Réponse de M. Auger
au discours de M. Droz
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 7 juillet 1825
PARIS INSTITUT DE FRANCE
Monsieur,
La circonstance douloureuse qui prive aujourd’hui l’Académie française d’un de ses plus dignes interprètes, vous prive vous-même de l’honneur d’être félicité en son nom par un des meilleurs juges du talent et de la vertu, par un de ces hommes qui donnent aux louanges qu’ils dispensent toute l’autorité de celles qu’ils méritent. Vous entendre décerner un témoignage public d’estime par l’illustre personnage qui a conquis l’estime de tous les siècles, en défendant la vertu tombée du trône dans les fers, et en la disputant à l’échafaud, sans pâlir du danger d’y monter avec elle, c’eût été, sans doute, un des événements les plus mémorables de notre vie ; et il ne vous est point permis de ne pas le regretter. Ma faible voix ne vous rendra pas ce que vous avez perdu ; mais c’est du moins la voix de l’amitié que vous allez entendre ; et sa douceur, qui a, plus d’une fois, consolé des mécomptes de des infidélités de la gloire, réussira peut-être à vous dédommager de ce que le sort enlève à l’éclat de votre triomphe.
Vous avez, Monsieur, payé à la mémoire de votre prédécesseur le tribut que vous imposait l’usage, et que vous rendait facile l’estime dont vous étiez pénétré pour lui. L’Académie a aussi sa dette ; et c’est moi qui suis chargé de l’acquitter.
Au moment de remplir ce devoir, ma mémoire me rappelle un mouvement qui fut applaudi dans l’Éloge de Montausier, un des premiers et des meilleurs ouvrages de M. Lacretelle. Avec une familiarité énergique, qui faisait penser au style de Bossuet, en reproduisant une pensée de Fléchier, l’orateur disait : « Prenons garde à nos paroles devant le plus irréconciliable ennemi du mensonge et de la flatterie. » La même précaution que commandait la véracité du héros m’est ordonnée par la sincérité du panégyriste. M. Lacretelle a exprimé fort souvent le regret de ne pas trouver, dans les discours académiques, une appréciation assez approfondie, assez vraie, assez consciencieuse du caractère et du talent des écrivains. Ces plaintes, qui trouvent beaucoup d’échos dans la société, sont peut-être moins fondées, qu’elles ne le paraissent. Entre un panégyriste qui n’oublie pas ce qui est dû d’égards à la vérité, et un public qui sait ce qu’exigent de ménagements la convenance et l’usage, il n’y a pas de malentendu, de méprise sincère. Ce que l’un exagère ou atténue, l’autre le diminue ou l’augmente en proportion ; et même, ce que celui-là passe sous silence, celui-ci l’entend et l’explique : ainsi des assertions de l’orateur, corrigées par les restrictions de l’auditoire, il se forme, si j’ose ainsi parler, une sorte de tempérament assez juste, qui, sous l’apparente infidélité des expressions, permet d’apercevoir l’exactitude réelle des jugements. Quoi qu’il en soit, fixe dans ses opinions, et toujours d’accord avec lui-même, M. Lacretelle, quand l’occasion lui fut offerte, n’hésita point à fournir l’exemple comme il en avait donné le précepte. Remplaçant M. de la Harpe dans l’Académie française, il résolut de juger celui qui avait jugé tous les autres. Il le jugea, non pas avec une vivacité, une chaleur qu’on eût pu ne pas croire exempte de tout ressouvenir personnel, mais avec cette calme et froide impartialité qui convient au critique, lorsqu’il apprécie les ouvrages d’un écrivain qui n’est plus, pour l’instruction de ceux qui doivent lui succéder dans la carrière. Toutefois, ces voûtes s’étonnèrent d’entendre des paroles qui n’étaient pas toutes louangeuses ; les zélateurs de la bienséance, ou, si l’on veut, de l’étiquette académique, murmurèrent d’une telle innovation ; et, il faut bien en convenir, l’orateur, en craignant trop de n’être pas assez sincère, n’avait pas assez craint de se montrer trop rigoureux. Mais l’excès, les erreurs même de cette sévérité, trouvèrent leur excuse dans la même candeur où elles avaient pris leur source ; et la juste renommée de la Harpe n’en reçut aucune atteinte. Cette sorte d’épreuve pourrait être renouvelée, sans plus de danger, sur celui qui la tenta le premier. L’imiter, ce serait déjà commencer à lui rendre hommage ; et, d’ailleurs, sa vie fut trop pure, son caractère trop élevé, son talent trop constamment dirigé vers le noble but de l’utilité publique, pour qu’il ne fût pas suffisamment loué par la vérité seule.
Il est des hommes (et ceux-là sont le grand nombre) qui paraissent être tous sortis du même moule, ou qui, du moins, ont tous été façonnés de la même manière par la société : ils sont semblables à ces pièces de monnaie dont l’empreinte est uniforme et la valeur déterminée, qu’on donne et qu’on reçoit à un taux égal, et qui passent dans toutes les mains, sans que jamais les regards s’y arrêtent. Il en est d’autres, mais en bien petit nombre, dont le caractère et l’esprit sont marqués d’un sceau particulier qui les distingue et les rend un objet curieux d’examen et d’étude philosophique. Je les comparerais à ces médailles qui n’ont point cours dans les transactions ordinaires du commerce, dont le prix, variable, mais toujours élevé, se règle principalement d’après le degré de rareté, et dont le type, interprété par la science, sert à constater quelque fait singulier de l’histoire. M. Lacretelle fut un de ces hommes si peu communs, si peu semblables au vulgaire, dont chacun forme, pour ainsi dire, à lui seul une variété de notre espèce.
Deux qualités composaient principalement le caractère de M. Lacretelle. Sans aucune propension maligne ou chagrine à la détraction ; loin de là, animé d’un zèle bienveillant pour l’humanité, et mû par un sentiment du beau et du bon, qui s’exaltait aisément, il était porté à concevoir, en tout ordre de choses, des idées, des projets d’agrandissement et d’amélioration : d’un autre côté, il s’abandonnait avec facilité à ces espérances, que les hommes légers ou pervers se hâtent de traiter de chimériques, et dont les sages, tristement détrompés par l’expérience, finissent eux-mêmes par reconnaître la vanité, puisqu’il faudrait, pour qu’elles pussent se réaliser, que tous les hommes fussent raisonnables et vertueux, désintéressés et bienveillants.
Les hommes du caractère de M. Lacretelle ne seraient peut-être pas appelés sans inconvénient à la tête des nations : ils pourraient les fatiguer de tentatives prématurées ou impraticables. Mais leur existence est sans danger, et n’est pas sans avantage dans les rangs d’une société où l’empire des habitudes et des opinions reçues semble s’opposer invinciblement à toute innovation salutaire. Leurs contemporains les appellent des esprits chimériques, des rêveurs ; mais ils ont déposé, dans leurs écrits, des germes qui, d’abord inaperçus ou dédaignés, pourront être développés quelque jour dans des circonstances plus propices et sous des mains plus expérimentées.
Le temps où M. Lacretelle parut sur la scène du monde était merveilleusement approprié aux dispositions particulières de son âme et de son esprit. Après avoir brillé au barreau de sa province par quelques causes, d’état civil ou politique, dans lesquelles il avait pu se livrer à son penchant pour généraliser et agrandir les questions, il vint à Paris ; il y vint, comme vous l’avez rappelé, Monsieur, à cette époque de fermentation universelle, où, les abus d’un régime vieilli frappant seuls tous les yeux, même, et je devrais dire, surtout ceux des hommes les plus intéressés à leur conservation, la France entière s’élançait en espoir vers une régénération dont elle devait peu tarder à voir l’aurore sanglante. M. Lacretelle était véritablement l’homme d’une telle époque, Politique, administration, législation, commerce, finances, sa philanthropie active et confiante embrassa tous les objets d’où peut dépendre le bonheur des sociétés. Son talent s’ouvrit à la fois plusieurs carrières diverses, celles de la polémique judiciaire, de l’éloquence académique, de la critique littéraire, et même de la controverse économique. Ce fut là l’heureux et brillant période de sa vie. Les plus glorieuses amitiés honoraient sa jeunesse ; l’estime publique récompensait l’utile emploi de ses talents, et l’envie elle-même respectait ses triomphes : il semble qu’attaquer ses écrits, c’eût été attaquer la vertu même, car elle les avait tous inspirés.
Cependant la révolution éclata. Personne n’a plus détesté ses excès ; personne n’a embrassé plus fortement ses espérances, et n’y est resté plus fidèle. Il les garda longtemps encore après qu’elles n’étaient plus pour beaucoup d’autres que des illusions détruites. Il n’était pas en lui d’être aisément et promptement désabusé ; il avait pour cela trop de constance dans ses principes, et trop de confiance dans la raison des hommes. Aussi chaque expérience nouvelle de la révolution semblait-elle être perdue pour-lui. Ici, il n’est plus d’accord avec son siècle ; il marche seul, entouré du prestige de ses nobles et pures théories, au milieu d’une foule d’hommes, dont les uns les déshonoraient par de féroces applications, et les autres les accusaient injustement des crimes dont elles n’étaient que le prétexte. Les factieux n’avaient aucun parti à tirer de lui : l’inflexible droiture de ses sentiments s’y opposait. Les amis de l’ordre ne trouvaient en lui que peu de secours : la singularité opiniâtre de ses vues résistait à la discipline d’un parti. Mais, du moins, il se rencontrait toujours avec les gens de bien dans le chemin de l’honneur et du danger. Membre de cette assemblée qui renversa la royauté sans oser fonder la république, et qui emprisonna le monarque, comme pour le mieux livrer à ceux qui devaient l’envoyer à la mort, il fut de cette minorité courageuse qui resta fidèle à ses serments, et dont plusieurs le payèrent de leur tête. Les affreux jours de la terreur arrivèrent. Il disparut de la scène politique pour ne s’y remontrer qu’après un long intervalle, et sous un pouvoir qui semblait avoir concilié toutes les opinions, parce qu’il les avait réduites toutes au silence.
M. Lacretelle se tut avec toute la France. La politique lui étant interdite, il se réfugia dans la littérature, seul asile où l’on pût conserver encore quelque indépendance de sentiments. Certain, d’ailleurs, que les lumières et les nobles pensées, ces ennemis naturels du despotisme qui les déteste par instinct, parviennent à le renverser tôt ou tard, il se flattait de travailler à l’affranchissement futur de son pays, en continuant à élever les âmes et à éclairer les esprits. Mais, toujours tenté d’ouvrir de nouvelles routes ou de reculer d’anciennes limites, il portait, dans le vieil empire des lettres et des arts, la même ardeur de réforme et d’innovation qui avait précipité et quelquefois égaré ses pas dans d’autres carrières. Bien longtemps avant que dût éclater parmi nous cette guerre entre l’insurrection du romantisme et ce qu’on pourrait nommer la légitimité classique, M. Lacretelle avait composé ce drame que vous avez, Monsieur, très-bien caractérisé, ce drame qui, pour l’infraction des règles antiques, laisse loin derrière lui les plus libres productions de l’Angleterre, de l’Espagne et de la Germanie, et dont l’extraordinaire étendue n’est pas la moindre singularité. Il regrettait, de bonne foi, que l’impatience française ne pût s’accommoder d’un spectacle de cette durée ; et, composant avec notre caractère, il offrait de partager en deux soirées la représentation de son roman théâtral. L’épreuve ne fut point faite, et il demeura convaincu que notre système dramatique perdait une occasion, peut-être favorable, de sortir des bornes étroites où l’imitation des anciens le tient renfermé. Il faut reconnaître, du reste, avec d’excellents juges, que des situations neuves et fortes, des caractères tracés avec autant de profondeur que de vérité, et un langage souvent éloquent, distinguent cette composition plus encore que la singularité dont elle est si fortement empreinte.
Une des vues que M. Lacretelle médita le plus profondément, et qu’il reproduisit avec le plus de persévérance, ce fut le plan d’une nouvelle organisation de l’Institut. Nul n’avait une plus haute idée de la dignité des lettres et de leur influence sur la destinée des sociétés. Sans aller aussi loin que pouvait l’y inviter l’exemple d’un vaste empire où le gouvernement est aux mains des lettrés, il lui semblait que ceux qui ont la mission spéciale d’éclairer les hommes, pourraient n’être pas consultés sans utilité par ceux qui sont chargés de les conduire. Mais il demandait avant tout que l’Institut comprît dans le cercle de ses attributions, de ses travaux collectifs, l’examen de toutes les hautes questions de philosophie morale et politique. Qu’opposer à ce vœu ? Rien de raisonnable et de solide sans doute. Mais changer ce qui existe, créer ce qui n’existe pas, ce sont plus que des objections qu’on ne peut pas résoudre, ce sont des difficultés qu’on ne veut pas surmonter ; et M. Lacretelle ne tenait pas assez compte de ce genre d’obstacle. Je crois pouvoir dire sans témérité que son plan n’est rien moins qu’inexécutable : je crains qu’on ne puisse dire avec une égale assurance qu’il ne sera jamais exécuté.
Novateur, innocemment hardi, partout où ses travaux l’avaient conduit, partout où sa pensée pouvait atteindre, il serait étonnant qu’il eût toujours conservé pour les lois, ou plutôt pour les habitudes du langage, ce respect qui ne l’enchaînait pas en matière plus grave, en un mot, qu’il n’eût pas été un écrivain quelquefois néologue. Il avait étudié, avec un soin particulier, nos grands maîtres, et analysé, avec une rare sagacité de critique, les secrets de leur diction ; mais ce qu’il avait appris d’eux principalement, c’était de n’imiter le langage de personne, et d’avoir un style qui lui fût propre. L’homme d’un caractère vraiment original fait passer dans ses manières, et communique à ses habits même, quelque chose de sa singularité : de même chez M. Lacretelle, la diction, ce vêtement de la pensée, participait des défauts comme des qualités de son esprit ; énergique, mais inégale ; hardie, mais irrégulière ; pleine de mouvements, mais non exempte d’écarts ; originale enfin, mais, l’oserai-je dire ? quelquefois étrange et même un peu bizarre ; et toutefois combien de belles pages, de pages vraiment éloquentes, où la noble pureté du style le dispute à celle de la pensée, sont sorties de cette même plume qui voulait exercer son indépendance jusque dans l’emploi des mots et des formes du langage !
Telle est l’image, qu’après vous, Monsieur, j’ai osé tracer de l’académicien que vous remplacez. Mon expression aurait bien trahi ma pensée, si une profonde vénération pour sa mémoire n’était empreinte jusque dans les ombres légères que mon respect pour la vérité m’a forcé de mêler aux couleurs si pures que son âme et son talent demandaient à nos pinceaux. Mon hommage est assez complet, si son portrait est assez fidèle. L’est-il ? j’en ai la confiance, et j’en prends à témoin ces confrères, ces amis, ces parents qui le regrettent ; j’en atteste surtout ce frère qui le pleure, ce frère dont la tendresse pour lui avait quelque chose de la piété filiale.
L’Académie, Monsieur, quand elle s’occupe de donner un successeur à l’écrivain ou à l’ami des lettres qu’elle a perdu, ne se fait pas une loi de consulte les rapports d’état, de profession, de caractère et de talent. Ses fastes même, quant à cette sorte de filiation, offrent quelquefois des dissemblances qui pourraient passer pour des disparates. Mais je ne puis nier qu’elle n’ait été, comme à son insu, dirigée par d’honorables analogies, dans le choix qu’elle a fait de vous, pour remplacer dans son sein un penseur, un moraliste, un homme de bien.
La première chose dont on ait à vous louer, Monsieur, c’est la nature, le but de vos travaux. Avec la flexibilité d’esprit dont vous avez donné plus d’une preuve, il vous eût sans doute été facile de consacrer votre plume à des genres plus populaires, plus assurés de la faveur publique. Le choix que vous avez fait, et où vous avez persévéré, prouve une vocation qui ne peut être que la vertu même, puisque aucun intérêt de fortune ou de vaine gloire n’en a été le principe.
Un préjugé assez répandu, c’est que la théorie de la morale est une science superflue ; que tous les hommes en savent ce qu’ils en peuvent savoir, et que, s’ils ne s’y conforment pas, ce n’est jamais par ignorance. Cependant, à voir combien de fois et de combien de manières ils pèchent contre les règles de cette science de la vie, n’est-on pas forcé de conclure ou qu’ils la connaissent bien mal, ou qu’ils en font bien peu de cas ? Comment alors accuser d’inutilité les écrits qui l’enseignent et qui la font aimer ? Je dis qui la font aimer ; car cette condition est indispensable. Dans ce siècle, où le vice sait emprunter les formes les plus séduisantes, la vertu, de même que la vérité, n’est plus assez belle de sa seule beauté ; elle a besoin des plus doux ornements du langage, et du charme puissant que prête à sa voix l’accent de la bienveillance et de la sensibilité.
Je viens de dire, Monsieur, sans m’en apercevoir, quel est le caractère ; quel est le mérite de vos ouvrages. Heureux par l’égalité de votre humeur, par la modération de vos désirs, par la sagesse de votre vie, votre bonheur eût été incomplet, si vous n’aviez pu concevoir l’espérance de le faire partager aux autres, en les guidant vers le but où vous étiez arrivé vous-même. Votre Essai sur l’art d’être heureux est plus qu’un livre offert à des lecteurs par un écrivain ; c’est un service rendu aux hommes par un de leurs semblables. Dans votre système, rien d’exagéré, de chimérique, d’impraticable. Épris des charmes de la philosophie antique, et principalement du platonisme, vous semblez avoir emprunté quelque chose de sa douce gravité et de sa simplicité majestueuse, pour le mêler à ce que la science morale, chez les modernes, a de plus précis dans ses observations, de mieux lié dans ses principes ; et de plus arrêté dans ses résultats. Un style pur, noble et doux, fidèle image de votre âme et de votre vie ; un style où se fait sentir une chaleur pénétrante, qui vient du cœur et s’y communique aisément, donne aux conseils de votre philosophie l’utile attrait qui les rend plus salutaires, en les rendant plus agréables.
À l’idée de rechercher les causes du vrai bonheur, pour le faire naître en soi et autour de soi, se lie étroitement celle d’approfondir la théorie des arts, pour jouir plus délicieusement de leurs productions. Après les ravissantes émotions que procure le spectacle ou l’exercice des vertus, il n’en est pas de plus douces que celles qui sont causées par la contemplation des chefs-d’œuvre du génie ; et il manquerait quelque chose à la félicité de l’homme de bien, qu’une organisation imparfaite ou vicieuse priverait des jouissances dont ces chefs-d’œuvre sont l’inépuisable source. Ainsi, Monsieur, mêlant à la pratique des vertus l’amour des arts, et poursuivant, d’une recherche commune, le bon qui règle notre conduite, et le beau qui charme notre existence, vous avez consacré tour à tour à ces deux objets d’étude un talent pur, digne de les retracer, et propre à les faire chérir ; ainsi, à votre Essai sur l’art d’être heureux ont succédé naturellement vos Études sur le beau dans les arts.
Il y a longtemps, Monsieur, que l’Académie a pu espérer que vous lui appartiendriez un jour ; il y a longtemps qu’elle a des vues, et je pourrais presque dire des droits sur vous. Elle avait demandé aux disciples de l’éloquence et de la philosophie l’éloge d’un sage, d’un moraliste, honneur de notre patrie. Il était impossible que vous ne répondissiez pas à cet appel : vous l’avez fait ; et l’auteur des Essais a été peint par vous avec une fidélité naïve et franche, qui vous a concilié les suffrages de ceux qui étaient le plus familiarisés avec le modèle. L’orateur brillant et ingénieux qui devait, après moi, occuper la place d’où je vous parle, était un de vos concurrents. En obtenant la première palme, il a donné à celle qui vous fut accordée un éclat que n’ont pas toujours les récompenses décernées à un seul vainqueur.
Plus récemment, l’Académie, adjugeant le prix fondé par un bienfaiteur de l’humanité pour l’ouvrage le plus utile aux mœurs, a couronné votre Philosophie morale ; et c’est un rapport de plus entre vous et l’homme de bien auquel vous succédez. Une telle distinction n’est pas seulement un prix donné aux intentions vertueuses, elle est aussi une récompense accordée au mérite littéraire ; car de quelle utilité serait pour la morale publique un livre dépourvu d’agrément, où, suivant l’expression de Platon, ne seraient pas emmiellés les bords d’un vase, dont nos lèvres approchent sans empressement, quand elles ne s’en éloignent pas avec répugnance ?
Vous avez rendu vous-même, Monsieur, témoignage à cette vérité, lorsque vous avez eu la pensée d’envelopper les leçons de la sagesse du voile attrayant des fictions romanesques. Vous aviez, pour coopérateur dans cette entreprise, un ancien ami dont vous êtes devenu le confrère. Cette union de deux esprits est aussi l’épreuve de deux caractères. Elle suppose un accord qui n’existe pas toujours, et que souvent elle fait cesser. Discuter sans aigreur, se concilier sans faiblesse, et se partager la gloire du succès, sans que l’un envie ou diminue la part de l’autre, voilà ce que devraient être toutes les associations littéraires ; voilà ce qu’a été la vôtre avec le peintre de mœurs, si ingénieux, si facile, si fécond, à qui nous devons le Mari ambitieux, les Marionnettes, et cette Petite ville, immortel tableau des tracasseries et des prétentions provinciales. Vous avez continué de vous aimer aussi tendrement, et vous avez appris, s’il était possible, à vous estimer davantage.
Poursuivez, Monsieur, votre utile et honorable mission ; continuez à faire aimer la morale par votre talent et à la faire respecter par votre exemple. Les temps sont favorables ; nos fautes, et surtout nos malheurs, nous ont ramenés à elle ; chaque jour elle épure davantage nos actions, nos discours et nos écrits. Guide de notre vie, gardienne de nos foyers, qu’elle soit aussi la conseillère de ceux qui régissent nos destinées ; qu’elle préside aux décisions de la politique, comme aux déterminations de l’homme privé. Mais je forme des vœux que déjà l’on peut croire exaucés. L’empire de la morale est partout assuré, puisque nous la voyons assise sur le trône. Elle règne avec ce monarque chéri, sur le front de qui la Religion vient de faire couler l’huile sainte, non pour affermir des droits qu’il tient de sa naissance, et qu’au besoin il eût reçus de notre amour, mais pour les consacrer et leur donner sa sanction divine. La France a tressailli de joie, lorsque la piété, ratifiant les promesses de la loyauté, elle a entendu son roi renouveler devant Dieu le serment de maintenir les institutions qu’elle doit à la sagesse de son auguste frère. Elle s’est livrée aux plus doux transports de reconnaissance, lorsqu’elle l’a vu, donnant aux dépositaires de son autorité l’utile exemple de respecter la raison publique, effacer du pacte religieux les vestiges, pour le moins inutiles d’un passé qui ne peut revivre, et en retrancher des paroles abolies par le temps, qui n’étaient plus d’accord ni avec les droits de sa couronne, ni avec les libertés de son peuple. Quels jours prospères notre patrie ne doit-elle pas attendre d’un prince aussi sage que bon, qui veut le bien, qui le connaît, et qui le sait faire ? Nous serons heureux de ses bienfaits et de ses vertus ; qu’il soit heureux de notre bonheur et de notre amour !