Discours de M. Jouy
Directeur de l’Académie française
Sur les prix de vertu
Lu en séance le 17 juin 1841
MESSIEURS,
Je m’applaudis doublement de l’honneur que me fait aujourd’hui l’Académie française en m’appelant à proclamer à cette tribune les prix qu’elle décerne habituellement aux actions les plus vertueuses.
Cette pieuse institution, fondée par la vertu même sous le nom à jamais vénéré de Montyon, est le legs le plus magnifique dont ce bienfaiteur de l’humanité pouvait enrichir sa patrie.
Fière d’avoir été chargée par lui de la distribution des biens qu’il verse sur la vertu obscure et indigente, l’Académie se voit dans l’heureuse obligation de payer annuellement son tribut d’admiration et de reconnaissance à celui qui fut à la fois le modèle et le rémunérateur de la vertu que nous allons couronner.
Jadis cette obligation de répéter un même éloge fut prescrite à l’Académie française en faveur du cardinal de Richelieu, son illustre fondateur.
Sous le règne du grand roi qui succéda à ce ministre souverain, on dut encore savoir gré, à cette compagnie qu’il avait créée, d’imposer à la postérité le tribut de sa propre reconnaissance ; mais deux siècles ont fini par épuiser ce sentiment honorable, et l’admiration publique commençait peut-être à se fatiguer de l’inévitable panégyrique de ce grand ministre. Il n’en sera pas ainsi de la nécessité où se trouveront nos successeurs de répéter l’éloge de M. de Montyon, quand le temps ramènera la solennité annuelle qui nous rassemble aujourd’hui.
Pourra-t-on se lasser jamais d’entendre rappeler à la mémoire des hommes celui dont la vie tout entière vouée au culte de la vertu en consacra le dernier acte par la fondation d’une école de morale pratique, qu’il dota si généreusement, et dans laquelle la vertu indigente trouvera, chaque année et à toujours, son éloge et sa récompense ?
Le sujet perpétuel de cette grande commémoration est d’autant plus assuré, qu’en aucun temps il ne devra rien au talent et à l’éloquence de l’orateur, puisque la vérité la plus laconique et la moins ornée conviendra toujours mieux au récit des faits dont il lui suffira d’attester l’exactitude.
Pour accomplir autant qu’il était en elle la sainte mission qu’elle a reçue du génie de la bienfaisance, l’Académie a dû se tracer des règles d’appréciation entre tant d’actions vertueuses, et fixer les rangs, même entre des égaux, dans les différentes catégories où chacune de ces actions est venue se ranger.
La vertu, si heureusement définie par un de nos prédécesseurs à cette tribune[1], le génie de l’âme et de la conscience, ne peut recevoir de prix que pour des actions de notoriété et d’utilité publiques. Ce principe général, que l’Académie a pris pour base de ses jugements, lui prescrit de signaler plus particulièrement à l’admiration et à la reconnaissance deux genres de courage dignes des mêmes éloges et des mêmes récompenses l’un qu’exalte au plus haut degré dans une belle âme l’aspect du malheur aux prises avec un grand péril l’autre, qui se manifeste par une constance non moins sublime dans une vie de sacrifices et de résignation au profit de l’humanité souffrante et délaissée.
Mettons en regard deux exemples différents d’un dévouement que l’Académie a jugé également digne d’un premier prix de 3,000 fr. qu’elle décerne à chacun d’eux.
Simon-Pierre Moëssard, domicilié rue des Marais-du-Temple, n° 2, est né à Paris, le 15 mars 1781, d’une famille honorable. Le hasard des événements le décida à embrasser la carrière du théâtre, et à s’attacher comme acteur et comme régisseur à la fortune, ou plutôt à l’infortune du théâtre de la Porte-Saint-Martin. Il y plus de vingt-six ans que Moëssard habite le même quartier, la même maison, et qu’il y donne l’exemple des vertus qu’il ensevelit dans l’ombre.
Bien que l’attachement le plus tendre, le dévouement le plus absolu envers ses parents, ne doivent être considérés et ne soient, en effet, que l’accomplissement d’un devoir, la piété filiale dont M. Moëssard est un des plus touchants modèles mériterait d’être signalée mais cherchons hors des affections de famille ces actions vertueuses qui se recommandent plus particulièrement à l’admiration publique.
En 1825, l’acteur Pascal meurt laissant une veuve et une très-jeune nièce dans un dénûment absolu. M. Moëssard après les avoir affranchies de toutes les dettes de la succession qui pesaient sur elles, les ramène de Belleville où elles demeuraient, les installe dans son propre domicile, et, du consentement de son excellente femme, fait vœu de ne les jamais abandonner. La veuve Pascal est âgée de 78 ans, elle ne le quittera plus ; quant à la jeune fille, craignant pour son éducation les relations, même indirectes, du théâtre, il détermine un parent éloigné à partager avec lui les soins et non les frais de cette affectueuse tutelle. La nièce de Pascal, mariée maintenant, se montre digne, par sa reconnaissance et par sa conduite, des tendres soins dont elle a été l’objet.
L’adoption de la veuve fut d’autant plus complète qu’une graduelle cécité, suite d’une affreuse maladie, vint ajouter aux sacrifices que cette infortunée imposait à ses bienfaiteurs ; l’invasion d’un ulcère cancéreux, que ses progrès rapides rendaient chaque jour plus repoussant, ne put déterminer le digne ménage à se séparer de celle dont ils avaient adopté le malheur, et que son admission dans un hôpital aurait réduite au désespoir.
Également persuadés que rien ne pourrait remplacer les soins de toute nature qu’elle recevait dans une maison que le ciel lui avait ouverte, les époux Moëssard achèvent jusqu’au bout l’acte de charité, sans exemple peut-être, qu’ils se sont volontairement imposé.
Jamais le bon Moëssard n’a vu de malheureux sans leur venir en aide : c’est ainsi qu’en 1834, un sieur Rigaut, homme de lettres, logé dans la même maison que lui, mourut épuisé de travail, laissant sa veuve dans un chagrin que les secours, les consolations de Moëssard ne parvinrent pas à lui faire supporter : après trois mois d’une pénible maladie, cette veuve inconsolable mourut au milieu des secours de toute espèce qui lui furent prodigués, en bénissant la main qui lui fermait les yeux.
Depuis plus de quinze ans, un ancien acteur, du nom de Boslogne, âgé de 80 ans que les pertes et les infirmités ont réduit à la plus extrême détresse, est aussi un des commensaux habituels de cet hôte de l’indigence, dont le domicile est connu comme une sorte de succursale des maisons de secours de l’arrondissement et d’annexe aux hospices de Paris.
On est saisi de respect et d’admiration quand on apprend que, pour faire tant de bien, le vertueux Moëssard, sans patrimoine, n’a de ressources que dans les modiques appointements souvent interrompus de sa place de régisseur et des économies où puise son expansive charité, en s’imposant à lui-même les plus dures privations.
Une conduite si honorable a été dignement appréciée, comme l’atteste l’équitable administration des bureaux de bienfaisance, par le récit d’un fait qui ne fait pas moins d’honneur à l’auteur de cette bonne action qu’à celui dont elle achève l’éloge. Dans un moment de gêne où se trouvaient les époux Moëssard, par suite de la clôture du théâtre de la Porte-Saint-Martin et des avances qu’il avait faites aux acteurs et au théâtre même, il arriva que le régisseur ne put solder, au bout du mois, le compte du boulanger dont il restait débiteur personnel. Dans l’impossibilité de payer le tout à la fois, il remit, en à-compte du mémoire qu’on lui présentait, une somme qu’il s’était procurée au moyen de la vente de quelques-uns de ses effets mobiliers ; mais son créancier, M. Delahogue, dont nous trahissons aussi le secret, refusa de rien recevoir aussi longtemps que Moëssard serait sans emploi, voulant ainsi, disait-il, s’associer à des sacrifices et à des bienfaits dont il connaissait la source.
Ajoutons que Moëssard, renommé pour la plus scrupuleuse probité et pour son exactitude à remplir ses devoirs, mérite également d’être cité comme un modèle de bienfaisance et de charité admirable vertu qui rehausse l’éclat du talent dans celui qui sait également la peindre dans les jeux de la scène et la pratiquer dans l’exercice de la vie.
L’autre premier prix de 3,000 fr., que nous avons le bonheur de décerner aux époux Ferrand, est fondé sur des actes de vertu d’une nature différente, mais non moins rare et non moins honorable. Les faits que nous avons à rapporter sont tels, que nous avons eu besoin de preuves irréfragables pour nous les attester à nous-mêmes. Comment croire, en effet, qu’une pauvre blanchisseuse ait trouvé dans le produit de son travail journalier les moyens de nourrir, d’élever et d’établir huit enfants étrangers, et de leur faire à tous un sort que des parents actifs, intelligents et riches auraient eu peine à réaliser ? Sans entrer dans les longs et touchants détails des circonstances qui amenèrent Thérèse Mouret à se charger d’une orpheline dont la malheureuse mère avait mis par le suicide un terme à son existence, hâtons-nous d’arriver à l’incident du plus honorable et du plus noble mariage auquel la vertu ait jamais présidé, et que, dans les idées ordinaires du monde, on taxerait de généreuse folie.
Jean-Baptiste Ferrand, ouvrier des ports, habitait la même maison que Thérèse, quand sa femme meurt du choléra, le 5 mai 1832. Il a sept enfants, dont l’aîné a quatorze ans et le plus jeune quatorze mois ; les travaux manquent, la misère approche, il est arriéré dans ses loyers ; la nourrice de son enfant le lui ramène faute de payement ; triste et découragé, il n’a plus qu’une seule pensée, celle de gagner assez pour donner à sa famille le pain de chaque jour. Thérèse est frappée du changement de ses traits, elle veut connaître la cause du chagrin qui le dévore ; il se tait ; elle interroge un des enfants et apprend que ces malheureux, père et enfants, n’ont pas mangé de la journée. Cette triste révélation inspire à Thérèse une ineffable pitié, et la proposition qu’elle fait ensuite à Ferrand d’unir légalement leur destinée. On peut juger avec quelle reconnaissance Ferrand donna son nom à sa bienfaitrice, à cette adorable Thérèse qui, sans avoir été mère, accomplit les plus saints devoirs de la maternité, par l’adoption des cinq enfants de son mari et des quatre enfants de l’orpheline qu’elle avait élevée.
Le mari de cette excellente femme est, comme elle, un modèle de vertu dans la profession qu’il exerce. Ferrand dans un espace de plus de trente années, a sauvé la vie par sauvetage à un grand nombre de citoyens, avec un désintéressement qui ne s’est jamais démenti. Sans compter plusieurs actions de ce genre que la notoriété publique a seule constatées, on a les certificats les plus authentiques que depuis 1814 seize personnes lui ont dû la vie. Pour tout le bien qu’il a fait, Ferrand n’a jamais voulu d’autre récompense que l’amour de ses concitoyens et les témoignages d’estime qu’on s’est empressé de lui prodiguer. Ce n’est pas seulement par des actes de sauvetage que s’est distingué cet homme intrépide la profession qu’il exerce d’ouvrier des ports pourrait en affaiblir le mérite aussi nous empressons-nous d’ajouter que cet instinct généreux s’exalte au seul aspect du péril dont un autre est menacé. On l’a vu se plonger dans les flammes d’un incendie, comme il s’est plongé dans les eaux, pour y préserver de la mort qui le menaçait lui-même ceux qu’elle allait atteindre. Est-il besoin d’ajouter qu’un pareil homme est un objet de respect et d’admiration pour les habitants de son quartier ?
Dans cette première catégorie des actes de vertu, nous regrettons de n’avoir à récompenser que par des éloges un brave militaire en retraite, M. Hugo de Neuville, domicilié à Condé-sur-Noireau, département du Calvados. Cet officier supérieur, distingué par quinze ans des plus honorables services dans les armées de l’empire, s’est créé, dans sa retraite, le noble emploi de secourir l’indigence, et de venir gratuitement en aide de ses conseils et quelquefois de sa bourse à tous les genres d’infortune. Mais, bien que M. de Neuville se trouve lui-même dans une situation de fortune très-précaire, nous n’avons pas dû oublier que la lettre de notre programme testamentaire nous faisait la loi de réserver à l’indigence absolue les récompenses pécuniaires dont la distribution nous était confiée.
C’est aux acclamations générales de la ville de Saintes que l’Académie décerne à Jacques Sorbier un prix qu’il a mérité à tant de titres.
Ce jeune homme, simple garçon de café, poussé par un instinct irrésistible à secourir ses concitoyens, a sauvé, en 1827, d’une mort presque certaine un soldat de la légion dite Hohenlohe, qui se baignait dans la Charente ; en 1829, un sieur Spirkel, père de famille, qu’il va chercher au fond de la rivière et qu’il ramène asphyxié sur le rivage ; en 1831, même service rendu à Charles Robillard, qui se baignait à dix heures du soir, et que le courant entraînait ; en 1832, le 26 juillet, Louis Bellanger, père de famille, conduisait un cheval à l’abreuvoir pendant la nuit ; le cheval perd pied, renverse son cavalier, qui pousse des cris horribles ; ces cris de désespoir sont parvenus à Sorbier il franchit un parapet de quinze pieds de haut, se jette tout habillé dans la rivière ; après des efforts inouïs, il parvient à sauver Bellanger et son cheval.
En 1834, Sorbier renouvelle avec plus de mérite encore ce même acte d’un héroïque dévouement. Le nommé Guichou, domestique du sieur Prouhet, tomba du haut d’un trottoir avec un cheval dans la rivière, dont les eaux étaient alors très-hautes. Guichou courait le plus grand danger ; le nommé Gouin, très-bon nageur, se trouvait là ; il se jette à l’eau pour secourir Guichou ; le courant l’entraîne, il périt. L’intrépide Sorbier, dont la maison est près du rivage, arrive aux cris de détresse, saute par-dessus le parapet, plonge d’une hauteur de plus de cinq mètres, saisit le pauvre Guichou plus mort que vif, le dépose sur la grève, se rejette à l’eau, et ramène le cheval à son propriétaire.
Ce qui ajoute quelque chose de sublime à ce dernier acte de dévouement, c’est qu’il se passait le 19 janvier, par un froid excessif, en présence de plus de cinq cents personnes instruites que Sorbier était alors atteint d’un catarrhe et d’une fièvre continue qui faisait craindre pour ses jours. Pour dernier trait à son éloge, disons que Sorbier est dans l’indigence, qu’il n’a pour vivre que de misérables gages auxquels le réduit le plus inaltérable désintéressement. L’Académie s’empresse de lui décerner un second prix de 2,000 francs.
On citerait bien peu d’exemples d’un instinct aussi généreux, d’une pitié aussi intrépide que celle dont Gabriel Bininger a multiplié les preuves.
Un violent incendie éclate à Tillé, département de l’Oise, dans le mois de juillet 1825, vers huit heures du soir. La garnison de Beauvais et une foule d’habitants accourent aux lieux du désastre. Plusieurs bâtiments étaient devenus la proie des flammes chacun rivalise de zèle. Bininger, alors grenadier à cheval du 2e régiment, aperçut à la fenêtre de l’une des maisons embrasées un enfant de dix ans, presque nu, qui faisait des signes de détresse. Il s’empare d’une échelle, monte, ou plutôt se précipite ; un instant après, il avait retiré l’enfant du milieu des flammes.
En 1826, un ouragan affreux fond sur la ville (le 22 mars) ; en un instant, les arbres sont déracinés. Des cheminées et des toitures sont enlevées. Tout à coup un épouvantable fracas se fait entendre la maison de M. Millocheau, sur les ponts, venait de s’écrouler. On accourt de toutes parts, mais comment parvenir à sauver les malheureux habitants de cette maison ? Un énorme pan de muraille est resté debout ; mais, ébranlé par la violence du vent, il penche déjà vers les décombres et menace d’engloutir ceux qui oseraient entreprendre d’arracher à la mort ses premières victimes. À ce spectacle, les plus intrépides s’arrêtent ; mais Bininger a déjà remarqué au milieu des ruines une légère ouverture à travers laquelle s’échappaient des cris plaintifs : « Sauvez ma fille ! » criait une pauvre mère. Ému de pitié jusqu’au fond du cœur, le brave soldat s’élance, rien ne peut le retenir ; il commence par déblayer les matériaux enflammés qui lui font obstacle ; enfin, il pénètre dans ce gouffre de feu où deux femmes, mutilées et tombées sans connaissance, conservent à peine un souffle de vie c’étaient madame et mademoiselle Savouray, précipitées du deuxième étage de leur maison. Par bonheur, une poutre, soutenue encore d’un côté par la muraille, les protégeait contre une mort imminente. Bininger saisit la pauvre mère, l’emporte au milieu des acclamations des spectateurs enthousiasmés. À peine l’a-t-il déposée dans une maison voisine, qu’il revient, pénètre de nouveau sous les décombres, et rapporte bientôt mademoiselle Savouray qui, ainsi que sa mère, ne tarda pas à être rappelée à la vie. Une ville entière a été témoin de cet événement.
Au mois d’octobre 1838, Bininger se promenait à cheval sur la route de Neuilly ; des cris de détresse se font entendre il accourt au galop, apprend qu’un malheureux vient de tomber dans la Seine. Aussitôt il met pied à terre, plonge tout habillé dans la rivière, et ramène le malheureux qui était sur le point de se noyer.
Depuis ce dernier événement, l’intrépide soldat a été promu au grade d’officier dans le 9e régiment de dragons, en garnison à Givet. Ce modèle de toutes les vertus a trouvé le moyen de faire, sur sa solde, des économies qu’il fait parvenir régulièrement à sa pauvre mère, chargée d’une nombreuse famille.
L’Académie, en décernant un prix de vertu au lieutenant Bininger, doit s’excuser auprès de lui d’avoir trahi le secret de son invincible modestie, et d’avoir produit au grand jour, sans son aveu et même à l’insu de ses chefs, des actions vertueuses que le devoir rigoureux de l’Académie était de faire connaître et de récompenser par un prix de 2,000 francs.
C’est à Rouen, sur la place publique, que nous trouvons un pauvre chanteur des rues dont l’Académie proclame aujourd’hui le nom dans cette enceinte, en lui décernant une des premières médailles de mille francs qu’elle destine à la récompense des actions vertueuses.
Pierre Bignon, dit le Borgne, dans un état voisin de la misère, a successivement recueilli chez lui son beau-père, sa belle-mère, son beau-frère, et les quatre enfants de ce dernier. Toute cette famille (qui n’est pas la sienne à proprement parler), réduite à la plus affreuse misère, vivait aux dépens du malheureux chanteur, lorsqu’une maladie causée par l’excès du travail vient le priver de son gagne-pain. Bignon perd sa voix ; mais il redouble d’efforts et se remet à chanter ou plutôt à crier dans les rues, pour subvenir aux plus pressants besoins de ceux dont il soutient l’existence. Son beau-frère meurt en 1839, et laisse à sa charge une veuve enceinte et sept enfants ; Bignon continue à les garder et à les faire vivre des efforts de sa pauvre voix éteinte. La mère de Bignon tombe malade et expire dans ses bras, après avoir reçu de lui pendant vingt ans les mêmes soins qu’il avait prodigués plus longtemps encore à son mari.
Marie-Madeleine Bonnard, demeurant à Paris, rue Chariot, n° 25, arriva à Paris, pauvre, orpheline, et dans le dénûment le plus complet. La misère lui fit accepter la condition la plus pénible en entrant chez le sieur Noblet, dont la femme, frappée de paralysie, ne pouvait manger seule, et qu’il fallait entourer des soins les plus constants et les plus pénibles. La pauvre malade elle-même avait le sentiment de la répugnance invincible que son état inspirait. Madeleine, touchée de compassion, se dévoua par humanité au sort de cette infirme, dont le mari ne pouvait faire que de bien faibles sacrifices. Il avait entrepris un petit commerce ; les suites en furent fâcheuses ; il se trouva bientôt réduit lui-même à la plus grande misère.
On conseilla alors de placer la malheureuse femme dans un hospice pour soulager Madeleine Bonnard d’un service si pénible ; mais rien ne put ébranler son courage : elle ne voulut point consentir à se séparer de l’objet de sa pieuse affection.
Il y a vingt-deux ans qu’elle est attachée à ce malheureux ménage, qu’elle fait exister depuis neuf années du produit de son travail et à l’aide de quelques secours qu’elle obtient des âmes charitables de son quartier ; ces faits sont attestés par les autorités, auxquelles se joint avec empressement M. Duméril, membre de l’Institut. Une médaille de mille francs est la récompense que l’Académie décerne à Madeleine Bonnard.
Françoise Rigollier, de la commune de Bourgoin, département de l’Isère, restée orpheline à l’âge de quinze ans, sut, avec le modique produit de son travail de lingère, élever ses frères et sœurs jusqu’à ce qu’ils pussent se passer d’elle, soulager un grand nombre d’infortunés, soigner les malades de sa personne et les soulager de ses économies.
La sollicitude de cette vertueuse fille pour les pauvres, les malades et les affligés, ne s’est jamais ralentie depuis quinze ans. Deux jeunes filles ont été recueillies par elle ; elle leur apprend son état, et les met à même de gagner leur vie. L’une d’elles est morte au bout de neuf ans, et la seconde est aussi tombée malade. Françoise Rigollier eut pour elle les soins d’une bonne et tendre mère. Cette vertueuse fille, en vénération dans son hameau, a mérité la médaille de mille francs.
Julie Reculard, de Pont-Audemer, département de l’Eure, s’est signalée par son dévouement à la famille Leroux, à laquelle sa vie entière fut consacrée. Après quelques années de service dans cette maison, madame Leroux, frappée d’une maladie dangereuse, est obligée d’aller à Rouen pour s’y faire soigner, Julie suit sa maîtresse, que des revers de fortune plongent dans la plus profonde misère. Julie redouble d’efforts pour nourrir la mère et élever des enfants qui la récompensent du moins par les qualités et les talents qu’elle leur a procurés. Julie poursuit encore aujourd’hui sa noble tâche. Après y avoir consommé les économies qu’elle avait faites, elle voit arriver avant l’âge les infirmités contractées par un excès de travail et de zèle. La médaille de mille francs est sa récompense.
Obligée de prendre en considération la quotité des fonds dont le rémunérateur de la vertu l’a faite dépositaire, l’Académie s’est vue forcée de réduire à une valeur de 500 francs les onze médailles qui lui restent à distribuer, et qui ont eu plus spécialement pour objet le dévouement domestique, la piété filiale et les secours donnés aux orphelins. Dans le premier cas, l’Académie a dû examiner si des maîtres n’avaient pas mis trop souvent leur reconnaissance à la charge de l’Académie, si les domestiques eux-mêmes n’avaient pas antérieurement reçu le prix de leurs services ; enfin, si des autorités suffisantes attestaient la nature et la durée d’un dévouement dont ils demandaient la récompense.
Ne craindrions-nous pas d’élever dans cette enceinte un murmure improbateur, en déclarant que la piété filiale n’est pas plus une vertu que l’amour maternel ? L’un et l’autre sont un besoin instinctif, un sentiment inné tellement impérieux, que la nature même le prescrit à la société, et que l’opinion en poursuit l’oubli comme un crime. Veuille le ciel, a dit à cette même tribune une voix éloquente[2], veuille le ciel nous épargner la honte et le malheur de voir luire des jours où les enfants qui aiment et qui honorent leurs parents mériteraient d’être loués !
Cette réflexion, que nous avons faite à propos de la piété filiale et de l’amour maternel, peut s’appliquer en grande partie aux secours envers les orphelins. Nous retrouvons le caractère de l’amour maternel dans les sentiments que l’orphelin inspire à la femme étrangère qui le plus souvent l’a nourri de son lait, et qu’elle s’attache par les liens d’une mutuelle reconnaissance.
Convenons cependant qu’il est des circonstances qui peuvent élever à toute la hauteur de la vertu l’accomplissement d’un simple devoir. Telles sont les actions vertueuses que l’Académie a récompensées par une médaille de 500 francs dans les personnes de :
Pélagie COULOMBEL, d’Abbeville, département de la Somme ;
Olive-Aimée MELLOC, demeurant à Brest ;
Augustine MATHIEU, de Montargis ;
François-André LAJUS, de Peyrehorade, département des Landes ;
Françoise MARCHAL, de Mallaucourt, département de la Meurthe ;
Rosalie FIOT, commune de Selles-sur-Cher, département de Loir-et-Cher ;
Marie MUNIER, commune de Vesvres, département de la Côte-d’Or ;
Rose CÔME, veuve LAROCH, de Luxeuil, département de la Haute-Saône ;
Marie-Louise SIOT, demeurant à Paris, rue du Cherche-Midi, n° 4 ;
Catherine-Jeanne-Françoise GUIOT, demeurant à Paris, rue de Ponthieu, n° 23 ;
Les époux COUTURIER, commune de Beauche, département d’Eure-et-Loir.
Tous ces noms dignes d’éloges seront consignés, avec les circonstances honorables qui les distinguent, dans le livret annuel où l’Académie rend compte à la France entière de cette solennité, et qu’elle fait parvenir à toutes les autorités et sur tous les points du royaume.
Nous sera-t-il permis, en terminant ce rapport, de remercier M. de Montyon de nous avoir en quelque sorte nommés les historiographes de la vertu ? C’est en cette qualité que nous croyons pouvoir exprimer notre pensée tout entière sur la mission que nous venons de remplir.
Plus il est vrai que l’esprit du siècle et la tendance des mœurs actuelles s’efforcent d’établir, dans les hautes classes de la société européenne, le culte de l’égoïsme universel, et de mettre la vertu même à l’encan, plus nous avons à nous féliciter que parmi nous, du moins, la classe indigente et vertueuse soit restée étrangère à ce honteux calcul d’intérêt personnel, dont les mœurs publiques sont partout ailleurs infectées. Montrons-nous donc fiers des nombreux exemples de cette vertu pauvre et secourable dont la France abonde, et que pourtant nous avons eu peine à découvrir dans la foule, sous le voile épais dont sa modestie s’enveloppe. Couronnons cette fête de la vertu par la citation d’un fait qui se passe en ce moment sous nos yeux. Un homme de bien par excellence, un militaire français, sans autre revenu que les émoluments de son grade, est appelé par la loi à hériter d’une fortune immense ; il en connaît la source ; elle ne lui paraît pas assez pure : il l’accepte cependant, mais par le même contrat qui la lui confère, il dispose en faveur des hospices de Paris de la totalité des millions dont il hérite. Dans l’impossibilité de qualifier dignement une pareille action, contentons-nous d’en faire honneur à la France entière et de réclamer, pour elle et pour lui, le premier rang dans nos paisibles annales de la vertu.