La lecture, comme l’écriture, est un long et mystérieux processus de décryptage des paysages, des visages, des sensations et des sentiments. On en fait des récits afin de trouver une cohérence à notre aventure. Permettez que je raconte ici la fable du lecteur. Le nouveau-né, comme tout immigré, débarque un jour dans un monde inconnu, les sens en éveil afin de comprendre les lois et les rituels qui régissent ce territoire où la vie l’a précédé. En effet, on l’attendait. Une femme se présente comme étant sa mère, et un homme caché derrière la femme, se déclare être son père. Ils entreprennent tout de suite de lui parler dans un langage étrange qu’il lui faudra comprendre assez rapidement s’il espère survivre. C’est la langue maternelle. L’enfant saura vite que cette langue faite d’onomatopées, de salives, de baisers et de sons gutturaux n’est parlée que dans un cadre intime. C’est la manière maternelle d’exprimer des sentiments si forts qu’aucune grammaire ne pourrait mettre en forme. Les mots des premières années ne se trouvent dans aucun dictionnaire, mais étrangement toutes les mères du monde procèdent ainsi. C’est la langue universelle de l’amour.
L’aventure du livre commence par l’oreille. Sa mère lui fait la lecture. Des histoires pleines de magies et de mystères. Cette lecture est souvent la dernière activité du soir. L’enfant se retrouve au lit, un oreiller bien calé derrière le dos. Il écoute la douce voix maternelle, juste avant qu’il ne parte, seul, dans l’univers enchanté de la nuit. Il arrive qu’il y a un lien entre les rêves colorés qui le font sourire dans son sommeil, et l’univers mouvementé du Chat botté ou de Cendrillon. Je n’ai pas connu cette forme intime de lecture qui réunit, dans un doux rituel, la mère et l’enfant, près de la lampe du soir, parce que la surpopulation dans les maisons, dans cette partie du monde, le tiers-monde, empêche une pareille intimité.
J’ai connu les contes chantés qu’il fallait écouter, en cercle, autour d’une vieille dame. Ces histoires s’inscrivent dans la tradition orale. La différence est grande entre une fable qu’une mère lit à son enfant et une histoire que tous les enfants du quartier écoutent. On ne peut pas arrêter la vieille dame pour lui faire reprendre un passage particulier. C’est elle qui décide de l’enchaînement des récits. Est-ce pourquoi il y a deux types de lecteurs : un qui croit qu’il pourra toujours intervenir dans le cours d’un récit et un autre pour qui un récit est sacré, et il est interdit de toucher à son déroulement.
Dans mon cas, c’est la rareté des livres à la maison qui rendait le récit sacré. On les dénichait dans des endroits insolites. Je me revois en train d’errer dans la maison, pris d’une fringale d’alphabets, pour tomber sur une niche de livres. C’est là que j’ai découvert le monde excitant de Dumas, dans un coin sombre de la grande armoire de ma grand-mère. Je me suis réfugié, sous le lit, pour suivre au galop d’Artagnan sur les routes de France. La lecture permet de prendre la route avec des gens qu’on vient à peine de rencontrer, sans penser à leur demander où ils allaient ni ce qu’ils comptaient faire une fois arrivés à destination. On me croyait dans la chambre alors que je me trouvais dans un autre pays et parfois, dans un autre siècle. Le prix pour traverser le miroir, c’est le silence et la concentration. Pas un bruit dans la maison car le jeune barbare qui courait partout, saccageant tout sur son passage, est en train de lire. On le découvre dans un coin de la maison, penché sur la page, le visage illuminé. La différence entre un livre de papier et cet objet électronique d’aujourd’hui, c’est la source de la lumière. Dans un cas la lumière vient de l’objet électronique; dans l’autre cas c’est l’esprit du lecteur qui éclaire la page. La lumière artificielle des jeux électroniques finira par aveugler l’enfant tandis que la lumière naturelle qui éclaire la fable ne pourra qu’élargir son univers.
Permettez-moi de rester encore dans l’univers de l’enfance puisque c’est là que tout se joue. J’aimais parfois me promener dans la maison encore endormie. L’impression de circuler dans un monde cotonneux. Des corps bougeant sous les draps. Une de mes tantes avait l’habitude de parler dans son sommeil, ce qui m’effrayait. Le monde horizontal de la nuit, si différent de la vie verticale ordonnée par le soleil. J’entre, sur la pointe des pieds, dans la chambre de mon grand-père. Son dos rond me signale qu’il est en train de lire. C’était la première fois que je voyais quelqu’un lire en silence. Je lis tout bas, pour moi seul, mais on peut m’entendre. C’est ainsi qu’on me repère quand vient l’heure du repas. Mais là c’était le silence total. Mon grand-père avalait les mots, comme s’il cherchait à les stocker dans son corps. J’avais l’impression de le déranger dans son repas. Vingt ans plus tard, j’ai découvert la même scène de lecture silencieuse dans Les Confessions de saint Augustin. Je crois qu’il y a trois catégories de livres : ceux qu’il faut lire à haute voix, ceux qu’on a envie de murmurer, et ceux, enfin, qu’il faut lire sans bouger les lèvres. Peut-être que ces trois catégories se retrouvent aussi chez les écrivains.
L’autre évènement qui s’est déroulé durant mon enfance de lecteur toujours affamé, implique ma grand-mère. On avait l’habitude de faire le tour du quartier le dimanche après-midi. Un jour, à la rue des Vignes, j’ai vu un homme assis sur sa galerie, derrière une grande table couverte de livres et d’objets liés à la lecture : loupe, coupe-papier, colle, crayon, marque-page. Il lisait en public tout en donnant l’impression qu’il s’adonnait à une activée privée. En passant devant sa maison, ma grand-mère me glissait que c’était le notaire Loné, un grand lecteur. J’avais déjà entendu dire de quelqu’un qu’il était un grand écrivain : Voltaire, Shakespeare, Hugo, Goethe, Lope de Vega, Cervantès, Mark Twain, mais c’était la première fois que je me trouvais en face d’un grand lecteur. Un grand lecteur c’est quelqu’un qui lit beaucoup sans chercher à devenir un écrivain. Il arrive qu’il le devienne malgré lui, dans le but secret de faire connaître ses écrivains favoris, et Borges en est l’exemple parfait. Un grand lecteur, parle des livres sur un ton courtois, sachant qu’il vient après l’écrivain. Le mauvais lecteur, c’est celui dont le commentaire sur un livre précède parfois sa lecture. Celui aussi qui juge l’écrivain plutôt que le livre, oubliant qu’il arrive parfois que des salauds écrivent de meilleurs livres que des gentils. On ne peut pas savoir ce qu’est un livre avant de l’avoir lu. Et son sujet n’est pas suffisant pour déterminer sa qualité, car il y a aussi le style.
Me voilà à Port-au-Prince pour mes études secondaires. Je passe de la lecture libre à la littérature. L’école tente de mettre de l’ordre dans le bric-à-brac de ma petite bibliothèque personnelle. Je ne lis plus, j’étudie. On m’indique quoi lire et je dois en rendre compte. De plus, comme je ne suis pas assez riche pour acheter les livres, on se contente de photocopier des extraits déterminants. Je saurai plus tard que les passages les plus frappants ne sont pas forcément les plus importants. Le livre n’est pas le journal où il faut attirer du lecteur avec des scoops. Gogol dit qu’un écrivain doit savoir comment son personnage principal noue sa cravate. C’est dans la manière de traiter le quotidien que l’écrivain touche à la condition humaine.
Je suis passé au journalisme, vers dix-huit ans, pour me retrouver tout de suite en danger, car on ne peut pas raconter le quotidien d’une dictature sans se retrouver un jour face au Moloch. On a retrouvé mon meilleur ami, journaliste lui aussi, le crâne défoncé. J’ai quitté le pays précipitamment pour Montréal, donc l’inquiétude et l’urgence pour la tranquillité dans une baignoire rose avec une pile de livres à portée de main. Je suis passé des classiques aux contemporains : Bukowski, Tanizaki, Boulgakov, Baldwin, Gunther Grass, Amado, Neruda, Cortazar, Marquez, Vargas Llosa, surtout les écrivains sud-américains, Borges en tête. Un été passé dans la baignoire, ronde comme le ventre maternel, à lire et relire. Je restais si longtemps dans la baignoire qu’il m’a poussé des nageoires. Et pour mieux découvrir mon nouveau pays je lisais des poètes comme Gaston Miron, des intellectuels comme Pierre Vadeboncoeur ou Hubert Aquin, des romanciers comme Réjean Ducharme, Marie-Claire Blais, Anne Hébert ou Victor-Lévy Beaulieu. Ils m’ont amorti le choc culturel. En quittant la baignoire, j’étais un peu plus de cette ville, et déjà prêt à commencer ma nouvelle vie d’ouvrier puis d’écrivain.