Remerciements de M. Jean-Christophe RUFIN
lors de la remise de son épée d’académicien
par M. Pierre NORA
au quai d’Orsay, le 3 novembre 2009
Monsieur le ministre des Affaires étrangères et européennes, mon cher Bernard,
mesdames et messieurs les ministres et secrétaires d’État,
monsieur le Secrétaire général,
mesdames et messieurs les ambassadeurs,
Chers invités, chers amis,
Je voudrais d’abord m’adresser à vous, mon cher Pierre. Vraiment, je n’aurais jamais imaginé qu’un homme aussi pacifique que vous m’offrirait un jour une épée...
Nous nous sommes rencontrés pour la première fois il y a bien longtemps, autour de la revue Le Débat que vous avez fondée et dans laquelle vous m’avez donné la chance de publier quelques contributions sur l’action humanitaire. Il n’était alors encore question ni pour vous ni surtout pour moi de l’Académie française. Vous m’avez longtemps impressionné, mon cher Pierre, vous, l’intellectuel engagé, l’historien qui a tout lu, dont l’œuvre fait autorité dans le monde. Chaque fois que j’entrais dans votre bureau, j’étais écrasé par le sentiment de mon inculture. Or, voici que, grâce à votre soutien, je vais désormais avoir le privilège de vous côtoyer sous la prestigieuse Coupole du quai Conti.
C’est un des miracles de l’Académie : comparées à ses quatre siècles d’existence, les différences entre nous, mortels ou immortels, s’estompent au point de paraître négligeables. Quels qu’aient été nos parcours personnels, quels que soient nos œuvres et nos âges, nous ne sommes plus désormais que des contemporains. Acceptons ces traditions avec respect et réjouissons-nous de la liberté qu’elles nous donnent.
Vous avez brossé de moi, mon cher Pierre, un portrait extrêmement favorable. Vous l’avez fait pour vous conformer aux usages du genre mais aussi parce que votre propre nature est la bonté et l’indulgence. Il est à peine utile que je proteste à propos des éloges dont vous m’avez couvert. Chacun aura compris qu’ils sont exagérés. Je voudrais seulement préciser que ma vie n’a pas été aussi rectiligne et triomphale que vous avez voulu la décrire. Il est vrai qu’en rassemblant les preuves extérieures du succès, on peut créer à mon propos l’image d’un destin favorisé par les dieux. Je me prête involontairement à cette interprétation en cultivant malgré moi le côté « innocent aux mains pleines ». Admirateur du Grand Meaulnes, j’ai pris une fois pour toutes l’allure de ce grand dadais d’Augustin, les yeux dans le vague, rêvant au domaine enchanté qu’il a aperçu jadis dans ses songes. Cela peut donner l’impression que je traverse l’existence en me contentant de moissonner les bienfaits qu’elle m’apporte.
La vérité cependant est tout autre et l’honnêteté m’oblige aujourd’hui à en faire l’aveu. Ma vie s’est construite sans plan prémédité, sans idée de carrière, sous l’influence du hasard et des rencontres, fastes ou funestes. Elle a rarement été façonnée par des choix et plus souvent par des échecs. Les échecs ont pu me faire souffrir sur l’instant ; pourtant, avec le recul du temps, ils se sont révélés être d’incomparables opportunités. Aujourd’hui, je me sens profondément reconnaissant à l’égard de ceux qui m’ont un jour barré la route.
La grande vertu des mauvaises expériences est de conduire ailleurs et plus loin. C’est à elles que je dois la variété de ma vie, la diversité des milieux que j’ai traversés et, au fond, les rencontres décisives qu’il m’a été donné de faire. Pendant toutes ces années, j’ai croisé le chemin de femmes et d’hommes qui m’ont accueilli, encouragé, qui ont cru en moi et m’ont révélé à moi-même. La plupart sont ici ce soir. Ce sont eux que je veux remercier aujourd’hui.
Le comité qui m’a offert cette épée regroupe des représentants de ces différents mondes. En acceptant de figurer sur cette liste que préside Antoine Gallimard, ils m’ont permis de reconstituer le puzzle de ma vie. Chacun vient y représenter une des tribus à laquelle, de près ou de loin, j’ai appartenu. Je vais très brièvement les énumérer et leur témoigner ma reconnaissance.
La première tribu, celle dans laquelle je suis né, est le plat pays du Berry, au centre de la France. Je lui ai été infidèle parce que j’aime passionnément la montagne et que le plus haut sommet, chez nous, n’atteint pas deux cents mètres. Mais mon cœur reste dans cette ville de Bourges où j’ai grandi. Elle m’a donné la familiarité de l’Histoire. Tout, en elle, raconte le passé et d’abord sa cathédrale, vigie placée par les rois de France face à la présence anglaise dans l’Aquitaine du Moyen Âge. Le Centre reste pour moi un lieu de frontière, notamment à cause de la ligne de démarcation dont le souvenir a hanté mon enfance. Elle a constitué mon premier contact avec la frontière Nord-Sud sur laquelle, par la suite, je n’ai pas cessé de rôder.
La deuxième tribu est celle de la médecine. Elle ne m’a pas apporté une carrière mais elle a formé mon regard sur le monde. Médecin je suis devenu, médecin, je suis resté, même en étant de plus en plus à l’écart de la pratique. Je crois, et j’ai essayé de prouver, que la formation médicale est la meilleure préparation à « l’usage du monde », pour paraphraser Nicolas Bouvier. On admet qu’un polytechnicien ou un professeur de lettres puisse embrasser par la suite n’importe quelle carrière. C’est encore plus vrai pour les médecins et pourtant on s’en étonne. Comme si, en nous éloignant des malades, nous commettions je ne sais quel délit de non-assistance à personne en danger. La médecine est un bagage, un point de départ, un viatique extraordinaire pour un voyage à travers les univers les plus différents. Bref, la médecine n’est pas seulement une technique, c’est une culture. La présence médicale à l’Académie est une des traditions qui continuent d’arrimer la médecine aux humanités. Je suis fier, avec Yves Pouliquen et François Jacob, de la poursuivre.
Une autre tribu est constituée par les associations humanitaires. Là, attention ! Pénétrer le milieu humanitaire, c’est un peu comme entrer dans le village de Corleone en plein midi. Tout est chaud, coloré, pittoresque, sympathique. Pourtant, des canons de fusil de chasse pointent derrière les persiennes. Que l’on salue quelqu’un, qu’on en ignore un autre et l’on risque d’être abattu sur place. Les luttes de clans sont féroces chez les faiseurs de bien. Il y a des rancunes tenaces dont je ne serais pas étonné qu’elles se transmettent à travers les générations. Dans ces querelles, je m’efforce de tenir une position œcuménique. Voilà pourquoi j’étais heureux de pouvoir réunir dans le comité, et plus encore ce soir, des représentants de toutes les grandes familles humanitaires. Par-delà leurs divisions, les acteurs humanitaires sont les gardiens de quelque chose d’essentiel : la compassion, c’est-à-dire le fait de ressentir la souffrance de l’autre comme la sienne propre. C’est un des éléments, peut-être le principal, de ce que Tocqueville appelle l’« égalité des conditions ». En démocratie, l’autre existe mais il n’est pas d’une essence différente. Ce qu’il advient de lui me concerne. Voilà pourquoi l’humanitaire, malgré toutes ses difficultés, reste une pièce essentielle de nos sociétés démocratiques. Le jour où l’on dira, devant des victimes quelles qu’elles soient : « Laissez-les crever », nous aurons changé de système politique. Tenir compte de nos intérêts est important, adapter notre réponse à nos moyens est nécessaire mais le principe même de la compassion, que Bernard Kouchner appelle, lui, l’indignation, est absolument indispensable. Chaque fois qu’un massacre est absous, en Guinée ou ailleurs, nous nous trahissons nous-mêmes.
La tribu humanitaire m’a conduit, bien sûr, en Afrique et j’ai voulu aussi que ce continent m’accompagne pour cette entrée dans la plus vénérable institution de la France. Il le fait de deux manières : par la présence de personnalités africaines, l’une éthiopienne, l’autre sénégalaise. Chacune d’elles symbolise un pan de cette Afrique diverse. L’Éthiopie, ai-je besoin de le dire, partage ma vie et m’apporte chaque jour de grands bonheurs. Ma femme, Azeb, et mes deux filles en témoignent. Sans oublier mon fils, Maurice, qui, lui, se rattache à la Russie mais connaît bien l’Afrique et y a voyagé. Le Sénégal, lui, a vibré pour mon élection. Sur la terre de Senghor, l’Académie française est présente dans les cœurs. C’est pourquoi j’ai voulu que le Sénégal me donne aussi cette épée. J’ai été heureux et ému que mon ami Ousmane Sow ait accepté de sculpter pour moi ce pommeau. Il y a mis tout son talent. Lui qui est accoutumé aux œuvres monumentales, pour la première et la dernière fois je crois, il s’est prêté au jeu de façonner avec ses grandes mains une œuvre minuscule, d’une précision et d’une beauté d’autant plus émouvantes. Bravo, cher Ousmane, et merci.
Mais l’Afrique est présente aussi dans ce comité par l’intermédiaire des grandes entreprises et des fondations qui, aujourd’hui, apportent à ce continent ce dont il a le plus besoin : des investissements, des emplois, de la formation.
L’action humanitaire, je le répète, m’a apporté beaucoup. Mais elle a fait naître aussi en moi une grande frustration que nombre d’entre vous ressentent sans doute : comment partager ce que l’on a vécu ? Comment rendre témoignage de ces décors, de ces portraits, de ces émotions, de ces couleurs ? Pour y parvenir, je me suis essayé à l’écriture. À vrai dire, j’en avais toujours rêvé. Mes premières tentatives ont été très inégales. Mais elles m’ont donné l’occasion de rencontrer une autre tribu, qui est fortement représentée ce soir : celle des éditeurs.
Les éditeurs vivent du talent. Ce sont des chercheurs d’or, parfois des chasseurs de prime. En tout cas, la rencontre avec eux, quand on vient de l’univers formaté de la médecine, est stupéfiante : voilà des gens qui donnent du prix à la fantaisie ! Le rêve, l’oisiveté, l’imagination, toutes choses qui sont partout regardées avec méfiance, suscitent leur enthousiasme. Grâce à eux s’opère ce retournement que décrivait Bernanos quand il disait : « On m’a élevé en me forçant à apprendre des choses sérieuses mais maintenant, ce sont mes rêves qui me font vivre. » Ce que je faisais la nuit, en me cachant, est devenu, par la magie des éditeurs, un livre, c’est-à-dire un objet que l’on peut acheter partout et en plein jour. Dans la tribu littéraire, on rencontre une autre espèce mais celle- là à demi sauvage : je veux parler des écrivains. Ils sont très jaloux de leur liberté et assez farouches. On les montre au public dans ces grands zoos que les municipalités installent à intervalles réguliers et qu’on appelle des salons du livre. En écrivant moi-même, j’ai eu la chance d’en approcher quelques-uns de plus près et de les connaître en liberté. Deux d’entre eux, qui appartiennent aussi, il est vrai, à l’espèce plus sociable des journalistes, m’ont fait l’amitié de me soutenir.
J’aurais pu choisir de tenir cette cérémonie dans les beaux salons de l’hôtel de Talleyrand, comme Antoine Gallimard me l’avait très amicalement proposé. J’ai préféré l’organiser ici, au cœur de la dernière tribu qui m’a accueilli, celle des diplomates. Cela me donne en effet l’occasion de tordre le cou à une opinion fausse et trop répandue : non, le monde diplomatique n’est pas fermé, bien au contraire. Il accueille volontiers les personnes vernies d’ailleurs. On chercherait en vain dans le corps préfectoral, le barreau ou... la médecine des exemples aussi nombreux d’ouverture à des compétences extérieures. Les diplomates y mettent seulement une condition et elle est parfaitement compréhensible : que ceux qui les rejoignent travaillent et les respectent. Une ambassade, fût-elle en bord de nier, n’est pas le Club Méditerranée. Représenter la France exige beaucoup d’énergie et pas mal de sacrifices. À côtoyer les diplomates, j’ai pu mesurer l’inconfort de leur position, otages de leur pays de résidence, risquant à tout moment leur carrière quand ce n’est pas leur vie comme aujourd’hui en Afghanistan ou en Irak. Je compte désormais beaucoup d’amis dans cette tribu. Ils ont compris que je n’aurai jamais la prétention d’y être intégré. Ma fierté est de rester extérieur. Mais tant que j’y travaillerai, j’y donnerai le meilleur de moi-même, comme les autres.
Demain, je rejoindrai une dernière tribu : celle qui « se coiffe de plumes et campe depuis trois cent cinquante ans au bord de la Seine », pour paraphraser un ouvrage récent écrit par l’un de ses quarante membres. De cette tribu-là, je ne peux encore rien dire sinon que je lui suis infiniment reconnaissant de m’avoir accueilli. Tout s’est fait simplement, sans intrigue ni combat, grâce à beaucoup d’amitiés et avec le soutien de notre Secrétaire perpétuel, Mme Hélène Carrère d’Encausse, qui reçoit aujourd’hui une éminente distinction des mains du président russe. Les choses avaient pourtant très mal commencé. Avant de présenter ma candidature, je suis allé lui rendre visite et nous avons discuté pendant plus d’une heure et demie. Elle a beaucoup insisté sur sa volonté de rajeunir l’Académie, d’y amener des personnes en pleine force et en pleine santé. J’acquiesçais en ronronnant, pensant présomptueusement correspondre à ce portrait. Mais voilà qu’au moment de me lever, un lumbago soudain, extraordinairement douloureux, vint me clouer dans mon fauteuil. Je me relevai à grand-peine et quittai piteusement la pièce en me tenant aux murs. J’étais bien certain qu’après une telle performance, l’Académie se tournerait vers des candidats moins fragiles pour lui apporter du sang neuf. La Compagnie, vous voyez, ne m’en a pourtant pas voulu et voilà une première occasion de lui exprimer ma gratitude.
Je terminerai par notre hôte, monsieur le ministre, mon cher Bernard. J’aurais pu te situer dans n’importe laquelle de ces tribus car tu appartiens à toutes, sauf à celle des Berrichons, mais personne n’est parfait. Pape de l’humanitaire, fierté de la médecine, ami de l’Afrique, providence des éditeurs et aujourd’hui chef de la diplomatie française, tu es aussi familier que moi de ces mondes et de bien d’autres, notamment les médias et la politique. Avec le président de la République, tu as voulu ouvrir les portes encore plus grandes et faire entrer dans ce ministère, au plus haut niveau, des personnes susceptibles de lui apporter une autre sensibilité et d’autres compétences. C’est une des décisions par lesquelles tu resteras pour l’avenir un grand ministre des Affaires étrangères. En renouvelant le mariage de la diplomatie et de la culture, tu as renoué avec la tradition de la grande époque : celle on Claude Lévi-Strauss était conseiller culturel aux États‑Unis, où Saint-John Perse était secrétaire général du Quai et Claudel ambassadeur de France.
Relever ce défi est impossible dans l’ordre du génie : nous ne pouvons pas nous comparer à ces illustres exemples. Mais, dans la mesure de nos moyens et avec les contraintes de notre époque, nous devons tracer notre propre route. C’est pourquoi je me suis engagé à tes côtés. Merci de tout cœur, mon cher Bernard, d’avoir fait de moi un ambassadeur et d’avoir grandement contribué à ce que l’Académie m’ouvre ses portes. Merci à vous tous pour votre présence, votre amitié et votre soutien.
Cette épée est aussi la vôtre. Je vous remercie de me l’avoir offerte et je suis heureux de partager ce grand bonheur de la recevoir avec chacun d’entre vous.