HOMMAGE
À
Mme Simone VEIL[1]
prononcé par
M. Amin MAALOUF
Directeur en exercice
dans la séance du 6 juillet 2017
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Chers confrères,
Ce fut un privilège pour notre Compagnie de compter dans ses rangs Simone Veil. Et c’est une consolation pour nous, en cette heure de grande tristesse, qu’elle ait souhaité être inhumée dans son habit d’académicienne. Par ce geste, elle nous a fait vivre, devant la France entière et devant l’Europe, un beau moment de fierté.
De légitime fierté, ajouterai-je. Car la renommée de celle qui vient de nous quitter ne ressemble en rien à ces notoriétés factices, gonflées par le tapage, et qui retombent dès qu’un autre tapage prend le relais. Sa gloire à elle sera durable parce qu’elle est méritée, illustrée par un parcours emblématique, ancrée dans les tragédies de l’Histoire, et fondée sur de vraies valeurs.
Elle a douze ans en 1939 lorsque la guerre éclate, treize ans lorsque Vichy promulgue ses lois contre les Juifs, seize ans lorsqu’elle est prise dans une rafle, avec sa famille, et conduite vers les camps de la mort. Sa mère n’en reviendra pas vivante, ni son père, ni son frère. Elle-même fera partie des rescapés, mais après avoir connu Auschwitz et côtoyé l’abomination. Pourtant, lorsqu’elle rentrera chez elle, en 1945, elle dira aussitôt à ses proches que la priorité, à présent, c’est de reconstruire l’Europe, et d’abord de réconcilier les Français avec les Allemands. Toute la grandeur de cette dame est déjà là, dans ces propos d’une jeune fille de dix-huit ans à peine, qui vient de subir dans sa chair et dans son âme la pire des persécutions, et qui en émerge sans haine, en gardant l’espoir, et en se tournant résolument, lucidement, vers l’avenir.
On ne s’étonnera pas de l’entendre exprimer, bien des années plus tard, son admiration pour Nelson Mandela qui, devenu président de l’Afrique du Sud après vingt-sept ans de détention sous le régime de l’apartheid, était allé rendre visite à la veuve de l’homme qui l’avait jeté en prison, pour lui dire qu’il fallait désormais reconstruire ensemble la maison commune sur de nouveaux fondements.
Une telle grandeur d’âme est rare, à toutes les époques, et sous tous les cieux. Simone Veil avait cette noblesse, et ce courage. De sa souffrance elle tirait une force pour terrasser le Mal. Et pour jeter les bases d’un monde différent, où le Mal ne pourrait plus prévaloir.
C’était là le combat de sa vie : construire l’Europe unie, pour que plus jamais l’horreur ne recommence. Lors de sa réception solennelle, le 18 mars 2010, elle se disait heureuse de devenir, je la cite, « l’un des porte-parole de cette idée européenne qu’illustre depuis ses origines l’Académie… Les pères de l’Europe ont voulu construire une réalité à partir du rêve d’un homme dont la voix a retenti nombre de fois sous cette Coupole. J’ai nommé Victor Hugo. En 1841, fraîchement élu à l’Académie, il se consacre à la rédaction d’un texte sur le Rhin, où il ébauche le projet d’une union européenne fondée sur ce qu’il est convenu aujourd’hui de nommer le couple franco-allemand. Il écrit : “La France et l’Allemagne sont essentiellement l’Europe. L’Allemagne est le cœur, la France est la tête… Il y a entre les deux peuples connexion intime… Ils sont frères dans le passé, frères dans le présent, frères dans l’avenir.” Fraternité et avenir, sous l’égide de ces beaux mots, qui ont naturellement cours chez vous, je suis fière d’être reçue par votre Compagnie ».
Ainsi concluait son discours celle qui avait été déportée, humiliée, et rendue orpheline par la barbarie nazie.
Des camps de la mort et de la haine, elle était revenue invaincue. Lucide, déterminée. La tête haute, toujours aussi belle, et sans aucun désir de paraître, ni de se vanter.
Quand ses amis ou ses biographes évoquaient devant elle l’effet éminemment libérateur de la loi Veil, qui, en 1974, avait dépénalisé l’avortement, elle leur répondait que l’étape décisive dans ce combat pour redonner aux femmes la maîtrise de leur corps et de leur vie, ce fut d’abord la loi Neuwirth, votée sept ans plus tôt, et qui avait autorisé la pilule contraceptive.
Et quand on l’interrogeait sur son élection en 1979 à la présidence du Parlement européen, elle répondait invariablement qu’elle n’y serait pas allée d’elle-même, que c’est le président Giscard d’Estaing qui tenait à ce symbole fort d’une ancienne déportée siégeant à la tête de la première assemblée européenne élue au suffrage universel.
Cette manière élégante de minimiser son propre rôle n’atténuait en rien l’estime que l’on avait spontanément pour elle. Ni la subtile clarté qui émanait d’elle. Ni les sentiments qu’elle inspirait.
« Beaucoup, en France et au-delà, voudraient vous avoir, selon leur âge, pour confidente, pour amie, pour mère, peut-être pour femme de leur vie. Ces rêves d’enfant, les membres de notre Compagnie les partagent à leur tour... », lui a chuchoté Jean d’Ormesson dans sa réponse si affectueuse à son discours de réception. « Je baisse la voix, on pourrait nous entendre : comme l’immense majorité des Français, nous vous aimons, Madame. Soyez la bienvenue au fauteuil de Racine qui parlait si bien de l’amour. »
Cet amour s’est révélé réciproque. Elle nous l’a déclaré avec grâce, et avec force, devant le monde entier, en endossant pour l’éternité l’habit qui est le nôtre.
[1] Décédée le 30 juin 2017.