémunération de six cents francs un ancien ouvrier d’imprimerie, M. Barrillot, très-malheureux après des essais de talent littéraire.

De ce mélange de titres si divers nous devons passer à une épreuve provoquée par nos concours. Il nous reste à montrer un des efforts de la pensée poétique, excitée aujourd’hui sous tant de formes. L’Académie ne crée pas le talent, mais parfois elle l’avertit quand elle lui donne à proclamer un noble sentiment.

Déshonorer le crime, quel que soit son prétexte ou son fanatisme, est la première loi de l’homme. L’indignation qui suivit le meurtre du président Lincoln n’a pas empêché une atroce vengeance de l’anarchie contre un autre pouvoir. Cette indignation n’en devait pas moins être publiée dans le monde. Bien des voix ont redit l’anathème proposé ; mais l’œuvre d’art n’a pas répondu à tout ce que sentait la conscience publique.

Beaucoup de pièces de vers adressées à l’Académie ont paru faibles. L’Académie ne voudrait pas juger avec un mélange de blâme l’expression de sentiments qu’elle honore ; mais, ce qu’il fallait chercher surtout, c’était la simplicité unie à la force dans l’horreur de l’attentat politique, c’était la peinture rapide et vraie de ce peuple américain, affligé d’une si grande douleur par la perte du chef qui, même au prix de la guerre, venait de raffermir l’union. C’était la malédiction jetée toujours la même sur le même attentat, et l’inviolabilité du pouvoir devenant la garantie même de tous.

Une pièce inscrite sous le numéro 66, avec cette épigraphe : Dignum et justum est, aequum et salutare, a obtenu le prix. L’auteur est M. Édouard Grenier, nommé, dans une année précédente, pour un recueil de poésies. Le sentiment public jugera ses vers sur un sujet plus grave, auquel il a mêlé le touchant éloge des vertus de Lincoln.

Le prix triennal, pour l’encouragement de la littérature et des travaux historiques, fondé par M. Thiers avec le don du grand Prix que lui avait voté l’Institut, sera décerné pour la première fois en 1868. L’Académie le décernera, dans sa séance annuelle, à l’ouvrage d’histoire, publié dans les trois ans, qu’elle jugera le plus digne de cette distinction.