Allocution prononcée lors de la remise d'épée d'académicien à M. Jean-Christophe Rufin

Le 3 novembre 2009

Pierre NORA

ALLOCUTION DE M. PIERRE NORA

de l'Académie française

 

REMISE DE L’ÉPÉE D’ACADÉMICIEN

À M. JEAN-CHRISTOPHE RUFIN

Le 3 novembre 2009
au quai d’Orsay

 

 

Mon cher Jean-Christophe, tu es un homme heureux, du moins autant que peut l’être, comme le léopard de Senghor que tu cites en exergue de tes chroniques d’un médecin nomade, cette « cavale du Zambèze rongée d’un mal sans nom ». Quand même... songeons-y : 2001, prix Concourt ; 2007, ambassadeur ; 2008, élu à l’Académie fran­çaise. En moins de sept ans, la consécration lit­téraire la plus enviée, la fonction diplomatique la plus convoitée, la distinction nationale la plus relevée. Et le tout sans avoir l’air d’y tou­cher.

On ne décroche généralement chacune de ces timbales qu’en se donnant beaucoup de mal, en affichant des ambitions plus ou moins avouables. Toi, non. Parce que ces succès que tu accumules et qui ne sont sans doute pas les derniers, eh bien, chose rare, tu les mérites ; et du coup ils te viennent tout seuls. Tu me confortes ainsi dans le sentiment que j’ai toujours eu : les batailles que l’on gagne le mieux sont celles que l’on n’a pas même à livrer.

Qu’est-ce donc qui fait courir Jean-Christophe Rufin ? Comment fonctionne cet homme qui donne toujours l’impression d’être là et ailleurs, toujours prêt à s’échapper par le haut ? De quoi est faite cette supériorité naturelle qui lui permet de mener tant de vies dans des genres si variés ? Comment s’y prend-il pour passer avec aisance d’une mission secrète en Érythrée à une mission humanitaire en Bosnie et une mission culturelle au Brésil, tout en administrant la Croix-Rouge, en présidant, après Médecins sans frontières, Action contre la faim, pendant qu’il fait un séminaire d’une main à Sciences-Po et de l’autre à l’École de guerre, en n’arrêtant pas de publier romans sur essais, tous récompensés de prix prestigieux, en élevant ses trois enfants, le tout, bien entendu, sans quitter son chalet de Saint-Nicolas-de-Véroce ?

Questions sans réponses, que l’on ne peut cependant pas ne pas se poser.

Il est vrai que cette extraordinaire voracité vitale s’ordonne selon de forts et presque simples partages : partage entre l’action et la création, entre un réalisme de bon sens et la poussée du rêve et de l’imaginaire ; partage entre l’aventure solitaire et la réussite individuelle d’un enfant unique élevé par son grand-père et la solidarité collective avec une humanité souffrante qui ne lui est pas forcément attirante ni sympathique. Partage, enfin et surtout, entre le Nord et le Sud qui est la grande affaire de sa vie.

Et c’est pourquoi l’élément unificateur de ces vies multiples et sans lequel ce neurologue deviendrait peut-être légèrement schizophrène est l’écriture. Une écriture elle-même partagée entre production de l’intelligence et produit de l’imagination. Une écriture qui est moins celle du romancier inventeur d’une langue et d’un monde que d’un conteur, d’un raconteur, ce qui est dans ma bouche un grand compliment. Car les histoires, le récit, non seulement s’enracinent au plus profond de l’humain, mais ils permettent de combiner les trois qualités que tu possèdes au plus haut point : l’imagination créatrice, l’obser­vation clinique, l’intelligence critique ; bref, la vivacité de la vie qui n’est jamais aussi intense chez un médecin que dans la proximité de la mort.

Tes expériences vécues ne se répercutent jamais directement dans ton œuvre romanesque, mais celle-ci s’en nourrit après un long temps de latence. Tu vérifies ainsi la justesse de cette for­mule de Sartre, qui m’a toujours paru profonde : « Les choses n’arrivent qu’à ceux qui savent les raconter. » Et voilà pourquoi le livre de toi que j’ai le mieux aimé est Un léopard sur le garrot, le récit paru l’an dernier de ton apprentissage de toi-même.

 

Ce principe de partage va plus loin, beaucoup plus loin. Et il n’apparaît jamais mieux que dans l’exercice des deux activités majeures qui ont occupé ta vie, la médecine et l’humanitaire. Deux activités qui mettent bien en lumière, en effet, ce mélange chez toi très particulier : d’un côté, un engagement à fond, une présence complète et sans réserve ; de l’autre, une distance critique toujours en éveil, qui est, me semble-t-il, constante de ton attitude vitale. Pour dire autrement : le tu de l’action et le vous de la postule existentielle.

L’activité médicale et humanitaire chez toi ne font qu’un. La seconde est seulement la projection de la première à l’échelle de la planète, le prolongement d’une vocation — née dans l’univers mondialisé. La médecine pour toi, c’est moins le rapport à un malade individuel qu’un appel vers l’humain, « un intérêt avide pour le siècle » dis-tu, « pour la diversité du monde ». Ta nature te porte naturellement vers les malheureux, les laissés-pour-compte, les déshérités de la terre, mais en tant que victimes, victimes de forces surhumaines que sont les catastrophes naturelles, les ravages physiques, la violence destructrice et déchaînée des hommes. Porter secours.

Mais c’est bien là qu’intervient le recul et distance critique. La médecine est un sacerdoce, oui. Mais tu détestes mettre la main à la pâte, te battre avec les organes meurtris. Ce qui te passionne, c’est comprendre comment ça marche et pourquoi ça ne marche pas. Autrement dit, l’observation clinique et le diagnostic. Et c’est la raison de ton choix pour la spécialité de la neurologie, parce que c’est elle qui va le plus loin dans l’analyse du dérèglement de l’humain dans l’homme.

Et dans l’humanitaire, ce qui t’attire, c’est la médecine de masse et de plein vent, d’urgence et de risques, qui implique diplomatie et négociation avec des rebelles. Là encore, cependant, même distance critique. Pas tant parce que l’intervention humanitaire, la vraie, si elle commence pour toi dans le romantisme de l’aventure, se termine dans la gestion de grands organismes technocratiques. Mais parce que, si nul ne croit plus que toi à la nécessité de l’institution humanitaire dans la démocratie des droits de l’homme, personne n’a été aussi conscient que toi, très tôt, des pièges et des effets pervers de l’action humanitaire. Personne n’en a mieux que toi dénoncé l’illusion qui consiste à voir dans l’ingérence humanitaire une forme d’action politique radicalement neuve, subversive et substitutive à la politique internationale des États. Seulement une action modeste de secours aux victimes, adaptée aux formes nouvelles de la guerre, qui prend donc la suite d’une longue tradition qui remonte à la Croix-Rouge d’Henri Dunant et plonge ses racines, au-delà des Lumières et de la charité chrétienne, jusqu’à Noé. Pas une utopie politique, une tradition.

On se demande toujours si tu es de droite ou de gauche. L’engagement politique n’est pas ton problème. Ton livre Globalia le montre en effet clairement : tu es un intellectuel de la médecine et de l’humanitaire, un représentant typique de la première génération de la mondialisation, qui entretient avec les nouvelles réalités historiques un rapport non politique, ce qui ne veut pas dire a-politique, mais plutôt méta-politique.

 

Mon cher Jean-Christophe, autant je me réjouis de te voir entrer dans notre Compagnie, autant je me demande avec curiosité quel genre de rap­ports tu vas entretenir avec elle.

Pour être franc, je ne te vois pas rester sagement dans ton fauteuil du quai de Conti à travailler tous les jeudis au Dictionnaire, ni t’enfermer, comme le romancier auquel tu succèdes, Henri Troyat, pour écrire livre sur livre. Je te vois plutôt, paré de l’onction académique et du pres­tige qu’elle donne à l’étranger, porter au-dehors le rayonnement de la langue et de la culture françaises, ta base restant Paris. De grandes missions, car tu es un homme de mission.

À l’Académie même, tu en as une toute indiquée. Beaucoup de cultures étrangères y sont représentées, à commencer par la russe, avec ton prédécesseur et notre chère Secrétaire perpétuel, Hélène Carrère d’Encausse ; il y a l’Amérique latine, avec Hector Bianciotti et René de Obaldia ; la Chine, avec François Cheng, et c’est le Maghreb que nous élisions avec Assia Djebar. On peut même dire qu’avec Jacqueline de Romilly, c’est l’Antiquité grecque qui est présente et par Claude Lévi-Strauss — dont j’apprends avec tristesse qu’il vient de nous quitter —, la culture de tous les tro­piques.

Mais en dépit de tous ces souffles venus d’ailleurs, on respire à l’Académie un air non pas confiné, ni même raréfié, mais pour le dire dans les termes choisis de Mallarmé, on y respire « une luxueuse exclusion de tout le dehors »...

Alors ta tâche est claire. À cinquante-sept ans, tu vas te retrouver le plus jeune d’entre nous. Tu es à l’image de ce renouvellement, involontaire et volontaire, qui saisit l’Académie et ne va faire que s’accélérer. Tu vas nous aider à ouvrir les fenêtres et à faire pénétrer dans nos vénérables murs l’air du grand large. L’Académie française t’ouvre ses portes. Avec cette magnifique épée que j’ai le privilège de te remettre — œuvre du puissant sculpteur africain Ousmane Sow —, tu vas, toi, cher Jean-Christophe, ouvrir à l’Aca­démie les portes du monde.