Remerciements de M. Andreï Makine
lors de la remise de son épée d'académicien
par Mme Danièle Sallenave
à la Maison des Polytechniciens
le 7 décembre 2016
Mesdames et Messieurs,
Chers amis,
Le poète russe Maïakovski, grisé par l’enthousiasme révolutionnaire, rêvait de transformer sa plume en baïonnette : « K chtykou priravniav pero ! » Cette vision quelque peu sanglante de la poésie ne m’a jamais convaincu. Le poète doit-il subordonner son art à un militantisme politique ? Je ne le pense pas et, à la plume-baïonnette, je préfère le jugement qu’un autre poète russe, Igor Sévérianine, portait sur le style du grand Ivan Bounine : « Sa plume est faite d’un acier tendre » — « péro is miagkoï stali ». Oui, la souplesse d’une plume, mais une souplesse d’acier. C’est cette qualité qui a permis à Bounine de dénoncer, avant tout le monde, la terreur qui s’abattait sur la Russie.
Le poète Maïakovski s’est suicidé en 1930, au moment où d’innombrables convois de prisonniers sombraient déjà dans l’enfer du futur Goulag. Ivan Bounine, exilé en France, est mort en 1953, quelques mois après la disparition de Staline — « stal’ » qui en russe signifie, comme on le sait, l’acier. La plume de l’écrivain avait retracé jusqu’au dernier jour la vie de son ami Tchekhov.
Les proches de madame le Secrétaire perpétuel de l’Académie française, et probablement Hélène Carrère d’Encausse elle-même, ont sans doute assisté, à Paris, aux soirées pendant lesquelles le vieux Bounine, membre de l’Académie impériale russe, lisait ses récits. Les émigrés, pour la plupart désargentés, apportaient, chacun, leur obole afin que l’écrivain puisse joindre les deux bouts, son prix Nobel de 1933 ayant été dépensé à secourir ses confrères nécessiteux.
En pensant à ces soirées littéraires, je me dis que l’épée que Danièle Sallenave vient de me remettre est aussi le fruit d’une merveilleuse rencontre de tant de bonnes volontés, de générosités, de sensibilités très diverses mais unies dans leur amour pour l’écriture.
L’écriture ! Il faudrait citer les lettres que j’ai reçues de M. Marc Couttet, le directeur d’atelier de Caroline Scheufele chez Chopard. Des remarques sur chaque galbe de la poignée, les délinéaments de la garde, le modelé des emblèmes et des symboles, le graphisme de la devise... Oui, son écriture : gothique ? romaine ? onciale ? Et le profilé de la lame, cet « acier tendre », cher au poète russe. Une création hautement stylistique que les artistes de Chopard réalisent en collaborant uniquement avec les mines de pierres précieuses où les droits des ouvriers sont respectés.
Cet art, à la fois très personnel et demandant la participation de toute une équipe de virtuoses, me rappelle l’effort qui entoure la publication d’un roman. L’écrivain qui, du fond d’un gisement poétique, apporte ses gemmes. Un éditeur qui, une loupe vissée à son œil scrutateur, devine dans le manuscrit le destin d’un livre. Un correcteur qui veille à chasser la moindre impureté. Et, bien sûr, nos chères attachées de presse qui défendent ce travail d’orfèvre, par définition fragile, face aux dures lois du succès. Et les représentants, et les libraires, et les bibliothécaires...
À l’issue de cette fervente collaboration apparaît l’œuvre, unique comme cette épée, symbole de notre haute résistance spirituelle, dont la fameuse immortalité de l’académicien n’est qu’une plaisante et fugace incarnation.
Du plus profond de mon cœur, je remercie tous ceux qui, généreusement et fraternellement, m’accompagnent dans cette belle épopée académique.