Discours sur les prix de vertu 1829

Le 25 août 1829

Georges CUVIER

Discours

DE M. le baron CUVIER

Directeur de l'Académie française

Sur les prix de vertu

Lu en séance le 25 août 1829

 

 

Dans le grand nombre de personnes éclairées qui ont coutume d’assister à nos solennités littéraires, et qui depuis quelques années y voient produire avec éclat, aux applaudissements du public, des actions dont le mérite tient si essentiellement à la modeste obscurité qui les a vues naître, il s’en est trouvé sans doute qui se seront demandé si l’institution dont nous sommes les ministres est bien conforme à la nature des sentiments qu’elle a pour but de propager, et s’il est bien moral de promettre des prix pour exciter à des actions qui en deviendraient indignes, par cela seulement qu’elles auraient été faites dans la vue de les obtenir. L’homme généreux qui nous a chargés de l’exécution de ses legs avait trop de pénétration dans l’esprit pour qu’une réflexion si naturelle ait pu lui échapper : il savait aussi bien que personne que la véritable vertu ne peut trouver qu’en elle-même une récompense digne d’elle, et la manière dont l’Académie a jusqu’à présent reparti ses bienfaits prouve bien aussi qu’elle n’a pas eu une pensée différente. Ce n’est point sur des actes isolés, sur ces élans subits auxquels l’homme le plus vicieux ne résiste pas toujours, qu’elle a porté son attention, mais sur l’habitude longue, non interrompue, des sacrifices, de l’abnégation de soi-même on pourrait dire qu’elle ne s’est point tant occupée de récompenser des actions vertueuses, que d’offrir des moyens de plus d’en faire à des personnes qui déjà y avaient épuisé tous les leurs et certes, il n’est point de censeur assez difficile pour voir dans une telle destination rien qui ne s’accorde avec la plus pure morale, ni qui puisse effleurer cette modestie sévère, apanage si nécessaire de la vertu.

D’ailleurs, tout nous porte à croire que ce n’était pas seulement dans ses rapports avec ceux auxquels il destinait ses prix, que M. de Montyon considérait sa fondation. Toujours délicat dans sa philanthropie, peut-être sans vouloir le dire, avait-il autant en vue les classes élevées qu’il appelait à embellir cette fête de leur présence, que les êtres pauvres et vertueux qui devaient en paraître les objets principaux ; et pourquoi, en effet, l’idée ne lui serait-elle pas venue de faire pratiquer le culte de la vertu pour inspirer la vertu ? La Divinité, qui n’a aucun besoin de nos hommages, nous commande cependant de l’honorer, parce que nous ne pouvons nous approcher d’elle par la pensée sans devenir plus purs. N’en serait-il pas de même de la vertu, de cette céleste empreinte de la Divinité, et pourrions-nous célébrer si solennellement des actions vertueuses sans nous sentir plus vertueux nous-mêmes ? On a dit le vice contagieux ; la vertu ne serait-elle pas communicative, et comme un air pur et vif rend souvent l’énergie au corps à demi asphyxié par des miasmes pestilentiels, n’existerait-il point une atmosphère morale propre à ranimer la vie de l’âme ?

Une autre intention que nous pouvons tout aussi raisonnablement supposer au noble fondateur, c’est celle de convertir ces hommes assez malheureux pour ne pas croire à la vertu. Au milieu des cours où il vécut, et dans des temps qui, en multipliant les chances de l’ambition, avaient fait descendre les vices qu’elle enfante jusque dans les rangs les plus humbles, cet homme si éminemment bon dut voir avec peine se répandre de plus en plus ces funestes doctrines, qui font d’un froid amour-propre le mobile unique des actions humaines. Semblable à ce philosophe qui marchait pour prouver le mouvement, il a voulu montrer tout ce qu’il y a parmi les hommes de vertus désintéressées. En effet, qui pourra désormais jeter les yeux sur nos annales, et y voir tant de malheureux se priver d’une chétive subsistance pour élever des orphelins qui leur sont étrangers, tant de vieux domestiques épuisant ce qu’il leur reste de forces pour soutenir des maîtres devenus indigents et infirmes, tant de pauvres ouvriers hasardant leur vie dans le péril d’autrui, tant de femmes faibles et malades, bravant la mort pour lui arracher quelques victimes, et cela tous les jours, tous les instants de la vie, avec une persévérance qui ne se dément jamais qui pourra, dis-je, apprendre tant de beaux traits, et ne pas s’écrier que ces désolantes théories ne sont que d’horribles paradoxes, et que cet amour de nos semblables, ce plaisir de leurs plaisirs, cette souffrance de leurs souffrances, que la religion met au premier rang des vertus chrétiennes, est aussi le premier des penchants que la nature imprime en nous ? C’est l’instinct du cœur, comme l’abstraction et la parole sont l’instinct de l’esprit ; on l’appelle humanité, et avec grande raison, car c’est le caractère moral de l’espèce humaine, et il ne lui est pas moins inhérent que ses caractères physiques.

Cette année encore, nous n’avons pu écouter sans attendrissement ce grand nombre de rapports, que les autorités civiles et ecclésiastiques ont de toute part adressés à l’Académie, et ces actes innombrables de bienfaisance, parmi lesquels on a choisi ceux dont M. le Secrétaire perpétuel vient de vous donner l’énumération. L’exposé touchant et lumineux qu’il en a rédigé sera bientôt rendu public, et il serait inutile d’en reproduire ici la nomenclature ; mais il est de mon devoir de faire remarquer qu’après ceux que l’on a cru devoir préférer, il en resterait encore assez pour former une liste tout aussi nombreuse et tout aussi honorable.

Néanmoins, dans ce grand nombre de personnes, animées en quelque sorte au même degré du sentiment que nous avons à célébrer, il en est qui ont su l’exercer avec plus de bonheur. Si faire le bien est une vertu, savoir tirer un grand bien de moyens faibles est une vertu d’un autre ordre, non moins belle dans celui qui la possède, et infiniment plus précieuse pour la société. La charité a aussi son génie, et alors, comme la foi, elle produit des miracles. Ici encore nous découvrons une utilité nouvelle de la fondation de M. de Montyon ; l’Académie, donnant à ces découvertes de la charité une publicité plus grande, apprend aux personnes charitables tout ce qu’elles peuvent ajouter à leur bienfaisance ; ce ne sont plus de légers secours pécuniaires qu’elle procure à quelques-unes ; elle ouvre à toutes des sources intarissables de richesses.

C’est à ce titre, c’est pour avoir conçu et mis en pratique des moyens de donner à leur bienfaisance plus d’extension et d’intensité, que deux grands prix (de cinq mille francs chacun) ont été décernés à Reine Françon de Saint-Étienne, département de la Loire, et à Louise Scheppler, du Ban-de-la-Roche, département des Vosges.

 

Reine FRANÇON, née de parents qui vivaient péniblement de leur travail, se fit, dès que ses forces le lui permirent, un devoir de ne plus leur être à charge ; bientôt elle parvint à les soutenir eux-mêmes, et elle ne les a laissés manquer de rien jusqu’à leur mort, arrivée depuis peu, et lorsqu’ils avaient passé quatre-vingts ans ; mais ce n’était là que remplir une obligation rigoureuse ; et il fallait autre chose pour satisfaire une âme comme la sienne. Deux de ses nièces languissaient dans l’indigence ; elle les appela près d’elle, les nourrit, les forma au travail ; ses soins furent heureux, et les jouissances qu’ils lui procurèrent l’engagèrent à en étendre le cercle ; elle adopta d’autres enfants pauvres ; à mesure qu’elle les élevait, elle les associait à sa charité, et trouvait ainsi le moyen d’en multiplier le nombre. Au bout de quelques années, sans qu’elle eût rien demandé au public, vingt jeunes filles recevaient déjà gratuitement auprès d’elle un asile, la nourriture, l’entretien, et une éducation convenable à leur état. Plus tard, avec les produits du travail commun et l’appui de quelques personnes charitables, elle a acquis un édifice proportionné à ses vues des compagnes animées de son esprit l’ont secondée ; sa maison se compose maintenant de vingt maîtresses et de quatre-vingts jeunes filles, et déjà il se présente plus de trente aspirantes. C’est toujours aux plus indigentes, ou à celles qui seraient exposées à de fâcheux exemples, que mademoiselle Françon accorde la préférence. Elle n’exige aucune rétribution, ni à l’entrée, ni pendant le séjour, encore moins à la sortie. Chacune de ces jeunes filles travaille selon son aptitude ; on montre à lire et à écrire à celles qui ne le savent pas, et lorsqu’elles sont en état d’être placées, et qu’on a trouvé pour elles des maisons ou leurs mœurs n’aient rien à redouter, on leur donne un trousseau et la somme nécessaire pour vivre pendant un mois. Que l’on songe à ce que la plupart de ces pauvres filles seraient devenues si elles fussent restées abandonnées, et l’on appréciera le mérite de la fille pauvre elle-même, qui a su les mettre à l’abri de tant de dangers Parvenue à l’âge de cinquante-six ans sans s’être rien réservé, sans avoir jamais songé à son propre avenir, cette personne respectable ne s’occupe que de donner à son établissement une durée indépendante de son existence. Avec son talent extraordinaire d’administration, elle parviendra sans doute à le fonder matériellement, mais qui retrouvera une tête et un cœur capables de la remplacer ?

 

Ce simple récit est extrait mot à mot de celui qui nous est adressé par les quatre curés et par trente des habitants les plus notables de la ville de Saint-Étienne, la plupart membres du Conseil municipal ou des administrations de bienfaisance, et qui tous se plaisent à reconnaître combien l’ingénieuse charité de Mademoiselle Françon allège leurs fonctions et les devoirs de leur ministère. Ils nous déclarent que c’est à son insu, dans l’intérêt de la maison qu’elle a fondée, dans l’intérêt même de leur ville beaucoup plus que dans le sien, qu’ils se sont décidés à faire connaître à l’Académie la vie de ce modèle de bienfaisance.

 

Louise SCHEPPLER a peut-être porté encore plus loin cette industrie de la bienfaisance. Ce n’est plus une maison, c’est une contrée tout entière qui jouit de ses bienfaits une contrée tout entière qui est vivifiée par la charité d’une pauvre servante.

Dans la partie la plus âpre de la chaîne des Vosges, un vallon presque sépare du monde nourrissait chétivement, il y a soixante ans, une population restée à demi sauvage ; quatre-vingts familles réparties dans cinq villages en composaient la totalité ; leur misère et leur ignorance étaient également profondes ; elles n’entendaient ni l’allemand ni le français ; un patois inintelligible pour tout autre qu’elles faisait leur seul langage, et ce que dans une assemblée comme la nôtre on n’aura pas de peine à croire, ni leur pauvreté ni leur ignorance n’avaient adouci leurs mœurs ; ces paysans se gouvernaient par le droit du plus fort, presque comme des seigneurs du moyen âge ; des haines héréditaires divisaient les familles, et plus d’une fois il en était né des violences coupables.

Un pieux pasteur, Jean Frédéric Oberlin, devenu depuis si célèbre, entreprit de les civiliser ; et pour cet effet, en habile connaisseur des hommes, il s’attaqua d’abord à leur misère ; de ses propres mains il leur donna l’exemple de tous les travaux utiles ; armé lui-même d’une pioche, il les guida dans la construction d’une route ; bêchant, labourant avec eux, il leur enseigna la culture de la pomme de terre il leur fit connaître les bons légumes, les beaux fruits leur montra à greffer, il leur donna de bonnes races de bestiaux et de volailles. Leur agriculture une fois perfectionnée, il introduisit différentes industries pour occuper les bras superflus il leur créa une caisse d’épargnes, et les mit en rapport avec des maisons de commerce et des villes voisines. Leur confiance croissant avec leur bien-être, des leçons d’un ordre plus élevé se mêlèrent par degré à celles-là. Dès l’origine il s’était fait leur maître d’école, en attendant qu’il en eût formé pour le seconder : Une fois qu’ils aimèrent lire, tout devint facile ; des ouvrages choisis venant à l’appui des discours et des exemples du pasteur, les sentiments religieux, et avec eux la bienveillance mutuelle, s’insinuèrent dans les cœurs les querelles, les délits, les procès mêmes disparurent ; ou s’il naissait quelque contestation, d’un commun accord on venait prier Oberlin d’y mettre un terme ; en un mot, lorsqu’il fut près de sa fin, cet homme vénérable put se dire que, dans ce canton, autrefois pauvre et dépeuple, il laissait trois cents familles réglées dans leurs mœurs, pieuses et éclairées dans leurs sentiments, jouissant d’une aisance remarquable et pourvues de tous les moyens de la perpétuer.

Une jeune paysanne de l’un de ces villages, Louise Scheppler, à peine âgée de quinze ans, fut si vivement frappée des vertus de cet homme de Dieu, que, bien qu’elle jouît d’un petit patrimoine, elle lui demanda d’entrer à son service et de prendre part aux œuvres de sa charité. Dès lors, sans jamais accepter de salaire, elle ne le quitta plus. Devenue son aide, son messager, l’ange de toutes ces cabanes, elle y porta sans cesse tous les genres de consolations. Dans aucune circonstance on n’a mieux vu à quel point le sentiment peut exalter l’intelligence : cette simple villageoise avait compris son maître et tout ce que ses pensées avaient de plus élevé ; souvent même elle l’étonnait par des idées heureuses auxquelles il n’avait point songé, et qu’il s’empressait de faire entrer dans l’ensemble de ses opérations. C’est ainsi que, remarquant la difficulté que ces cultivateurs éprouvaient à se livrer à la fois à leurs travaux champêtres et au soin de veiller sur leurs petits enfants, elle imagina de rassembler ces enfants dès le bas âge dans des salles spacieuses, où, pendant que les parents vaquaient à leur ouvrage, des conductrices intelligentes les gardaient, les amusaient et commençaient à leur montrer les lettres et à les exercer à de petits travaux. C’est de là qu’est venue en Angleterre et en France l’institution des salles d’asile où l’on reçoit et où l’on garde les enfants des ouvriers, si souvent abandonnés dans les villes au vice et aux accidents. L’honneur d’une idée qui a déjà tant fructifié, et qui bientôt sera adoptée partout, est entièrement dû à Louise Scheppler, à cette pauvre paysanne du Ban-de-la-Roche. Elle y a consacré le peu qu’elle possédait, et de plus sa jeunesse et sa santé. Encore aujourd’hui, quoique avancée en âge, elle réunit autour d’elle, sans rétribution, une centaine d’enfants de trois à sept ans, et leur donne une instruction appropriée à leur âge. Les adultes, grâce à M. Oberlin, n’ont plus de besoins moraux, mais quelques-uns encore, dans la vieillesse et dans la maladie, éprouvent des besoins physiques. Louise Scheppler y pourvoit des bouillons, des remèdes, elle trouve moyen de tout distribuer. Leurs besoins pécuniaires même ne sont pas oubliés ; elle a fondé et elle administre un Mont-de-Piété d’une espèce toute particulière, et qui serait bien aussi une invention admirable, s’il était possible de le multiplier comme les salles d’asile car il est du très-petit nombre de ceux qui n’usurpent pas leur nom : on y prête sans intérêt et sans gages.

Lorsque M. Oberlin mourut, par un testament, revers de celui d’Eudamidas, il légua Louise Scheppler à ses enfants : permettez-nous de vous lire quelques lignes de cet acte de dernière volonté ; ces simples paroles d’un maître mourant seront plus éloquentes que tout ce que nous pourrions y ajouter :

« Mes chers enfants, dit-il, je vous lègue ma fidèle garde, celle qui vous a élevés, l’infatigable Louise ; elle a été pour vous garde soigneuse, mère fidèle, institutrice, tout absolument ; son zèle s’est étendu plus loin : véritable apôtre du Seigneur, elle est allée dans tous les villages où je l’envoyais assembler les enfants autour d’elle, les instruire de la volonté de Dieu, leur apprendre à chanter de beaux cantiques, leur montrer les œuvres de ce Dieu paternel et tout puissant dans la nature, prier avec eux, et leur communiquer toutes les instructions qu’elle avait reçues de moi et de votre excellente mère. Les difficultés innombrables qu’elle rencontrait dans ces saintes occupations, en auraient décourage mille autres : le caractère revêche des enfants, leur langage patois ; les mauvais chemins, les rudes saisons ; pierres, eaux, pluies abondantes, vents glacés, grêles, neiges profondes, rien ne la retenait. Elle a sacrifié son temps et sa personne au service de Dieu. – Jugez, mes chers enfants, de la dette que vous avez contractée envers elle en moi ! – Encore une fois, je vous la lègue ; vous ferez voir, par les soins que vous prendrez pour elle, si vous avez du respect pour la dernière volonté d’un père. Mais oui, vous remplirez mes vœux ; vous serez pour elle, à votre tour, tous ensemble, et chacun de vous en particulier, ce qu’elle fut pour vous. »

Messieurs et mesdemoiselles Oberlin, fidèles au vœu de leur père, voulurent donner à Louise Scheppler une part d’enfant ; mais rien ne put déterminer cette fille généreuse à réduire le patrimoine déjà si modique laissé par son maître ; elle demanda seulement la permission d’ajouter le nom d’Oberlin au sien, et ceux à qui appartient le droit de porter ce nom honorable, ont cru l’honorer encore en le partageant ainsi.

Je ne sais si mademoiselle Scheppler est déjà instruite de la part que l’Académie lui destine dans la succession de M. de Montyon ; mais pour celle-là il n’y a point à douter qu’elle ne l’accepte, parce que tous ceux qui la connaissent savent d’avance l’usage qu’elle en fera.

Tels sont, Messieurs, les deux principaux choix auxquels l’Académie a cru devoir s’arrêter pour cette année. Si l’âme élevée de M. de Montyon prenait encore quelque connaissance de ce qui se fait sur la terre, il nous semble qu’elle devrait en être particulièrement satisfaite. Nous avons eu le bonheur d’y concilier les deux idées qui l’occupèrent pendant toute sa vie, et auxquelles, en mourant, il a encore consacré é sa fortune faire du bien aux malheureux et exciter à leur en faire tous ceux qui d’une manière ou d’autre en ont la possibilité.

 

RÉCIT DES ACTIONS VERTUEUSES QUI ONT OBTENU DES MÉDAILLES DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE, LE JOUR DE LA SAINT-LOUIS, 25 AOUT 1829.

 

 

Un ancien philosophe grec, Platon, disait que si la vertu pouvait se rendre visible aux yeux des hommes, sa beauté inspirerait de grandes passions, et qu’elle aurait beaucoup d’adorateurs parlerait-il de même s’il vivait parmi nous ?

Ne dirait-il pas plutôt que si l’on voyait la vertu d’un côté et la fortune de l’autre, on ferait peu d’attention à la première, et l’on tournerait vers la seconde tous ses désirs et tous ses hommages ?

Il existe encore pourtant de bonnes âmes, des âmes vertueuses dont la première pensée n’est pas pour elles-mêmes, et qui mettent leur bonheur à faire celui des autres.

On parle fort peu de ces personnes ; on les connaît à peine, parce qu’elles ne cherchent point à paraître ; parce qu’elles ne se pressent pas d’étaler le bien qu’elles font souvent par le seul instinct d’un heureux naturel, et sans penser qu’il y ait à cela le moindre mérite.

Il se trouve de ces bienfaiteurs de leurs semblables parmi les riches ; il s’en trouve aussi parmi les pauvres ; car la bonté est de toutes les conditions ; elle est un apanage, et comme une des facultés de l’espèce humaine. Seulement les pauvres ont plus de mérite encore que les riches à exercer la bienfaisance ; car ceux-ci ne donnent guère que leur superflu et les pauvres, pour donner, prennent sur leur nécessaire.

Parmi les riches, qui se sont montrés humains, nous pouvons citer ce M. de Montyon qui, toute sa vie, s’est occupé de ce qui pouvait, de ce qui devait être utile à un grand nombre d’hommes ; ses regards se sont tournés particulièrement vers la classe pauvre et obscure de la société ; il a vu qu’elle est exposée à la misère, aux maladies, soumise à des travaux rudes et pénibles, quelquefois dangereux et malsains ; que, presque entièrement privée d’éducation et d’instruction, elle reste en butte aux séductions du vice, à l’entraînement des passions, des goûts grossiers, des plaisirs brutaux, souvent livrée aux mauvais conseils de la faim et du besoin ; et qu’elle n’a pour se soutenir contre ces tentations, ni le secours des connaissances acquises, ni l’habitude de la réflexion, ni le désir de l’estime publique, ni l’espérance d’un meilleur sort et de cette aisance, que dans les autres conditions on acquiert par le travail et la bonne conduite.

M. de Montyon a toujours eu en vue le soulagement et l’amélioration des pauvres, il y a consacré une fortune considérable ; il a fait des legs aux hôpitaux, où les pauvres sont reçus et soignés dans leurs maladies ; il a prévu l’instant où, à la sortie de l’hôpital, et encore trop faibles pour travailler, ils auraient besoin de secours ; il a laissé des sommes à donner en prix à ceux qui inventeraient des machines utiles à l’agriculture ou aux arts mécaniques ; à ceux qui découvriraient de nouveaux moyens de guérir quelques-unes des maladies qui affligent l’humanité ou de diminuer les dangers auxquels la santé et même la vie des ouvriers et des artisans se trouve exposée dans certains genres de travaux ; il a fondé un prix pour des livres utiles aux mœurs, c’est-à-dire pour des livres propres à instruire les hommes et à les rendre meilleurs ; enfin, il a fondé un prix de vertu, en faveur des pauvres exclusivement.

Ce prix est annuel ; ce qui prouve que le fondateur a pensé que chaque année il serait remporté ; il devait s’y attendre ; car il y a chez les pauvres, comme nous l’avons déjà dit, des cœurs nobles et vertueux, et nous aurons bientôt à en citer de beaux exemples.

Mais faisons-nous d’abord une question Qu’est-ce que la vertu ?

Un ancien philosophe va encore nous répondre La vertu remarquable, éclatante, est celle qui supporte des peines et des travaux, ou qui s’expose à des dangers pour être utile aux autres, et cela sans attendre ni vouloir aucune récompense.

Il a bien raison de dire que c’est là une vertu remarquable, éclatante peut-être même est-elle au-dessus de l’humanité : observons seulement que les deux principaux caractères de cette vertu, c’est d’être utile à autrui, et de l’être d’une manière désintéressée.

Laissons l’antiquité païenne, ouvrons l’Évangile, et cherchons-y une réponse à la question que nous nous sommes proposée. Voici ce que nous lisons dans le saint livre : Aimez Dieu par-dessus toutes choses, et votre prochain comme vous-mêmes ; la loi et les prophètes sont contenus dans ces deux préceptes.

Ainsi, celui qui aura suivi ces deux préceptes sera vertueux, il aura accompli toute la loi.

Or, qu’est-ce qu’aimer Dieu ? Comment peut-on prouver qu’on l’aime ? C’est en se conformant à sa volonté, en faisant ce qu’il ordonne ; et la première chose qu’il nous commande, après l’amour que nous lui devons, c’est d’aimer notre prochain comme nous-mêmes, et notre prochain, ce sont tous les hommes sans distinction ni exception, comme nous l’apprend aussi l’Évangile du Samaritain.

Ce commandement que Dieu nous donna, il a voulu lui-même nous en rendre l’exécution facile et agréable ; car il a mis dans nos âmes, pour ainsi dire dès notre naissance, l’amour du prochain ; une disposition naturelle à aimer nos semblables, à nous réjouir de leur joie, à nous affliger de leurs peines ; cette sympathie, cette compassion, ce sentiment si doux que la religion appelle charité, se trouve dans tous les cœurs qui ne sont pas pervertis et corrompus : il s’y trouve, mais il n’y est pas également développé, également énergique. Nous sentons tous que nous nous devons les uns aux autres, non-seulement justice, mais secours, mais aide autant que nous le pouvons.

« Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’autrui te fasse
Et fais pour autrui ce que tu voudrais qu’autrui fit pour toi. »

Voilà des règles bien simples, que les enfants mêmes comprennent et reconnaissent pour équitables et nécessaires ; elles sont le fondement de toute la morale pourquoi ne sont-elles pas toujours suivies !

C’est qu’on est aveugle par ses passions, par ses penchants, par ses intérêts.

Nous disions tout à l’heure que Dieu avait mis en nous l’amour de nos semblables ; mais il nous a donné aussi, pour notre propre conservation, l’amour de nous-mêmes : ce sentiment ne nous est pas moins naturel que l’autre ; il n’est pas coupable, puisqu’il nous est nécessaire ; il nous enseigne même plusieurs vertus, comme la tempérance qui entretient la santé, la prudence qui nous fait éviter les dangers, et le courage qui nous donne les moyens d’en sortir. Dieu nous dit d’aimer notre prochain comme nous-mêmes, c’est nous dire de nous aimer ; mais quand ce sentiment de l’amour de soi devient excessif, il s’appelle du nom odieux d’égoïsme : s’il nous pousse à sacrifier tous les autres à nous, à vouloir nous enrichir de leurs pertes, à les compter pour rien dès qu’il s’agit de nous satisfaire, alors il devient très-coupable puisqu’il nous fait commettre des injustices et des crimes.

Il est triste et sot de s’aimer tout seul ; si l’on ne fait jamais rien pour les autres, on ne doit attendre d’eux ni reconnaissance, ni amitié, ni secours.

C’est n’être bon à rien, de n’être bon qu’à soi.

L’homme qui étouffe en lui la compassion, et qui n’obéit qu’à l’amour de soi-même, à l’égoïsme, est un être dangereux à la société, qui doit le réprouver et le punir au moins par son mépris.

On pourrait dire que presque tout le mal que nous faisons, nous le faisons par égoïsme tandis que la plupart de nos bonnes actions nous sont inspirées par l’amour de nos semblables.

Aussi le meilleur système d’éducation serait-il celui qui nous apprendrait à diriger et à restreindre dans de justes bornes l’amour de nous-mêmes, qui tendrait en même temps à développer en nous, et à augmenter l’amour des autres, le désir de leur être utile et de leur faire du bien.

Et nous voici revenus à M. de Montyon qui a toujours été animé de ce désir, qui a voulu rendre tous les hommes plus sages, meilleurs, plus heureux.

C’est dans cette intention qu’il a fondé le prix de vertu que l’Académie française a été chargée par lui de décerner.

Voici la dixième année qu’elle remplit cette honorable mission.

Tous les Français de la classe indigente sont les légataires du respectable fondateur, pourvu qu’ils se soient rendus dignes du legs par des traits de vertu, ou, ce qui vaut mieux encore, par une conduite constamment vertueuse.

L’Académie n’a pas manqué, chaque année, de publier les honorables noms des personnes à qui elle a décerné des récompenses.

Dans la séance publique annuelle de la Saint-Louis, le directeur de l’Académie les proclame et raconte les faits qui leur ont valu les distinctions qu’elles obtiennent sans les avoir demandées et presque toujours sans le savoir, C’est l’Académie elle-même qui va au-devant de ces mérites ignorés, qui les recherche, qui engage les magistrats et tous les citoyens qui peuvent en avoir connaissance à les lui révéler.

Elle prend aussi le plus grand soin de vérifier si les faits sont constants, s’ils sont appuyés de témoignages irrécusables.

Cette année 1829, elle avait environ quatre-vingts présentations venues de tous les points de la France, et il n’y en avait presque aucune qui ne fût très-intéressante et très-recommandable.

Mais les libéralités de M. de Montyon, quoique bien grandes, sont limitées il faut donc choisir entre les personnes présentées, celles qui méritent d’être préférées, et l’on conçoit combien ce choix est quelquefois difficile, et même pénible ; combien il est triste pour les juges de se voir obligés de comparer, de peser froidement des actions sublimes qui les transportent d’admiration, et les pénètrent d’attendrissement.

Et d’ailleurs, des hommes peuvent-ils se flatter d’être exempts d’erreur, en portant de semblables décisions ? Dieu seul est le juge de la vertu, parce que lui seul peut lire dans nos cœurs, pénétrer les motifs, connaître les intentions ; mais aussi Dieu seul donne à la vertu sa véritable récompense.

Nous pouvons seulement voir les actes extérieurs, et en présumer les motifs, que nous devons croire légitimes et purs, quand les actions portent le caractère du désintéressement et de la bonté.

L’Académie a été heureuse, cette année, de trouver à récompenser des vertus bien remarquables.

On a vu dans le beau discours de M. le directeur, par quelle continuité de bonnes actions, par quelle persévérance dans le bien, mesdemoiselles Reine Françon et Louise Scheppler ont mérité les prix qui leur sont décernés : ce ne sont pas seulement des individus, ce ne sont pas des familles, c’est une ville, c’est une contrée tout entière dont elles sont les bienfaitrices ; leurs noms ne sont prononcés, dans le pays qu’elles habitent, qu’avec reconnaissance et respect ; ils sont dignes d’obtenir partout les mêmes hommages.

Nous avons à raconter les bonnes actions de quinze autres personnes auxquelles l’Académie a décerné des médailles (de six cents francs chacune) ; au moment de commencer ces récits, nous éprouvons une crainte, celle de fatiguer nos lecteurs par la monotonie et le défaut de variété ; ces récits vont se ressembler entre eux : ce sera toujours de la charité, toujours de la bienfaisance, toujours un dévoûment désintéressé aux infortunes d’autrui ; et puis il faudra toujours louer, toujours admirer ce n’est pas le moyen de réveiller et de soutenir l’attention, l’éloge nous fatigue ou nous endort ; un écrivain anglais a dit spirituellement que tous les panégyriques semblent confits dans du jus de pavots. Eh bien, nous nous abstiendrons de dire un seul mot qui pourrait sembler destiné à faire valoir des actions si touchantes ; elles se recommandent assez par elles-mêmes ; et ceux qui auraient le malheur de n’en être pas attendris, ne seraient pas même en état de comprendre les éloges que nous pourrions y ajouter.

On aime, en général, les récits ; on se plaît à entendre des contes, à lire des romans, c’est-à-dire des histoires inventées à plaisir ; on va chercher au théâtre des émotions, et s’amuser à pleurer sur des malheurs imaginaires : eh quoi donc n’y a-t-il pas au monde assez de malheurs réels ? faut-il chercher si loin des sujets de larmes ? qui ne peut en trouver dans sa propre maison ? Nous allons vous montrer de véritables misères, des douleurs qui ne sont pas feintes ; et nous vous montrerons aussi les consolations qui leur ont été prodiguées, les sacrifices faits pour les soulager ; vous verrez des pauvres allant au secours de plus pauvres qu’eux, accomplissant et au delà le précepte de l’évangile, aimant leur prochain, non pas seulement comme eux-mêmes, mais plus qu’eux-mêmes ; ne trouverez-vous pas consolant de penser qu’il existe d’aussi bonnes âmes ? ne leur saurez-vous pas gré de leur compassion, de leur charité ? ne jugerez-vous pas qu’elles font honneur à l’espèce humaine ? et n’éprouverez-vous pas quelque désir de les imiter ?

Chacun des récits qui vont suivre ne sera pas bien long ; vous pourrez vous arrêter à la fin de chacun ; vous aurez besoin peut-être de vous remettre de l’émotion qu’il vous aura causée, ou plutôt de vous y abandonner avec plaisir, en vous sachant quelque gré à vous-mêmes de n’être pas insensibles aux actions d’une bonté généreuse.

Nous ne ferons presque toujours que transcrire les récits tels qu’ils ont été envoyés à l’Académie par des personnes qui ont été les témoins des faits qu’elles racontent, et qui en ont reçu, pour ainsi dire, l’impression immédiate ; nous craindrions d’affaiblir cette impression et de gâter ce que nous essaierions inutilement d’embellir.

Puisse ce livret être lu sans ennui dans quelques salons ! puisse-t-il être lu avec plaisir dans la petite chambre du pauvre ouvrier, ou dans une veillée villageoise ! Si cette lecture peut inspirer de bons sentiments et produire encore des actions qui méritent le prix de vertu, l’Académie sera satisfaite ; et celui qui s’est occupé de ce recueil, sera trop récompense d’un travail qu’il n’a fait que dans l’intention d’être utile, et de remplir un devoir.

 

Marie-Marguerite MONTVERAN [1].

 

Quand chaque année on lit dans notre ville (à Saint-Germain-en-Laye) le rapport que publie l’Académie sur la distribution des prix de vertu fondés par le respectable M. de Montyon, chacun de nous se dit : Nous avons au milieu de nous une personne qui mérite à tous égards de semblables encouragements.

Marie Marguerite MONTVERAN, âgée de 42 ans, fruitière à Saint-Germain, rue d’Angoulême, n° 9, ne subsiste que par son travail encore très-jeune, elle eut à sa charge sa mère ; elle ne faisait en cela que remplir un devoir, mais en même temps elle nourrissait et soignait une amie de sa mère, nommée Françoise Lavier, pauvre, âgée, infirme. L’état de cette femme exigeait les soins les plus assidus : Marie les lui a prodigués pendant vingt ans avec une sollicitude qui ne s’est jamais démentie.

À la même époque, elle avait aussi entièrement à sa charge Louise Rebour, belle-sœur de sa mère ; elle l’a gardée pendant douze ans : les six dernières années, cette femme était tombée en paralysie ; Marie seule l’a soignée jusqu’à la fin.

Une autre, Catherine Roussel, morte à 84 ans, est restée aux soins de Marie pendant sept ans ; l’humeur difficile de cette femme a mis pendant longtemps la douceur de Marie à de pénibles épreuves.

Son frère, Jacques-Pierre Montveran, est atteint depuis douze ans d’une aliénation mentale ; il y en a six qu’il est absolument hors d’état de travailler : sa sœur le soutient seule ; elle exerce avec tant de bonté la surveillance continuelle à laquelle l’état de son frère l’assujettit, que Jacques ne sent pas le malheur de sa position.

Plusieurs fois, Marie, en prenant sur son nécessaire, a retiré, à ses frais, du mont-de-piété des effets appartenant à des malheureux, et les leur a rendus.

Elle a chez elle, depuis six mois, une femme imbécile, dont la malpropreté est telle qu’on est oblige de la soigner comme un enfant.

Elle loue ordinairement en garni une petite chambre : dans le rigoureux hiver qui vient de s’écouler, elle l’a donnée pour rien à des domestiques sans place. Quelles sont donc les ressources de cette femme étonnante ? Elle n’en possède aucune. Elle achète au marché des fruits et des légumes qu’elle revend dans sa petite boutique, et qu’elle cède quelquefois à perte à ceux qu’elle juge plus pauvres qu’elle. Ajoutez que Marie n’est pas d’une forte santé, et qu’elle se prive des soins qu’exigerait son état, pour pouvoir soulager un plus grand nombre d’infortunés.

Cette bonne fille a, dans la ville de Saint-Germain, une réputation si bien établie, que plusieurs dames riches et charitables, qui n’oseraient lui offrir des secours pour elle-même, la chargent de distribuer leurs aumônes aux malheureux.

Et Marie, aussi modeste qu’elle est bonne, et qui ignore une démarche[2] à laquelle elle n’eut pas consenti, parce que son cœur lui dit que la charité est à elle-même sa plus belle récompense, Marie croit n’avoir rien fait que de très-ordinaire !
 

Pierre BACHELARD, et Françoise PONCET, sa femme [3].

Pierre BACHELARD a successivement exercé la profession de domestique, d’hôtelier et de boulanger.

Il a passé sa jeunesse au service d’une maison recommandable, et il s’y est acquis une telle confiance, qu’à la mort de son maître, il est devenu le dépositaire et le régisseur de la fortune des enfants, sans qu’on ait vu chanceler un moment son respect et sa fidélité. En quittant cet emploi, son premier soin fut de s’associer une femme vertueuse, et ils entreprirent d’élever une hôtellerie. Comme ils furent bientôt connus pour d’honnêtes gens, leur maison fut fréquentée par les voyageurs elle était fermée à l’ivrognerie et à la débauche. Les règlements faits, pour maintenir l’ordre, y étaient observés, et les droits d’octroi et les contributions acquittés avec tant de probité, que notre hôtelier a été honorablement cité dans un mémoire authentique, pour être le seul, dans un grand nombre, qui n’eût jamais songé à pratiquer la moindre fraude.

En 1815, les troupes des puissances alliées occupèrent le département de l’Ain ; Bachelard et sa femme se virent dépouillés de leurs fourrages, de leurs provisions, et ne purent continuer leur état d’hôtelier.

Bachelard se mit alors à fabriquer du pain.

Lorsqu’on fit un rôle de répartition de secours en faveur de ceux qui avaient souffert de l’invasion étrangère, Bachelard fut le premier à renoncer, en faveur des indigents, aux avantages de ce rôle.

Dans la disette de 1816 et 1817, ce brave homme fût chargé de la fabrication du pain qui était distribué chaque jour par l’autorité locale, et il ne voulut, pour ce travail, entendre parler d’aucune rétribution ; il le faisait volontiers, disait-il, pour contribuer au soulagement des pauvres.

L’excès de la fatigue et de la chaleur qu’il eut à supporter lui a fait perdre la vue, il y a dix ans ; il continue, tout aveugle qu’il est, son état de boulanger, et sa femme et lui s’entendent, pour faire tout le bien qui est en leur pouvoir ; telle est leur conduite depuis 40 ans qu’ils sont en ménage.

En 1828, où le pain éprouva une grande augmentation, les époux Bachelard l’ont donné aux ouvriers de leur commune, à cinq et à dix centimes au-dessous du prix qu’on le vendait ailleurs.

Une personne charitable les avait chargés de livrer chaque semaine une certaine quantité de pain à une femme pauvre, âgée et infirme. Apres un certain temps, des circonstances particulières empêchèrent la bienfaitrice de pouvoir continuer son aumône ; elle en prévint Bachelard et sa femme qui, sans rien dire, ne cessèrent point de fournir la même quantité de pain à cette pauvre infirme ; et ils ont toujours laissé ignorer l’obligation qu’elle leur avait.

La veuve, presque centenaire, d’un ancien militaire, sans fortune, sans parents, dénuée de tout, a reçu pendant trois ans les soins les plus assidus de la femme Bachelard, qui pourvoyait à sa nourriture, à son chauffage, la veillait, et lui a rendu les services du genre le plus pénible et le plus rebutant jusqu’à sa mort, arrivée depuis peu.

Enfin la vie des époux Bachelard est constamment remplie par des actes de charité et de dévoûment pour toutes les infortunes [4].

 

Françoise MORIN, dite LAURIER [5].

 

Cette personne se livre avec le plus grand zèle au soulagement des malades et des infirmes, brave avec une charité héroïque les épidémies et la contagion ; les maladies les plus infectes et qui éloignent tout le monde, sont l’objet ordinaire de ses soins généreux ; elle donne aux pauvres son temps, son repos, sa santé ; quoique sans fortune, on l’a vue nourrir pendant plusieurs mois des familles malheureuses, au moyen d’aumônes qu’elle recueille par ses sollicitations persévérantes auprès des personnes charitables.

Deux filles pauvres étaient attaquées d’une maladie affreuse, qu’on croyait épidémique ; personne à l’exception du prêtre de la maison, n’osait les approcher ; Françoise Morin est avertie de leur triste situation ; elle accourt leur donner des soins, leur ferme les yeux, et aide leur malheureux père à porter leurs corps dans la sépulture.

Chez Jacques Brione, charbonnier de son état et demeurant dans la commune de Périers, la mère et quatre enfants sont attaqués d’une maladie qui jette l’épouvante dans le voisinage, et qui écarte les plus hardis du réduit où la souffrance se trouve avec la misère la plus profonde. Françoise Morin l’apprend, et sur-le-champ elle vole aux secours de ces malheureux, portant avec elle pain, linge et argent dont la maison était dépourvue. La mère et un enfant succombent ; elle met leurs corps sur la charrette et les conduit au tombeau ; puis pourvoit au besoin des autres, en faisant des quêtes pour eux, bien qu’on redoute sa présence, par la crainte qu’on a de la maladie.

Plusieurs autres traits de la même nature pourraient être ajoutés ; mais ceux-là suffisent pour faire connaître la conduite de Françoise Morin, dont tout le canton admire et proclame depuis dix années entières la bienfaisance et la charité[6].

 

Jean Marie GAGET et Claudine LAMÈRE sa femme [7].

Les époux GAGET n’ont d’autre ressource que leur travail pour vivre, eux et leur famille.

Il y a environ vingt ans que, par charité, ils ont pris avec eux Claudine Chaulon, alors âgée de plus de soixante ans, fille idiote, infirme et qui était abandonnée de ses parents, pauvres à la vérité.

Depuis cette époque, ils ont logé, nourri et entretenu gratuitement la fille Chaulon, qui a maintenant plus de 80 ans ; cette personne, à cause de son grand âge et de ses maladies, est dans un état que la charité seule peut faire supporter sans répugnance.

La femme Gaget, depuis 20 ans, n’a cessé de prodiguer à cette pauvre vieille, idiote et malade, tous les soins qu’une fille pourrait rendre à sa mère.

Les époux Gaget, en tenant cette conduite, n’ont jamais pu s’en promettre d’autre récompense que celle que procurent la pratique de la vertu et la conscience des bonnes actions ([8]).

 

Reine BEAUBIS, veuve BORDIER [9].

La veuve BORDIER tenait chez elle des enfants en bas âge, pour les sevrer. Il y a environ vingt ans qu’une dame bien mise, accompagnée d’un particulier qui paraissait être son mari, apporta à la veuve Bordier une petite fille de dix à onze mois, qu’elle voulait, disait-elle, laisser quelque temps à la campagne pour la fortifier. Quelque temps après l’enfant tomba malade ; la mère vint la voir, et dit à la veuve Bordier qu’une petite médecine serait nécessaire. Elle l’apporta bientôt, et la fit prendre elle-même à l’enfant, qui ne tarda pas à éprouver de violentes douleurs, accompagnées de vomissements. À force de soins, elle se rétablit ; mais les convulsions lui restèrent, et devinrent périodiques. La mère ne reparut point ; celui qui avait accompagné la mère dans sa première visite, et qui s’est dit le père de l’enfant, vint voir la veuve Bordier, lui promit que ses soins pour la petite malade seraient libéralement reconnus, et la pria de les lui continuer. C’est ce que cette excellente femme n’a pas manqué de faire ; et ces soins sont devenus bien pénibles ; car la jeune enfant est demeurée épileptique, et dans un état d’aliénation mentale ; elle ne peut lier deux idées ensemble, et son vocabulaire se borne à quelques mots péniblement articulés ; elle y joint des gestes et des regards qui dénotent qu’elle eût été d’un naturel heureux.

Depuis dix ans, la veuve Bordier n’a eu aucune nouvelle du père ni de la mère ; on lui a conseillé plus d’une fois de mettre l’enfant dans un hospice ; elle ne l’a pas voulu « Je la garderai, dit-elle c’est un enfant que j’ai de plus (elle en a quatre), il portera bonheur aux autres. Elle m’a donné tant de mal ! elle est d’ailleurs si bonne ! si caressante ! Ne me croit-elle pas sa mère ? je ne veux pas m’en séparer. »

Elle a fait, pour guérir cet enfant, tout ce qu’elle a pu, comme si elle eût été sa mère ; ou plutôt elle n’a pas fait comme son père et sa mère qui l’ont abandonnée ; elle a consulté les médecins, n’a point épargné les remèdes et dans les dépenses qu’elle a faites, n’a consulté que son bon cœur ; aujourd’hui que la jeune fille est reconnue incurable, la veuve Bordier n’est rebutée, ni par la nature effrayante de sa maladie, l’épilepsie, ni par la surveillance et par tous les soins qu’exige son triste état d’aliénation mentale.

Et cette brave femme ne possède au monde qu’une vache, qu’elle nourrit des herbes qu’elle va, de grand matin, arracher dans les champs ; elle tient en sevrage quelques enfants qui lui sont confiés et dont elle a le plus grand soin. C’est là sa seule industrie avec la vente du lait de sa vache, dont une partie est consommée par les petits enfants qu’elle tient en garde. Tous ses moyens sont dans son courage et elle trouve son bonheur dans la continuité de sa bonne action. Si ce récit tombe entre les mains des père et mère, ils sauront que leur fille est vivante, qu’elle est soignée, que malgré son infirmité elle est d’un doux caractère, qu’elle les aurait aimés, qu’elle les aimerait encore[10] !

 

Jean-Claude MEUNIER [11].

 

MEUNIER, n’ayant d’autre fortune que son métier de serrurier, resté veuf, sans enfants, aurait pu, par son travail, amasser quelque bien pour ses vieux jours ; il est arrivé à l’âge de soixante-six ans sans améliorer son sort, parce qu’il n’a cessé d’employer ses économies au soulagement de ceux qu’il trouvait plus pauvres que lui.

Sa charité le porta, il y a vingt-cinq ans, à se charger d’un jeune homme, orphelin, sans ressources, et devenu sourd à la suite d’une maladie ; il le prit chez lui, l’éleva, lui apprit son métier, en sorte que Jean-Pierre Boinot (c’est ce jeune homme), maintenant serrurier à Besançon, s’est marié, et doit son bien-être à Meunier.

Peu de temps après, cet excellent homme recueillit de même Guillaume Ungerick et Catherine Parisot, sa femme, tous deux pauvres ouvriers, manquant de tout, et hors d’état, non-seulement d’élever leurs enfants, mais encore de les nourrir ; Meunier se chargea de toute cette famille et ne l’abandonna point, même pendant l’année 1817, époque où la disette avait porté le prix du pain à un taux hors de toute proportion avec celui du salaire de l’artisan ; enfin, Meunier a élevé quatre enfants de ces pauvres gens et, entre ces enfants, plusieurs garçons ont appris aussi de lui sa profession de serrurier[12].

 

 

Catherine-Félicité GURGY, Louis-François LAVERDIN son mari, et François-Auguste RAYMOND, leur fils adoptif [13].

 

Catherine-Félicité GURGY avait, dans sa jeunesse, donné des soins a une petite orpheline, lui avait montré à lire ; celle-ci en fut reconnaissante ; elle était d’un bon naturel et honnête ; mais elle eut le malheur de rencontrer un homme sans principes, un de ces égoïstes qui, pour satisfaire un caprice, une fantaisie, ou une sotte vanité, ne se font pas scrupule de condamner un être faible au repentir, à la honte, quelquefois à la misère et à des maux irréparables. La pauvre victime avait perdu de vue depuis quelque temps la demoiselle Gurgy, devenue femme Laverdin, dont peut-être les conseils l’auraient sauvée ; celle-ci apprit indirectement ce qui était arrivé à la jeune Marie-Louise Raymond ; elle courut la chercher, pour lui offrir les secours et les consolations de l’amitié.

Elle la trouva malade, triste, abattue ; son séducteur était un homme marié, ce qu’il s’était bien gardé de lui dire ; elle l’apprit lorsqu’elle venait de faire ses couches ; cette nouvelle lui porta le dernier coup ; elle languit deux ou trois mois et mourut, de douleur dans les bras de la dame Laverdin, en lui témoignant que son plus grand chagrin était de laisser son enfant sans appui dans le monde ; car son père avait eu l’inhumanité de l’abandonner aussi bien que la mère qu’il avait trompée.

La dame Laverdin promit à sa jeune amie mourante de servir de mère à son enfant : on va voir si elle a été fidèle à sa promesse.

Elle alla d’abord au bureau des nourrices payer trois mois qui étaient dus, et déclara qu’elle prenait à sa charge les payements à l’avenir.

À l’âge de onze mois, elle fit venir l’enfant à Paris, et le garda chez elle avec sa nourrice pendant huit jours ; lorsqu’il eut dix-sept mois, elle le retira et le prit tout à fait avec elle.

Son mari consentit volontiers à être de moitié dans cette bonne œuvre ; ils n’étaient que de simples portiers. Laverdin travaillait de son état de tailleur, et sa femme faisait de la broderie ; mais ils avaient de l’ordre, une bonne conduite ; et tous les propriétaires chez lesquels ils ont demeuré ont rendu des mœurs et de la probité de ces deux époux les meilleurs témoignages. Ils ont élevé le pauvre orphelin comme leur fils, et dans son enfance il a toujours cru l’être ; il les a aimés comme ses père et mère ; ils l’ont envoyé à l’école, à leurs frais, l’ont fait instruire, ont voulu en un mot lui donner une éducation qui le mit en état de se passer d’eux, et de se faire un sort indépendant.

Il répondit aux soins qu’on prenait de lui ; il entra d’abord au Conservatoire de musique, où il apprit à jouer du violon et de la flûte ; mais ses maîtres ne trouvant pas en lui des dispositions décidées pour ce genre de talent, conseillèrent à la dame Laverdin de lui donner un autre état ; alors ses père et mère firent un grand effort, car ils payèrent 500 francs à un graveur qui, moyennant cette somme et quatre ans de travail dans son atelier, s’obligea de former le jeune homme dans son art ; ce qu’il a fait.

Sorti d’apprentissage, il est entré chez un autre graveur, et il y travaille depuis six ans avec succès ; il a cessé d’être à charge aux sieur et dame Laverdin, et ne leur a donné par sa bonne conduite que des sujets de satisfaction.

Mais il y a eu dans la vie de ce jeune homme une époque bien douloureuse c’est celle où les sieur et dame Laverdin se sont crus obligés de lui dire qu’il n’était que leur fils d’adoption ; cette connaissance inattendue fit sur ce bon jeune homme une telle impression qu’il en tomba malade, et fut assez longtemps à se rétablir.

Malheureusement le père Laverdin à l’âge de soixante-deux ans, a été frappé d’une attaque qui l’a beaucoup affaibli ; le mal a depuis augmenté au point de l’empêcher de vaquer à ses occupations ; et sa femme, obligée de le remplacer et de lui donner des soins, n’étant plus jeune elle-même, tire bien moins de ressources de ses travaux de broderie, en même temps que son mari ne gagne plus rien de son métier de tailleur. Le tour de Raymond est venu d’être utile à ses bienfaiteurs, à ceux qui l’ont élevé, qui se sont imposé pendant vingt-cinq ans toutes sortes de privations pour lui donner un bon état.

Raymond, pour être en droit de leur témoigner toute sa reconnaissance, a voulu être tout à fait leur fils ; il a voulu être adopté par eux, dans les formes légales il les a suppliés d’y consentir ; ils s’y sont refusés d’abord, lui ont remontré que cela n’ajouterait rien à leur attachement réciproque ; que les formalités de l’adoption pourraient être fort coûteuses, et qu’elles seraient en pure perte pour lui : le fils a insisté, et cette adoption, d’un genre bien rare, puisqu’elle est entièrement désintéressée de part et d’autre, a été prononcée par un arrêt de la Cour royale de Paris, du 24 juillet 1827. On assure que la procédure, pour parvenir à cet arrêt, n’a pas coûté à Raymond moins de 500 francs ; il n’a pu y subvenir qu’avec peine car il n’est pas riche, et ne peut faire encore dans son art que des gains bornés ; on se demande pourquoi un acte que la loi autorise, un acte qui peut être inspiré, comme dans le cas présent, par les sentiments les plus purs et les plus légitimes, pourquoi cet acte oblige à de si grands frais ? A-t-on voulu l’interdire aux pauvres ? Eh c’est à eux qu’il fallait le rendre facile ; car il n’est pas chez eux ordinairement une affaire de calcul et d’avarice[14].

 

Marie PRIOUR [15].

Marie PRIOUR est née Nantes, en 1787, de père et mère chargés d’enfants ; madame de Tiercelin, veuve d’un capitaine de vaisseau, leur offrit de les soulager en prenant chez elle la petite Marie ; celle-ci a dû à cette dame l’existence de ses premières années et ce qu’elle a reçu d’éducation la reconnaissance est une vertu des bons cœurs, et l’on va voir que Marie n’en a pas manqué.

Les troubles de la révolution qui se firent sentir si violemment dans la Bretagne chassèrent de Nantes madame de Tiercelin, et bientôt diminuèrent considérablement sa fortune. Marie ne voulut point quitter sa maîtresse ; elle aima mieux partager l’état de gêne où elle était réduite.

En 1801, madame de Tiercelin décède, et laisse entre autres enfants, mademoiselle de Tiercelin, dont Marie ne s’est jamais séparée.

Dès cette première année, tout l’attachement de Marie Priour se porta sur sa jeune maîtresse ; mademoiselle de Tiercelin, ayant à peine de quoi vivre, ne peut donner de gages à sa chère Marie ; elle la conjure de chercher une place, et lui offre de la faire entrer chez des amis riches qui, connaissant ses rares qualités, la rendront heureuse et lui assureront un sort.

Marie refuse constamment les avantages qui lui sont proposés.

En 1808, un oncle de Marie, curé dans la Vendée, lui fait les plus vives instances pour l’engager à venir auprès de lui ; il promet de lui laisser, ce dont il pourra disposer ; Marie le prie de l’excuser, et lui représente que sa maîtresse n’aurait plus personne pour la soigner dans son mauvais état de santé ; le vénérable pasteur applaudit lui-même à de si louables motifs, et n’insiste plus.

La position de mademoiselle de Tiercelin devient plus pénible ; elle perd par de fâcheux événements quelques débris de fortune qui lui restaient à Nantes ; elle a recours à un travail auquel elle n’était point accoutumée et qui procure de faibles ressources ; elle se met à broder ; Marie double le bénéfice, en aidant sa maîtresse dans le travail auquel elle se livre la nuit, après avoir, pendant le jour, employé son temps aux soins du ménage. En 1814, elle perd le respectable curé son oncle, qui lui laisse quelques deniers, fruits de ses économies : elle va les recueillir, et revient les consacrer aux besoins pressants de sa maîtresse, qui manquait de linge et des choses les plus indispensables.

La santé de Marie Priour s’affaiblit par le travail de l’aiguille et par une vie trop sédentaire ; ce genre d’occupation lui est interdit ; alors elle cherche des ménages à faire en ville ; et ce qu’elle y gagne elle l’apporte à sa maîtresse, qu’elle continue de soigner.

Par suite de ses fatigues et de plusieurs maladies qu’elle a essuyées depuis trois ans, elle est devenue sourde ; mais elle ne perd point courage, et fait toujours ce qu’elle peut pour sa maîtresse, qui est devenue son amie.

Encore l’an dernier, il lui arrive d’une part de succession une somme de 50 francs ; elle part à l’instant pour Paris, et vient y acheter quelques effets qu’elle croit nécessaires à mademoiselle de Tiercelin [16].

 

Marguerite PORTIER [17].

 

Marguerite PORTIER est entrée, à l’âge de seize ans, domestique de M. Georgel, avocat, et de sa famille ; elle est âgée de cinquante-quatre ans, et elle est encore au service de madame veuve Georgel et de sa fille, quoique ses maîtres, depuis environ quinze ans, se soient trouvés réduits à un état voisin de la misère.

Non-seulement elle n’a plus reçu de gages, mais elle a encore apporté à la maison le fruit de ses travaux particuliers.

M. Georgel est mort de chagrin et de détresse en 1821. Quelque temps avant sa mort, il disait à quelqu’un, à qui il parlait avec confiance, que pour lui-même il ne regrettait pas la vie ; mais que le sort à venir de sa femme, de sa fille et de la bonne Marguerite l’inquiétait beaucoup.

Depuis sa mort, c’est Marguerite qui a fait vivre madame veuve Georgel et sa fille ; celle-ci a eu le malheur de se casser la jambe en 1828, et cet affreux accident a encore ajouté à la misère et aux douleurs de cette famille.

Une dame âgée et fort à son aise ayant eu connaissance des bonnes qualités et de la généreuse conduite de Marguerite, lui a fait offrir de la prendre pour sa domestique, lui promettant de lui donner de bons gages, et de lui assurer un sort pour toujours ; Marguerite s’y est refusée, en disant que sa pauvre maîtresse et sa fille ne pouvaient se passer d’elle, et qu’elle leur consacrerait sans réserve tout son travail jusqu’à son dernier soupir, ainsi qu’elle l’avait promis à son maître à son lit de mort[18].

 

Jeanne DIEUDONNNÉ [19].

Jeanne DIEUDONNÉ est entrée, à l’âge de quinze ans, au service des sieur et dame Simonnet. Ses maîtres passèrent de l’aisance à un état de gêne et de médiocrité. Attachée depuis trente-sept ans à sa maîtresse, madame Simonnet, cette fille vertueuse l’a soutenue, elle et sa famille, par son travail et par le sacrifice de tout ce qu’elle avait pu économiser. Elle a refusé plusieurs, partis, pour ne pas se séparer de sa maîtresse à qui elle était nécessaire ; elle l’a aidée à élever quatre enfants, dont trois garçons et une fille ; celle-ci a été mariée à Paris ; mais elle est morte ainsi que son mari ; ils ont laissé deux enfants en très-bas âge, qui sont retombés à la charge de leur grand mère, ou, pour mieux dire, à celle de Jeanne Dieudonné ; ils suivent actuellement, comme externes, les classes du collège de Nancy[20].

 

Christine BOURCGEOIS [21].

Christine BOURGEOIS, née en 1759, à Massingy-lès-Semur, est entrée, dès l’âge de dix-huit ans, au service des sieur et dame Julien, tenant à Dijon un petit magasin de détail, leur unique moyeu de subsister, et ayant avec eux une nièce orpheline, qu’ils avaient recueillie, la demoiselle Dufour, qui était âgée de plus de quarante ans, lorsque son oncle et sa tante moururent, à un an l’un de l’autre, en 1779 et 1780.

La demoiselle Dufour, leur héritière, a continué leur médiocre commerce, gardant auprès d’elle Christine Bourgeois, dont elle connaissait la fidélité et l’attachement. Les gages annuels de la domestique, proportionnés à la fortune de sa maîtresse, étaient de trente francs. La demoiselle Dufour s’est soutenue dans son état de médiocrité et d’indépendance, gagnant tout juste de quoi vivre, sans rien devoir ni demander à personne, jouissant de l’estime publique, et ne désirant point autre chose.

Dans le temps de la révolution, la désastreuse loi du maximum fit à son petit capital une brèche irréparable elle avait redoublé de travail pour conserver ce qui lui restait. ; Les deux invasions des troupes étrangères le lui enlevèrent ; plus d’autre sort à attendre pour la demoiselle Dufour, presque octogénaire, que la plus extrême indigence et l’abandon qui en est là suite.

II était peut-être permis à Christine de songer à elle-même dans cette extrémité ses parents, ses amis l’y excitaient ; la demoiselle Dufour elle-même l’y engageait mais rien n’a pu la détacher de sa maîtresse, à qui elle avait sacrifié sa jeunesse, son travail, ses gages de plus de vingt années et jusqu’au petit patrimoine qu’elle avait hérité de sa famille.

Cet absolu dévouement, cette abnégation d’elle-même subsiste encore et va aussi loin qu’il est possible. Christine, tout absorbée par les soins de chaque minute qu’exige sa maîtresse aujourd’hui nonagénaire, et tombée en enfance, ne pouvant la nourrir par elle-même, mendie en secret le pain qu’elle lui donne, ce qu’elle n’aurait jamais fait et n’aurait jamais eu besoin de faire pour elle-même. Elle est parvenue à l’âge de soixante-dix ans ; elle se confie en la Providence, et son espérance est en Dieu, qui sûrement la récompensera.

Longtemps la situation de ces deux femmes n’a été connue que d’un petit nombre de bienfaiteurs cachés qui n’auraient pu la révéler sans se trahir. Peu à peu cependant on l’a devinée on a interrogé Christine sur les détails de toute sa vie : elle a demandé elle-même pourquoi donc toutes ces questions, et quel mal elle avait fait. Rassurée par des éloges, elle s’est étonnée qu’on lui fît un mérite d’une conduite qui lui paraît, à elle, toute simple et toute naturelle[22].

 

Marie-Anne BEAUZAILLE [23].

Marie-Anne BEAUZAILLE, est entrée, à l’âge de vingt ans, en 1803, au service de M. et madame Massier. Le mari était capitaine au 8e régiment de cuirassiers, alors en garnison à Toul, et n’avait pour revenu que les appointements de son grade ; la femme était sans fortune personnelle. Leur économie suffisait à peine au besoin du double ménage de madame Massier, restée à Toul, et de son mari au régiment. L’âge de M. Massier, ses nombreuses blessures provoquaient en quelque sorte sa retraite on la lui donna au mois de février 1805, avec un traitement de 1,385 francs brut. Il revint à Toul ; il y fit une longue et douloureuse maladie, pendant laquelle Marie-Anne Beauzaille seconda sa maîtresse pour le soigner avec un zèle et un dévouement sans bornes. À l’époque de l’entrée des troupes des puissances alliées, M. et madame Massier se retirèrent dans un petit village, près de Toul ; ils y passèrent six mois, sans toucher un sou de la pension de retraite ce fut alors que leur fidèle domestique employa son travail et le peu d’argent qu’elle avait économisé depuis dix ans, à nourrir ses maîtres, à leur faire oublier leur cruelle position. Huit années s’écoulèrent pendant lesquelles cette excellente fille ne se démentit point toujours attachée à ses maîtres, soignant les infirmités de leur vieillesse, ne recevant aucuns gages, et remplissant religieusement envers eux ses devoirs ; on eût dit qu’elle était leur fille. M. Massier mourut en novembre 1822 ; avec lui s’éteignit sa pension, et sa veuve, âgée de soixante-quatorze ans, sans ressources et sans pain, eût été livrée à la misère la plus profonde, si Marie-Anne lui eût manqué. Mais cette bonne fille ne s’est point démentie ; ce n’a pas été trop de son travail des jours et des nuits pour soutenir sa maîtresse et elle-même. Elle continue avec joie cette vie pénible et elle la continuera tarit que sa maîtresse aura besoin d’elle[24].

 

Alexandrine-Suzanne HÉROTZ [25].

Mademoiselle HÉROTZ a recueilli, logé, nourri et soigné depuis quinze années une pauvre femme, âgée de soixante-quatorze ans, nommée veuve Dupuis (Marie Tevignon), sans avoir jamais rien exigé ni reçu d’elle.

Cette laborieuse et vertueuse demoiselle n’avait et n’a encore pour subsister que le modique produit de ses travaux d’aiguille ; elle est ouvrière en linge, et travaille, pour ainsi dire, jour et nuit, afin de subvenir à ses besoins et à ceux de sa malheureuse protégée, Depuis deux années, la veuve Dupuis est devenue beaucoup plus infirme ; elle s’est cassé la jambe en faisant une chute ; elle est devenue tout à fait incapable de travail ; elle ne marche, ou plutôt ne se traîne que péniblement, et à l’aide d’une béquille.

Mademoiselle Hérotz, loin de s’effrayer et même de se plaindre de cette charge, qu’elle s’est imposée volontairement, a redoublé de courage, n’a jamais abandonné sa malade, et s’est épuisée pour adoucir la situation de cette pauvre femme. Il faut ajouter que mademoiselle Hérotz n’a qu’un lit, et qu’elle est obligée de le diviser tous les soirs pour en faire un à la veuve Dupuis, qui n’a rien à lui offrir en échange de tant de peine, que des bénédictions et des larmes de reconnaissance.

Toutes les précautions ont été prises pour vérifier l’exactitude des faits, sans alarmer la modestie de celle qui en est l’auteur, et qui est loin de soupçonner la publicité que nous donnons à son dévouement[26].

 

Pierre COSTE 27].

Pierre COSTE, marinier, âgé d’environ trente ans, est dans la disposition habituelle d’exposer courageusement sa vie pour sauver celle de ses semblables en danger de périr. Voici plusieurs faits qui le prouvent

1° Madeleine Page, fille mineure d’un habitant de Clerval, voulant traverser une branche du Doubs pour se rendre à l’île qui se trouve en aval du pont de Clerval, fut entraînée par la rapidité du courant ; bientôt elle disparut aux yeux d’un certain nombre de personnes, qui furent témoins du courageux dévouement de Pierre Coste, lequel se précipita dans l’eau, et arracha cette jeune fille à une mort certaine ;

2° Le jeune Faivre, de Clerval, âgé d’environ onze ans, monté sur un cheval aveugle, qu’il ramenait du pâturage, passa sur le pont de Clerval, dont les margelles sont très-basses. Le cheval ayant butté, l’enfant perdit l’équilibre et tomba dans le Doubs par-dessus la margelle. Pierre Coste, sans prendre le temps d’ôter ses habits, s’élança dans la rivière, et parvint, après avoir plongé plusieurs fois, à ramener le jeune Faivre, qui est un des soutiens de ses père et mère, déjà avancés en âge, et dans un état presque voisin de l’indigence ;

3° Pierre Coste a de rechef exposé ses jours, en se jetant dans la même rivière, d’où il a retiré le nommé Mainspercy, ouvrier étranger, qui y est tombé en transportant des libages sur un bac pour la construction d’un barrage pour le canal Monsieur ;

4° Le 22 septembre 1828, un étranger, Allemand d’origine, travaillant aux chantiers établis pour la confection du canal Monsieur, dans la dérivation du bas de Branne, voulut, avec un de ses camarades, tenter d’arrêter et de ramener à bord un bac qui était chargé de douelles, et qui venait d’être abandonné par ses conducteurs, lesquels ne pouvaient plus en être les maîtres.

Ces deux ouvriers s’élancent sur un petit banc de sable, armes de leurs grappins et crochets de fer, avec lesquels ils s’efforcent de tirer le bac à bord ; mais, comme ils éprouvèrent beaucoup de résistance à raison de la rapidité de l’eau et de la charge qui était sur le bac, le plus avancé s’avisa de saisir la chaîne et d’en faire deux ou trois tours à son bras droit ; tandis que, de l’autre, il se tenait comme cramponné à son camarade. Dans le redoublement d’efforts de ces deux ouvriers, le terrain, trop mobile, fléchit sous leurs pieds, ils tombèrent, et se trouvèrent tous deux entraînés dans un gouffre de plus de trois mètres de profondeur, d’où le moins avancé se tira comme il put, en lâchant la main de son camarade. Quant à celui-ci, qui ne savait pas nager, il avait disparu tout à fait sans que, malheureusement pour lui, de plus de cinquante ouvriers qui étaient témoins de cet accident, aucun osât se hasarder à lui porter secours. Tout à coup le chef d’atelier Motte s’écria : Il faut aller chercher Pierre Coste. Celui-ci travaillait un peu en avant du barrage ; Motte courut l’appeler en toute hâte. Ce fut là le salut du malheureux, qui se débattait au fond de l’eau, et qui aurait infailliblement péri quelques minutes plus tard. Coste arrive, plonge dans le gouffre, et, méprisant tous les dangers et toutes les précautions, saisit son homme par le milieu du corps, et le ramène sur la rive, où des soins donnés à propos le rendent peu à peu au sentiment et à la vie ([28]).

 

Guillaume MATTHIEU ([29]).

 

Guillaume MATTHIEU, né à Salus, près de Saint-Flour, département du Cantal, âge de trente-neuf ans, n’est charbonnier que depuis 1815. C’est un brave soldat qui a servi huit ans et demi ; il a fait les campagnes d’Autriche et de Russie ; resté septième de sa compagnie, il â été désigné par ses chefs pour avoir la croix d’honneur.

Il est marié, et père de deux enfants, dont l’un a cinq ans et l’autre deux ans environ ; outre son état de charbonnier, lui et sa femme sont portiers d’une petite maison rue Beaurepaire, n° 28 ; ils ont le sou pour livre du loyer, et ils en tirent à peu près 200 francs nets par an, étant chargés de l’éclairage.

La fosse de la maison, rue Beaurepaire, n° 26, qui avait été vidée, avait besoin, avant d’être refermée, de grandes réparations. La dame veuve Gabriel, entrepreneur de maçonnerie, en fut chargée elle y employa ses deux fils, ouvriers maçons, ainsi que les sieurs Louvière et Manuel, qui, dans les premiers jours, ne rencontrèrent aucun obstacle ; mais le troisième jour, 18 août 1828, à 4 heures et demie du matin, ils s’aperçurent qu’au moyen d’une communication qui s’était établie avec une fosse voisine, une assez grande quantité de matière s’était introduite dans la fosse où ils travaillaient.

Ces ouvriers voulant retirer les moellons submergés, Louvière descendit le premier il fut sur-le-champ asphyxié, et tomba la figure dans les eaux. Un des frères Gabriel descendit à son secours ; il fut de même asphyxié, seulement il tomba renversé sur le dos son frère éprouva le même accident. Manuel n’en descendit pas moins, dans l’intention de sauver ses camarades ; il tomba aussi, mais il eut la force de se relever, de reprendre l’échelle, d’où il retomba encore ; il parvint cependant à sortir. À ses cris, il arriva du monde ; mais personne n’entreprit de donner du secours aux autres ouvriers, gisant asphyxiés dans la fosse.

Éveillé par sa femme, et sans s’arrêter à se plaindre de l’inaction des spectateurs, Matthieu prend une corde, qu’il s’attache autour du corps, et descend dans la fosse, en recommandant de le retenir, si l’on s’apercevait qu’il chancelât.

Il parvient d’abord à retirer l’ouvrier qui était tombé le premier ; il descend de nouveau, et il en ramène un second enfin il a le courage de redescendre encore, et il sauve le troisième.

Mais en sortant de la fosse, Matthieu tombe évanoui sur le pavé ; bientôt après il reprend ses sens, donne des soins aux asphyxiés, qu’il rappelle à la vie. Il y en avait un qui était meurtri ; Matthieu se procure un brancard, y place le blessé ; il le porte, aidé d’un autre particulier, chez le commissaire de police, et de là dans sa maison, rue du Caire.

Le lendemain, Matthieu éprouve de violents maux de tête et de fréquents vomissements ; il a eu une forte fièvre pendant huit ou dix jours ; il a été soigné par M. Lacour, médecin du bureau de charité. Sa maladie a duré plus d’un mois.

M. le préfet de la Seine, informé de cette bonne action, a voulu qu’elle fût récompensée pour servir d’exemple il a obtenu du ministre de l’intérieur une médaille d’or pour Guillaume Matthieu ; et cette médaille lui a été remise publiquement par M. le maire du Ve arrondissement, le jour de la Saint-Charles, dans la salle de la mairie, en présence d’une députation de vingt-cinq charbonniers, ses camarades[30].

 

[1] Marchande fruitière, à Saint-Germain-en-Laye, département de Seine-et-Oise.

[2] Celle qui tend à lui faire obtenir un prix de vertu, et qui a été faite à l’insu de Marie elle-même. Les faits sont attestés par les signatures du maire, du juge de paix, du curé de Saint-Germain-en-Laye, du curé de Villepreux, et de plusieurs autres personnes notables de la ville et des environs.

[3] Boulangers à Coligny, arrondissement de Bourg, département de l’Ain.

[4] Attestation du maire, de l’adjoint, du juge de paix et du curé de Coligny.

[5] De la commune de Périers, canton de Sourdeval, arrondissement de Mortain, département de la Manche.

[6] Attestation du maire, de l’adjoint de la commune de Périers, et du desservant de la commune de Lingeard, voisine de celle de Périers.

[7] Cultivateurs, à Martigny-le-Comte, arrondissement de Charolles, canton de Palingre, département de Saône-et-Loire.

[8] Attestation du maire et du curé de Martigny-le-Comte.

[9] Laitière à Belleville, près Paris, département de la Seine.

[10] Attestations du maire, du curé et de plusieurs habitants de Belleville, et du sous-préfet de Saint-Denis.

[11] Serrurier à Besançon, département du Doubs.

[12] Attestation du maire de Besançon, d’un juge de paix de la même ville, du président du tribunal de première instance, et du préfet du Doubs.

[13] Portiers, depuis douze ans, du passage du Tourniquet, rue Richer, n° 27, à Paris.

[14] Tous ces faits sont attestés par des actes authentiques. Ils le sont encore par les certificats d’un grand nombre de personnes recommandables.

[15] Demeurant à Versailles, rue Saint-Médéric, n° 16.

[16] Ce récit a été rédigé par M. Je juge de paix de l’arrondissement du sud de Versailles ; lequel déclare être témoin depuis 20 ans de la conduite de Marie Priour. Ces mêmes faits sont attestés par M. le préfet de Seine-et-Oise et par M. le curé de la cathédrale de Versailles.

[17] Demeurant à Paris, rue du Vert-Bois, n° 21.

[18] Attestations de plusieurs commissaires de charité de Paris, de MM. les maires du Ve et du XIIe arrondissement, de M. le curé de Saint-Nicolas-des-Champs, et de plusieurs personnes notables.

[19] Demeurant à Malzeville, près Nancy, département de la Meurthe.

[20] Attestations du préfet de la Meurthe, du maire, du curé de Malzeville, de la Société des sciences, lettres et arts de Nancy.

[21] Demeurant à Dijon, département de la Côte-d’Or.

[22] Faits attestés par M. le préfet de la Côte-d’Or, par M. le premier président, par M. le maire de Dijon, par M. le curé de la paroisse de Christine Bourgeois, par plusieurs autres ecclésiastiques, et par d’autres personnes notables.

[23] Demeurant à Toul, département de la Meurthe.

[24] Faits attestés par le maire, par l’adjoint au maire, et par le sous-préfet de Toul.

[25]Demeurant à Paris, rue des deux Portes Saint-Sauveur, n° 7.

[26] Rapport fait au bureau de charité du Ve arrondissement de Paris. Délibération de ce bureau. Attestations du propriétaire et des principaux locataires de la maison depuis longtemps habitée par mademoiselle Hérotz.

[27] Marinier à Clerval, département du Doubs.

[28] Faits attestés par le maire, par les membres de la municipalité, et par un certain nombre d’habitants de Clerval.

[29] Charbonnier, demeurant à Paris, rue Beaurepaire, n° 28.

[30] Faits attestés par le commissaire de police du quartier, par le maire du Ve arrondissement et par un assez grand nombre de voisins qui en ont été les témoins.