Discours sur les prix de vertu 1820

Le 24 août 1820

Jean-Louis LAYA

LES PRIX DE VERTU

DISCOURS DE M. LAYA

Prononcé dans la séance du 24 août 1820

 

 

Si, de toutes les leçons, la plus efficace est celle de l’exemple, nous devons présumer que le plus sûr moyen de multiplier les actions vertueuses, c’est de faire sortir de l’oubli celles qui s’y cachent. Ainsi dut penser, sans doute, le généreux citoyen qui imagina, il y a quarante ans, de fonder un prix annuel, sous le nom de prix de vertu. Une médaille d’honneur devait être décernée, dans la solennité littéraire de la Saint-Louis, par l’Académie Française, à l’auteur d’une belle action. Cet usage a subsisté dix ans. Interrompu, depuis trente, par des événements que la sagesse humaine ne pouvait ni prévenir ni empêcher, il se rétablit, et il va continuer à l’avenir, grâce à la munificence d’un nouveau donateur, ou à la noble persévérance du premier ; car nous n’avons pas pénétré les voiles qui dérobent l’auteur de ce bienfait à la publique reconnaissance.

L’Académie Française, qui s’estime heureuse d’avoir à prononcer dans une cause si douce à juger, a voulu répondre, dès cette année, à un témoignage de confiance qui l’honore. De toutes parts on a secondé ses vues par d’actives recherches ; et tant d’actes dignes de récompense lui ont été révélés, qu’elle a bientôt éprouvé l’embarras de choisir, en même temps que le regret de n’avoir qu’un prix à donner.

L’Académie, Messieurs, n’a pu que s’applaudir de rencontrer un genre de contrariétés si rassurant pour l’honneur du siècle, et qui prouve, malgrë les déclamations des esprits chagrins, qu’il y a encore parmi nous quelques vertus.

Deux noms ont plus particulièrement fixé l’attention et l’intérêt de l’Académie. Ces noms se recommandaient, non pas par ce courage extraordinaire, qui force l’admiration, mais qui ne survit pas toujours à la circonstance qui l’inspire. Ces noms s’offraient entourés d’un éclat modeste, mais que, durant plus d’un demi-siècle, aucune tache n’est venue ternir. L’Académie Française pense, Messieurs, qu’il en est peut-être d’une vie dont toute la trame est irréprochable, ce qu’il en est de ces ouvrages rares dont l’ensemble offre un tissu de beautés régulières, d’une exécution toujours soutenue c’est là l’effort le plus difficile dans la carrière de l’homme de bien, et dans celle de l’homme de génie. Peut-être penserez-vous comme nous, lorsque vous aurez entendu le récit des faits qui honorent Pierre-Alexandre PHLIPAULT et Jean GUÉNISSET.

M. PHLIPAULT, ancien concierge des Académies de peinture et de sculpture, maintenant agent de surveillance de l’École royale des Beaux-Arts, n’a pas, dans toute une carrière de quatre-vingt-sept ans, passé un seul jour qui ne fût marqué par quelque acte de désintéressement et de bienfaisance. Sa vie appartenait plus aux autres qu’à lui-même. Il fit le bien sans vaine gloire, s’étonnant même que l’on trouvât des sujets d’éloges dans des actions qu’il regardait comme des devoirs. Parmi tant de titres qu’il aurait à votre estime, Messieurs, je n’en produirai qu’un seul, le plus méritoire sans doute, parce qu’il prouve la constance d’une âme inébranlable dans la pratique de la vertu.

Ce fut d’abord dans sa famille qu’il préluda à cet exercice continu de la bienfaisance qui est la grande occupation de sa vie.

Son père, homme respectable, lui avait laissé, en mourant, pour tout héritage, le soin d’élever les nombreux orphelins qui lui survivaient. M. Phlipault, digne de la confiance paternelle, renonça pour jamais à l’espoir de se voir survivre dans ses propres enfants, pour être sûr de se dévouer plus entièrement à ses frères et sœurs, et à leur jeune famille, dont il allait devenir le père.

« Les personnes qui connaissent depuis longtemps M. Phlipault (dit l’auteur d’un rapport, qui nous est parvenu), savent avec quelle religieuse persévérance il a rempli cette promesse, et la remplit encore. Elles l’ont vu consacrer, pendant quarante ans, le produit d’une place modique, son unique ressource, au soutien de tous ses frères et sœurs et à celui de leur famille. La plupart sont morts dans sa maison, comblant de leurs bénédictions un frère et un oncle si bon et si généreux. Malgré ses nombreuses charges, M. Phlipault tendait encore une main secourable à l’amitié malheureuse. Un poëte connu, et un vieil ami de collége, éprouvèrent, jusqu’à leurs derniers moments, la bonté de son cœur. »

M. Phlipault était donc, on peut le dire, la providence de ses parents et de ses amis. Une occasion s’offrit d’étendre encore sa générosité sur des étrangers il ne la repoussa point les âmes charitables, suffisent à tout, ainsi que vous l’allez voir.

Je ne puis mieux faire que de me servir encore des termes dans lesquels sont exposés les faits dont je vous dois entretenir. Je transcris un passage des récits authentiques qui nous ont été transmis.

« M. Renou, ancien secrétaire de l’académie de peinture et de sculpture, mourut dans un état voisin de la misère. Sa femme le suivit de près, laissant deux orphelins, un fils et une fille. Cette dernière était âgée de quinze ans, son frère était plus jeune encore. Tous deux n’avaient d’autre ressource que la commisëration publique, pour soutenir leur existence. M. Phlipault ne put souffrir que les enfants d’un homme que sa place avait mis au-dessus de lui, fussent réduits à cette extrémité. Il retira donc ces enfants chez lui, les nourrit, les entretint, comme s’ils eussent été les siens. Ne voulant pas que le secours qu’il leur accordait ne fût que temporaire désirant, de plus, que par la suite ils pussent se suffire à eux-mêmes, il plaça la jeune fille dans une maison de commerce, après les informations les plus scrupuleuses…

Les membres de la quatrième classe de l’Institut consacrée aux beaux-arts, excités par l’exemple de sa bonne action, sollicitèrent et obtinrent de M. de Fontanes, alors grand-maître de l’Université, une demi-bourse dans l’un des colléges de Paris, pour le fils de leur ancien confrère, M. Renou. M. Phlipault suppléa à toutes les autres dépenses plus tard, la bourse entière fut accordée ; mais M. Phlipault n’en continua pas moins de se regarder comme chargé de ce jeune homme. Sa conduite fut telle, que le proviseur du collége le prit toujours pour son plus proche parent, et n’a su quelles relations existaient entre eux, que longtemps après la fin des études du jeune Renou.

À l’âge de dix-huit ans, ce jeune homme dut sortir du collége ; et ce fut encore M. Phlipault qui le « recueillit. Mais alors l’élève sentit se mêler à sa reconnaissance quelques regrets d’être à charge à un vieillard il s’occupa des moyens de se faire un état ; il suivit des cours de sciences il reçut même du ministère de l’intérieur une petite somme pour subvenir à ses besoins les plus pressants, durant ce complément d’études. M. Phlipault, pourtant, continua de le loger et de le nourrir. Il a fait revenir aussi n auprès de lui mademoiselle Renou, parce que la maison de commerce dans laquelle elle était entrée, a cessé d’exister, et il trouve la récompense de sa génërosite persévérante dans les témoignages de gratitude de ces deux jeunes gens, qu’il a formés au bien, en même temps qu’il les a préservés de l’indigence. »

Je terminerai ces renseignements par une particularité bien précieuse, qui, toute seule, suffirait pour prouver jusqu’à quel point la bonté d’âme de M. Phlipault, et l’aimable simplicité de son caractère, lui avaient concilié le respect et l’affection des personnes qui étaient rapprochées de lui par des rapports d’habitude.

« Cette jeunesse si bruyante des écoles (c’est ainsi que s’exprime une note que je consulte) en donna une preuve bien sensible à l’époque d’une maladie qu’il fit au Louvre. Plus de deux cents élèves montaient et descendaient un escalier touchant à l’alcove du malade, dans un tel silence, avec de telles précautions, qu’on eût cru que les études étaient interrompues. Ces soins pieux se soutinrent constamment jusqu’au jour où, par des acclamations de joie, et des embrassements réitérés, le malade convalescent fut reçu au milieu d’eux. »

 

J’arrive, Messieurs, à Jean GUÉNISSET, dont la belle conduite est de même garantie par les témoignages les plus respectables,

La charité de Jean Guénisset s’est répandue sur moins de personnes que celle de Pierre-Alexandre Phlipault ; mais elle n’est ni moins ardente ni moins soutenue. M. Jean Guénisset est un serviteur sensible, qui a concentré dans la personne de son maître toutes ses affections, et qui, pour l’objet de sa vénération et de son culte porte le dévouement jusqu’à l’héroïsme. Voici un extrait des divers rapports qui sont entre nos mains

« M. Antoine Magi, négociant à Marseille, et dont les ancêtres ont fait, de tout temps, le commerce avec honneur et distinction, éprouva des pertes à l’époque de nos premiers troubles révolutionnaires. Plein de confiance dans les opérations du gouvernement, il risqua, après le traité de paix d’Amiens, ce qui lui restait encore de sa fortune (environ 130, 000 francs en marchandises) sur divers bâtiments, Tout fut pris par les croisières anglaises. Ruiné par ce nouveau désastre. Il vint à Paris avec ses deux anciens domestiques (Guénisset et sa femme), pour solliciter auprès du gouvernement des indemnités. Ses sollicitations furent sans effet.

Depuis cette époque, il n’a existé que par les sacrifices de ses fidèles serviteurs. Émus par ses infortunes, ils se sont attachés plus que jamais à son sort, dans l’espoir, sinon de le changer, du moins d’en adoucir l’amertume. Le mari se plaça sacristain chez les dames carmélites, rue d’Enfer, où, chaque mois, il touchait quinze francs, qu’il mettait dans la maison. L’épouse se procura des ouvrages de couture et, d’accord l’un et l’autre, ils consacraient les fruits de leurs travaux à soutenir les jours languissants de leur bon maître. L’épouse, Messieurs, étant morte il y a deux ans, l’honnête Guénisset a gardé pour lui seul la charge touchante qu’il partageait auparavant ; et, dans les moments libres que lui laissaient les soins de la sacristie, il faisait des commissions. Une maladie grave, que cet estimable indigent vient d’essuyer, lui a fait perdre sa place ; il n’a plus, pour son maître et lui, d’autres ressources que ses « commissions. Le maire du XIIe arrondissement a « voulu le placer dans un hospice, en se proposant de suppléer aux soins que Guénisset rendait à M. Magi : le modèle des bons serviteurs a mieux aimé partager la misère de son maître, et a sacrifié les avantages de cette offre. Dans son langage naïf et ingénu, il a dit : Ce n’est pas à quatre-vingt-dix ans, qu’a atteints mon bon maître, qu’on se fait à de nouveaux visages, à de nouvelles manières ; il est fait aux miennes… Il ne peut vivre heureux qu’auprès de moi, je ne puis l’être qu’auprès de lui. »

Prévoyant, en 1817, que son âge avancé ferait baisser, chaque jour, les produits déjà si faibles de son état de commissionnaire, il se fit inscrire au bureau de charité ; et, par un sentiment de respect et de pudeur que vous apprécierez, il refusa de faire porter, sur ce même rôle d’indigence, le nom respecté de son maître ; mais c’est à ce maître toujours qu’il a consacré les trois francs qu’il reçoit par mois comme secours, ainsi que tout ce qu’il peut recevoir encore au même titre.

Vous avez entendu ces récits, Messieurs ; et sans doute vous approuverez que l’Académie française se soit attachée à honorer spécialement deux hommes de bien, qui ne se sont jamais démentis ni rebutés au milieu des épreuves d’une carrière si longue et si pénible à parcourir. Vous avez remarqué deux vertus également recommandables l’une, qui agit puissamment avec de faibles moyens ; l’autre, qui supplée d’une manière si noblement ingénieuse, aux moyens qui lui manquent pour agir. Vous unirez, comme nous, dans le même hommage deux hommes qui ont su faire un si digne usage de la vie et vous applaudirez à la munificence du gouvernement qui, toujours disposé à encourager les belles actions aussi bien que les bons écrits, vient de faire les fonds d’un prix de plus, pour cette année, afin que le premier donateur ne se trouvât pas comme frustré dans sa générosité, par un partage de prix qui diminuerait de moitié, pour deux citoyens vertueux, une récompense que chacun d’eux a méritée tout entière.