Allocution prononcée
lors de la remise de son épée d’académicien
à M. René de Obaldia
au théâtre de la Madeleine
le 7 juin 2000
Cher René,
Pour les âmes fortes, comme on sait, les coups d’essai, souvent, sont des coups de maître. Votre arrivée sur la terre, vous ne l’avez pas manquée : vous naissez à Hong-Kong. Pour les Chinois, c’est assez ordinaire. Chez les auteurs dramatiques, c’est rare. Dès le lever du rideau, annoncé cette fois non par les trois coups du brigadier mais par ces deux coups de gong, vous voici sur la scène d’un grand théâtre, dans cette ville où, surtout si nous n’y sommes jamais allés, nous imaginons volontiers des mystères, des tractations, des transactions, des aventuriers, des agents secrets, des banquiers retranchés derrière des quadruples sas et le galop affolé des ordinateurs, tandis que, en contrebas, en contrepoint, dans la large baie, vit toute une population confiée au moins sûr des éléments, sur des jonques, des sampans, avec, la nuit, des milliers de petites lumières comme autant d’étoiles dans un ciel renversé.
Né à Hong-Kong d’une mère française et d’un père panaméen ... Irrésistiblement nous vient à l’esprit la célèbre apostrophe d’André Gide : né à Paris d’un père uzétien et d’une mère normande, où voulez-vous, monsieur Barrès, que je m’enracine ? Né à Hong-Kong d’une mère française et d’un père panaméen, où vouliez-vous, Seigneur, que René s’enracinât. Nous tenons là déjà une des clés de cette liberté, de cette liberté déchaînée qui court comme une étincelle tout le long de votre œuvre.
Panama aussi fait rêver. C’est le nom tout ensemble d’un État, d’un canal, d’un scandale et d’un chapeau. L’État est toujours là. Le canal est resté cette grande porte ouverte sur les océans. Le scandale est oublié, et le chapeau, lui, est en déclin. On peut méditer un instant sur la singulière fermeté avec laquelle, pendant des siècles, les hommes ont tenu à leurs chapeaux comme s’ils y voyaient le symbole même de leur appartenance à l’espèce verticale et méditer aussi sur la désinvolture avec laquelle, comme à un signal, nous nous en sommes souvent débarrassés. De chapeau pourtant, il en reste un, imperturbable. Le nôtre, Monsieur, ce bicorne à cocarde et à plumetis d’autruche, heureux complément du costume brodé de vert et de l’épée au côté, que, dans quelques jours, vous allez étrenner. Ce jour-là c’est mon confrère, votre confrère Bertrand Poirot-Delpech qui, en réponse à votre discours, évoquera votre vie, votre œuvre, votre trajectoire. Il y a un chapitre pourtant de vos Mémoires que je ne me laisserai pas arracher. C’est celui où, avec l’éblouissement d’un enfant qui voit passer un météore, vous découvrez la beauté, et de la manière la plus inattendue, au sein de votre parentèle, cette radieuse jeune fille dont les yeux, le visage, le talent vont bientôt faire battre des millions de cœurs. Elle ne sait pas encore qu’elle va s’appeler Michèle Morgan.
Clac ! Le destin bascule et montre sa face noire. C’est la guerre. Vous êtes soldat. Vous êtes fait prisonnier. Vous subissez les interminables années de captivité. Vous êtes rendu à la vie civile, il serait plus juste de dire à la vie tout court, à cette vie dont on vous a volé quatre ans. Il y a de quoi chanter. Vous chantez et même, plus concrètement, vous écrivez des textes de chansons. Votre vocation littéraire est là. Vous écrivez des romans. Vous écrivez Fugue à Waterloo. Vous écrivez votre superbe Tamerlan des cœurs. Cela vous vaut d’être invité aux entretiens de l’Abbaye de Royaumont, haut lieu de la vie intellectuelle française, et vous êtes même chargé d’en organiser les programmes. Là, vous vient cette idée audacieuse mais simple, à savoir qu’après des matinées entières et des après-midi consacrées à de fortes considérations et à des détours subtils, ces hauts penseurs ont besoin de s’aventurer aussi dans ce prolongement de la réflexion, dans cette province de la philosophie, dans ce département de la métaphysique, j’ai nommé le comique. Vous leur écrivez des saynètes. Vous les faites représenter. Les hauts penseurs repartent enrichis et comblés. De saynètes à scène, il n’y a qu’un raccourci. Vous écrivez une vraie pièce, Génousie. Elle triomphe. Tant dans le roman qu’au théâtre, vous avez trouvé votre style. Ce style qui pour chaque écrivain est unique et sans lequel l’écrivain n’existe pas. Ce mot style, pour moi, en ce qui vous concerne, en appelle un autre, qu’on peut prendre à la fois dans son sens ordinaire et dans son sens artistique. Ce mot c’est : baroque, il barocco, le style baroque. Les temples grecs, lignes droites, marbre, colonnes, c’est l’hymne à la raison, l’homme debout sous un ciel impassible. Le style roman, le dos rond, tassé sur la terre, témoigne de la confiance en Dieu et du moins de confiance envers les voisins, d’où les remparts. Le gothique, c’est l’élan vers le ciel, toutes ses flèches dirigées vers lui. Trompettes et buccins, atlantes, toutes ses grâces dehors, le baroque est tourné vers l’extérieur, descend sur la place. Le baroque, c’est la gaîté de Dieu. C’est, si j’ose dire, son affiche. Le baroque nous crie : entrez, entrez, c’est à l’intérieur que vous trouverez la merveille, le miracle, le sens de votre vie, Dieu dans son tabernacle. Ajoutons à cela le surréalisme et nous aurons non le secret de l’œuvre de René de Obaldia mais une lueur ou, comme on dit, une première approche.
Dans les définitions du baroque revient presque toujours le mot : inattendu. Si j’avais à énumérer les vertus, les qualités, les caractères principaux de votre œuvre, c’est le mot inattendu qui, je crois, viendrait en tête. J’entends bien que toute œuvre d’art est inattendue, est une surprise. Personne n’attendait ni Le Père Goriot, ni Vénus sortant de l’onde. Mais, chez vous, René, l’inattendu me paraît être la texture même de vos phrases. Il y a chez vous de l’acrobate, du trapéziste, du prestidigitateur qui, de son chapeau, tire indifféremment un lapin ou une pluie d’étoiles. Je me souviens de la générale de votre pièce Du vent dans les branches de sassafras. Je revois l’irruption sur la scène de mademoiselle Petit-Coup-sûr, la stripteaseuse des saloons, hirsute, dépenaillée, rescapée d’un massacre. J’entends encore le moutonnement dans la salle, les rires d’abord surpris, des rires qui, si j’ose dire, n’en croyaient pas leurs oreilles, puis des rires éclatants, puis l’ovation au fur et à mesure que le public découvrait que cette stripteaseuse issue du Grand Canyon parlait en vers, parlait en alexandrins, parlait comme Racine.
Mais je bavarde, je bavarde. Je ne perds pas de vue pourtant l’objet essentiel de cette réunion d’amis : la remise de l’épée. La voici. Elle a été créée et réalisée par Jean Vendome, auteur déjà de plusieurs épées dont celle de Julien Green à qui vous succédez. Sur la poignée, je vois une allusion au canal de Panama. La garde, elle, est en forme de globe terrestre, allusion, je pense, à tous ces pays où vos pièces ont été applaudies. À droite, votre signature. À gauche, votre profil tel qu’il a déjà été gravé par Renée Mayot pour la Monnaie de Paris. À côté, le blason de votre famille. Puis un rideau, le rideau du théâtre avec dans ses plis un stylo, allusion limpide à cette vérité élémentaire et forte, à savoir que si on veut faire représenter des pièces il faut d’abord les écrire.
La voici cette épée. Je vous la remets. Sa lame, me précise-t-on, est en acier trempé, identique à celle des Gardes Républicains, c’est dire qu’elle est sérieuse. Sérieuse comme sont sérieuses, elles aussi en acier trempé, l’amitié, l’admiration, la reconnaissance de tous ceux qui ont tenu à vous l’offrir. Une épée est faite pour se battre. Battez-vous, René de Obaldia! C’est-à-dire écrivez, écrivez encore. De toutes les énergies qui mènent le monde, la plus forte et sans laquelle les autres n’avanceraient pas, c’est l’imagination.