Rapport sur les concours de l’année 1835

Le 27 août 1835

Abel-François VILLEMAIN

RAPPORT DE M. VILLEMAIN,

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1835,

 

 

Depuis deux siècles bientôt, l’Académie française décerne des prix de poésie ; et il y a soixante ans d’Alembert, illustrant la place que j’occupe aujourd’hui, se plaignait, dans une séance publique, comme la nôtre, que les pièces de vers envoyées à l’Académie manquaient de naturel, et que le faux goût du temps dominait dans le concours. De ce reproche souvent renouvelé, on conclura peut-être, Messieurs, que les couronnes poétiques ne sont pas fort utiles à la poésie ; qu’elle a son siècle, son moment, et qu’on ne peut la faire naître, ni la rappeler à volonté.

Nous en tombons d’accord ; et nous ne prétendons pas réclamer pour ces premières épreuves offertes au talent, une influence qu’elles n’ont pas. C’est ailleurs, et nous l’avons vu, que le poète grandira, sous le feu des événements et des passions, dans le recueillement d’un libre travail, dans l’émotion d’une pensée lyrique et religieuse. Mais il s’est aussi retrouvé quelquefois sous l’inspiration un peu artificielle des académies. Beaucoup de poèmes couronnés ont disparu sans doute ; mais quelques-uns survivent : c’est assez pour les lettres. Dans un pays voisin où existe officiellement et à vie la charge de poète lauréat, on oublie par habitude la singularité de cette fonction inamovible, et on se souvient seulement des beaux vers qu’elle inspira jadis au grand poëte Dryden.

Honorés plus d’une fois par les noms de Voltaire, de Thomas, de Malfilâtre, de Delille, de Casimir Delavigne, de Lebrun, nos concours de poésie ont d’ailleurs un privilège particulier. L’art n’a pas dégénéré, dans cette modeste arène, autant que sur de plus grands théâtres ; et la rivalité avec le passé ne nous serait nulle part plus favorable. Cette séance même en donnera la preuve.

Le choix d’un beau sujet a élevé le talent d’un jeune écrivain, et lui a communiqué plus d’intérêt et d’énergie. C’est le caractère qui a frappé l’Académie dans une Épître à Cuvier, par M. Bignan. En couronnant ce poème, elle se félicite de solenniser, par un nouvel hommage, la mémoire de l’homme illustre auquel la France élève des statues, et dont l’éloge a été prononcé dans toutes les sociétés savantes de l’Europe et de l’Amérique. La gloire de Cuvier repose tout entière sur la grandeur même de ses découvertes, et sur les témoignages que lui rend, sur les secours que lui emprunte incessamment la science. Mais, dans nos jours de préoccupation et de changement rapide, il n’est pas indifférent que les grands noms, comme le sien, ces noms assurés de l’avenir, soient souvent répétés dans le présent, afin de rester populaires, pour l’honneur même des contemporains.

Le digne interprète d’une illustre Académie a pu, dans cette enceinte, retracer l’histoire même des travaux du grand naturaliste, analyser sa méthode, marquer les lacunes qu’il a remplies, les routes qu’il a frayées. Au-dessous de ce jugement de la science sur elle-même, il est une opinion générale du génie de Cuvier, une notion commencée, une vague admiration de sa découverte. C’est cette idée que le poète avait le droit de saisir, à condition de la rendre à la fois plus exacte et plus lumineuse.

Deux choses devaient surtout exciter imagination, au seul nom de Cuvier : la merveille de l’invention, et la sagacité de la recherche. Il ne suffisait pas en effet de dévoiler, d’après lui les fondements de la terre, et de montrer ces âges successifs de formations immémoriales, ces mortes ébauches d’anciens mondes. Il fallait expliquer comment il les a ressuscités, par quelles révélations et par quelle patience, afin de faire admirer du même coup, dans la découverte, toute la grandeur de la nature, et, dans l’inventeur, la beauté de l’intelligence humaine. Décrire en vers, avec une élégance technique, ce qui n’est pas fait pour la poésie, embellir par l’expression quelques détails arides, composer enfin une musique savante, mais sans âme, ce n’est pas là le triomphe de l’art ; et le succès même d’une telle œuvre souvent essayée dans la décadence, étonne plus qu’il ne satisfait le goût. Mais saisir les résultats d’une sublime découverte, les comprendre avec enthousiasme, les traduire dans la langue vivante des vers, chercher surtout la leçon morale des merveilles du monde physique, et voir Dieu dans la pleine lumière de la science, c’est la plus haute inspiration dont puisse s’animer la poésie ; c’est l’hymne qu’un célèbre compatriote de Newton improvisait sur sa tombe, au milieu de l’apothéose nationale, et que Voltaire répétait en si beaux vers, pour Mme Duchâtelet, et pour l’Europe.

Ces souvenirs, et d’autres plus récents, indiquent assez combien une poésie vraiment philosophique peut avoir d’éclat dans sa sévérité. Mais il faut qu’illuminée par la science, et non minutieusement dogmatique, elle néglige de petits effets de langage, et exprime à grands traits ce qu’elle sent avec force.

L’auteur de l’Épître à Cuvier n’a pas toujours mérité cette louange. Il semble avoir cru quelquefois que la difficulté vaincue était la poésie. Elle n’en est que l’instrument et l’occasion ; et lui-même l’a montré dans la meilleure partie de son ouvrage, par les nobles pensées que lui inspire le grand spectacle qu’il a d’abord artistement décrit. Ce langage couvrira sans peine quelques taches mêlées au talent. Et vous, qui, dans cette enceinte avez tant de fois cherché et reconnu avec respect le front penseur et vaste de Cuvier, qui tant de fois avez applaudi sa parole instructive, féconde, variée, vous aimerez à voir encore son souvenir occuper nos séances ; et l’hommage qui lui est rendu, si cet hommage est égal à votre admiration, vous paraîtra poétique par sa vérité même.

L’Académie ne croit pas avoir été partiale pour un grand nom, dans la préférence qu’elle donne à l’Éloge de Cuvier sur tous les autres sujets également traités par le choix libre des concurrents. Elle a distingué plusieurs pièces où des idées moins intéressantes à ses yeux sont rendues parfois avec talent.

Sous le titre de Conseils à un novateur, elle a remarqué des vers élégants, une expression souvent piquante, et l’art trop employé, mais toujours difficile, de rendre spirituel un lieu commun. L’auteur prouve très-bien qu’il ne faut pas dédaigner le passé, se croire seul juste et seul sage, vouloir tout réformer à la fois. Mais il prouve aussi qu’il faut s’éclairer avec le temps, se réformer à propos, et avancer avec sagesse dans les routes nouvelles. La question n’est pas décidée par cette épître ; mais on lira volontiers des vers tels que ceux-ci, adressés par le poëte au novateur, que tantôt il combat, et tantôt il encourage :

De ton creuset nouveau l’homme que tu refais

Sortira-t-il armé d’organes plus parfaits ?

Sans cesse interrogeant Dieu, le monde et lui-même,

Trouvera-t-il le mot de ce triple problème ?

Ah ! s’il est des secrets dont le ciel à nos yeux

Dérobera longtemps le sens mystérieux ;

Si, du réveil sans fin la mort ailleurs suivie,

Seule, doit expliquer l’énigme de la vie,

Au but qu’il est permis d’entrevoir ici-bas

Marchons, et puissions-nous, du moins, à chaque pas,

Déposant une erreur, comme un pesant bagage,

Rencontrer la sagesse au terme du voyage !

Surtout ne pensons point que, débiles vieillards,

Dans le champ des vertus, des talents et des arts,

Nos devanciers, les yeux fermés à la lumière,

N’aient rampé qu’à tâtons dans une longue ornière.

Soigneux de recueillir, en fils religieux,

Les jalons de savoir plantés par nos aïeux,

Ne chargeons pas leurs noms de nos ingrats blasphèmes :

Le poids d’un tel mépris tomberait sur nous-mêmes.

Respecte le passé, jeune homme ! afin qu’un jour

L’équitable avenir te respecte à son tour.

Cette Épître, que l’Académie a jugée digne de l’accessit, est l’ouvrage de M. Bignan, qui avait ainsi concouru contre hu-même.

Le nom de Corneille, et sa fête récente à Rouen, ont dicté des vers que l’Académie mentionne également avec estime, et où l’auteur, M. Vieillard, exprime noblement le culte patriotique des lettres et du génie.

L’Académie a distingué au même titre une pièce sur la statue de Louis XIV, à Versailles. Le roi objet de tant de flatteries reçoit, dans ce poëme, plus d’une louange neuve et méritée. C’est qu’il y est jugé au point de vue de l’histoire, plus favorable encore à la vraie grandeur que l’exagération contemporaine.

L’Académie, en remarquant deux autres pièces, regrette que la vérité du style n’y soit pas au niveau du talent. La première, au cri de Vive Attila, fait, avec une verve d’expressions ardentes, l’apothéose de ces grands destructeurs qui renouvellent le monde par des ruines. L’auteur semble las de la civilisation et des arts, dont sa poésie brillante exagère cependant toutes les couleurs. L’autre poëme, sous le titre d’une Fête romaine, reproduit avec force ce luxe d’atrocités familier à la vie et à l’imagination des Romains de l’empire, et auquel nous remontons trop souvent par faux calcul de goût et prétention d’école. Quelques traits énergiques de ces deux pièces ont vivement frappé. Mais, puissent les jeunes talents se persuader que dans un langage plus simple ils trouveraient plus de véritable force, et que c’est aux sources les plus pures de la raison et des lumières, et non dans la mélancolie d’un spleen antisocial, qu’il faut encore maintenant chercher la poésie !

Cette idée, Messieurs, nous conduit naturellement à parler d’un autre concours, que l’Académie a dû juger aussi, et qui fait passer sous ses yeux de plus graves travaux, en lui imposant à elle-même un plus difficile examen. Après les prix de poésie, nous avons les prix pour l’ouvrage le plus utile aux mœurs. L’union nécessaire de la philosophie et des lettres, du perfectionnement moral et du goût, de la liberté et du talent, voilà sans doute la pensée qui dirigeait un homme de bien dans l’institution de ces prix nous devons y rester fidèles, en les décernant. Mais combien cette tâche n’est-elle pas laborieuse et délicate ! Apprécier des ouvrages étendus, qui supposent souvent des études à part, établir des rangs de mérite entre des productions fort diverses par le but et la forme, enfin être inflexible sur les principes, et, dans une juste mesure, impartial pour les opinions ; c’est là ce que l’Académie entreprend avec zèle depuis plusieurs années. Par le mouvement naturel des esprits, les questions morales ont amené pour elle des problèmes de législation civile, de haute politique, d’économie sociale. Elle ne les a pas évités, heureuse de compter dans son sein des hommes que leur longue expérience et leur ascendant moral autorisent à les résoudre.

Cette année, Messieurs, trois ouvrages avaient particulièrement fixé sou attention : un livre de littérature éloquente et de morale domestique, par M. Aimémartin ; un ouvrage de moralité publique et d’amélioration charitable, par M. Alban de Villeneuve-Bargemont ; un traité de philosophie spiritualiste, par M. Damiron.

Une grande variété de connaissances était nécessaire pour l’appréciation de ces ouvrages. Après un long examen l’Académie a fixé son opinion, par le rapport élevé, savant, d’un homme qui, longtemps ministre, avait étudié, au milieu même des agitations de la vie active, toutes les questions de la science moderne ; qui, célèbre orateur politique prêtait sa voix à la défense des réfugiés espagnols, et qui, depuis dix ans, a emporté dans la retraite l’estime de ses adversaires et le respect de tous. M. Lainé a bien voulu consacrer de longues heures à la comparaison critique, à l’analyse des trois ouvrages réservés. Son travail publié tout entier serait le plus beau renseignement que l’Académie puisse donner sur l’importance du jugement qui lui est confié, et sur la manière dont elle le conçoit. Mais tant de vues, de graves observations pour la critique des ouvrages, ne doivent pas être morcelées, et ne peuvent être ici reproduites. L’Académie d’ailleurs, sur des matières si sérieuses, ne veut pas mêler la controverse à la récompense publique. Elle ne défend pas, elle n’approuve pas tout, dans les ouvrages qu’elle couronne. Il lui suffit que le caractère du bien y prédomine. C’est le bien, séparé de toute erreur partielle, de toute opinion exagérée ou passagère, c’est le bien qu’elle cherche et qu’elle honore.

C’est en ce sens que notre éloquent rapporteur, après avoir comparé dans leurs effets la charité chrétienne et la bienfaisance civile, rapproche les opinions contradictoires par cette belle parole : « Tous les hommes de bien sont des ministres de la Providence. » C’est ainsi qu’avec les restrictions dictées par la science et le goût, après avoir fait ressortir les spéculations touchantes, les sentiments élevés du livre de M. Aimémartin, les curieuses recherches, la philanthropie chrétienne de M. Alban de Villeneuve-Bargemont, il rend justice, dans un examen approfondi, aux beautés utiles de l’ouvrage de M. Damiron.

L’Académie a partagé entre les deux premiers auteurs un prix de 16,000 francs. Elle décerne une médaille d’or de 4,000 francs à M. Damiron. Jamais la munificence de M. de Montyon n’aura paru mieux justifiée que dans ce jour, où elle a eu M. Lainé pour interprète, et où elle s’applique à des ouvrages qui, par importance de l’objet ou l’éclat de la forme, ont tout le public pour juge.