Allocution prononcée lors de la remise de son épée d'académicien à M. Andreï Makine

Le 7 décembre 2016

Danièle SALLENAVE

Allocution prononcée par Mme Danièle Sallenave

à l’occasion de la remise de l’épée d’académicien
à M. Andreï Makine

à la Maison des Polytechniciens
le 7 décembre 2016

 

 

Madame le Secrétaire perpétuel de l’Académie française,
Monsieur le Ministre d’État,
Messieurs les Ministres,
Monsieur l’Ambassadeur,
Mesdames et Messieurs de l’Académie,
Mesdames et Messieurs de l’Institut,
Chers amis,

 

J’aime personnellement beaucoup les cérémonies qui s’enfoncent dans un lointain passé : au moment de vous remettre la vôtre, cher Andreï Makine, je me suis souvenue que, au Moyen Âge, la remise de son épée à un chevalier s’appelait l’« adoubement ». Et je me suis souvenue aussi que je ne pouvais m’y livrer que par un rare privilège : car, au Moyen Âge, peu de femmes ont été conviées à y procéder.

Cette affaire d’épée, c’est d’ailleurs toute une série de privilèges en cascade : porter l’épée, pour des académiciens, c’était déjà de la part du roi faire une exception extraordinaire en faveur de roturiers. Mais ils appartenaient à sa Maison. Cette appartenance des académiciens à la Maison du roi est un signe, qui s’est prolongé par-delà la fin de la monarchie : le service de la langue est un des plus importants et un des plus proches de la personne même du roi.

Il n’y a plus de Maison du roi, mais les académiciens portent toujours épée : le souci de la langue et de sa protection est en effet au cœur même du pouvoir ! Le roi ayant accordé aux gens de lettres le droit de porter l’épée lors de leur présentation, il restait à l’accorder aux femmes : c’est fait. Il restait encore à faire que ce soient des femmes qui la remettent à un homme : c’est ce qu’ont déjà fait madame le Secrétaire perpétuel et Mme Florence Delay.

Mais au moment de vous remettre ce symbole du combat que vous allez désormais mener à nos côtés pour la défense de la langue française, je me dis qu’il y a déjà longtemps que vous en portez une, que ce n’est pas d’hier que vous menez ce combat : votre vie et votre œuvre dès Le Testament français en sont la preuve.

La remise de votre épée est une scène, une cérémonie initiatique, un passage. Passer les lignes, traverser les frontières ? Avec ce Testament qui a fait une entrée fracassante et définitive sur la scène littéraire française, vous êtes venu chez nous ; de mon côté, il m’est arrivé plus d’une fois d’aller chez vous, non pas, et je le regrette ! pour laisser ma marque dans la littérature russe comme vous dans la littérature française : je veux simplement dire que nous nous sommes croisés, non sur l’Oural, cette fausse frontière entre l’Europe et la Russie, mais sur un grand fleuve, et dans la ville qu’il traverse et où vous êtes né, Krasnoïarsk.

Je me sens chez moi en citant ce nom, qui signifie « le beau ravin » ou « le ravin rouge ». De deux trop courts séjours dans cette ville, un de mes souvenirs les plus forts est celui du cours rapide de son fleuve, le Ienisseï, entre des rives abruptes. Ni vous ni moi, pour le traverser, n’avons comme Michel Strogoff chargé notre voiture légère, la « kibitka », sur des outres flottantes : le courant y était tellement rapide que la kibitka dériva d’une dizaine de kilomètres.

 

C’est drôle, cette histoire de traversée: toute initiation est passage dans un autre monde, et un moment où « les fantômes viennent à votre rencontre ».

En y pensant davantage, il m’est alors revenu le souvenir d’une belle image, celle d’un bas-relief sculpté du XIVe siècle, qu’on trouve dans l’église Saint- Pierre à Caen. Il nous montre Lancelot, le Chevalier de la charrette, franchissant le pont de l’Épée. Ces récits de notre Moyen Âge ne sont pas ignorés d’un homme venu de la lointaine Scythie, où beaucoup ont pris leur naissance : vous le rappelez d’ailleurs avec, sur le pommeau de votre épée, la grenouille, princesse transfigurée, célèbre figure des contes populaires russes.

Lancelot s’est dépouillé de son armure, il est en chemise et, à mains nues, il progresse sur le tranchant effilé d’une épée, au-dessus de flots tempétueux qui menacent de l’engloutir. Et pour comble, à l’autre bout du pont, deux lions montent la garde ! Plutôt mourir que reculer ! pense-t-il. La reine Guenièvre est prisonnière de Méléagant, le chevalier félon. Et il traverse victorieusement le pont, non sans se blesser cruellement.

Rassurez-vous : aucune épreuve de ce genre ne vous guette. Mais comme de tout passage on garde des traces vous avez voulu qu’elles figurent sur votre épée, sous la forme d’un double alphabet, latin et cyrillique, rappelant votre double nature.

Mais revenons à votre adoubement. C’est une épreuve, l’une des premières qui vous attendent. Et les occasions ne vous manqueront pas d’en traverser encore : demain, lors de votre installation parmi nous; la semaine suivante, lorsque vous devrez prononcer votre discours dans la situation la plus incommode qui soit, debout dans les étroites rangées de fauteuils de la Coupole. Vous sentez sûrement dans ma voix les intonations légèrement railleuses du soldat chevronné parlant à un jeune bleu et se jouant de ses inquiétudes...

 

Du Cange faisait dériver le mot « adouber » du mot latin « adoptare ». Mais « adouber » dériverait plutôt d’un mot germanique, « dubban », signifiant « frapper ». Je préfère la première hypothèse, quoique douteuse. « Adouber » n’a survécu que sous la forme « radouber », qui signifie « remettre à flot un vaisseau que les tempêtes ont battu ». Des tempêtes, vous allez en connaître. Et pour commencer, cette épreuve considérable de l’adoubement. Je voudrais m’assurer que vous n’avez brûlé aucune des étapes.

La veille, selon le rite médiéval, vous avez dû, avant de consacrer votre nuit à la prière, passer aux étuves, et revêtir successivement une tunique blanche, insigne de pureté ; puis une robe rouge, marque de ce que vous êtes tenu de répandre votre sang pour votre devoir; enfin un justaucorps noir, image de la mort qui vous attend, comme elle attend tous les hommes... Vous verrez que nous vous réservons une petite surprise du même ordre, le jour de votre installation, mais je n’en dirai pas plus.

Le jour dit, l’épée vous ayant été remise, le seigneur vous donne trois coups du plat de sa propre épée sur l’épaule ou sur la nuque, puis une accolade, ou « colée », et quelquefois un coup de la main sur la tête. Le chevalier se tient alors au milieu de ses compagnons, qui, dans Le Charroi de Nîmes, sont quarante. Tout comme nous.

Puis, je cite, « on amène le cheval, on apporte les armes, on revêt le chevalier d’une cuirasse incomparable, formée de doubles mailles que ni lance ni javelot ne pourraient transpercer ; on le chausse de souliers de fer fabriqués de même à doubles mailles ; des éperons d’or sont attachés à ses pieds ; à son col est suspendu son bouclier, sur lequel sont représentés deux lionceaux d’or; sur sa tête on pose un casque où reluisent les pierres précieuses, on lui remet une lance de frêne à l’extrémité de laquelle est un fer de Poitiers ; enfin, une épée provenant du trésor du roi ».

Des armes, un cheval, un écuyer, mais aussi un mulet et un « sommier », c’est-à-dire une bête de somme. Je le dis tout de suite : je regrette de ne pouvoir vous fournir aussi libéralement. Mais, franchement, qu’en feriez-vous, au moment d’entrer sous la Coupole, de cette cotte de mailles, de ce palefroi, de ce mulet, de cette bête de somme ? Devriez-vous les attacher devant le mausolée de Mazarin?

 

Cher Andreï Makine, la poignée de votre épée représente un sablier brisé d’où s’échappent des billes d’or jaune incarnant la fuite du temps. Elles font un rigoureux écho à une phrase de vous, que j’ai trouvée dans La Musique d’une vie : « Notre erreur fatale, écrivez-vous, est de chercher des paradis pérennes. » Et de nous croire, je cite, « destinés à une longévité de statues ». Rassurez-vous : ce que vous avez conquis, à la pointe de cette épée, ce n’est pas la longévité d’une statue : c’est beaucoup mieux, c’est l’immortalité d’un académicien.