ÉLOGE DE REGNAULT DE SAINT-JEAN D’ANGELY,
LU DANS LA SÉANCE PARTICULIÈRE DU 10 AVRIL 1838,
PAR M. DE JOUY.
MESSIEURS,
Il y a vingt ans que la tombe s’est fermée sur l’académicien dont nous venons aujourd’hui prononcer l’éloge. On appréciera, sans doute, le sentiment de hautes convenances qui nous prescrit de garder un silence généreux sur les circonstances politiques qui nous empêchèrent alors de rendre à notre illustre confrère un hommage auquel il avait d’incontestables droits.
Michel-Louis-Étienne comte Regnault de Saint-Jean d’Angely naquit à Saint-Fargeau, où son père remplissait les fonctions de président du tribunal et de délégué de l’intendance.
Après de brillantes études, terminées au collège Duplessis, avant l’âge de dix-huit ans, il embrassa la profession d’avocat, ou ses brillants succès l’ayant fait distinguer, il fut, quoique jeune encore, élu au premier tour de scrutin, député aux états généraux par le tiers état du pays d’Aunis, dont il avait rédigé les cahiers. Il est à regretter que ce travail, remarqué par Mirabeau lui-même, pour la sagesse des principes, pour l’élégante fermeté du style, n’ait pas été recueilli sous le nom propre de l’auteur : nous ne doutons pas qu’il n’ajoutât à sa réputation, comme publiciste et comme écrivain. Si nous le suivons d’abord dans la carrière d’homme d’État, qu’il a plus complétement parcourue, nous l’y rencontrerons toujours sur le chemin du devoir et de la liberté, dans les limites les plus étroites de la monarchie représentative.
Lié par une entière conformité d’intentions et d’efforts avec les hommes sages de l’assemblée constituante, M. Regnault s’y prononça constamment en faveur des droits équitablement balancés de la nation et du trône.
Dans le cours de sa carrière politique, il se fit une loi constante de n’appartenir à aucune faction. La seule société dont il ait été membre est celle qui se réunissait chez cet adorable duc de la Rochefoucauld, que nous n’hésiterions pas à appeler le plus vertueux des hommes vivants alors, si Malesherbes et Bailly n’appartenaient pas à la même époque.
Les faits seuls doivent répondre à d’absurdes reproches ; quelques hommes de parti osèrent alors flétrir du nom de révolutionnaire, pris dans la plus odieuse acception, l’homme dont chaque mot, à la tribune de l’assemblée constituante, fut un acte de dévouement à la personne du monarque l’homme qui marchait le 10 août à la défense des Tuileries, à la tête de la plus fidèle des compagnies de la garde nationale ; homme enfin qui se vit entraîner dans la chute de ce même trône qu’il avait défendu avec tant de courage et de persévérance.
Les principes qu’avait professés M. Regnault lors des premières élections, et qui lui méritèrent à vingt-six ans le rare honneur de siéger aux états généraux, furent ceux de toute sa vie, la modération sans faiblesse, la loyauté sans ménagements, la fidélité sans restrictions à la religion du serment, où il voyait, comme Montesquieu, le seul fondement inébranlable de la durée des institutions humaines. Telles furent les règles de conduite qu’il se traça et dont il ne s’écarta jamais.
Sorti des prisons de Douai après le 9 thermidor, M. Regnault passa en Italie, où Bonaparte préludait, par d’éclatantes victoires, à cette renommée dont il allait bientôt remplir le monde. Les grands talents, les hautes facultés du jeune Regnault ne pouvaient briller inaperçues auprès de l’homme de génie, qui sut le mieux apprécier chez les autres les qualités dont il était si éminemment pourvu. Ce fut à Milan, où le général Bonaparte l’avait fait nommer administrateur en chef des hôpitaux, que commencèrent ses rapports intimes avec le vainqueur de Rivoli et le pacificateur de Radstadt. Ces rapports, fortifiés chaque jour, chez l’un, par de nouveaux bienfaits, chez l’autre, par le besoin dune reconnaissance plus active, devinrent, pour ce dernier, la source d’un dévouement à l’épreuve des plus terribles revers et des plus puissantes séductions de la fortune. L’amitié constante dont l’honora le grand homme est le plus beau titre de gloire que Regnault ait à présenter à la postérité.
En convenant qu’il fut un des principaux acteurs dans la péripétie politique de ce 18 brumaire, dernier jour de la république, nous énonçons un fait sans prétendre en qualifier, le but, sans vouloir en justifier les moyens. Ce qu’il nous est permis d affirmer, c’est que la part que Regnault prit à cette grande journée, fut chez lui le résultat de la conviction profonde que Bonaparte était le seul homme qui put alors sauver la France. Le succès d’un pareil coup d’État était d’ailleurs trop incertain, les chances contraires trop probables et trop menaçantes, pour qu’il soit possible de supposer que les calculs de l’intérêt personnel ou les promesses de l’ambition entrassent pour quelque chose dans la solution d un dilemme présenté dans les termes du poëte anglais :
« Etre ou n’être pas, telle est la question. »
À partir de ce moment fatal, le brillant satellite de l’astre impérial se trouve irrésistiblement emporté dans son rapide tourbillon.
Nommé successivement conseiller d’État, président de la section de l’Intérieur, secrétaire d’État de la famille impériale, et grand procureur général de la haute cour, le nom de Regnault se rattache à toutes les grandes époques de ce règne, ou plutôt de ce siècle de quinze ans, unique dans l’histoire du monde.
Une aptitude au travail qu’on peut qualifier de prodigieuse, une connaissance approfondie de la science administrative, une étonnante habileté à s’initier à toutes les combinaisons politiques, dans l’intérêt de la France, qu’il confondit trop souvent, peut-être, avec l’intérêt personnel du génie puissant qui la gouvernait, dut assurer à M. Regnault une influence qu’il ne cessa jamais d’exercer au conseil et sur le ministère.
La haine et l’envie ne pouvaient rester spectatrices indifférentes d’une si haute fortune ; mais elles savent attendre ; elles attendirent. Ce ne fut qu’aux jours des revers qu’elfes accusèrent le favori de Napoléon d’avoir contribué par ses conseils aux téméraires entreprises qui amenèrent la chute du trône impérial. Cette accusation injuste prouve seulement que ceux qui l’ont accréditée ne connaissaient, ou feignaient de ne connaître ni l’empereur ni soi ministre. Napoléon n’a jamais formé de projet, n’a jamais tenté d entreprises qu’il ne les eût conçus lui-même ; jamais il n’a permis qu’on discutât sa pensée c’est seulement sur les moyens d’exécution qu’il prenait quelquefois l’avis des hommes habiles qui l’entouraient : Regnault était de ce nombre, et c’est à ce titre qu’il fut, dans les circonstances les plus difficiles l’organe et le défenseur du gouvernement auprès de la chambre des représentants et du sénat. Mais, disons-le avec assurance, l’homme dévoué à la vie et à la mort à la personne de Napoléon, ne fut jamais son flatteur ; plus d’une fois même, il l’osa blâmer, en sa présence, en plein conseil, telle mesure violente que l’empereur lui ordonnait d’aller justifier à la tribune.
En énumérant les hautes dignités, les distinctions dont M. Regnault fut investi sous le règne de Napoléon, les plus ardents amis de l’égalité sont forcés de convenir qu’il les dut toutes à d’éclatants services qui peut ignorer, en effet, la part qu’il prit à ces grands travaux qui signalèrent cette mémorable époque, et dont la postérité, qui en recueillera paisiblement les fruits, tiendra plus de compte à Napoléon que du prodige de ses victoires ?
Dans les conseils, le comte Regnault s’est toujours montré fidèle au parti de la justice ; résistant au pouvoir sans l’irriter, et ne prêtant qu’à la vérité la force et l’appui de son éloquence. Après la retraite de Moscou, il se prononça le premier pour la paix après la bataille de Leipsick, il persista plus fortement dans son opinion, et parvint à éloigner, pour quelques jours du moins, la mesure désastreuse qui, en dissolvant le corps législatif, séparait au moment de la crise le gouvernement et la nation.
L’un des traits distinctifs du caractère de cet homme d’État fut le courage delà fidélité. Les malheurs de Napoléon et ceux de la France, dont il avait dès lors sondé toute la profondeur, l’attachèrent plus fortement à ce double objet de son culte, l’empereur et la patrie. À cette époque décisive, des émissaires de la restauration étaient chargés de rallier a sa cause les hommes influents que l’on jugeait les plus propres à la servir M. Regnault fut un des premiers sur qui les agents royaux durent jeter les yeux. Pour arriver plus directement à lui, le cabinet britannique députa vers Regnault une Armide anglaise, aux séductions de laquelle on présumait qu’en d’autres temps il avait pu se montrer sensible.
Elle se présente chez lui, il l’écoute sans l’interrompre « Mistress Bishop » lui dit-il froidement quand elle eut cessé de parler, « je vous ai bien entendue ; c’est une trahison que vous venez me proposer ; ma réponse sera plus courte et plus claire que votre demande. Dites à ceux qui vous envoient, que leur proposition, même en passant par votre bouche, m’inspire tant d’horreur, qu’elle me défend de jamais vous revoir. » En achevant ces mots, il la quitte et ne la revit jamais.
La conduite de M. Regnault pendant le cours de la première restauration, fut de tout point conforme à ses principes quelques démarches que l’on fît auprès de lui pour le détacher d’une cause abandonnée par la fortune, il y resta fidèle. Retiré dans ses terres, au sein de sa famille, se ressouvint de cette maxime de Caton (je ne la traduis pas dans toute son énergie littérale) « Il est telle circonstance dans la vie de homme public, où le poste d’honneur est, pour lui, dans une condition privée. »
Au 20 mars, M. Regnault, qui n’était lié par aucun engagement, reprit la place où il pouvait de nouveau se rendre utile. Son espoir fut encore une fois trompé une seconde restauration eut lieu, et celui qui avait aidé tant de Français à revoir leur patrie fut banni de la sienne.
Relégué sous un ciel étranger, privé des tendres affections qui étaient pour lui l’existence même, sa santé s’altéra si cruellement pendant les deux années qu’il passa en Amérique, que les médecins déclarèrent que son mal, véritable nostalgie, ne pouvait trouver de guérison qu’en Europe. Sur cette déclaration formelle, il quitta le sol hospitalier des États-Unis au mois de mai 1817, et vint débarquer en Belgique où l’attendaient de nouvelles persécutions.
Si la politique ne se fût pas emparée de M. Regnault aux premiers pas qu’il fit dans la carrière des lettres, il est permis de croire qu’il y eut marqué sa place parmi les écrivains les plus distingués et les orateurs les plus éloquents de son époque.
Sa coopération au Journal de Paris, avec André Chenier, pendant l’assemblée constituante ; plusieurs articles de critique littéraire, insérés dans un journal intitulé l’ami des Patriotes, commençaient à fixer sur lui l’attention publique, lorsqu’il se vit entraîner dans l’arène révolutionnaire, où devaient succomber, à vingt ans de distance, la monarchie et l’empire. C’est donc sans autres titres littéraires que des fragments épars dans quelques feuilles périodiques, des discours au conseil d’État et des rapports au corps législatif, que M. Regnault se vit appelé, d’une voix presque unanime à l’Académie française, où les suffrages publics confirmèrent sa nomination.
Les discours qu’il prononça dans cette assemblée, écrits avec autant de pureté que de goût, remarquables par l’élévation de la pensée, par la noblesse des sentiments et par le bonheur habituel de l’expression, étaient encore relevés par la puissance d’un organe sonore et par le charme d’une élocution qui n’a peut-être pas été surpassé.
M. Regnault était président de l’Académie française à l’époque où mourut l’illustre Delille, auquel succédait l’auteur du poëme de l’Enfant Prodigue, que nous avons encore le bonheur de posséder.
Dans son discours en réponse à celui du récipiendaire, parlant du grand poëte dont la perte récente attristait si profondément tous les cœurs, M. Regnault s’éleva, sans efforts, à toute la hauteur de son sujet ; et ses paroles, les dernières qu’il fit entendre dans cette enceinte, resteront dans les archives de l’Académie comme un modèle achevé de sensibilité, de goût et d’éloquence.
N’est-ce pas son propre éloge que prononçait l’orateur, en admirant avec tant d’effusion cette réunion si rare qu’offrait Delille, des dons de l’esprit, de la sûreté du caractère et de la douceur des mœurs ?
« Pour qu’une société comme la nôtre, » disait-il, « soit à la fois utile aux lettres et agréable à ceux qui les cultivent, il faut y mettre en commun plus que la pensée, il faut qu’il soit non-seulement honorable de travailler, mais heureux de vivre avec ses confrères ; il faut mériter de trouver en eux non-seulement des collaborateurs, mais surtout des amis. »
N’avait-il pas le pressentiment du coup qui devait l’atteindre, quelques mois après, lorsqu’il s’écrie en terminant le même discours : « Heureux l’homme de lettres qui pourrait, comme toi, Delille ! laisser l’exemple de cette alliance habituelle du sentiment et de la pensée que sa brillante imagination pourrait, à son gré, emporter hors de la vie réelle, et qu’une âme tendre ramènerait sans cesse dans le cercle de ses affections intimes, qui, pour ceux qui savent aimer, est le véritable univers ! »
On a donné différents noms à la maladie qui termina prématurément les jours de Regnault. On peut la nommer aujourd’hui : il est mort de l’exil, comme l’a dit un de nos confrères que la même ordonnance ministérielle s’était contentée d’exiler de l’Académie française, et qu’une seconde élection nous a rendu.
Il est trop vrai, pour l’honneur de ses juges, que notre infortuné confrère est mort de cette affreuse maladie politique, à laquelle, depuis vingt ans, ont succombé tant de victimes ; de ce même supplice dont l’Écho de Sainte-Hélène prolongera jusque dans la dernière postérité le cri le plus lamentable, et dont les rochers du Spilberg et les déserts glacés de la Sibérie étouffent encore aujourd’hui les derniers gémissements.
Pour juger des tortures inouïes que l’exil a fait souffrir à l’ami du grand Napoléon, il faut se souvenir que jamais le mot de patrie ne vibra plus fortement dans un cœur français, que jamais homme n’eut à briser de plus tendres liens de famille, n’eut à se séparer plus violemment d’une épouse dont la beauté, j’ai presque dit sans rivale, s’embellissait encore du charme plus irrésistible de la grâce et de la bonté. – Telle était la force, disons mieux, la violence de cet amour du pays, qu’elle fit tout à coup un poëte de celui qui l’éprouvait. Nous allons citer les seuls vers que M. Regnault composa de sa vie : peut-être jugera-t-on comme nous qu’ils méritaient d’être conservés ; une nuit, sur les bords de la Delaware, l’exilé mourant se croit dans son délire au moment de rentrer en France, sa tête s’échauffe et son bonheur s’exhale dans quelques strophes qu’il improvise et qu’il intitule : Mon retour.
Je vais revoir cette terre chérie !
J’irai mourir où j’ai reçu le jour !
Que je vous plains, vous chez qui la patrie
N’éveille pas un sentiment d’amour.
Champs fortunés des jeux de notre enfance,
Semés par nous de tendres souvenirs,
Vous nous offrez la double jouissance,
De nos premiers, de nos derniers plaisirs.
Ah ! rendez-moi le tombeau de mes pères,
L’arbre, le toit, légués à leur enfant :
Non, le séjour des terres étrangères
Ne peut offrir des attraits qu’au méchant.
Tout ici-bas ressent la sympathie
Qui nous rappelle où fut notre berceau.
Heureux penchant qui fait aimer la vie
Et prête un charme aux horreurs du tombeau.
Que peut le luxe et sa riche mollesse
Sur ce Lapon qu’ont durci les hivers ?
Dans vos palais il soupire sans cesse
Pour ses rochers, sa hutte et ses déserts.
Ces deux oiseaux qu’une tendre constance
Rendait heureux dans leur premier séjour,
Semblent surpris de leur indifférence,
Et sans patrie ils vivent sans amour.
Voyez au loin la Naïade fidèle
Quand des rochers ont séparé ses eaux
Pour retrouver la rive maternelle
Bondir en l’air et tourmenter ses flots.
De quel plaisir mon âme est enivrée !
Mes yeux au jour viennent de se rouvrir
Je baise enfin cette terre sacrée ;
Où je suis né je pourrai donc mourir.
Hélas ! on put croire un moment que son espoir était rempli, que sa prière était montée jusqu’au trône. Son rappel fut signé ; mais il n’était plus temps. Ses yeux eurent à peine la force de contempler le sol de la France : il arriva pour la saluer de son dernier soupir : il était sept heures du soir quand Regnault de Saint-Jean d’Angely rentra à Paris le 17 mars 1819 ; le lendemain matin à deux heures il avait cessé de souffrir.
Messieurs, ce n’est pas seulement à la mémoire du grand homme d’État, de l’écrivain courageux, de l’éloquent orateur, que s’adresse notre tardif hommage ; il nous appartient plus particulièrement encore à nous, vétérans de l’Académie française, qui fûmes presque tous ses confrères et ses amis, de dire que M. Regnault, à le juger seulement comme homme privé, fut doué des plus excellentes qualités du cœur que jamais nulle main amie n’essuya plus de larmes, que jamais l’infortune, à quelque classe de la société, à quelque opinion politique qu’elle appartînt, ne trouva un plus généreux appui, un plus infatigable protecteur. C’est à nous, ses confrères, de compléter son éloge, en disant avec un sentiment de reconnaissance pour sa mémoire, qu’au milieu des immenses occupations qui semblaient devoir absorber toutes les heures de sa vie, nul ne se montra plus assidu à nos séances et plus laborieux dans nos travaux académiques, exemple prodigieux d’activité dont Cuvier et Daru ont seuls parmi nous renouvelé le phénomène. Ils ajouteront avec un noble orgueil, que, revêtu des plus hautes dignités de l’État, comblé de toutes les faveurs d’un monarque, arbitre alors des destinées du monde, le titre de membre de l’Institut fut toujours celui dont Regnault se montra le plus fier ; et, pour terminer par ses propres paroles, quel plus grand honneur (disait-il en descendant de cette tribune où il ne devait plus remonter) que de siéger dans cette enceinte ou le talent est la seule distinction reconnue, où le mérite égalise tous les rangs et tient lieu de tous les dons que la fortune et le pouvoir distribuent et prodiguent trop souvent au hasard !