Discours sur les prix de vertu 1824

Le 25 août 1824

Raymond de SÈZE

DISCOURS DE M. LE COMTE DE SÈZE.
Directeur de l'Académie française

Lu dans la séance du 25 août 1924

 

 

Un homme à qui la nature avait donné un esprit élevé et une âme généreuse, qui avait connu le malheur, qui avait vu les désastres de la révolution, que ces désastres avaient même forcé de quitter la France, qui avait cependant conservé une fortune considérable, et qui se reprochait, en mourant, de n’avoir pas fait aux hommes tout le bien qu’il aurait pu, et par conséquent dû leur faire (ces belles expressions sont de lui), M. de Montyon a voulu venger en quelque sorte d’avance lui-même sa propre mémoire. Il a déposé dans son testament une multitude de legs pieux, il y a distribué une partie de sa fortune aux pauvres, il en a doté les hospices, il a fait des fondations utiles, il en a fait une entre autres en faveur des actions les plus vertueuses qui auraient été faites dans l’année, et, ce qu’il y a de bien honorable pour l’Académie, c’est que c’est elle qu’il a chargée du jugement même de ces actions, et de la distribution des sommes qu’il assignait dans son testament pour leur récompense. L’Académie, reconnaissante de cette confiance si noble que lui témoignait M. de Montyon, s’est empressée, avec l’autorisation du gouvernement, d’accepter son legs, et après l’avoir exécuté dès l’année dernière, elle vient de l’exécuter encore celle-ci.

Au premier coup d’œil, Messieurs, cette exécution paraît simple. Il semble qu’il n’y a rien de si facile que de découvrir les actions vertueuses, et de les juger; mais on se tromperait si on le croyait ainsi. On connaît bien en général les actions d’éclat, les grands sacrifices, les dévouements mémorables, les efforts héroïques ; les circonstances qui les font naître les dénoncent toutes seules à la renommée. Mais il n’en est pas de même pour les actions vertueuses qui se passent dans l’obscurité, et qui sont peut-être plus honorables, précisément parce que ce sont celles dont les motifs sont le plus désintéresses. Je prie qu’on remarque que, dans l’esprit comme dans le texte du testament de M. de Montyon, les actions vertueuses que son intention est de récompenser, sont les actions faites par des Français pauvres, c’est l’expression qu’il emploie lui-même. Ce n’est donc pas dans la haute classe de la société, ce n’est pas même dans la moyenne qu’il faut aller chercher ces actions que le devoir de l’Académie est d’apprécier ; c’est dans la classe indigente, et c’est là surtout ce qui fait la difficulté. Cette difficulté ne vient pas de ce que les actions vertueuses sont plus rares dans cette classe que dans les autres, elles sont même peut-être plus communes mais elles sont ignorées, et elles sont ignorées parce qu’elles sont obscures. Bien ne les trahit, rien ne les décelé ; faites par des personnes simples et avec simplicité, cette simplicité même en fait le mystère. Comme ce ne sont pas d’ailleurs des récompenses qui en sont le but, on ne les publie pas, elles ne parviennent à la connaissance de personne, et elles restent ensevelies dans le cercle toujours si étroit de ceux qui en sont l’objet, et de ceux qui en sont les auteurs. J’ajouterai, Messieurs, que Lorsque c’est la religion elle-même qui les inspire et elle les inspire le plus souvent, car le sentiment de l’humanité est bien loin d’avoir la même puissance et de produire les mêmes effets que celui de la religion, c’est alors que ces actions échappent le plus aux hommes, qu’elles ne sont presque connues que de Dieu, et que ceux qui les font les dérobent volontairement aux regards de la terre, pour ne se fixer que sur les regards et les récompenses du ciel.

Aussi est-ce là, Messieurs, l’embarras de l’Académie; c’est son travail ; l’Académie, semblable, pour ainsi dire, à ces navigateurs qui vont à travers les mers à la découverte de régions inconnues, est obligée de se livrer aussi elle-même à une sorte d’exploration des hospices, des réduits, des asiles de la pauvreté, et d’y rechercher avec soin, pour les découvrir, ces vertus modestes, timides, qui se cachent, et qui sont souvent malheureuses d’être arrachées à l’obscurité qui les enveloppe ; et lorsque enfin, non pas le bruit, puisqu’elles n’en font pas, mais l’existence de quelqu’une de ces actions vertueuses est parvenue jusqu’à la connaissance de l’Académie, il faut alors prendre des notions exactes des faits, les recueillir, les vérifier, les constater par des preuves qui ne soient pas susceptibles du moindre doute. Si on est même assez heureux pour avoir obtenu quelques documents authentiques sur plusieurs de ces actions, qui, au milieu de toutes ces misères honteuses dont le spectacle est si affligeant pour l’humanité, sont elles-mêmes une si grande consolation pour elle, il faut d’abord les apprécier séparément, les comparer ensuite entre elles, balancer leurs mérites respectifs, prononcer sur les droits que les unes ou les autres peuvent avoir à la préférence décider la nature de la récompense dont elles sont dignes, et graduer même cette récompense suivant l’espèce de valeur morale qu’on peut attribuer à chacune d’elles.

Voilà, Messieurs, le devoir de l’Académie, et ce devoir, elle le remplit avec ce zèle qu’elle est accoutumée à mettre dans toutes les dispositions délicates ou honorables qui lui sont confiées, et que les difficultés ou les fatigues ne rebutent pas. L’esprit de la fondation de M. de Montyon, d’ailleurs, est si noble, il est si utile, il offre à l’indigence que la vertu accompagne des soulagements et des encouragements si précieux, que c’est pour l’Académie une obligation de reconnaissance envers le pieux fondateur, que de l’avoir associée à des vues si sages, pour les seconder.

Vous allez, au reste, Messieurs, juger vous-mêmes l’usage que l’Académie a fait du pouvoir qu’elle avait reçu. L’année dernière elle eut occasion de décerner cinq prix de vertu, et ce fut M. l’évêque d’Hermopolis qui, chargé de rendre compte des circonstances qui avaient détermine chacun de ces prix, rendit ce compte avec cet intérêt qu’il répand sur les sujets même les plus simples, et que son talent enrichit encore.

Cette année, l’Académie n’a décerné que quatre prix, mais dont le montant s’élève plus haut que celui des cinq prix de l’année dernière. Les deux premiers de ces quatre prix, tous les deux d’une médaille d’or de la valeur de six cents francs, ont été adjugés à la demoiselle Marie BALTHASARD et à la demoiselle Antoinette LOUIS.

Une médaille de mille francs a été accordée à la demoiselle DOULCET ; et le sieur DACHEUX en a obtenu lui-même une de six-mille francs.

Voici, maintenant, Messieurs, les circonstances qui y ont donné lieu, et les motifs qui les justifient.

Je commence par Marie Balthasard.

 

Marie BALTHASARD était orpheline, et n’avait, aucun moyen d’exister, lorsque, bien des années avant la révolution, car il tant souvent remonter jusque-là pour trouver le germe de toutes ces vertus que le temps ensuite a développées, elle fut placée dans sa première jeunesse, par une tante, chez la demoiselle Piolet, qui entreprenait des ouvrages de couture auxquels Marie Balthasard voulait se former.

Elle était là par le secours d’une pension que payait sa tante; mais, cette tante étant bientôt après tombée elle-même dans la pauvreté, la pension cessa d’être payée. La demoiselle Piolet, attachée à Marie Balthasard, se détermina alors à la garder gratuitement ; et pour tirer de ses services un parti utile pour elle-même, elle en fit une domestique tout à la fois et une ouvrière.

Vingt années s’écoulèrent dans cet état ; malheureusement survint la révolution, et à cette époque la demoiselle Piolet, voyant son établissement se détruire, ceux qui s’adressaient à elle se disperser, son travail manquer tout à fait, et se trouvant ruinée, elle engagea Marie Balthasard à se séparer d’elle, et à se placer dans une maison où on offrait de la recevoir et où on devait lui procurer non-seulement des moyens de vivre, mais des profits avantageux qu’elle pourrait économiser. Marie Balthasard eut bien de la peine à se rendre aux instances de la demoiselle Piolet, et elle ne s’y rendit enfin qu’à la condition qu’elle consacrerait tout ce qu’elle gagnerait à la soulager. Ce pacte pieux fut fidèlement exécuté ; mais, quelques années après, la demoiselle Piolet étant devenue infirme, Marie Balthasard, qui ne croyait pas que ce fût assez faire pour son ancienne maîtresse que de s’occuper de sa subsistance, ne put résister au désir de se réunir à elle pour lui donner tous ses soins, et les soins les plus tendres avec abandon. D’abord elle la fit vivre des économies qu’elle avait faites sur les produits de son travail. Ces économies ayant disparu, elle la fit vivre de son travail même. Elle s’imposait personnellement toutes les privations ; rien ne lui coûtait pour soulager la demoiselle Piolet. Elle supportait tout, et tant qu’elle a conservé encore quelques moyens, elle a été heureuse du bien qu’elle pouvait faire à celle qui lui en avait fait à elle-même dans sa jeunesse.

Mais aujourd’hui les moyens lui manquent, sa santé s’est affaiblie ; elle est devenue infirme à son tour ; son travail ne peut plus lui offrir de ressources elle n’a même plus, et elle en gémit, celle des sacrifices, et elle éprouve autant de difficulté et d’inquiétude pour le soulagement de sa maîtresse, qu’elle a toujours aussi vivement à cœur, que pour le sien même.

 

Toutes ces circonstances, Messieurs, sont établies de la manière la plus authentique.

Parmi tous les témoins qui les garantissent, il y en a deux surtout qui pourraient suffire.

L’un est un curé de Paris car il semble que partout où il y a quelque bonne œuvre à faire, on est sûr de rencontrer quelqu’un de ces hommes respectables l’autre est un homme qui, par caractère, a voué aussi sa vie à la bienfaisance, qui est le dépositaire universel et fidèle de tous les fonds consacrés dans la capitale à toutes ces institutions pieuses qui la remplissent, et que je n’ai pas besoin de nommer, pour qu’on le connaisse.

D’autres témoins également recommandables ont signé aussi les mêmes attestations.

L’Académie n’a donc pas eu de doute, et elle a été tellement frappée de cette bonté admirable de Marie Balthasard, de cette fidélité au malheur, de cette reconnaissance infatigable, de la générosité avec laquelle elle a rendu à son ancienne maîtresse des soins si touchants, et enfin, de cette constance dans sa vertu qui ne s’est pas altérée un seul moment, et qui, après plus de trente années, est encore la même que le premier jour, qu’elle n’a pas hésité à lui décerner un prix. J’ai, Messieurs, les mêmes choses à vous dire d’Antoinette Louis.

 

Antoinette LOUIS était orpheline comme Marie Balthasard, et comme elle, elle n’avait aucune fortune ni aucun moyen, lorsqu’à l’âge de onze ans elle fut recueillie par les demoiselles Vayer, qui avaient connu sa mère, et qui lui firent apprendre l’état d’ouvrière en linge qu’elles exerçaient à cette époque, et qui alors suffisait à leur existence.

Malheureusement, de ces demoiselles Vayer, l’une, devenue paralytique d’une partie du corps, fut dans l’impossibilité de travailler ; l’autre, sourde et muette de naissance, fut encore affligée d’une maladie sur les yeux qui lui en ôta presque tout à fait l’usage. Ces deux sœurs n’eurent plus alors de ressources pour subsister ; il leur fallut recourir au bureau de charité ; mais tout le monde connaît l’insuffisance de ces secours. Les demoiselles Vayer ne pouvaient pas vivre. Ce fut alors qu’Antoinette Louis, vivement reconnaissante des services qu’elles lui avaient rendus, se détermina à leur consacrer tout son temps, et tous les produits de son travail pour les soutenir.

Ce sacrifice si généreux fut même absolu.

La demoiselle Louis ne vécut plus que pour ses infortunées bienfaitrices.

Elle se réunit à elles, s’occupa de leurs infirmités, travailla à les adoucir, leur prodigua les soins les plus assidus, les assista de tous les moyens qui dépendaient d’elle, s’imposa même toutes les privations qui pouvaient ajouter encore à ces moyens, et confondit, pour ainsi dire, son existence avec la leur propre.

Ce zèle religieux de la demoiselle Louis, pour les demoiselles Vayer, ce sentiment tendre, cette piété active, remontent, Messieurs, à l’année 1805, et ne se sont pas démentis un seul instant depuis cette époque.

Sans doute, il n’y a qu’une grande vertu, et une vertu même appuyée sur la religion, qui puisse inspirer de pareils efforts. On peut faire du bien un moment, on peut en faire par intervalles, on peut en faire qui exige quelques sacrifices il y en a, heureusement pour l’humanité, des exemples sans nombre. Mais en faire toujours, à tous les instants de la vie, sans se lasser, sans perdre courage, et en se sacrifiant tout entier et perpétuellement soi-même à ceux dont on embrasse le malheur, voilà ce qui est extrêmement rare, ce qui n’appartient surtout qu’à la religion, et ce que la religion elle-même n’obtient que de ces âmes privilégiées qui ne connaissent que sa puissance et n’ont d’autre guide que sa bonté.

Vous ne serez donc pas étonnés, Messieurs, que l’Académie, qui a eu dans les mains les preuves les plus honorables de tous les sacrifices d’Antoinette Louis, et qui en a été vivement touchée, lui ait décerné un prix comme à Marie Balthasard et le même prix.

 

Un autre genre de sacrifice, plus difficile peut-être encore, parce qu’il est plus pénible, qu’il coûte plus à la nature, et qu’il exige encore plus d’efforts, a fixé ensuite l’attention de l’Académie ; ce sont les soins prodigués à la demoiselle Deshayes attaquée d’une maladie affreuse et malheureusement incurable, par la demoiselle Doulcet.

 

La demoiselle DOULCET, simple ouvrière en gants, et presque dans l’indigence, était logée dans la rue d’Orléans, au Marais, dans une petite chambre faisant partie d’un grenier, dont l’autre partie, séparée par une cloison, était occupée par la demoiselle Deshayes, ancienne marchande de modes, qui ne subsistait que des secours publics, et qui, dévorée par un cancer dont les ravages étaient effrayants, était continuellement en proie aux souffrances les plus vives et les plus aiguës. La demoiselle Doulcet apprit bientôt le déplorable état de sa malheureuse voisine, et elle se lia avec elle précisément parce qu’elle était malheureuse. Née sensible et surtout charitable, elle avait déjà eu occasion de soigner plusieurs malades elle les avait gardés, secourus, assistés, consolés et son père même, infirme, souffrant et pauvre, elle l’avait seule soutenu pendant plusieurs années avec la piété filiale la plus tendre et la plus active.

Elle était donc déjà exercée aux bonnes œuvres, et c’est avec cette noble et touchante habitude de sensibilité que la demoiselle Doulcet s’attacha à la demoiselle Deshayes, et que, s’oubliant entièrement elle-même, elle s’y attacha toujours davantage à mesure qu’elle voyait ses souffrances devenir plus vives.

Elle fit alors de la situation de cette malheureuse femme son occupation habituelle, elle ne la quitta plus, elle était sans cesse auprès de son lit ; c’était elle seule qui la pansait ; et ces pansements, toujours longs et pénibles, elle les faisait avec un courage qui étonnait tous ceux qui en étaient les témoins. Rien ne la rebutait, ni la nature du spectacle qui était sous ses yeux, ni cette espèce de révolte que les sens éprouvent à la vue de certains maux, ni les impatiences même de la malade, lasse de souffrir. Elle supportait tout, elle le supportait même avec une douceur inaltérable ; son zèle ne faisait, pour ainsi dire, que s’en accroître ; c’était elle aussi qui se chargeait de tous les détails du service de la demoiselle Deshayes, et ce service était exigeant. Il demandait des soins difficultueux ; il les demandait à chaque moment, et la demoiselle Doulcet était toujours là. Elle faisait tout, elle suffisait à tout ; elle épargnait à la demoiselle Deshayes toutes les inquiétudes ; elle adoucissait toutes ses souffrances en un mot, il est impossible de concevoir un dévouement plus profond et plus continuel ; et ce qu’il y a d’admirable, c’est que depuis deux ans ce dévouement n’a pas cessé un seul instant, et qu’il est toujours le même. C’est le témoignage que le médecin qui soigne tous les jours la demoiselle Deshayes gratuitement rend lui-même, à la demoiselle Doulcet dans une lettre qui a passé sous les yeux de l’Académie. « Ce que j’ai vu dès le premier jour, dit-il en parlant d’elle, je le vois depuis deux ans ; même zèle, même douceur, mêmes soins ; rien n’a changé que le mal qui s’étend avec une effrayante rapidité, et qui ne permet pas la tentative la plus innocente, dans la crainte de l’exaspérer. »

Ce témoignage du médecin, Messieurs, est aussi celui d’une multitude d’autres personnes qui toutes rendent l’hommage le plus éclatant à la haute vertu de la demoiselle Doulcet, attestent ses efforts, ses soins, ses sacrifices, sa constance, sa douceur, sa piété envers la demoiselle Deshayes, et déclarent que cette femme, si malheureuse par sa pauvreté comme par ses maux, n’a trouvé de secours et de soulagement que dans ce dévouement profond et continu que lui a témoigné depuis deux ans la demoiselle Doutcet, et qu’elle lui témoigne encore tous les jours.

Personne ne sera sans doute surpris qu’à la vue de tous ces témoignages, et vivement touchée elle-même de tant de sacrifices si généreux et d’un dévouement aussi héroïque, l’Académie ait décerné à la demoiselle Doulcet un troisième prix, et plus élevé même que les deux autres.

 

On a fait, Messieurs, l’année dernière, une observation que je ferai moi-même aujourd’hui, et qui sera sûrement faite encore après moi les autres années, c’est que sur ces prix de vertu qui sont décernés par l’Académie, le plus grand nombre est décerné à des femmes ; mais il n’y a rien là qui puisse surprendre. C’est en effet aux femmes qu’appartiennent surtout ces soins délicats, touchants, pieux, cette tendre commisération pour l’infortune, ces mouvements affectueux de l’âme, ce courage qui fait supporter les maux dont on est témoin, ce besoin pressant qu’on éprouve de les adoucir, cette constance dans l’exercice d’une sensibilité secourable, ces sacrifices même de tous les jours, et souvent de la vie entière ; il faut le dire les femmes l’emportent de beaucoup sur les hommes sous ce rapport-là, et on ne peut pas leur disputer ce genre de prééminence. Mais heureusement qu’il  y a des circonstances où les hommes prennent, pour ainsi dire, leur revanche, par des traits de magnanimité ou de courage qui supposent des résolutions fortes, une volonté puissante, des sentiments profonds, une sorte d’élévation d’âme extraordinaire, et qui semblent caractériser plus particulièrement leur sexe ; c’est même précisément un de ces traits, Messieurs, et qui par événement en renferme plusieurs, dont j’ai maintenant à vous rendre compte.

Je veux parler du sieur Dacheux.

 

Le sieur DACHEUX, qui a inspiré un si grand intérêt à l’Académie, est né à Dieppe, cette ville de la Normandie qui vient de jouir d’un si grand bonheur, et en a fait éclater tant de reconnaissance.

Entré d’abord comme marin au service de l’État, il a ensuite habité quelque temps, en qualité de colon, l’île de Saint-Domingue, où il avait quelque fortune qu’il a perdue, et il est venu, il y a plusieurs années, se fixer dans le département de la Seine, et résider dans la commune de la Villette.

C’est là qu’il a découvert ce que je pourrais appeler en quelque sorte sa vocation, c’est-à-dire, le besoin ardent de secourir les malheureux et de sauver leur vie, quand ils étaient exposés à la perdre, aux dépens même de la sienne.

Ce besoin, en effet, il l’a satisfait dans une inimité d’occasions.

Il est prouvé par les attestations les plus authentiques que, dans le seul bassin de la Villette, le sieur Dacheux a retiré de l’eau un grand nombre de personnes qui y étaient tombées, et les a rappelées à la vie par les soins qu’il leur a donnés.

Il en a repêché un grand nombre d’autres dans la Seine, qu’il a également rappelées à la vie par les mêmes soins.

Il en a sauvé ainsi plus de cent, en s’exposant souvent à de grands périls et quoique l’imagination elle-même en soit, pour ainsi dire, confondue, les preuves en sont incontestables et n’admettent pas seulement de doute. Et ce qui est également prouvé, c’est que non-seulement le sieur Dacheux n’a jamais voulu recevoir d’aucun de ces asphyxiés aucune espèce de rétribution, ni aucune marque de reconnaissance, mais qu’au contraire il leur prêtait quelquefois ses propres vêtements, et leur donnait même encore des secours.

C’eût été au reste beaucoup pour tout autre que le sieur Dacheux que ce courage de s’élancer ainsi dans les flots, pour en retirer les personnes qui y étaient tombées, d’affronter les périls d’une telle entreprise, de les surmonter même à force d’exposer sa vie ; mais pour le sieur Dacheux ce courage ne suffisait pas à l’ardeur de ce sentiment profond d’humanité qui l’emportait comme malgré lui et disposait de toutes ses facultés. Sur le rivage même, et au moment où le corps de l’asphyxié était déposé, le sieur Dacheux, collant sa bouche contre celle de l’asphyxie, soufflait dans ses poumons un air pur qui rétablissait le mouvement de ces organes, et rappelait la vie presque éteinte de l’infortuné. Certes, Messieurs, c’est là un dévouement dont le caractère est au-dessus de toute espèce d’appréciation, et dont on ne peut pas calculer l’effort ; c’est le triomphe de l’humanité, c’en est, pour ainsi dire, le beau idéal.

On cherche quelle pourrait être l’espèce de récompense qu’il serait possible d’assigner à un dévouement semblable, on n’en trouve pas.

On est forcé malgré soi de respecter la grandeur d’un tel sacrifice.

On craindrait, pour ainsi dire, d’en affaiblir l’honneur par des récompenses.

Une vertu si élevée, et qui en même temps a des racines si profondes, ne peut trouver son prix qu’en elle seule.

Et cependant, Messieurs, une chose qui ajoute encore à cette vertu, quelque étonnante qu’elle puisse être, c’est que, pour la rendre en quelque sorte inutile, et pour qu’il fût possible de remplacer, dans les secours à donner aux asphyxiés par immersion, pour les rappeler à la vie, l’incroyable travail que le sieur Dacheux ne craignait pas de faire lui-même dans le même objet, la passion de l’humanité lui a fait, par de profondes combinaisons, perfectionner une pompe destinée à le suppléer lui-même en introduisant par la bouche dans le corps des asphyxiés un air doucement échauffé d’avance au degré de la température humaine, et qui rend de cette manière aux poumons l’élasticité de leurs mouvements.

Ainsi, par l’adoption de ce mécanisme ingénieux, le sieur Dacheux a pu espérer de suppléer, à force d’art, ces secours bienfaiteurs qu’il avait le généreux courage de donner à ce genre de malheur, mais qu’on pouvait désespérer de voir imiter.

Je demanderai encore si un service de cette nature, un service aussi immense, aussi fécond dans ses résultats, aussi utile à l’humanité, n’est pas au-dessus de toutes les récompenses.

Les peuples anciens s’étaient sentis eux-mêmes dans l’impuissance de les payer, ces services.

Le peuple romain n’avait trouvé qu’une couronne de chêne à poser sur la tête de celui qui avait sauvé un homme.

Si on en avait sauvé plusieurs, ce peuple célèbre ajoutait à la couronne des monnaies ou des médailles empreintes de cette devise fameuse : ob cives servatos.

Mais cette couronne, ces monnaies, ces médailles, c’était de la gloire.

Cette gloire, Messieurs, n’est pas non plus étrangère au sieur Dacheux.

Un regard du monarque est tombé sur lui

Une médaille lui a été décernée en son nom ([1]). Des dons de sa munificence lui ont été accordés aussi ([2]).

Mais le sieur Dacheux est père de famille, il n’a aucune fortune : il a, à la vérité, une place, et qui était bien la seule qui pût lui convenir, celle de préposé à la surveillance des boîtes de secours aux noyés et aux asphyxiés ; mais un traitement très-médiocre est attaché à cette place, et aussi n’a-t-il pu s’établir que dans une cabane qu’on lui a permis de faire construire sur le port Saint-Nicolas, et d’où, toujours semblable à lui-même, il épie, en quelque sorte, à chaque moment orageux ou seulement menaçant, tous les accidents qui peuvent réclamer son zèle, pour y remédier sur-le-champ.

Le prix que le sieur Dacheux obtient aujourd’hui ne peut donc pas être ce qu’on appelle dans l’acception ordinaire du mot une récompense ; c’est une légère, mais honorable, indemnité de son temps, de ses soins, de ses efforts.

Le reste, il le trouvera dans le souvenir de la bienveillance du roi, dans le suffrage de l’Académie, dans l’estime de ses concitoyens, dans la reconnaissance publique, et surtout dans sa conscience.

 

 

[1] En novembre 1815.

[2] Une gratification de 300 fr. en juillet 1815. Une gratification de 1,000 fr. en 1824, au sujet de la pompe imaginée pour le suppléer.