Hommage à M. Michel Déon, en l'église Saint-Germain des Prés

Le 18 janvier 2017

Jean d’ORMESSON

Messe à la mémoire de M. Michel Déon

En l'église Saint-Germain des Prés,

le 18 janvier 2017

 

 

Michel Déon était un de mes plus chers et de mes plus vieux amis. Comme beaucoup, ici, je l’admirais et je l’aimais.

Parler avec Michel a toujours été un bonheur. Ce matin, pour qu’il soit encore quelques instants avec nous, je parlerai avec lui dans la tristesse.

Je ne sais pas pourquoi Edouard Michel, né à Paris il y a un peu moins de cent ans a choisi de rendre illustre le nom de Michel Déon. Nous savons pourquoi le jeune Arouet a choisi de s’appeler Voltaire. Pourquoi Chateaubriand, qui s’appelait René, a voulu s’appeler François-Auguste. Ou pourquoi Henri Beyle était devenu Stendhal. Je n’ai jamais su pourquoi Louis Farigoule était devenu Jules Romains. Je n’ai jamais su d’où venait le nom de Michel Déon qui nous réunit aujourd’hui dans le chagrin et le souvenir.

Nous n’étions pas amis d’enfance. Je ne t’ai pas connu à dix ans, à quinze ans, à vingt ans quand tu deviens secrétaire d’un grand poète qui dirigeait L’Action française : Charles Maurras. Je ne t’ai pas connu quand le plus grand désastre de la longue histoire s’est abattu sur notre pays : la défaite, en dix jours, de 1940.

De Romain Rolland à Maurice Genevoix, la guerre de 14 a marqué profondément toute une génération d’écrivains. Vingt ans plus tard, la guerre de 40 a bouleversé des écrivains qui ne se sont jamais remis de la défaite : Morand, Aragon, Michel Mohrt, Michel Déon.

Mon cher Michel, nous étions très différents : j’étais attaché à la République, à de Gaulle, à l’Europe. Tu étais nationaliste et monarchiste, tu ne portais dans ton cœur ni de Gaulle ni l’Europe. Et nos différences s’accordaient très bien.

À une époque dominée par la pensée de gauche, par la toute-puissance de Sartre, par l’engagement, par l’absurde, par le nouveau roman, par de petits rebelles de pacotille, de routine et d’intérêts, tu étais très exactement le contraire d’un conformiste. Tu étais l’indépendance même. Tu étais un rebelle.

Parce que tu étais un rebelle, tu as quitté la France comme un homme amoureux quitte une femme trop aimée qui l’a fait souffrir. Tu t’es promené aux États-Unis, au Canada, au Portugal, en Grèce, en Italie et en Irlande où tu es mort le lendemain de Noël. Tu as aimé les Iles d’où tu nous envoyais des livres et où tes amis allaient te voir. Je me souviens, ma chère Chantal, de ces matins de bonheur et de ces soirées enchantées à Skyros ou à Spetsai. Nous refaisions le monde, nous mangions des oursins.

Je pourrais parler de toi pendant des heures, mon cher Michel. Je pourrais écrire un livre sur toi. Mais s’il fallait te résumer en trois mots, je dirais : le charme, l’amitié, les livres.

Ce qu’il y avait de plus clair en toi, c’était ton charme. Irrésistible. Tu étais plutôt solitaire, plutôt rugueux, peu porté aux révérences, aux momeries, à la modernité. Tu n’étais ni Valmont, ni Casanova. Tu étais plus proche de Lord Jim que des personnages de Marivaux. Et ton charme entraînait tous les cœurs derrière toi. Les hommes et les femmes y succombaient également. De Coco Chanel à Françoise Sagan et à tant d’autres, de Paul Morand et Jacques Chardonne à Jean-François Deniau, à Nimier, Blondin, Jacques Laurent qui constituaient avec toi ce fameux groupe des hussards surgi d’un article de Bernard Frank dans Les Temps modernes. Plus tard, tu as eu de l’affection pour des écrivains de trente ou quarante ans plus jeunes que toi qui t’étaient attachés – les Carrère, les Rollin, les Neuhoff, les Besson, les Joannon… Tout récemment, Houellebecq.

Un de tes amis, que je connaissais pas, m’est toujours resté un peu mystérieux : c’était Fraigneau. André Fraigneau était ton ami, mais il était aussi, un peu paradoxalement, l’ami intime de Marguerite Yourcenar. À la mort de Fraigneau, Marguerite Yourcenar a écrit un beau poème, assez peu connu :

 

« Vous ne saurez jamais que votre âme voyage

Comme au fond de mon cœur un doux cœur adopté,

Et que rien, ni le temps, d’autres amours, ni l’âge,

N’empêcheront jamais que vous ayez été ;

Que la beauté du monde a pris votre visage,

Qu’un peu de votre voix a passé dans mon chant. »

 

« Que la beauté du monde a pris votre visage… »

 

Mon cher Michel,

Pour beaucoup, ici, ce matin, la beauté du monde a pris ton visage. Tu nous écrivais d’Italie ou du balcon de Spetsai. Nous attendions tes livres avec impatience, nous les lisions avec enchantement. Je ne veux jamais l’oublier, Tout l’amour du monde, Les trompeuses espérances, Le jeune homme vert, plus tard : La montée du soir. Chaque livre était un bonheur. Deux d’entre eux, surtout, ont connu un grand succès. Les Poneys sauvages, une fresque de notre monde avec ses quatre héros et Un taxi mauve qui a donné naissance à un film avec une distribution éblouissante : Charlotte Rampling, Fred Astaire, Philippe Noiret, Peter Ustinov.

En 1978, il y a quarante ans, ta vie bascule une nouvelle fois : ton talent et tes livres te font élire à l’Académie française. C’est un événement. On pourrait rêver là-dessus : le rebelle se change en institution ; le solitaire, en vedette. Tu avais déjà une famille merveilleuse et une famille de substitution avec Claude et Antoine Gallimard qui étaient tes amis. En voilà une troisième.

Il était permis de s’interroger sur le sort de cette liaison improbable entre un Robin des Iles un peu abrupt et la vieille dame du quai Conti. À la surprise générale, ce fut un mariage d’amour. On dirait une de ces comédies américaines ironiques et sentimentales à la Frank Capra, à la Stanley Donen ou à la Cukor.

Tu aimais les livres. Et pas seulement les tiens – mais ceux des autres. À l’époque où des jeunes gens abandonnaient le grand écran pour le petit et le petit pour la tablette, et où les chefs d’État communiquent par tweets, tu faisais un usage des livres surprenant : tu les lisais. Ta voix comptait, quai Conti : nous t’écoutions. Je sais, ma chère Hélène, que Michel vous aimait beaucoup. Et je crois qu’en retour, vous aviez de l’affection pour lui.

J’ai déjà été trop long. Je voulais seulement vous dire, à toi, ma chère Chantal, à toi, ma chère Alice, mon cher Alexandre, que nous n’oublierons pas Michel.

Nos morts ne disparaissent pas tout entiers tant que ceux qui les aimaient les gardent vivants dans leur cœur. Beaucoup de nous, ici, ce matin, croient ou espèrent que tout ne finit pas avec la mort.

J’oserai peut-être ajouter que les écrivains ont la chance de laisser derrière eux ces petits objets si commodes où dort le souvenir et que nous appelons des livres. J’espère et je crois qu’il y a autre chose que ce monde cruel où nous avons été jetés. J’espère et je crois que, dans dix ans, dans vingt ans, peut-être vers la fin du siècle, des jeunes gens rêveurs et enchantés découvriront encore dans un livre le nom de Michel Déon.