Rapport sur les concours de l’année 1858

Le 19 août 1858

Abel-François VILLEMAIN

Rapport sur les concours de l’année 1858

DE M. VILLEMAIN
Secrétaire perpétuel de l’Académie française

 

 

Messieurs,

L’intérêt public en France ne se lasse pas des lettres ; et, parmi tant de distinctions réservées, de nos jours, aux arts et même aux métiers utiles, une attention favorable s’attachera toujours aux purs travaux de l’intelligence, à l’étude bien comprise des monuments du goût et du génie.

C’est là comme une tradition de notre esprit indigène, c’est une sorte de Constitution non écrite, mais impérissable, qui peut avoir ses moments d’éclipse, mais qui reparaît toujours, parce qu’elle est liée au caractère même de la nation, autant qu’à son histoire.

Seulement, et il ne faut pas s’en plaindre, cette prédilection littéraire prendra, selon les temps, des formes différentes et se teindra de diverses couleurs. Nous pouvons en faire l’épreuve dans nos Concours même. Surprise d’une secousse violente, après un long régime de paix et de liberté, la France, se calmant par la glorieuse distraction de la guerre, semble-t-elle rentrée dans les voies du travail et du bien-être industrieux, naturellement la méditation des esprits éclairés se portera sur les sources de ce bien-être et sur les obstacles qu’il peut rencontrer. On s’occupera beaucoup du grand art d’accroître la richesse, et aussi, hâtons-nous de le dire, des moyens et du devoir d’alléger, la pauvreté. Une part de la littérature sera scientifiquement économique, et chrétiennement charitable.

Ce sont les deux mérites que vont chercher aujourd’hui nos deux premières médailles décernées à un Manuel d’économie politique et à la Biographie d’une sœur de Charité ; mais ce Manuel, résumé pratique de longues observations, est en même temps une déduction de principes élevés : l’auteur est un esprit philosophique, c’est-à-dire moral : à la science du progrès matériel et de la richesse il assigne pour fondement et pour condition ce qui est la loi même des sociétés. De là trois chapitres remarquables sur le droit de propriété en lui-même, sur l’utilité sociale de la propriété, et enfin sur les droits qui dérivent de la propriété, judicieuse et invincible gradation à laquelle seront ramenés, ou du moins que ne contrarient jamais les autres parties de l’ouvrage et le grand nombre de vues positives et de détails précis qu’il renferme.

Dans cette science de la richesse, dont la théorie est nouvelle encore, mais la pratique fort suivie, l’auteur est un disciple de la philosophie, que Xénophon interprétait aux Athéniens, de cette philosophie du juste et du vrai, la plus féconde inspiration des beaux-arts. C’est assez dire qu’en recueillant les résultats de l’expérience moderne, il les soumet toujours à la règle plus haute de la conscience et du devoir, corrigeant la théorie de Malthus sur le célibat forcé du pauvre, comme il blâmerait l’idée d’Aristote sur une classe obligée d’esclaves par nature.

Heureusement, la science qu’avait commencée, parmi nous, l’esprit généreux du publiciste Bodin, la science qu’illustra, dans le XVIIIe siècle, l’élévation morale d’Adam Smith, et que cultivent, chez nos libres voisins, de sages et hardis penseurs, cette science ne gagne pas moins à l’exacte justice qu’à la complète publicité. Sa base essentielle est l’ordre et l’équité ; son instrument, le travail ; sa garantie, les vertus privées qui fondent la famille et entretiennent l’État. Réclamer, avant tout, ce caractère moral de l’économie politique, le chercher, dans tous les intérêts qu’elle doit servir, dans les procédés si complexes de l’activité moderne et les sources infinies du crédit et des échanges, c’est un difficile et précieux travail, c’est un service exemplaire rendu par la science à la probité publique. Si l’auteur savait moins, s’il était moins précis et moins technique dans les faits, son attention constante au juste et à l’honnête serait, pour quelques-uns, suspecte de déclamation ou, du moins, d’inexpérience ; mais le reproche tombe devant l’exactitude de tant de données pratiques et de résultats vérifiés ; et ce mot célèbre : « Rien n’est plus habile qu’une conduite irréprochable » semble devenir pour les peuples, comme pour les particuliers, pour les plus vastes entreprises, comme pour les moindres , la devise même du travail fécond et du succès durable. C’est le développement supérieur d’une telle vue que l’Académie accueille et couronne dans le livre de M. Baudrillart.

Mais il ne suffit pas à la société d’être juste et sensée dans la poursuite du bien-être ; il faut encore qu’elle soit bonne et généreuse : l’intérêt bien entendu et sagement pratiqué n’est pas assez pour elle, pour la vivifier et pour la bénir. Elle a besoin de la vertu, comme elle a besoin de la grandeur. Elle a besoin de la vertu, sous ses formes les plus familières, les plus touchantes, la pitié tendre pour le malheur, l’invention ingénieuse et infatigable à le secourir, la ferveur dans l’exercice du bien, et même l’enthousiasme dans la ferveur, ce je ne sais quoi d’inspiré, que la religion communique à la bienfaisance.

C’est par là, Messieurs, que dans notre vie, naguère encore si distraite et si bruyante, le nom d’une simple fille de Dieu, d’une sœur de Charité, se trouvait considérable et populaire dans le quartier le plus humble et le plus pauvre de Paris. Née d’une pieuse famille, une jeune fille, après un long noviciat de malheurs domestiques, était devenue, par son intelligence et son zèle, la supérieure d’un petit couvent de femmes. Elle fut dès lors la surveillante, la bienfaitrice de tant de pauvres demeures habitées par le travail, les privations, la souffrance, et parfois le désordre qui naît du malheur même. Son intrépide charité pénétrait partout ; ses secours, ses paroles, soulageaient tous les maux. À mesure que s’exerçait cette charité, les ressources croissaient pour elle. En donnant à propos tout ce qu’elle avait, la sœur Rosalie voyait se renouveler dans ses mains un dépôt, qu’elle épuisait sans cesse. Aux secours particuliers se joignirent bientôt des libéralités plus étendues, des secours, c’est-à-dire du pain et de l’instruction morale pour la plus pauvre enfance, un asile pour les vieillards. L’admirable religieuse qui était l’âme de ces œuvres en faisait profiter tous ceux qui souffraient et y faisait concourir tous ceux qui pouvaient donner. Elle avait cette tradition de l’Église primitive, qui voyait dans la charité pour tous le signe même du christianisme.

Mais je m’arrête, Messieurs ; c’est dans le livre même consacré à cette sainte femme qu’il faut étudier son histoire, écrite à la fois avec l’admiration de la vertu et le grand art de la bienfaisance. C’est un des sages et habiles défenseurs du patrimoine incommutable des pauvres, c’est un administrateur de bonnes œuvres, autant qu’un publiciste éclairé qui a dignement raconté la sainte mission, les succès, la puis-sauce de la religieuse du faubourg Saint-Marceau. C’est lui qui nous montre, à l’époque des plus rudes épreuves, entre le choléra et les émeutes, l’action puissante de cette simple fille, la paix publique ramenée, la répression adoucie par sa modeste autorité. Rien enfin n’a manqué à la beauté de cet exemple ; car la reconnaissance populaire a presque égalé le bienfait ; et, après trente ans de vertus toujours actives dans la même enceinte, et plus bénies chaque jour, les funérailles de cette humble religieuse ont été le triomphe de deuil le plus édifiant et le plus sincère qu’air vu notre siècle.

L’Académie, dans le récit de telles œuvres, ne pouvait méconnaître le naturel et heureux emploi du talent, le zèle du bien, l’intelligence des vertus cachées s’unissant aux lumières de la vie publique. Deux médailles de premier ordre sont décernées à l’ouvrage de M. le vicomte de MELUN sur la sœur Rosalie, et au traité d’économie politique de M. BAUDRILLART.

Un livre bien fait, une étude sévère par un maître habile, a fixé le second suffrage de l’Académie. L’ouvrage couronné à ce titre est une Logique par M. WADDINGTON, l’auteur de la savante et utile démonstration du spiritualisme d’Aristote. Esprit exact et ferme de la famille des penseurs rigoureux plutôt que des esprits enthousiastes, M. Waddington apporte à l’appui de l’élévation platonique cette justesse de sens et ce raisonnement tenace et calme, qui semble une invincible contre-épreuve des plus hautes et des plus touchantes vérités. Son livre est un secours bien choisi pour l’enseignement restreint de la philosophie, que de semblables leçons dirigent avec prudence, sans l’abaisser jamais.

Tiennent ensuite trois ouvrages, choisis sur un bien grand nombre et non sans quelques regrets en faveur de plus d’un livre écarté. Ainsi de graves recherches sur le gouvernement de Richelieu, une thèse savante sur le règne de Charles VII, un traité contre le Scepticisme de Kant, nous recommandaient les noms de MM. Gaillet, Dansin et Maurial. L’Académie, d’après le caractère habituel de ses Concours, a préféré des travaux savants aussi, mais d’un intérêt plus accessible à tous. C’étaient ou des œuvres d’histoire, ou des essais de philosophie morale. Au premier rang par l’importance du sujet, par les études et la conviction de l’écrivain, par la chaleur dont cette conviction pénètre ses récits, s’offrait à nous le nouveau livre de M. de CHAMPAGNY : Rome et la Judée. Quelques parties de ce travail pouvaient paraître s’écarter des formes sévères de l’histoire, de cette recherche impartiale qui accroit la confiance du lecteur, sans exclure l’éloquence de l’écrivain. Parfois aussi, l’expression semblait trop, moderne pour des souvenirs si loin de nous. Mais l’ouvrage n’en respire pas moins un sentiment élevé. Le double contraste du théisme judaïque avec la licence du génie grec et avec la corruption tyrannique, de Rome frappe l’esprit par un luxe de couleurs, dont une indignation énergique fait la vérité ; et l’âme de l’auteur sert à son talent.

Sous une autre forme, avec un autre but, nous retrouvons quelque chose du même caractère dans un récit purement méditatif de M. de LAFARELLE : le Spiritualisme chrétien. Ici les réserves de la critique pourraient être plus nombreuses encore. Le livre est un témoignage personnel, plutôt qu’une étude approfondie. On petit contester quelques assertions de l’auteur ; on peut trouver sur quelques points ses efforts incomplets ; mais il est impossible de ne pas honorer le sentiment qui les inspire, cette recherche de la vérité morale par l’étude même de l’âme, et par sa conformité démontrée avec la loi divine. L’auteur touche ainsi à toutes les Communions chrétiennes, et les rappelle aux grands principes de leur alliance future, sous le sceau de la même espérance.

Parmi beaucoup d’essais poétiques, l’Académie a voulu récompenser une étude sévère et difficile. Elle a choisi la traduction en vers de quelques chefs-d’œuvre du théâtre grec ; c’était accueillir un effort qu’elle a souvent sollicité, le retour aux grands modèles, la méditation du génie antique. Le succès d’un tel effort fût-il imparfait, inégal, l’exemple est utile, l’émulation salutaire ; et quelques pages heureuses, quelques scènes, quelques mélodies bien rendues sont un titre aux yeux de l’art. Notre théâtre français a vu et verra sans doute encore la tentative d’une reproduction littérale de Sophocle. M. Léon Halévy nous paraît avoir quelquefois réussi à traduire fidèlement la tendresse et l’harmonie d’Euripide. C’est assez pour justifier la distinction que, dans un concours si nombreux, l’Académie accorde à l’étude de M. Léon HALÉVY : la Grèce tragique. Des médailles du même ordre sont décernées aux trois ouvrages que nous venons de nommer.

Toutes les applications du goût se tiennent et correspondent. Voltaire désigne avec de grands éloges le livre aujourd’hui peu lu d’un ancien Secrétaire de l’Académie Française, l’abbé Dubos : les Réflexions sur la poésie, la peinture et la musique. « L’auteur, dit Voltaire, ne savait pourtant pas la musique ; il n’avait jamais fait de vers et n’avait pas un tableau ; mais il avait beaucoup lu, vu, entendu et réfléchi ; il pense et il fait penser. » C’est qu’en effet tous les arts, toutes les œuvres supérieures de l’intelligence seule, ou de la main guidée par le génie, remontent à une analyse commune, dépendent d’un même idéal, et se touchent par des affinités, dont l’Institut même de France est une éclatante expression. C’est à ce point de vue que l’Académie, ayant à disposer d’un Prix nouveau pour une œuvre de haute littérature, selon les termes du fondateur, a porté son attention sur la vie d’un grand artiste écrite par un littérateur érudit. Le Prix qu’avaient obtenu l’année dernière les intéressants récits de M. Rosseeuw Saint-Hilaire, est décerné cette année à l’ouvrage intitulé : le Poussin, sa vie et son œuvre. Le choix d’un tel sujet, le renouvellement d’admiration attaché à un tel nom se ressentent quelque peu de cette vérité si bien rappelée de nos jours à l’honneur du siècle de Louis XIV, l’égalité probable des talents supérieurs d’une même époque dans les genres les plus divers, la puissance commune et partout agissante des principes qui élèvent les âmes et enhardissent l’intelligence. Nulle gloire n’est unique ; nulle grandeur ne va seule : le siècle des Corneille, des Pascal, des Bossuet, a dû porter aussi de grands hommes dans les arts. Regardons-y davantage ; nous les na reconnaîtrons ; et nous serons plus justes envers la France, en même temps que nous comprendrons mieux une loi de l’esprit humain.

C’est à ce point de vue qu’un savant interprète des spiritualistes du moyen âge, M. BOUCHITTÉ, a médité le caractère, l’œuvre, et, à quelques égards, l’école du Poussin. Son livre n’est pas un catalogue de tous les travaux, une recherche de tous les secrets de ce grand maître, mais une vive contemplation et une pénétrante analyse de cette nature forte et simple, stoïque et chrétienne, enthousiaste de la vertu, comme de l’art, et les portant l’une et l’autre à la même hauteur d’expression.

Par là, le Poussin, toujours à Rome, était surtout un peintre français et de la grande époque du génie français, rendant l’élévation antique et la sainteté chrétienne, comme les faisaient parler la tragédie et la chaire de son temps. C’est là ce sublime de l’art que, dans le Testament d’Eudamidas, dans la Mort de Germanicus, dans les Sept Sacrements, dans les deux Ravissements de saint Paul, l’habile critique explique avec âme, en remontant aux sources vives de la grandeur morale. Les lettres éloquemment naïves du Poussin servent à cette étude sur son art, et en augmentent à la fois l’évidence et l’intérêt.

Satisfaite de rencontrer ainsi de bons ouvrages à couronner sur des souvenirs glorieux à la France, l’Académie est moins heureuse dans l’issue des travaux qu’elle avait elle-même proposés. L’avant-scène du règne de Louis XIV, cette orageuse et virile époque, où la France passa des troubles du XVIe siècle à de nouvelles épreuves, où la langue se régla, sans être moins énergique, où les esprits se polirent, sans être moins puissants, n’a pas encore trouvé l’observateur studieux et pénétrant que nous demandions. Les travaux déjà présentés à l’Académie se sont accrus de quelques essais nouveaux ; les recherches se sont étendues. Mais, une composition rapide et attachante, un travail complet qui ne soit pas une compilation minutieuse, un écrit, dont la diction naturelle et bien française atteste d’autant mieux l’étude du sujet et du temps, ce travail espéré n’est pas encore sous nos yeux ; et l’Académie ajourne de nouveau à son prochain Concours le Prix qu’elle avait proposé.

Il en sera de même d’une œuvre moins grave, d’une étude qu’il fallait traiter avec aisance et justesse, l’éloge du poëte comique Regnard. L’Académie sait que, dans l’appel encourageant qu’elle doit faire à la diversité des intelligences, il lui importe d’offrir des sujets variés, d’accueillir la vivacité heureuse, d’encourager l’ardeur des fortes études, d’aimer la pureté du langage, d’aimer encore plus les hardiesses du talent, lorsqu’elles sont naturelles et vraies. Mais, s’agit-il de juger un travail inachevé, elle doit avertir que des matériaux ne sont pas une œuvre, que des variantes d’anecdotes ne valent pas une page de réflexions judicieuses et précises, et que le meilleur effet d’un concours, c’est d’obliger les jeunes talents à de nouveaux efforts, à plus de choix dans leurs pensées, d’élégante netteté dans leurs expressions.

En différant ainsi plusieurs de ses Prix, l’Académie peut encore disposer, saris retard, de quelques fondations en faveur du travail littéraire, pour le récompenser de ses premiers succès, ou le secourir dans le malheur. Elle avait cette année deux rémunérations semblables à décerner, entre de nombreux concurrents. Le Prix Lambert lui semblait s’adresser à un écrivain jeune encore, doué d’imagination et consumé par l’étude, philologue exercé dans plusieurs langués, dont sa vue affaiblie ne peut presque plus déchiffrer les monuments, M. Thalès BERNARD. D’autres titres incontestables, de curieuses recherches sur la partie la moins célèbre de la littérature du XVIIe siècle, une étude attentive de toute la langue de cette époque nous recommandaient M. LIVET. Quelque partialité nous semblait même permise pour ce jeune écrivain, très-soigneux éditeur des Antiquités de l’Académie Française et du premier travail qui lui fut consacré par le noble et ingénieux Pellisson, avec tarit de grâce et de goût, que le temps n’a point fané cette première fleur de l’esprit académique ; sans doute parce que, sous la main du fidèle ami de Fouquet, cet esprit n’avait rien d’artificiel, Pour deux modestes distinctions, l’Académie avait donc deux candidats désignés. Elle hésitait toutefois devant d’autres titres, et surtout devant le malheur d’une femme vouée longtemps à l’enseignement de l’enfance et des classes pauvres, auteur de quelques écrits excellents et pratiques, maintenant aveugle et âgée, mademoiselle ULLIAC-TRÉMADEURE. Heureusement cet embarras de scrupuleuse justice fut connu et un bienfait du chef de l’État est venu tout à coup doubler la récompense, dont l’Académie avait à disposer. Ce bienfait nous a permis, en attribuant à M. Thalès Bernard et à M. Livet la distinction qui leur est due, d’offrir immédiatement une faveur égale à mademoiselle Ulliac-Trémadeure, dont il nous restait à proclamer le nom dans cette Séance, avec le souvenir de l’auguste intérêt qu’elle a mérité.

Ces œuvres de bienveillante justice sont la tâche facile de l’Académie, et lui laissaient plus d’un laborieux examen à terminer. En rendant de nouveau mobile le grand Prix d’histoire nationale, attaché quinze ans au nom de M. Augustin Thierry, elle n’est pas assurée cependant de pouvoir le déplacer, chaque année. D’importants essais, de grandes parties d’ouvrage ont occupé le jugement de ses Commissions. Un livre en particulier, l’Histoire de la Lorraine et de sa réunion à la France, méritait l’attention par des qualités rares d’études et de récit, le choix d’un grand fait historique, la recherche de notions inédites et l’enlacement habile de l’histoire d’une province dans celle du grand pays qui devait l’absorber ; on y remarquait l’habile peinture des caractères et des mœurs, l’analyse rapide des Institutions, et cette sagacité pénétrante, autant que généreuse, qui donne du sens et du prix aux traditions des peuples et à tous leurs efforts pour les justes droits et les nobles causes. Tels sont les traits principaux, que la critique impartiale peut reconnaître dans les trois volumes déjà publiés par M. d’Haussonville. Mais le travail n’est pas achevé, le drame n’est pas dénoué ; et l’historien, souvent heureux dans le récit des négociations et dans l’art d’intéresser par la finesse des détails, n’a pas encore surmonté pour le lecteur les difficultés d’un dénoûment trop clair et trop prévu.

Incomplète à d’autres égards, et pouvant gagner encore sous la révision opiniâtre du savant auteur, l’Histoire de Henri IV est déjà un livre à part, auquel une ardente exactitude donne le coloris, et que la lumière des faits bien disposés anime, en l’éclairant. L’Académie maintient de nouveau pour cette année à l’Histoire de Henri IV, par M. POIRSON, le prix fondé par le baron Gobert.

Le partage du second prix entre l’ouvrage de M. CHÉRUEL sur le Gouvernement de Louis XIV et la Notice sur Saint-Cyr, de M. LAVALLÉE est également renouvelé. Pour de tels noms et de tels mérites, il a paru que la faiblesse relative de la récompense devait être relevée du moins par une continuité de quelques années.

Cette attention aux études historiques considérées sous le rapport de l’art, qui lui-même est inséparable de la science et de la vérité, nous conduisait, Messieurs, à l’important sujet qu’avait proposé l’Académie et qu’elle a vu si bien accueilli par le zèle empressé des concurrents. C’était un travail sur Thucydide, sur le grand historien de la Grèce politique et guerrière, sur l’inspirateur de Démosthène et de Tacite. L’intérêt des fortes études classiques, le recours au génie sévère de l’antiquité contre les influences du matérialisme et du faux goût, avaient dicté notre choix. Neuf Mémoires de valeur inégale, mais presque tous laborieusement préparés, ont répondu à l’appel de l’Académie. Sans doute il a paru que, dans un siècle voué par sa date et ses vicissitudes à l’intelligence et à la peinture des grands faits historiques, on ne pouvait trop étudier ce maître de l’histoire militaire et civile qui a décrit, avec une admirable concision, la plus grande guerre intérieure du peuple grec, et tout à la fois l’épreuve glorieuse et le fatal écueil de ce peuple. Le caractère philosophique de la pensée de Thucydide, son expérience de la vie, sa connaissance de l’homme agité par la guerre et les factions, son zèle austère de la justice parmi le déchaînement de toutes les violences, son éloquence contenue, profonde, pathétique, égale au génie de son peuple, mais plus grave que ce génie, comme pour la rendre digne d’en être le juge, ce sont là les traits principaux qu’un studieux examen devait rechercher, mettre en lumière et rendre sensibles pour tous par des analyses et des traductions expressives. Ainsi, la grandeur originale et permanente de Thucydide, ses enseignements durables sur la nature humaine qui ne change pas, cette diction éclatante et sévère, qui fait partie de la vérité même, en témoignant de la sagacité du peuple qu’on persuadait à ce prix, tout cela devait ressortir d’une étude bien faite de l’ouvrage et de l’époque. Cette tâche a été remplie dans le Mémoire inscrit sous le n°8, et portant pour épigraphe deux mots qu’a empruntés Salluste : l’esprit est roi. L’auteur de ce travail est M. Jules GIRARD, maître de conférences à l’École normale, ancien élève de cette école d’Athènes à laquelle l’Institut a déjà décerné plus d’une couronne.

Les titres mêmes de l’auteur annoncent ce qu’on peut attendre ici de l’ouvrage, un esprit vraiment classique, de solides connaissances sur la littérature et l’histoire grecques, cette préparation générale que ne saurait suppléer, même pour le talent, l’étude hâtive et isolée d’un sujet particulier, puis enfin le souvenir des horizons de la Grèce, et l’impression fraîche et vive de ses chefs-d’œuvre relus, à la lumière qui les vit naître et les inspira.

À ces secours le jeune auteur joignait un goût naturel et sûr, un sentiment heureux de notre langue, une facilité qui n’a besoin que de s’imposer plus de correction et d’effort. Sans atteindre à tout ce que demandait la grave et double étude proposée par l’Académie, M. Jules Girard a fait une œuvre remarquable pour la justesse des vues, la saine méthode, et les développements ingénieux placés à propos. Il explique l’art savant et passionné de Thucydide par le génie lettré de son siècle, par ses travaux, son exil, et ce grand spectacle d’intelligence, que donnaient, dans une étroite enceinte, la diversité et les luttes.des cités grecques. Il l’explique, comme il le sent, avec un esprit tout rempli et tout charmé de ces belles études ; et, soit qu’il suive l’historien sur la place publique d’Athènes ou dans l’expédition de Sicile, au milieu des fureurs politiques de Corcyre, ou dans la retraite malheureuse et les dernières extrémités de Nicias, partout il apprécie également bien l’événement et le tableau, le caractère des faits et l’immortelle véracité du peintre ; enfin, il nous offre le résumé des jugements de l’antiquité sur Thucydide, et complète ainsi une critique par l’autre, et la démonstration du génie par l’épreuve réitérée de ce qui plaît à tous les temps et survit à tous les changements d’institutions, de mœurs et de langages.

Un autre Mémoire, inscrit sous le n°1er, et rappelant par l’épigraphe ce qu’on remarque dans Thucydide, la beauté du langage et la parfaite exactitude des faits, a fixé l’attention de l’Académie par des mérites moins littéraires, mais sérieux et piquants, quelques assertions douteuses, paradoxales avec esprit, et un talent d’écrire négligé, sans être moins expressif.

L’Académie accorde à cet ouvrage une mention honorable ; et elle se plaît à reconnaître, dans plusieurs autres, un goût sincère du sujet, une étude de l’original portée jusqu’à l’érudition philologique, et parfois un travail heureux pour faire sentir et pour traduire dans notre langue l’énergie de ce grand modèle.

L’Académie se félicite d’une protestation si marquée contre l’oubli frivole, ou l’abandon calculé de ces fortes études qui avaient tant contribué en France à la gloire de l’Église et des lettres, et qui partout, en Europe, ont préparé l’influence de quelques esprits puissants sur le sort des peuples, depuis Ximenès et Richelieu jusqu’aux deux William Pitt et à plus d’un nom célèbre, de notre siècle changeant.

À cette variété de travaux suscités par des Prix de fondations diverses, il nous reste à faire succéder le sujet tout national que le sentiment public nous avait désigné. Ce sujet, Messieurs, l’intervention armée de l’Occident protecteur de la Turquie par politique et par humanité, n’a pas vieilli, depuis deux ans : la gloire des chefs est restée la même ; l’importance de l’événement n’a pas diminué. Tout au contraire. Plus que jamais, il faut le dire, l’Europe éclairée, et la France, en première ligne, ne sauraient détourner de l’Orient leur puissante sollicitude. C’est pour elles un devoir de tutelle, un engagement d’honneur social.

Si la civilisation pouvait jamais oublier, ce devoir, les excès de la barbarie se chargeraient bien vite de le lui rappeler. À Djeddah([1]), le meurtre de nos concitoyens, de nos consuls ; à Candie, le massacre prolongé des chrétiens, l’anarchie fanatique de la foule menaçant le pavillon de deux grandes puissances ; .ailleurs, dans la Bosnie et l’Herzégovine, l’oppression et le pillage substitués aux garanties promises : ce sont là des excitations permanentes pour la justice et la pitié chrétiennes.

Ajoutons-le, Messieurs, les conquêtes récentes de la civilisation , les forces merveilleuses qu’elle s’est données, la course plus prompte, plus directe et comme infaillible de ses flottes à vapeur, le rapide sillage de ses convois sur terre, la soudaineté magique de ses messages et de ses ordres, cette électricité qui porte si loin, en quelques minutes, l’éclair d’une nouvelle ou d’une volonté, tout cela semble rendre Plus exorbitants, plus intolérables les incidents funestes qui troublent encore quelques parties du globe. Les attentats les plus lointains, annoncés si vite, paraissent presque commis sous nos yeux. On s’indigne davantage des insultes faites à de grands peuples, dans les contrées même que protégé l’ombre de leur pouvoir. On s’étonne qu’ils n’aient pas, pour ainsi dire, la haute police du monde. La cause en est visible, cependant. C’est qu’un des grands problèmes du commencement de ce siècle, la transformation de l’Orient, tentée d’abord en Égypte par le génie même de la guerre, reprise plus tard, sur tant de points successifs, dans les îles Ioniennes, dans l’Attique et la Morée délivrées, dans la conquête croissante de l’Algérie, dans les postes lointains de Buschire et d’Aden, et jusque dans les murs de Canton, est incessamment à l’ordre du jour, devant la providence de Dieu et l’attente des peuples.

Lorsque, mûrie par le temps, une grande question de justice humaine s’agite ainsi d’elle-même, et ressort de toutes parts, elle tombe dans le domaine de la pensée commune, elle éveille le poëte, comme le publiciste ; tout esprit généreux est tenté d’y prendre part. De là sans doute, Messieurs, les réponses si nombreuses au programme de l’Académie ; de là, tant d’essais envoyés à son concours de poésie. Le naturel et l’art y manquent trop souvent ; mais loin de nous de prétendre qu’il ne s’y rencontre pas quelques marques de talent ! Tel poëme trop faible dans l’ensemble, trop négligé dans les détails, offre une fiction heureuse et hardie ; telle autre pièce, formée de deux parties trop inégales, renferme dans l’épilogue de nobles pensées rendues en vers touchants. Dans la pièce inscrite sous le n°138, avec cette épigraphe : Gesta Dei per Francos, reportant sa pensée, de l’horreur et du bruit des armes, aux espérances et aux regrets que font naître la vie nouvelle d’une partie de la Grèce et l’aspect désolé de l’Asie Mineure, le poëte ose souhaiter ce que, il y a plus d’un siècle, réclamaient déjà Leibniz et Fénelon.

On vous verrait bientôt renaître de vos cendres,
O reines de l’Asie ! opulentes cités ,
Empires d’Orient autrefois si vantés !
Les arts, fils de la paix, auraient leurs Alexandres ;
Le savoir vous rendrait ses fécondes clartés.
Ces lieux aux noms si doux, cette belle Ionie,
Dont Homère parla l’idiome divin,
Ces archipels en fleurs, ces coteaux, où le vin
Versait la joie au pauvre et la flamme au génie,
Peut-être sortiraient de leur longue torpeur ;
Et leurs peuples, saisis d’une sainte stupeur,
En se sentant revivre à l’appel de la France,
Cet Orphée immortel, dont l’incessante voix
Attire, en les charmant, les hommes à ses lois,
Entonneraient enfin le chant de délivrance !

Une inspiration non moins heureuse proclame et renouvelle ici la dette, que laisse à un peuple toute grande victoire. En rappelant le courage de cette foule de braves, qu’il invoque par ces mots :

O vous, objets touchants de regrets et d’orgueil,
Vous dont les os sacrés n’ont pas même un cercueil,
De soldats inconnus glorieuse hécatombe !

le poëte adresse à leur souvenir cette consolation religieuse :

Le Dieu qui sait combien les larmes sont amères,
Quand, sur leurs enfants morts dans de lointains climats,
La douleur les arrache aux yeux des pauvres mères,
Ce Dieu, héros perdus, ne vous oubliera pas !
Il vous fera trouver place dans son royaume,
Vous qui, comme son fils, êtes nés sous le chaume.

Quel que soit l’intérêt de ces beautés éparses, en accordant une mention très-honorable à ce poëme, dont l’auteur est M. PÉCONTAL, attaché à la Bibliothèque du Corps législatif, l’Académie a préféré une œuvre sentie également avec âme et travaillée avec un art plus soutenu. C’est la pièce inscrite sous le n°142, et portant pour épigraphe : Aperire terram gentibus. L’auteur est M. Julien DALLIÈRE. Il va lui-même lire son ouvrage ; et cette épreuve rend inutile un éloge, que remplacerait doublement votre faveur présente.

L’Académie n’a plus qu’à faire connaître les sujets nouveaux qu’elle offre à l’émulation des candidats de ses Concours. Pour le travail de composition et de style qui représente l’ancien prix d’Éloquence, elle indique une étude littéraire sur le génie et les écrits du cardinal de Retz.

Pour sujet de ce prix de Poésie, que le talent peut toujours rajeunir, elle offre un nom que la reconnaissance de l’Europe et de l’Orient saluait naguère avec admiration, une gloire de l’Église gallicane, que récemment le zèle des communions dissidentes s’efforçait d’imiter. Et maintenant que cette gloire si modeste et si pieuse nous est revenue de l’Orient, avec le respect et les bénédictions des braves, l’Académie propose d’en célébrer l’origine, qui remonte à saint Vincent de Paul, d’en suivre les fortunes diverses, d’en consacrer les bienfaits présents et futurs, sous ce titre : La sœur de Charité au XIXe siècle. Ainsi puisse toujours, Messieurs, cette action de l’Europe sur l’Orient barbare, commencée par la force et la science, se poursuivre, se reproduire, en tout lieu, par l’ascendant de ces douces et religieuses vertus non moins françaises que la gloire des armes, et qui parfois en dédommagent l’humanité !

 

[1] 11 juin, massacre de Djeddah, connu en France, le 25 juin. Arrivée à Marseille, le 21 juillet, des victimes survivantes, mademoiselle Éveillard, M. Émérat, chancelier du consulat.