Notice historique sur la vie et les travaux de M. Michel Chevalier
par
M. Jules Simon,
Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences morales et politiques
Lue dans la séance publique annuelle du 7 décembre 1889
Messieurs,
M. Michel Chevalier a un rôle important dans l’histoire de l’école saint-simonienne, et dans l’histoire des traités de commerce de 1860. N’y eût-il que ces deux raisons, on pourrait dire que sa vie et ses travaux font partie de l’histoire générale du siècle. Des deux écoles auxquelles il a successivement appartenu, l’une, l’école philosophique, est bien oubliée, l’autre, l’école économique, est aujourd’hui bien discutée. Je ne puis essayer, dans cette courte notice, de porter ni sur l’une, ni sur l’autre, un jugement définitif ; mon but est de faire revivre la figure d’un confrère et d’un ancien ami, qui fut le plus brillant auxiliaire d’Enfantin et le puissant collaborateur de Richard Cobden. Il commence comme un rêveur, et finit comme un homme d’affaires. Il ne faut pas s’en étonner. Il y a dans tout saint-simonien un poète très chimérique, et un homme d’affaires très avisé.
Notre époque est très féconde en découvertes scientifiques et en hardiesses socialistes et économiques. Dans l’ordre philosophique, elle est plutôt érudite que productive. Nous pensons surtout à juger ; au commencement du siècle, on pensait surtout à créer. Nous faisons encore, mais rarement, des systèmes sur la morale ; nous en faisons très peu sur l’ensemble de la philosophie, et ceux que nous faisons ne sont discutés que dans les écoles. Au sortir de la Révolution, tous les esprits avaient besoin d’une synthèse. La grande majorité retournait au christianisme. Ceux qui voulaient demeurer philosophes, ne trouvaient chez les encyclopédistes et les idéologues que des négations. On a dit de l’Empire qu’il défendait de penser. C’est vrai. Ce qui est plus vrai encore, c’est qu’il empêchait de penser par la terrible occupation qu’il donnait aux esprits. Sous la Restauration, il fut possible de remuer des idées. Comme on était ignorant, on inventa beaucoup d’idées, qui avaient été déjà inventées et abandonnées. Les jeunes libéraux couraient de tous côtés à la recherche d’un enseignement doctrinal. Ils fréquentaient assidûment la Sorbonne. M. Royer-Collard, qui était un maître par la gravité du talent et l’austérité du caractère, n’avait ni invention, ni érudition. M. Cousin avait l’invention ; il acquit à la longue l’érudition ; il dut son influence sur la jeunesse à son éloquence plus qu’à sa doctrine, et à la partie de sa doctrine la moins solidement fondée et construite. On écouta avidement ses théories sur le fini, l’infini et leur rapport ; quand il s’attacha à l’origine des idées, l’admiration continua, la passion se refroidit. La psychologie intéressait les sages ; mais ce qu’on cherchait surtout, c’était Dieu, la création, l’avenir de l’âme humaine, les fondements de l’ordre social ; en un mot, toutes les questions philosophiques qui sont communes à la philosophie et à la religion. Ceux qui abandonnaient le christianisme comprenaient le besoin de le remplacer.
En dehors de l’enseignement officiel, il se formait de tous côtés des associations d’étude. Tantôt, c’étaient seulement les jeunes gens entre eux ; tantôt c’était un professeur exilé de sa chaire qui continuait ses leçons dans l’intimité. Bazard ouvrit, rue Taranne, des conférences où il développait les idées saint-simoniennes. C’est là que Michel Chevalier le connut. Jouffroy fit un cours dans sa chambre, plus attachant que ses cours de Sorbonne. Il avait toutes les qualités d’un maître ; il lui manquait l’esprit d’aventure qui fait les apôtres. Cousin aurait été un apôtre, sans un fonds de sagesse qui le retenait, et qui finit par le dominer. Le bon, l’excellent Damiron, que tout le monde aimait à juste titre, n’était que l’explorateur très patient, très intelligent, et très impuissant de tous ces centres qui attiraient les esprits sans les retenir. On se dédaignait beaucoup d’une école à l’autre. Les idéologues se prétendaient seuls en possession de la science, tandis que Cousin, par sa démolition puissante et systématique de Locke, croyait les avoir anéantis. Pierre Leroux et Jouffroy étaient l’un et l’autre le contraire de ce qu’ils croyaient et voulaient être. Pierre Leroux, qui prit pour rôle d’attaquer les éclectiques, et même de les injurier, était éclectique sans s’en douter, et peut-être le seul éclectique de son temps. Jouffroy, le plus dogmatisant des hommes, était en réalité un sceptique, créé et mis au monde pour être crédule, aspirant à croire, trouvant l’objection avec une facilité qui le désespérait, et sous ses apparences de sérénité, en lutte constante contre lui-même. Les socialistes, qui devaient bientôt passionner le monde, n’arrivaient encore qu’à l’étonner. Charles Fourier rebutait par ses formules arides ; il lui aurait fallu le style de Bernardin de Saint-Pierre pour populariser ce qui, dans ses rêveries, répondait aux besoins religieux de ses contemporains. Car c’était un besoin religieux, plus encore qu’un besoin philosophique, qui agitait toutes ces âmes. Chose douloureuse, de vivre dans une époque critique, et d’aspirer à fonder une religion. Le romantisme, qui fut une longue tempête, ne détournait pas les esprits de la préoccupation du surnaturel ; au contraire. Il s’y livrait à sa manière, avec des élans poétiques et beaucoup de comédie. Un jeune poète, rencontrant Sainte-Beuve dans un bal, l’abordait avec solennité, et disait, en lui serrant la main à le faire crier : « Croyez-vous à la divinité de Jésus-Christ ? » La divinité de Jésus-Christ était dans ce temps-là une grosse affaire pour les incrédules. Ils discutaient sur le péché et la rédemption. Ils avaient admiré le Génie du christianisme et l’Indifférence en matière de religion. Ils étudiaient les philosophes catholiques, de Maistre, de Bonald et Ballanche : l’inquisiteur, le théologien et le poète. Ils allaient entendre Lacordaire. Était-ce la résurrection du passé, ou l’aurore d’un jour nouveau ? Entre autres associations qu’ils avaient formées était la Société de la morale chrétienne, dans laquelle il y avait de tout, et même des chrétiens. De temps en temps s’élevait un prophète dont on riait, et qui, malgré le ridicule, et quelquefois en dépit de sa folie, trouvait des adeptes. Des élèves de l’École polytechnique se contraignaient à lire le Philosophe inconnu ; point ridicule celui-là, mais en revanche, inintelligible. Si on leur avait donné Swedenborg en français, ils auraient essayé d’y mordre.
La franc-maçonnerie, qui avait une liturgie et pas de doctrine, et le carbonarisme, qui n’était qu’une conspiration politique permanente, ne satisfaisaient pas le besoin religieux. On peut même dire, d’une façon générale, que le carbonarisme lui était hostile. Pour relever, en dehors des églises établies, la pratique d’un culte, on avait tenté de faire renaître le mystérieux ordre du Temple. Il avait des commanderies en France, en Angleterre et dans les Pays-Bas. Hippolyte Carnot, qui frappait à toutes les portes, avait aussi frappé à celle-là ; mais il ne put vivre avec ses nouveaux confrères, parce qu’il disait déjà, comme les saint-simoniens qu’il ne connut qu’un peu plus tard : l’âge d’or est devant nous ; tandis que les Templiers ne regardaient que le passé, et se croyaient au lendemain de la mort de Jacques Molay. Carnot lui-même nous a conservé un manifeste, d’autant plus intéressant qu’il est signé de plusieurs noms devenus célèbres à différents titres. Tl est daté du 12 juillet 1827. Les signataires y prennent encore le titre de Templiers ; ils s’appellent « les Templiers du XIXe siècle, les vrais Templiers ». — « Nous ne pouvons, disent-ils, rester affiliés à ces hommes égarés qui tirent en arrière. Ils s’en tiennent à la lettre des statuts de l’ordre, et nous en voulons suivre l’esprit. Ils acceptent le pontificat infaillible et l’obéissance passive. Nous en appelons à la vraie doctrine du Temple, telle qu’elle est expliquée dans le décret magistral interprétatif du 3 Tischry (Tischri ou Tischry, premier mois de l’année civile des Juifs vers l’équinoxe d’automne.) 708. » Ce curieux manifeste est signé, entre autres, de Carnot, Laurent, avocat (Laurent de l’Ardèche), Isambert, Chevalier, Châtelain, du Courrier français, Montalivet. Plusieurs de ces jeunes gens se retrouvèrent quelques mois après sur la liste des saint-simoniens.
La plupart des saint-simoniens, quoique préoccupés par-dessus tout des intérêts matériels et de l’organisation du travail, avaient eu des aspirations vers le mysticisme. En dépit de certaines pages écrites par obéissance, je ne crois pas que Michel Chevalier ait jamais été de ceux-là. Il croyait à la nécessité d’une religion ; il ne se chargeait pas personnellement de la faire. Il y avait un Père, dans la maison, chargé de cette besogne. Celle de Michel Chevalier était plutôt d’organiser la vie actuelle, que de dogmatiser sur la vie future. Cela ne l’empêchait pas de croire qu’Enfantin avait des visions dans le monde surnaturel, et d’assister à ses prédications avec une ferveur dévote.
Tous les saint-simoniens n’adhérèrent pas de la même façon à la doctrine. Il y eut des passants et des persévérants. Les passants étaient entrés là par curiosité ; ils en sortirent quand l’école fut dispersée, sans emporter autre chose que le souvenir d’une expédition lestement menée. Les persévérants et les convaincus restèrent attachés à l’école, même quand elle n’eut plus de centre. Ils ne portaient plus l’habit et ne reconnaissaient plus l’autorité du pontife ; mais par leurs aspirations, par la direction de leurs études et la tournure de leur esprit, ils étaient toujours saint-simoniens. Si on avait parlé au sénateur Michel Chevalier du Livre nouveau, je crois bien qu’il aurait rougi ou souri ; mais il ne retirait rien du Système méditerranéen, écrit à vingt-quatre ans, dans toute la ferveur de son jeune enthousiasme. L’histoire de l’école saint-simonienne fait partie de son histoire.
Au moment du procès de Saint-Simon (Henri de Saint-Simon est mort le 19 mai 1825. Il avait été poursuivi en 1819 pour un article de l’Organisateur, intitulé : Parabole. Pendant le procès, il publia sa justification en brochure, sous le titre de Lettre aux jurés. Cette brochure fut elle-même poursuivie.), le générai Carnot, alors en exil à Magdebourg, avait dit à son fils, celui qui est devenu depuis notre confrère : « Je l’ai connu, c’est un singulier homme. Il a tort de se croire un savant, mais personne n’a des idées aussi neuves et aussi hardies. » Le grand exilé ne se doutait guère qu’il parlait à un futur saint-simonien. Notre confrère nous a lui-même raconté, dans une communication que vous n’avez pas oubliée, comment se fit cette initiation. « Ses élèves, dit-il, se réunissaient chez l’un d’entre eux nommé Enfantin. Laurent (de l’Ardèche) m’y conduisit, etc. » Ce titre d’élèves de Saint-Simon, qu’il leur donne, qu’ils prenaient, et que la postérité leur a conservé, n’était pas juste dans la stricte acception du mot. Augustin Thierry et Auguste Comte avaient été les disciples de Saint-Simon, qu’ils ont ensuite quitté ; mais c’est à peine si les autres l’avaient connu. Enfantin ne l’avait rencontré qu’une seule fois ; Bazard ne l’a jamais vu. Ils l’avaient étudié dans ses livres, dont ils acceptaient la direction générale, en gardant pour les détails une grande indépendance. Carnot trouva chez Enfantin M. Talabot, M. Duhamel, depuis notre confrère à l’Académie des Sciences, oncle, si je ne me trompe, de notre illustre confrère M. Bertrand, les deux Flachat, les Péreire. Michel Chevalier n’était pas un membre assidu de cette petite coterie, parce qu’il était retenu à Lille par ses fonctions d’ingénieur des mines, mais quoique absent, il adhérait. Il y avait de simples curieux comme Dubois et Henri Martin. Auguste Comte, déjà dissident, mais n’ayant pas officiellement déclaré sa séparation, faisait chez lui un cours auquel on se rendait, à l’instigation d’Enfantin lui-même. Là, l’auditoire était fort restreint, parce qu’il fallait, pour suivre les leçons, avoir des connaissances assez avancées en mathématiques.
J’ai connu personnellement toutes les personnes que je viens de nommer, y compris M. Enfantin, et quelques-unes dans l’intimité. M. Bazard est le seul saint-simonien de marque que je n’aie jamais vu. Il me semble, malgré cela, que je parle d’un autre âge, tant cette histoire est loin de nous. Plus loin de nous par les mœurs que par les idées. L’école était dissoute depuis quelques années, à l’époque où je les ai connus. On retrouvait, au fond, le saint-simonien dans leur conversation. Mais la plupart s’étaient débarrassés des idées les plus chimériques. Ils s’étaient rendus assimilables, ce qui leur avait permis de faire un chemin passable au milieu de nous autres profanes.
L’école ne fut constituée hiérarchiquement qu’à la fin de 1829. Jusque-là, on en était encore à la préparation (Saint-Simon avait eu d’abord pour journal l’Organisateur, fondé en 1819. Il n’en publia que deux livraisons. Cet échec est suffisamment expliqué par la circulaire suivante : « Je vous demande votre appui pour l’Organisateur. Vous pouvez le lui accorder d’une des trois manières suivantes : en souscrivant comme fondateur, ou comme simple abonné, ou en m’autorisant à vous envoyer gratuitement les livraisons que je publierai. » II s’occupait de fonder le Producteur, quand il mourut, le 19 mai 1823. Le premier numéro, publié par ses disciples, parut le 1er octobre de la même année. Il ne dura que jusqu’au 12 décembre 1826. De 1826 à 1829, il y a une lacune dans la publicité. À cette date, l’école déjà constituée reprend la publication de l’Organisateur. L’ORGANISATEUR, journal des progrès de la Science générale, avec un Appendice sur les méthodes et les découvertes relatives à l’enseignement (19 août 1829 — 13 août 1831). Aug. Comte dit que ce journal est de lui ; Henri Fournel assure qu’il fut fondé par Laurent de l’Ardèche. Ils peuvent avoir raison tous les deux. Auguste Comte dédaignait tout ce qui n’était pas de sa main. Laurent de l’Ardèche fonda le journal, dont Aug. Comte fut le principal collaborateur. Le Globe ne fut cédé par Pierre Leroux aux saint-simoniens que le 18 janvier 1831. Michel Chevalier avait été l’un des collaborateurs de l’Organisateur de 1829, et il fut le rédacteur en chef du Globe de 1831.). Ordinairement, le chef d’une école philosophique apporte une doctrine toute faite ; quand ses disciples ne l’acceptent pas tout entière, il est bien rare que les modifications qu’ils lui font subir soient heureuses. Ce sont des esprits de second ordre, ballottés entre le péril de l’exagération et celui de la timidité. Mais ici l’école n’est pas contemporaine du maître. Elle est venue après lui. Il l’a inspirée ; il ne l’a pas formée. Bazard et Enfantin, qui ont pris le titre d’élèves de Saint-Simon, et qui ont été les vrais fondateurs de son école, ne connaissaient de lui que ses livres. Dans ces livres, mêlés de découvertes et de chimères, il y avait surtout des aspirations. Il restait à les coordonner en un corps de doctrine, ce qui fut fait avec une telle indépendance que le saint-simonisme de Saint-Simon et celui de Bazard et Enfantin forment plutôt deux doctrines animées du même esprit qu’une doctrine unique. Plus tard, quand les deux apôtres, étroitement unis au début, se séparèrent, Enfantin modifia de nouveau la doctrine. Il y a donc trois phases du saint-simonisme. Saint-Simon écrit un livre qui contient des germes féconds; Bazard et Enfantin en font sortir un système, où beaucoup d’idées leur appartiennent, et avec ce système, ils créent une école ; puis Enfantin, modifiant une troisième fois la doctrine, et lui donnant un caractère mystique, transforme l’école en religion.
Saint-Simon, quoiqu’il ne soit pas le fondateur de l’école qui est sortie de ses idées, a tous les caractères d’un chef d’école, dont le premier est l’invention. Ce qu’on trouve surtout dans ses livres, c’est lui. Même lorsqu’il emprunte, il transforme. Bazard et Enfantin sont plutôt organisateurs qu’inventeurs. Ils appellent leurs disciples en consultation ; leur doctrine se forme peu à peu, chacun y apportant sa part. C’est un spectacle nouveau en philosophie. Comme ils se croient en toute bonne foi chargés de reconstituer le monde social dans toutes ses parties, ils appellent des collaborateurs à leur aide. Nous assistons à ce travail singulier, que les deux pontifes terminent toujours par une décision, jamais par un vote. Le dogme saint-simonien a ses transformations et son histoire, comme l’école. Au lieu d’un Exposé de la Doctrine, il en faudrait trois. Celui que nous avons, et qui est l’œuvre de Carnot, révisée et ratifiée par Enfantin et Bazard, représente l’école sous sa seconde forme.
Saint-Simon avait pris pour épigraphe d’un de ses livres : « J’écris pour les industriels contre les nobles, c’est-à-dire pour les abeilles contre les frelons. » Entendez-vous ce langage ? Il vous est bien connu. On vous le répète tous les jours, accompagné de menaces ; et on le répète surtout « aux abeilles ». Dans Saint-Simon, le vrai père du socialisme moderne, il était nouveau. Non pas que la revendication du grand nombre puisse être nouvelle ; elle existe depuis l’origine même de la société, mais la société ne savait pas ou ne voulait pas l’entendre. Platon l’entendait, et il disait aux philosophes : Prenez-y garde ! L’esclavage existait de son temps. Il l’admettait, le pauvre grand homme, et c’est par ce seul côté qu’il est inférieur aux penseurs venus deux mille ans après lui. Quand l’esclavage fut théoriquement aboli, mais en laissant subsister une profonde différence entre ceux qui possèdent paisiblement, et ceux qui travaillent fiévreusement, non pas même pour posséder, mais pour subsister, il était dans la nature des choses qu’on se dise, d’un côté, en tremblant : Nous sommes bien peu ! et de l’autre, en frémissant de colère et d’impatience : Nous sommes le nombre et la force. Il y eut des explosions. La prise de la Bastille, qu’est-ce ? Si ce n’était que la victoire d’un peuple sur une centaine de vétérans, la démolition d’une forteresse (il y en avait partout et jusque dans le moindre village), la délivrance de quelques prisonniers, la vengeance prise d’injustices séculaires, on n’y verrait qu’une émeute comme tant d’autres, un incident éphémère de l’éternelle histoire. Non pas ! C’est la lumière faite sur la puissance du nombre. Voilà ce que la prise de la Bastille a de tragique. La Constituante avait déjà dit : le droit à la place du privilège ! Il fallait armer le droit. Le peuple, en prenant la Bastille, offrit le nombre.
À partir de ce moment, il fallut se demander avec effroi si le nombre se disciplinerait sous la justice, ou si, aux privilèges des anciens gouvernants, qui étaient la minorité, il substituerait ceux de la majorité, en déguisant abusivement son œuvre sous le nom de partage égal. Babeuf, qui soutint ce sophisme, le paya de sa tête. Saint-Simon put dire impunément : J’écris pour les abeilles contre les frelons. Qui sont les abeilles ? Ceux qui travaillent. Qui sont les frelons ? Ceux qui possèdent sans travailler. Voilà la guerre déclarée. Tout est sorti de là. C’est le cri de Platon, poussé il y a deux mille ans : S’ils se comptaient ! Ils se comptent.
Comment arrivera-t-on à l’élimination de la propriété ? Il ne faut pas, disent les impatients, y aller par des chemins détournés. Il suffît d’une petite loi établissant que toutes les propriétés et tous les capitaux sont dévolus à l’État. Halte-là ! répondent les saint-simoniens. C’est une révolution, cela ; et nous ne sommes pas révolutionnaires. Nous sommes des esprits pratiques, des gens sages, amis de la fraternité et de la paix. Nous ne voulons contrister personne, pas même les propriétaires. Nous ne faisons que des lois d’amour et de concorde. Voici donc ce qu’ils proposent.
On procédera en trois fois. D’abord, on établira des droits énormes, équivalant presque à une prohibition, sur les successions collatérales ; ensuite, on abolira cet ordre de successions. C’est seulement après quelque temps de ce régime qu’on abolira également l’héritage en ligne directe. La transition sera ménagée ; l’accoutumance sera prise. Personne ne souffrira. Et les saint-simoniens pourront écrire en tête de leur symbole : « Jésus a dit : plus d’esclavage ! Nous disons : plus d’héritage ! L’évangile sera désormais une vérité (Pendant les journées de Juillet, les saint-simoniens, résolus à ne pas se mêler de politique, se tinrent à l’écart. Ils placardèrent une affiche, au milieu des affiches innombrables qui couvraient les murailles, mais une affiche purement socialiste. L’attention n’allait pas de ce côté-là. Le public ne la lut pas ou ne la comprit pas. Deux députés, Dupin et Mauguin, qui l’avaient lue, et y avaient découvert sans peine une attaque à la famille et à la propriété, la déférèrent à la Chambre et réclamèrent des poursuites. Bazard répondit par une Lettre au Président de la Chambre des Députés, où il revendique, avec beaucoup de clarté et de simplicité, la communauté des femmes et des biens.). »
Que fera-t-on de la richesse commune ? La partager à chacun par portions égales, sans permission d’accroître et d’échanger, ce serait tomber dans une misère plus déplorable que la propriété elle-même ; commettre une injustice, à cause de l’inégalité des besoins ; une injustice encore, à cause de la diversité des aptitudes ; une autre, à cause de l’égalité du salaire dans l’inégalité du travail ; et une injustice envers la communauté, qui, ayant le droit d’être bien servie, exige que chaque serviteur soit employé à la tâche qu’il est capable de remplir. Il y aura donc un pouvoir central, chargé de constituer des associations, auxquelles on assignera une tâche, des capitaux, de la terre. Il formera les associations (savants, artistes, industriels) en consultant les aptitudes, et veillera à ce que, dans l’intérieur de chaque association, le travail soit rémunéré selon la capacité et selon la quantité fournie. À chacun suivant sa capacité ; à chaque capacité suivant ses œuvres. Voilà, par cette organisation bien simple, la production augmentée, l’âge d’or fondé, le plus grand nombre réhabilité.
Moyen bien simple en effet. Trop simple. Qui sera le juge des fonctions et des parts ? Le pontife. Quel pontife ? Le plus capable. Qui le désignera ? D’où lui viendra son autorité, et d’où viendra aux autres leur obéissance ? Il faut qu’il soit infaillible dans les jugements qu’il porte sur la capacité, et impeccable dans ses répartitions. Chimères qu’il n’est pas besoin de réfuter. La réforme aboutit au plus effroyable despotisme, sinon à la plus effroyable anarchie, et à des inégalités dans la répartition auxquelles rien ne peut se comparer dans le régime de la propriété. Ils étaient unanimes à penser qu’il fallait être une religion pour opérer la rénovation. Ils disaient que l’humanité passe sans cesse d’une époque de production à une époque de négation. À n’écouter que leur symbole, on était dans une époque de production ; à regarder le monde autour d’eux, tout était à la négation. Se transformer, en plein XIXe siècle, de philosophie en religion, imposer la foi à des sceptiques, cela semblait une tâche deux fois impossible. Ils la tentèrent.
La première difficulté était de s’imposer une foi à eux-mêmes. Ils avaient débuté par des idées industrielles ; puis ils avaient conçu, sur cette base, une réforme sociale ; et enfin, s’apercevant que la société ne pouvait se passer de Dieu, ils entreprenaient de lui en donner un. On peut dire des saint-simoniens qu’ils ont été en industrie des penseurs originaux et féconds ; en socialisme, des utopistes ; en philosophie et en religion, des impuissants.
Je cherche le dogme et je ne trouve qu’une philosophie vague et superficielle, des mots plutôt que des idées ; des aspirations, pas de doctrines. Dieu, c’est le grand tout ; j’en conclus que ce n’est rien (J’ai entre les mains une lettre de Jean Reynaud, adressée de Grenoble, en 1825, à M. Valmore. Jean Reynaud était alors un des apôtres du saint-simonisme. Il était par excellence le philosophe de la secte. Je reproduis les passages importants de cette lettre, qui donne une idée exacte de la philosophie des saint-simoniens, tout en avertissant que Jean Reynaud n’avait alors que dix-neuf ans, et qu’il eut le temps d’accroître ses connaissances et de mûrir ses idées avant de publier Terre et Ciel.
« Le panthéisme de Spinoza concevait l’unité de substance (matière et pensée) plutôt que l’unité de volonté. Quant à nous, notre Dieu est bien réellement l’être vivant par excellence, celui qui dit : Je suis celui qui suis. La vie chez Lui nous apparaît aussi patente que chez les êtres que vous n’hésitez pas à déclarer vivants, lorsque vous les avez seulement considéré agir un instant. L’univers matériel qui nous entoure nous montre la forme et la force de son corps ; les lois qui régissent tous ses actes et tous ses mouvements nous montrent la sagesse et l’intelligence de son esprit ; l’harmonie qui, à travers le temps et l’espace, enchaîne la succession des faits pour les coordonner à un même but (l’association universelle des hommes en particulier) nous témoignent sa volonté, Son amour, sa vie.
«... Pour bien concevoir Dieu, imaginez-vous un homme paré en beauté, en intelligence, en sympathie, de ce que vous connaissez de plus parfait ; puis imaginez dans votre esprit que ces qualités viennent à croître indéfiniment : l’Être ainsi conçu va grandir, et lorsque dans sa triple manifestation (puissance, sagesse, amour), il aura atteint des dimensions infinies, vous aurez Dieu. ..... Vous voyez que nous sommes anthropomorphistes, en donnant à ce mot une étendue plus générale que celle qu’on est accoutumé à lui attribuer.
« ... Je vous recommande comme sujet de méditation cette trinité qui a une valeur immense, et certes bien peu connue du clergé catholique.
« ... Chez nous, l’univers ne serait que néant si la volonté divine dont il est la manifestation venait à se reposer un instant. Les mouvements de l’Océan, les librations de la lune sont des manifestations de la volonté in finie aussi bien que les actions de l’homme, mais il y a cette immense différence entre l’homme et les autres parties de l’univers que, dans ses rapports avec l’être infini dont il est membre aussi bien que les astres et les animaux, il a conscience du lui et du non-lui, et est doué du privilège de se perfectionner et de s’agrandir par sa propre virtualité.
« DIEU EST UN ; TOUT EST EN LUI, TOUT EST PAR LUI. »). Ce n’est pas le principe du devoir, le consolateur de la souffrance, le réparateur de l’injustice. Entre l’athéisme et le panthéisme, il n’y a qu’une différence oratoire. Sur l’âme, la divergence entre saint-simoniens est complète. Ici, le matérialisme ; plus souvent un spiritualisme mal défini. Plusieurs parlent d’immortalité ; mais c’est l’immortalité au sein de Dieu. Dès qu’il y a absorption, il n’y a pas permanence. Prenez garde que l’immortalité sans la permanence de la personnalité n’est pas une idée de l’ordre moral ; c’est une idée métaphysique essentiellement nuageuse. Cette absorption, quand on la regarde de près, est une formule ambitieuse de l’anéantissement. Nous sommes donc en présence d’une école qui veut être une école philosophique, plus que cela, une religion, et qui n’a ni Dieu personnel, ni permanence de la personnalité humaine après la mort; elle veut être une morale, et elle n’a pas même la notion du sacrifice ; une société, et elle supprime la propriété ; un État, et elle anéantit la liberté : liberté du forum, liberté de l’atelier, liberté du foyer, tout disparaît. Ces hommes, — ces enfants — ne sont que des fous. Leur folie est traversée par quelques éclairs de génie et anoblie par le courage.
Regardez-les : ils ont tous les caractères de l’apôtre. Ils ont la foi, l’énergie, le renoncement, ils ont la vertu de propagande. Ils cherchent avec ardeur la vérité ; ils bravent tout pour la répandre, même le ridicule. Après la révolution de 1830, à laquelle, en leur qualité de pacifiques, ils refusent de prendre part, ils lancent une adresse où il est question de réformes sociales, sans un seul mot de politique. Les adhérents leur viennent de tous les points de l’horizon. Il y a parmi eux, et dans les premiers rangs de leur hiérarchie, un cordonnier, un homme de peine, un nègre ; plusieurs sont des artistes, des musiciens, des médecins ; des ingénieurs surtout. Voici même un prêtre catholique romain, Abel Transon, qui rentrera un jour dans le giron de l’Église. Enfantin est élève de l’École polytechnique ; il a un bon emploi à la Caisse hypothécaire ; il est beau, il est éloquent, il est homme du monde. Bazard est un esprit sérieux, on dirait presque, si on l’osait en parlant d’un saint-simonien, un esprit positif. C’est lui qui retient l’école, et qui lui démontre la nécessité d’aller progressivement, de se contenir ; lui qui transforme le communisme rêvé par Enfantin, en collectivisme. À un certain moment ils peuvent rêver le succès ; les recrues arrivent de toutes parts, les dons aussi ; leur maison de la rue de Monsigny (l’ancien hôtel de Gesvres) est assiégée par une foule d’amis et de curieux ; ils y vivent en famille ; ils prennent ce nom, qui leur est une heureuse trouvaille : la famille saint-simonienne. C’est une famille opulente, où la joie remplace la tristesse et l’austérité des monastères chrétiens. Au lieu de dire, comme les catholiques : mortifiez-vous ! ils disent : sanctifiez-vous par le travail et le plaisir. Ils donnent des fêtes très courues ; leurs missionnaires sont accueillis en province par des huées et par des ovations, double marque de la popularité. Leur journal le Globe est sérieusement discuté. Ils se croient tellement prédestinés au succès qu’ils dépensent sans compter leur capital. Ils ouvrent des ateliers où ils se flattent de réunir quatre mille ouvriers (Sous la direction de Stéphane Mony (Stéphane Flachat).). Ils en viennent à distribuer le Globe gratuitement, sans même demander, comme Saint-Simon en 1829 pour l’Organisateur, la permission du destinataire.
Trois causes contribuèrent à leur chute, qui fut rapide : le désaccord, qui éclata, après deux ans de fraternité intime, entre Bazard et Enfantin ; le manque d’argent, la condamnation.
La propagande était très active au moment où la scission éclata entre les chefs. Ils avaient à Paris quatre chaires très suivies, dont la direction était confiée à Carnot et Dugied, à Carnot surtout. Pierre Leroux leur avait cédé le Globe, devenu quotidien, à la tête duquel ils avaient mis Michel Chevalier ; ils envoyaient en province de nombreux missionnaires. Chaque grand centre de population avait son église.
La femme fut l’occasion de la rupture. La question de la propriété était résolue : ils étaient collectivistes. La question politique l’était aussi : ils étaient autoritaires. Ils mettaient à la tête de la Société un philosophe pape. Ils conservaient l’antique division de la Société en trois classes, avec cette différence que les philosophes remplaçaient le clergé, et les industriels la noblesse. Restait la femme. Ils voulaient l’égalité de la femme, et par conséquent l’abolition de la puissance maritale. Ils voulaient aussi appeler la femme au partage de l’autorité publique. Il y avait deux pontifes : Bazard et Enfantin. Ils attendaient la femme pontife, pour compléter la trinité. L’attendre ! À quel signe la reconnaître ? Et à quels signes s’étaient-ils reconnus et imposés ? Enfantin voulait supprimer la puissance paternelle, aussi préjudiciable à l’État que la propriété ; et comme la famille ne se compose que de deux êtres ayant la même autorité et les mêmes droits, il avait recours, pour conserver l’harmonie, à l’intervention du couple sacerdotal. Il s’efforçait d’imposer cette conception à Bazard, dont le rôle dans leur association était la résistance. Ne pouvant le convaincre, il confia ses projets à quelques disciples dans l’espoir d’entraîner par leur autorité la soumission de son collègue.
Je ne puis pas devant cet auditoire expliquer en détail cette famille extraordinaire où le couple sacerdotal entrait, suivant les cas, comme amant ou comme amante, pour ramener la paix dans les cœurs. Lorsqu’Enfantin, qui en était le seul inventeur, fit connaître sa découverte, il y eut des explosions de colère. C’est le libertinage transformé en religion, s’écria Jean Reynaud. Il rompit aussitôt toutes relations avec l’école. Carnot, Charton, Pierre Leroux, Émile Pereire, plusieurs autres se retirèrent. Bazard provoqua une assemblée générale de la famille, dont Carnot nous a retracé les détails.
On se réunissait dans la chambre de Bazard, petite et simple. Les deux chefs étaient assis l’un vis-à-vis de l’autre, séparés par les membres du conclave. La discussion se prolongea pendant trois jours, sans autre interruption que pour les repas, qu’on prenait en commun. Chacun des conclavistes était persuadé qu’il s’agissait de décider du sort de l’humanité ; cette préoccupation était si forte qu’elle ne donnait place à aucune autre. Toutes les questions relatives à l’union des sexes furent discutées avec gravité et anxiété, en présence de trois femmes, qui prirent une part active à la discussion. Enfantin était rayonnant ; il parlait en poète et en prophète. Bazard, vis-à-vis de lui, sombre et replié sur lui-même, multipliait les objections fortes et serrées, sans aucun souci d’élégance. Les assistants prenaient librement la parole, tantôt pour menacer Enfantin du décri public, tantôt pour le condamner en leur propre nom comme violateur de la morale. La conclusion fut une rupture solennelle. Bazard ne voulut pas être consolé, et ne tarda pas à mourir (Il mourut le 19 juillet 1832 à Courtry, près de Montfermeil. II était né à Paris le 19 septembre 1791.). Enfantin, voyant le trésor vide, la famille diminuée de plus de moitié, et au dehors la loi armée et menaçante, résolut de rompre avec le monde en suivant jusqu’au bout l’exemple des apôtres.
Il avait à Ménilmontant (alors hors de Paris) une propriété patrimoniale. Il s’y retira avec les quarante fidèles qui lui restaient. Il était désormais le seul pontife, en attendant l’avènement de la femme. L’école était divisée depuis 1829, en trois collèges : les fonctionnaires, collège supérieur ou du premier degré ; les aspirants, collège du second degré ; les visiteurs, collège du troisième degré. Les membres de chaque collège se traitaient entre eux de frères ; ils traitaient de Pères les membres du collège ou des collèges supérieurs. C’était toute une organisation hiératique, mais il n’y avait ni costume ni règlement : il y eut, à Ménilmontant, l’un et l’autre. Les fêtes de la rue de Monsigny avaient été calomniées ; la famille embrassa le célibat. Elle abolit chez elle la domesticité qui est un reste d’esclavage ; les Pères acceptèrent avec beaucoup de simplicité et de gravité les besognes serviles : Ils avaient adopté un costume : jaquette bleue, serrée à la taille par une ceinture de cuir, découvrant sur la poitrine un plastron blanc, sur lequel le nom du Père était inscrit en grosses lettres : le Père Duveyrier, le Père Michel Chevalier. La jaquette se laçait par derrière, avec le secours nécessaire d’un compagnon, pour bien montrer la solidarité ; une cravate et un béret rouges, un pantalon rouge ou blanc, suivant la saison, complétaient le costume. On portait avec cela les cheveux longs et la barbe entière. On avait donné aux femmes les mêmes couleurs, avec une jupe rouge ne dépassant guère le genou. Le costume du Père différait seulement par le plastron, qui portait ce seul mot : le Père, et par la couleur de la jaquette, qui était d’un bleu plus clair. Robespierre aussi, le jour de la fête de l’Être suprême, avait arboré un habit bleu clair, tandis que les autres membres de la Convention avaient des habits d’une couleur plus foncée. Il y eut un règlement, avec repas en commun ; des chants composés par Félicien David pour régler et animer les exercices. Au-dessous du Père, Olinde Rodrigues était le chef du culte ; il tenait la bourse commune, qui se vidait, hélas ! très rapidement. Il fonda une société en commandite pour la propagation et l’exploitation de la religion saint-simonienne. Cette tentative ne réussit pas. Olinde Rodrigues saisit un prétexte et se retira. Mauvais signe pour eux : le disciple favori de Saint-Simon les abandonne ; et mauvais signe aussi pour lui : il les quitte au moment où ils vont périr. La fidélité des autres ne se démentit pas. Michel Chevalier semble avoir été le directeur de la maison, quelque chose comme le capitaine de pavillon à bord d’un vaisseau amiral.
Il avait alors vingt-six ans, étant né à Limoges le 13 janvier 1806 (Son père y était chef de bureau à la direction des contributions indirectes.). Sa carrière, qui ne faisait que commencer, était déjà brillante. Entré à l’école en 1823, il en sortit avec un des premiers numéros, fut classé dans les mines, et se trouvait, à vingt-quatre ans, ingénieur au service du département du Nord. Il avait embrassé avec ardeur les idées de Saint-Simon. Ses articles de l’Organisateur, et surtout l’un d’eux, intitulé la Marseillaise du travail (Organisateur du 11 septembre 1830.) avaient été remarqués par Enfantin, qui le regardait à la fois comme un administrateur et comme un vulgarisateur. Quand Pierre Leroux céda à l’école la propriété du Globe, Bazard et Enfantin en proposèrent la direction à Michel Chevalier, qui n’hésita pas à quitter la carrière des mines, où il s’était déjà fait une place importante (Le Globe parut à partir du 27 août 1831 avec ce sous-titre :Journal de la religion saint-simonienne, et avec l’épigraphe suivante : « Toutes les institutions sociales doivent avoir pour but l’amélioration morale, intellectuelle et physique de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. - Tous les privilèges de naissance, sans exception, sont abolis. - A chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres. »). Plus tard il suivit Enfantin à Ménilmontant, prit l’habit, embrassa la règle, se dépouilla de ce qu’il possédait, et s’astreignit à l’obéissance et au célibat.
On entrait rapidement dans les jours sombres. Quand mon ami le docteur Pellarin, qui fut plus tard beau-frère de Littré, quitta la secte et demanda la restitution de ce qui lui restait de son patrimoine, on la lui fit attendre longtemps, non par mauvaise volonté, mais par impuissance. Les réclamations des créanciers affluaient. On vit des saint-simoniens en costume se louer comme journaliers pour apporter à la famille leur salaire. Les pouvoirs publics, dont la patience avait duré longtemps, étaient entrés en mouvement. Ils s’étaient contentés d’abord d’expulser l’école de Paris, par mesure de police ; puis, comme elle continuait sa propagande à Ménilmontant, les mandats furent lancés, et le parquet déféra à la cour d’assises le Père Enfantin (Bazard était mort), Olinde Rodrigues, quoique dissident, Michel Chevalier et Duveyrier. Michel Chevalier adressa au procureur du roi une lettre de protestation contre cette mesure « émanée d’un roi athée, et nuisible à l’ordre public et au libre travail ».
Les saint-simoniens procédaient solennellement le Ier juillet 1832 à la construction du temple au milieu de leur jardin, en chantant des hymnes composés par Félicien David. Les travailleurs étaient sur trois rangs : les pelleteurs dirigés par Duveyrier, les brouetteurs, sous la conduite de Ribes, et les remblayeurs, ayant d’Eichthal à leur tête. La foule était accourue à ce spectacle, et Barrault lui adressait un sermon, quand le commissaire de police Maigret se présenta. « Nous préparons le culte qui doit appeler à notre foi les femmes et le peuple, » lui cria Michel Chevalier, livrant sans y penser le secret de son faux mysticisme. Le commissaire déposa sa sommation, et se contenta de disperser les curieux. La même scène se reproduisit à quelques jours de distance. Peut-être espérait-on les lasser, les intimider. Enfin le 27 août commencèrent les débats de la cour d’assises.
Le départ eut lieu avec une certaine pompe. Michel Chevalier fit sonner le cor, la famille entonna le chant du Salut. Le Père marchait au milieu, précédé par Aglaé Saint-Hilaire et Cécile Fournel, qu’il avait choisies pour avocats. Les saint-simoniens l’entouraient. « Ceux qui nous aiment peuvent suivre, » dit Michel Chevalier. Et le cortège fut en effet suivi par un assez grand nombre d’hommes et de femmes. On faisait la haie pour les voir passer, sans dérision et sans sympathie.
Devant la cour, Enfantin prit le titre de chef de la foi nouvelle ; ses coaccusés, celui d’apôtres (À l’exception d’Olinde Rodrigues, qui se prétendait le seul représentant de Saint-Simon.). Les témoins qu’on appela appartenaient à la secte. Après la lecture, par le président, de la formule du serment, chacun d’eux se tournait vers le Père Enfantin, et lui demandait s’il pouvait prêter le serment. Quelques-uns se bornaient à le consulter du regard. Enfantin disait à la cour : « Le témoin ne jurera pas. » On avait refusé de lui laisser pour avocats Aglaé Saint-Hilaire et Cécile Fournel. Il protesta contre cette exclusion des femmes dans une cause qui intéressait spécialement les femmes. Son attitude fut constamment celle d’un illuminé. Il attribuait à son regard un pouvoir fascinateur. Il l’essaya sur les jurés et sur l’avocat général, qui était M. Delapalme. « Je désire apprendre à M. l’avocat général l’influence puissante de la forme, de la chair, des sens, et pour cela, lui faire sentir celle du regard. » Son discours fut long, obscur, parfois brillant, interrompu par des pauses prolongées contre lesquelles le président protestait en vain. « Vous n’avez, dit-il, pour remèdes aux maux dont souffre la société, d’une part que les Madelonnettes et les Filles repentantes, de l’autre, que la Force ou Sainte-Pélagie. Voici, pour nous, nos remèdes : sanctification de la beauté et réhabilitation de la chair, direction et règle des appétits physiques, réorganisation de la propriété, car la misère du travailleur et la richesse de l’oisif sont les causes matérielles de l’adultère et de la prostitution. » Il explique très loyalement que la propriété ne doit plus « être fondée sur le droit de naissance ». C’est sans doute une grande révolution, mais elle se fera progressivement, pacifiquement, volontairement. Ce mot « volontairement » irritait M. Delapalme, qui ne voulait y voir que de la fourberie. C’était un magistrat de carrière, avec les qualités et les défauts de l’espèce, ferré sur le droit, bon logicien, mauvais psychologue, pour lequel il existait à peine une différence entre le mysticisme et la folie.
Pour moi, je pense que les accusés étaient de bonne foi. Ils étaient dans cet état particulier de l’âme où l’on se sent convaincu, tout en conservant la peur de ne pas l’être. Michel Chevalier le prit de très haut. Après une invocation au Père Enfantin, il prit corps à corps l’accusation d’escroquerie et de révolte contre le gouvernement, et en fit justice avec un dédain et une hauteur incomparables. « Que nous reproche-t-on après cela, dit-il ? D’avoir fondé une religion nouvelle. » Et partant de là, il montra que sa cause était celle de tous les apôtres. Son histoire des religions remontait jusqu’aux prêtres indous et égyptiens, et s’étendait jusqu’à Jésus-Christ. Elle était d’une haute fantaisie. Il insistait surtout, en morale, sur la nécessité de reconnaître les droits des prolétaires. « Nous avons aboli la domesticité ; et par notre pratique, par notre culte, par l’association de l’art, nous avons réhabilité et rehaussé les travaux, flétris jusqu’à ce jour, comme grossiers et vils, du prolétariat. » M. Delapalme avait plaisanté sur le costume. « Il représente, dit Michel, le caractère de notre apostolat : mâle travail, simplicité, alerte continuelle. La question du costume a une gravité que vous, monsieur l’avocat général, ne paraissez pas soupçonner. Quel effet croyez-vous que vous eussiez produit si vous fussiez venu fulminer votre réquisitoire, non avec votre ample robe de soie noire et votre toque à ganse d’or, mais avec votre robe de chambre à ramages, et la tête couverte d’un insouciant foulard ? »
Le président lui imposa silence. Le jury rendit un verdict affirmatif sur toutes les questions. La cour condamna Enfantin, Duveyrier et Michel Chevalier chacun à un an de prison et 100 francs d’amende, Olinde Rodrigues et Barrault à 50 francs d’amende, avec saisie des écrits et dissolution de la Société.
Toute la famille saint-simonienne regagna les hauteurs de Ménilmontant au milieu d’une foule immense. Enfantin harangua les femmes qui le suivaient et les exhorta au silence et au recueillement. De loin en loin des cris injurieux s’élevèrent sur leur passage, sans troubler les apôtres, qui entonnèrent le chant de l’Appel en arrivant à la barrière, et le chant du Salut en entrant dans la maison de Ménilmontant (M. DUBEDAT, Recueil de l’Académie de législation de Toulouse, t. XXXVI (1887-1888).).
L’attitude était ferme, le découragement profond. Ils perdaient Enfantin et Chevalier, le maître des âmes et le maître des intérêts matériels (Enfantin et 0. Rodrigues eurent à subir un second procès, celui-là pour escroquerie, et en police correctionnelle. L’accusation était ridicule ; les prévenus se défendirent cette fois d’une façon sérieuse, et l’acquittement fut prononcé.). Personne ne pouvait les remplacer pendant leur emprisonnement. Au bout de quelques semaines de solitude et de réflexion, le sens pratique l’emporta dans l’esprit de Michel Chevalier, et éteignit les ardeurs mystiques.
Ce fut la fin de l’église saint-simonienne, qui donna au monde trois spectacles : le courage avec lequel elle rompit en visière à la morale commune et à toutes les habitudes reçues, et accepta, comme le disait Enfantin, la vie de moine en attendant les récompenses de Dieu ; la violence et le fanatisme déployées à la cour d’assises, et suivies immédiatement de la plus complète résignation ; l’ardeur et l’habileté aussitôt montrées par les principaux adeptes dans des carrières scientifiques ou administratives auxquelles il ne semblait pas que le mysticisme fût une préparation bien directe. Quelques-uns, en très petit nombre, devinrent fouriéristes ; d’autres, moins nombreux encore, s’attachèrent au positivisme. La veuve de Bazard, son gendre Saint-Chéron, et Abel Transon, qui était prêtre, retournèrent au catholicisme. Les autres revinrent à leurs carrières abandonnées. On connaît la grande destinée des Pereire. Laurent (de l’Ardèche) fut magistrat, puis député, et enfin bibliothécaire. Stéphane Mony, que nous avons vu dans les assemblées de l’Empire, dirigea les houillères de Commentry. Olinde Rodrigues fut banquier ; Duveyrier, vaudevilliste (Auteur de Michel Perrin, de la Marquise de Senneterre, etc. Michel Perrin en collaboration avec son frère aîné, célèbre sous le nom de Mélesville.). Ce serait une étude digne d’un philosophe que de suivre dans leur transformation tous ces apôtres ou du moins ceux d’entre eux qui avaient joué un rôle prépondérant, et de constater en eux les traces subsistantes des doctrines saint-simoniennes. Un seul resta jusqu’au bout fidèle, et ce fut le Père. « Je suis, disait-il, comme ces condamnés marqués au fer chaud par le bourreau. Je porte sur moi le signe visible du sceau invisible. » Il habita quelque temps l’Égypte, parcourut l’Algérie, revint en France, s’occupa d’affaires sans pouvoir s’y attacher, et publia des livres et des brochures qui auraient pu être datées de Ménilmontant. Sa brochure, intitulée Dieu et l’Homme, passablement hardie, était dédiée à l’empereur, ce qui la sauva de la proscription. Pendant son séjour en Égypte, il conçut l’idée du percement de l’isthme de Suez, commença des études sur la question, et fit une proposition formelle au gouvernement du vice-roi (Enfantin mourut à Paris le 31 mai 1864. Il y était né le 8 février 1796.). Dans de pareilles matières, l’idée est beaucoup sans doute ; l’idée du percement remontait à la plus haute antiquité ; des travaux avaient eu lieu sous les Ptolémées ; Bonaparte en trouva la trace pendant l’expédition d’Égypte. C’est surtout l’exécution qui demande les qualités d’un grand esprit : la ténacité, l’esprit de suite, l’habileté diplomatique, l’habileté technique, l’habileté administrative. Plus d’un, avant Colomb, avait eu le rêve d’un autre monde ; mais Colomb y est allé.
S’il s’agissait de discuter la priorité de cette idée de percement, Michel Chevalier l’avait eue avant Enfantin, et Saint-Simon avant l’un et l’autre, car il n’avait que dix-neuf ans quand il proposa au vice-roi du Mexique le percement du Panama. Au moment où Michel Chevalier entrait en prison pour purger sa condamnation, il avait déjà, malgré sa jeunesse (vingt-six ans), un passé considérable. Il était arrivé au grade d’ingénieur pour le service des mines, ce qui suppose une grande somme de connaissances et de travaux. Devenu sectateur enthousiaste d’Enfantin, il avait publié une sorte de synthèse philosophique et théologique, écrite dans le style de l’Apocalypse, et que je ne compte pas parmi ses titres de gloire. Cet esprit pratique et positif, s’efforçant de parler de choses qu’il ignore et dans un style qu’il s’impose, et qui ne répond ni à ses aptitudes ni aux tendances véritables de son esprit, donne au lecteur une impression assez pénible. Mais à côté de ces extravagances, des articles de lui, qui avaient paru dans le Globe et qui furent réunis sous le titre de Système de la Méditerranée, témoignaient d’une grande fécondité de vues, et d’une hardiesse appuyée sur des connaissances sérieuses. Il y proposait l’idée saint-simonienne par son beau côté, qui était de fermer l’ère des guerres et de la remplacer par l’ère des grands travaux d’utilité publique. Il voulait transformer le monde matériel, pour transformer le monde politique et le monde moral. Il prenait la mer Méditerranée pour base d’opération, et proposait un chemin de fer reliant les peuples de l’Occident à Constantinople et descendant jusqu’à Alexandrie d’Égypte et au golfe Persique. Il perçait l’isthme de Suez, et mettait ainsi tous les peuples européens en communication directe avec l’extrême Orient. Il avait fait ses calculs, dont je ne garantis pas l’exactitude. Ce travail gigantesque devait coûter dix-huit milliards. I) ne se bornait pas absolument à la Méditerranée et à l’isthme de Suez. Il jetait des regards sur l’Amérique, qu’il brûlait de connaître, et qui n’était pas, comme aujourd’hui, notre voisine. Là aussi il trouvait des voies à ouvrir pour porter rapidement la civilisation jusqu’aux extrémités du globe, et il proposait le percement de l’isthme de Panama.
Cet écrit remonte à un demi-siècle. Percer des isthmes ! Entourer la Méditerranée d’un cercle de chemins de fer ! Dépenser dix-huit milliards ! Cela parut extravagant. Le budget de la France était alors d’un milliard. Le plus long chemin de fer européen était celui de Manchester à Liverpool. Les contemporains prirent ce projet très sérieusement étudié pour un rêve à la façon de ceux de Fourier, et accusèrent Michel Chevalier de n’être que le romancier de l’économie politique. Des esprits plus sagaces, et parmi eux M. Molé qui était au pouvoir, y démêlèrent un fond de science et de bon sens avec une grande abondance d’idées nouvelles. M. Molé pensa qu’il y avait là une force à utiliser, et qu’il valait mieux rattacher ce jeune homme au gouvernement que de le pousser parmi les déclassés et les révoltés. Michel Chevalier, de son côté, après six mois d’emprisonnement, arrivait à penser qu’il ne fallait pas brusquer l’humanité, et qu’il convenait de la manier avec précaution et mesure. On lui fit la remise du reste de sa peine ; et pour effacer complètement le souvenir de la femme-messie, de l’abolition de l’héritage et du costume apostolique, on lui confia la mission d’aller étudier l’Amérique de près.
C’est à peine si nous y étions retournés depuis Lafayette et Rochambeau. Nous savions seulement que le genre humain se démenait furieusement dans la République nouvelle, et que les années y valaient des siècles. Michel Chevalier fut ravi, et du travail offert à son activité, et de l’abîme creusé entre lui et son passé.
Il fut conquis dès le premier jour de son arrivée. Lui qui venait de livrer bataille à l’inertie et à la routine, il se trouvait transporté dans un monde entièrement nouveau, agité par un mouvement sans repos ni trêve. Il en fut rempli de joie. La vie chez nous est une perpétuelle station, dit-il dans ses premières lettres ; elle est ici un voyage perpétuel. On n’a pas ici un peuple voisin, contre lequel on peut être à chaque instant obligé de batailler ; donc pas d’armée, pas de trésor de guerre, pas d’éducation homicide. Tout le temps, tout l’argent, toute l’intelligence, toute la force ont pour objet d’améliorer le sort commun par de nouvelles découvertes et de nouveaux arrangements. Il n’y a pas de routine parce qu’il n’y a pas de passé ; il n’y a pas de citoyens ayant autorité sur les autres par droit de naissance, puisque toutes les familles sortent d’une même souche ; il n’y a pas non plus de riches par droit héréditaire, car la propriété passe de main en main avec une facilité et une rapidité qui en font une valeur mobilière. Son rôle principal est d’être un objet de spéculation, une marchandise. On n’a qu’un but : gagner ; qu’une préoccupation : aller vite. On devient riche en un clin d’œil ; en un clin d’œil aussi on perd ses richesses ; on en est quitte pour recommencer. La faillite elle-même n’est autre chose qu’une blessure reçue dans la bataille. En Europe, quand la population devient trop dense pour la terre qui la porte, il n’y a d’issue que la grève ou la guerre ; en Amérique, il y a l’émigration facile, l’émigration qui n’est qu’un simple déplacement ; le départ pour le Far-West. Et qu’est-ce que le Far-West ? C’est la terre à ameubler, à féconder ; les forêts à défricher, les animaux à domestiquer, les déserts à sillonner de routes et de canaux, les villes à créer ; un monde inconnu à côté de ce monde tout neuf, une carrière sans fin pour une activité dévorante.
Le peuple qu’il a sous les yeux est uniquement agricole ; il tire d’Europe ses produits manufacturés ; mais cela, dit-il, ne durera pas ; les plus hardis commencent à monter des usines ; ils ont la matière première, le charbon, de grands fleuves, des bras tant qu’ils en peuvent souhaiter, la paix, et des taxes à peine sensibles, comparées à celles que la guerre nous impose ; avec cela, par-dessus tout cela, ils ont le besoin de courir, devenu pour eux une seconde nature. Que l’Europe s’attende à subir dans ses marchés le rude coup de la concurrence américaine ; cette concurrence existe déjà pour les céréales ; elle ne tardera pas à venir pour les fils et les tissus, pour la corroierie, pour tous les objets de l’activité humaine. L’Amérique fournira du charbon en abondance, quand l’Europe aura consommé tout le sien. À nous, il n’en reste pas pour deux siècles. Si les vieux peuples s’obstinent dans leurs luttes fratricides, le nouveau venu mettra sur eux sa main puissante. Voilà ce que prédisait Michel Chevalier en 1835.
Il envoyait ses lettres au Journal des Débats, où elles avaient le plus vif succès. Tout cela était nouveau pour nous ; cela semblait le pays des rêves. Les lettres étaient écrites d’un style rapide, correct cependant, élégant, où les images et les mots heureux abondaient ; les vues nouvelles ne manquaient pas à côté des faits nouveaux ; on sentait le saint-simonien, dégagé des vieux préjugés et habitué à prophétiser. Il le faisait avec tant de perspicacité que ses lettres sur l’Amérique se lisent encore aujourd’hui avec fruit et avec plaisir parce qu’on aime à voir le rêve d’autrefois devenu la réalité présente. L’auteur a l’air de ne parler que de l’Amérique ; il parle, pour le moins, autant de l’Europe. Il trouve le moyen de développer ses propres théories sous prétexte de raconter les idées et les institutions américaines. Voilà ce qu’ils font ; voilà ce que nous faisons ; voilà ce qu’on devrait faire. Tout cet ensemble est animé, puissant, courant ; pas de vaines dissertations ; l’exposition est partout si claire qu’elle contient pour ainsi dire en soi la démonstration. Michel Chevalier, qui est « en voyage » comme les Américains, et qui n’aime pas à s’attarder dans les stations, doit être bien surpris s’il retrouve dans sa mémoire quelques bribes de ses compositions apocalyptiques. Il doit rire de ce style, qui est en effet risible ; mais prenez garde : ses idées n’ont pas changé.
Avant tout, il est préoccupé, comme tout bon saint-simonien, de la femme. On l’entoure d’égards en Amérique ; non pas de cette politesse dérisoire des salons européens, où on l’accable de compliments et d’idolâtrie, à condition de la traiter secrètement comme une prostituée ou une bête de somme ; ici, c’est un respect sérieux, une déférence compatissante et efficace. Une jeune fille américaine va partout sans protecteur, parce que tous les hommes la protègent. Ceux qui lui appartiennent de plus près s’efforcent de lui épargner les plus durs travaux ; ils les prennent pour eux : c’est leur manière d’établir leur supériorité. Après le mariage, les égards subsistent, la liberté disparaît. L’autorité maritale est très lourde en Amérique : constatation pénible à faire pour un disciple d’Enfantin qui a vainement attendu à Ménilmontant la venue de la femme-pontife. Le remède, pour les Américains, est dans la séparation, que la loi rend très facile, et dans la vie affairée et tout extérieure du mari. On ne souffre pas de son autorité, parce qu’on ne voit pas sa personne. Marié à vingt ans, il ne faut pas que son mariage interrompe ou change ses affaires. Il n’y a pas de dot ici, parce qu’il y a peu ou point d’accumulation de capital. On y connaît à peine ce que nous appelons des placements de tout repos, et des placements uniquement productifs de rente. On dépense ce qu’on a, et quelquefois quelque chose de plus, pour travailler et pour produire. C’est là ce qu’on appelle la véritable économie. Il faut gagner ; gagner à présent pour la femme, demain pour la famille. En avant pour la bataille de la vie ! Le travail incessant, persévérant, fait son œuvre dans la maison comme dans la cité. Il est pacifiant ; il est la paix.
Cette société active et positive n’est pas athée comme la nôtre. Quelle absurdité chez les vieux peuples de vouloir se passer de religion ! En Amérique, on les a toutes. Michel Chevalier aimerait mieux une seule, et celle qu’il préfère est la catholique ; mais la catholique accommodée à la mode saint-simonienne, renonçant à des habitudes surannées de domination, et à des doctrines sur le mariage incompatibles avec les idées modernes. Cette théologie, je l’avoue, n’a pas l’ombre du sens commun ; je n’en retiens que cette idée bien arrêtée, qu’un peuple a besoin du frein religieux. La religion ne sert pas seulement comme frein et comme lien ; elle est un objet d’art, ce qui est à considérer en politique, car la beauté est une force sociale.
Michel Chevalier, comme tous les Pères de Ménilmontant, est autoritaire et aristocrate. Les États-Unis ne donnent pas satisfaction à ses idées autoritaires ; sans le travail, qui est une règle par lui-même, on serait bien près de l’anarchie. L’Europe elle-même, dans plusieurs États, et surtout en France, a les symboles de l’autorité, et n’en a pas la réalité. La France diminue son roi tant qu’elle peut ; elle l’asservit ; à qui ? À la bourgeoisie. Et qu’est-ce que la bourgeoisie ? Une caste égoïste, composée de patrons qui exploitent le peuple, et d’oisifs qui vivent de la propriété héréditaire. Michel Chevalier est bien près dans ce temps-là de dire le mot de Proudhon : La propriété, c’est le vol ; j’entends la propriété héréditaire. Il ne le dira pas plus tard, quand il aura un peu plus dépouillé le saint-simonien ; et pourtant, il travaillera toute sa vie à rendre mobile le fonds de terre, à établir la supériorité du travail sur la naissance.
Dans le même ordre d’idées, il veut une instruction technique. Mgr Dupanloup disait un jour très sérieusement à la tribune : « Les classes dirigeantes resteront toujours les classes dirigeantes, en dépit de vos efforts, parce qu’elles savent le latin. » Michel Chevalier, tout au contraire, promettait la suprématie à ceux qui remplaceraient les études inutiles (c’est son mot, et c’est le latin) par des connaissances pratiques. Ces classes dirigeantes, qu’elles soient composées d’ingénieurs ou de latinistes, peuvent à peine s’appeler une aristocratie. C’est plutôt une bourgeoisie. Il y a une bourgeoisie aux États-Unis comme chez nous ; mais chez nous (1835) elle est la maîtresse ; aux États-Unis, elle est dominée et gouvernée par une démocratie toute-puissante. La société politique aux États-Unis a les pieds en haut et la tête en bas ; la force y est maîtresse de l’intelligence. Nous en viendrons là en France, pour deux raisons : d’abord parce que le principe du suffrage universel, très combattu (1835), fait en dépit de tout son chemin, et ensuite parce que la bourgeoisie n’est qu’une bourgeoisie. Ce que voudrait Michel Chevalier, c’est une véritable aristocratie.
J’ai déjà noté qu’il a, dans ce livre de jeunesse, comme un don de prophétie. Il prévoit le suffrage universel, et on n’en était pas encore à réclamer l’adjonction des capacités. Le cens, sur lequel on vivait, était un compromis, une fiction, tous les esprits avisés auraient dû le sentir. La première secousse, celle de 1830, l’avait abaissé sans réclamation de ceux mêmes dont la peur est toute la politique ; la seconde secousse, celle de 1848, devait fatalement le supprimer. On était encore loin de 1848, et Michel Chevalier, qui n’était pas prophète en cela, croyait à la durée indéfinie de la monarchie de Juillet, mais il voulait la perfectionner, l’armer, augmenter le pouvoir royal, remplacer la bourgeoisie par une aristocratie véritable, composée, selon le vœu de Saint-Simon, des grands industriels et des grands ingénieurs. Si l’on continuait à s’en tenir au cens, c’est-à-dire à la consécration de l’oisiveté et de la propriété héréditaire, il prévoyait que la démocratie briserait tous les liens créés par la loi et désavoués par la nature et la raison ; elle balaierait la bourgeoisie, pour se mettre à sa place, comme aux États-Unis. La bourgeoisie, au moment de la lutte, en appellerait à son appui nécessaire, qui est la royauté ; mais quoi ! elle a pris soin de la détruire d’avance, de la confiner dans un rôle de parade, où elle ne parle que par la voix des ministres, et ne fait les ministres que par l’autorité du scrutin.
Ainsi l’Europe va à la démocratie, c’est-à-dire à la ruine politique ; elle va à la république, c’est-à-dire à l’anéantissement de l’autorité ; ce n’est pas moi qui parle, c’est Michel Chevalier, ou plutôt, c’est l’auteur des Lettres sur l’Amérique du Nord ; comme elle n’a que des fantômes de rois, elle n’a aussi que des fantômes de fonctionnaires ; ils sont, en apparence, commandés par le pouvoir et ils sont, en réalité, au service des assaillants du pouvoir ; toutes les forces vives, argent, bras, hommes d’élite, sont absorbées par les préparatifs de guerre (qu’aurait-il dit en 1889 ?), il ne reste plus ni hommes ni argent pour le travail et l’école ; les fonds de terre sont immobilisés ; les enfants, sûrs d’un patrimoine, s’endorment dans l’oisiveté, ce qui prive l’atelier commun et le trésor commun des fruits de leur travail ; l’oisiveté et la servitude des femmes les conduisent à la prostitution affichée et à la débauche cachée ; le scepticisme et l’athéisme corrompent les mœurs, abaissent les intelligences, détruisent les arts. Il faut avouer qu’en tirant Michel Chevalier de sa prison, et en l’envoyant aux États-Unis pour catéchiser les deux mondes, M. Molé n’a pas donné un panégyriste à la vieille société et à la nouvelle monarchie.
En dépit de certaines exagérations qui rappellent l’ancien sectaire, il y a du nouveau et du bon dans cette seconde forme de la prédication saint-simonienne. Elle montre bien le danger de prendre une fiction pour une réalité, et de compter sur elle comme sur un appui solide ; elle glorifie avec raison le travail ; elle oppose la théorie des dépenses utiles à celle des économies obstinées ; elle découvre la loi nouvelle des sociétés modernes, que j’ai à mon tour formulée par ces mots : courir ou mourir ; elle montre la nécessité des croyances religieuses, le rôle social de l’art ; elle conclut à la suppression de la guerre par l’arbitrage international ; elle cherche l’amélioration des mœurs dans l’amélioration et l’agrandissement du rôle de la femme. Elle propose, comme réformes immédiates, les écoles professionnelles, la création des grandes voies de communication (chemins de fer, canaux, percements d’isthmes), la fondation des établissements de crédit et la mobilisation de la propriété foncière. Les écoles professionnelles ! Qu’on ne s’y trompe pas. Quand Michel Chevalier les réclame avec une énergie qui ne se lasse jamais, il s’agit pour lui de remplacer l’enseignement classique par l’enseignement technique, et les beaux esprits par les hommes d’affaires.
Il ne faut pas s’étonner qu’à son retour en Europe, l’auteur des Lettres sur l’Amérique se soit vu à la fois populaire dans le grand public, compté et estimé dans la petite élite des gens éclairés et capables. Il avait commis dans sa première jeunesse des excentricités de pensée et de conduite : et même alors, il les rachetait par le travail et le sacrifice. On sentait plus confusément qu’on ne le fait aujourd’hui que le mouvement saint-simonien n’avait pas été complètement stérile, et qu’à côté de leurs folies, ces jeunes gens avaient remué des idées et suscité des sentiments dont la société ferait son profit. Il avait ensuite jeté la lumière sur un monde encore inconnu, et, tout en nous le racontant, il avait, par des rapprochements heureux, montré à la vieille Europe comment elle pouvait recevoir de ces nouveaux venus des leçons de sagesse. Pour la seconde fois, il avertissait ses contemporains de ne pas s’obstiner dans des routines impuissantes ; mais il l’avait fait d’abord au nom d’utopies ; et il le faisait à présent, avec plus de réserve et de discernement, en s’appuyant sur l’exemple d’une population aussi avisée que hardie. Étant très avisé lui-même, il comprit qu’il fallait faire deux parts de ses anciennes préoccupations : rejeter comme un fardeau trop lourd tout ce qui touche à la mission de la femme et à l’organisation de la famille ; laisser dans l’ombre la théologie ; en retenir seulement l’idée de la nécessité sociale des religions. En revanche, il conserva toutes ses doctrines sur le travail, l’industrie, le crédit, l’instruction technique. Humboldt disait de son livre sur l’Amérique du Nord que c’était « un traité de la civilisation des peuples de l’Occident ».
Il fut d’abord journaliste au Journal des Débats et à la Revue des Deux Mondes (Aux Débats depuis 1832 ; à la Revue des Deux-Mondes depuis 1836.), qui étaient alors, et qui sont encore du reste, par l’habileté de la direction et le talent des écrivains, de véritables puissances. À cette époque, où le nombre des journaux était fort restreint, un grand journaliste était un autre personnage qu’aujourd’hui où les grands journalistes abondent. Le gouvernement l’envoya à Londres en 1836, l’année même de la publication en volumes des Lettres sur l’Amérique du Nord, pour y étudier la crise commerciale. Il fit, en arrivant, une chute qui mit ses jours en danger. Il devait faire un second voyage en Amérique. Cet accident l’obligea à rentrer à Paris, où il ne tarda pas à publier un livre qui eut de nombreuses éditions : les Intérêts matériels en France, travaux publics, routes, etc. Un livre qui est une date.
Il y a deux écoles en économie politique : l’école de la sagesse, qui accumule les ressources, et, en les accumulant, augmente leur disponibilité et diminue leur extension ; et l’école de la hardiesse, qui les utilise pour les augmenter, au risque de ne plus les avoir sous la main s’il se produit inopinément un péril. Michel Chevalier, comme il convenait à un ancien saint-simonien, était pour la hardiesse contre la sagesse. Fausse sagesse, qui ne tarderait pas à devenir de la folie, quand le monde nouveau aurait définitivement pris son essor. Déjà, dans les Lettres sur l’Amérique, il avait démontré que le rentier, qui se contente de la rente et vit oisif sur son capital, est voué à une ruine certaine. Il explique, dans ses Intérêts matériels, que cet ennemi de soi-même est en même temps un ennemi public. Il est bien près de le traiter comme les émeutiers de 1789 et 1790 traitaient les accapareurs. S’il ouvrait son trésor, que de trésors nouveaux en tirerait l’industrie ! Le génie aurait son expansion naturelle, les ouvriers manqueraient au travail, tandis qu’aujourd’hui c’est le travail qui fait défaut aux ouvriers, des salaires élevés porteraient le bien-être dans les familles, les produits manufacturés seraient perfectionnés et centuplés ; au lieu d’être concentrés parmi les riches, ils deviendraient accessibles aux plus humbles ; des voies de communication commodes et rapides rapprocheraient les membres de la famille humaine, et l’argent refluerait vers sa source sous la forme de revenus industriels, dix fois, cent fois plus importants que les misérables arrérages dont se contentent les somnolents et les moribonds : tel est le rêve ou plutôt l’espérance qui anime tous ses écrits. La campagne se poursuit de nos jours, et elle est surtout active, à chaque discussion du budget, entre ceux qui dépensent ce qu’ils n’ont pas, et ceux qui refusent d’utiliser ce qu’ils ont. Michel Chevalier saint-simonien, et Michel Chevalier économiste, ce qui ne fait pas deux hommes aussi différents qu’ils en ont l’air au premier abord, fut constamment l’apologiste de la dépense. C’est dans le même sens qu’il est l’ennemi des brevets d’invention. Sa politique financière est de créer beaucoup de produits utiles, qui à leur tour créent de grands revenus. Il propose, de transformer le monde par l’industrie, appuyée sur la science. Cette révolution est plus profonde que la révolution politique. Ses résultats sont plus solides, sa marche est plus irrésistible. Appliquée aux finances privées, elle côtoie la faillite ; c’est la condition de l’audace dans les transactions commerciales. Mais qu’est-ce que la faillite, dans le monde immobile ? L’anéantissement et le déshonneur. Et qu’est-ce que la faillite, dans le monde qui marche ? Un coup reçu dans la bataille avec excitation à recommencer. Michel Chevalier est à la tête du monde qui marche. Il n’est pas, tant s’en faut, l’apologiste de la faillite ; il regarde la bonne foi dans les transactions comme la plus essentielle et la plus productive qualité du commerçant ; mais il demande la transformation de nos codes, comme conséquence de la transformation de l’industrie, quelque chose comme l’abolition de la peine de mort en matière de commerce.
Il fut nommé, en 1838, conseiller d’État en service extraordinaire (Le 9 mai 1838. Il était maître des requêtes en service extraordinaire depuis le 15 novembre 1836.) ; membre du conseil supérieur du commerce et du conseil supérieur de l’instruction publique, professeur d’économie politique en 1840, en remplacement de Rossi.
Bon, disait Rossi ; le voilà professeur d’économie politique : il l’apprendra. C’est le mot de tous les maîtres jugeant leur successeur. Cela veut dire ici et partout : il quittera l’école qu’il essayait de fonder, et qui était détestable, pour la mienne, qui est parfaite. Mais Rossi se trompait de toute façon. Michel Chevalier était dès lors un maître, et malgré cela ses idées ne différaient pas assez des idées de son illustre prédécesseur pour qu’il fût permis de dire : C’est une autre école. Au fond ce que Rossi condamnait dans Michel Chevalier, c’était son passé aventureux, et la forme brillante de son enseignement. Michel Chevalier, de son côté, dédaignait la circonspection de Rossi, qui n’allait pas sans un peu de morgue. Dans son discours d’ouverture, il fit l’éloge de J.-B. Say, comme s’il lui eût succédé directement, et ne dit pas un mot de Rossi. Rossi était un maître ; Michel Chevalier était plutôt un professeur. Personne ne l’égalait pour exposer une doctrine avec lucidité, et pour rendre attrayante la science nouvelle que Cousin appelait dédaigneusement la littérature ennuyeuse.
Je dois mentionner ici, au moment où il prend place dans le haut enseignement, une école d’enseignement moyen, ou même primaire, qu’il essaya de fonder à Paris sur le modèle de l’école de La Martinière, qui rend des services signalés à l’industrie lyonnaise. On sait que sa triple préoccupation était de fonder des voies de communication, des banques populaires et des écoles techniques. L’école de Paris allait être créée, grâce à ses efforts, et annexée au Conservatoire des Arts et Métiers. Le rapport, fait par M. Martin du Nord, avait été approuvé par le roi et publié au Moniteur (23 décembre 1838. Le Moniteur était le Journal officiel de temps-là.). La chute du ministère Molé emporta tout. Ce fut un grand chagrin pour Michel Chevalier. Vers le même temps, il poussait à la création d’une La Martinière à Reims (Lettre à M. Warnier, le 5 novembre 1873. « Les jeunes gens élevés par cette méthode font des choses surprenantes pour la rapidité et l’exactitude, comme calculateurs, comme dessinateurs, etc. Si elle ne s’est pas propagée, c’est que l’Université, dans sa routine, ne l’a pas voulu et que le dédain de quelques hommes d’État pour le progrès populaire, y a fait obstacle..... 11 me semble, mon cher député et ami, que puisque vous avez la corde, il serait bon d’en profiter pour doter Reims d’un enseignement qui fait tant de bien à l’industrie lyonnaise. Envoyez-y voir, etc. »). Son idéal était de faire une classe dirigeante, composée d’ingénieurs et de chefs d’industrie, pour remplacer les classes dirigeantes de Mgr Dupanloup, « qui savent le latin ».
Rossi et Michel Chevalier étaient libéraux en économie politique, et doctrinaires en politique. Quelques-uns des amis de Michel Chevalier m’écrivent qu’il était libéral en toutes choses, même en politique. Ils se trompent. Il n’a jamais été libéral ; il était trop saint-simonien pour cela. Il était autoritaire. Il voulait un pouvoir fort. Il reprochait au roi de la monarchie de Juillet de n’être pas assez roi. La liberté comme il l’entendait, et ce n’est pas comme cela que les libéraux l’entendent, consistait à être défendu contre le désordre par une royauté fortement constituée. Plus le roi sera fort, plus nous serons libres. Il était tout préparé, le cas échéant, à devenir bonapartiste, non par dévouement aux Bonaparte, mais par dévouement à la force. C’est être dupe des mots que de le prendre pour un libéral en politique. Il était indépendant, ce qui est tout autre chose. L’indépendance est une vertu ; le libéralisme est une opinion. Nous disons, nous autres libéraux : Malo periculosam libertatem. Mais pour les autoritaires, tout pouvoir est justifié, quelle que soit son origine, pourvu qu’il garantisse l’ordre, ce qui est sa tâche et sa raison d’être.
Michel Chevalier a été doctrinaire en 1838, bonapartiste en 1852. Il n’a jamais été courtisan. Les faveurs lui venaient sans qu’il les cherchât ; ou si vous voulez, pour rester dans la juste mesure, sans qu’il les cherchât beaucoup. On avait cru utile en 1838 de l’appeler au Conseil d’État, comme conseiller en service extraordinaire avec participation aux débats ; on crut utile en 1840 de le réintégrer dans le corps des mines avec le grade d’ingénieur -en chef, et de lui donner la chaire de Rossi (Il fit sa première leçon au Collège de France le 28 avril 1841. M. Michel Broët, un de ses auditeurs, publia les leçons des deux premières années en 1842-44. Michel Chevalier en donna une seconde édition revue par lui-même, et modifiée sur des points importants en 1855-56. Cette première période de sou enseignement se termine en avril 1852. La seconde période dure depuis le 18 décembre 1866 jusqu’à 1878.).
En 1845, l’année de son mariage (Avec la fille de M. Fournier, l’un des grands manufacturiers de l’Hérault (fabrique de draps à Lodève). La fortune de Michel Chevalier a pour origine la situation que son mariage lui fit dans l’industrie, et non, comme on l’a dit, ses relations avec le Crédit mobilier.), il se présenta dans l’Aveyron comme candidat à la députation. Comme il était de l’avis du gouvernement, et qu’il le défendait de sa plume dans le Journal des Débats, il réclama et obtint son appui pour sa candidature. Il fut député de l’Aveyron et ne le fut pas longtemps. Il se présenta l’année suivante aux élections générales et ne fut pas réélu. Il commençait alors sa campagne du libre-échange, à laquelle ses électeurs étaient rebelles. Comme je l’ai dit, il n’était pas courtisan. Quel que fût l’avis du roi, quel que fût l’avis des électeurs, il était, lui, de son propre avis. Il était tellement de son avis en tout temps et en toutes choses que, quand il en changeait, il s’en vantait. Je dirais volontiers que sa qualité principale était sa franchise.
Il publia, sous le règne de Louis-Philippe : Histoire et Description des voies de communication aux États-Unis, 1840, qui firent suite, dans les Débats, aux Lettres sur l’Amérique du Nord ; Essai de politique industrielle, 1843 ; L’Isthme de Panama, 1844- Il était très préoccupé d’augmenter les relations de l’Europe avec l’Amérique. En tout temps, il regarda le monde comme un atelier qu’il était nécessaire d’aménager pour la plus grande commodité des travailleurs, et pour l’accroissement et le perfectionnement de la production. Dans son Système de la Méditerranée, où il insistait surtout sur le percement de l’isthme de Suez, il avait déjà, incidemment, parlé du percement de l’isthme de Panama.
La révolution de 1848 proclamait la liberté en politique : en économie politique, elle la supprimait. Elle était deux fois l’ennemie de Michel Chevalier, par la suppression de la monarchie et par les idées de Louis Blanc sur l’organisation du travail. En politique, il se contenta de se ranger ouvertement parmi les vaincus ; en économie politique, il combattit Louis Blanc dans le Journal des Débats avec la dernière énergie. Il ne publia pas moins de dix-huit lettres, qui parurent ensuite en volume sous ce titre : Lettres sur l’organisation du travail, et qui sont un de ses plus beaux ouvrages. « Tout y est beau », dit M. Courtois dans la ferveur de son admiration. Quelques-uns de ses arguments tombaient sur l’école dont il avait été, dans sa jeunesse, un des apôtres, mais il ne s’en embarrassait pas, étant prêt en toute occasion à dire la vérité telle qu’il la voyait. Ses anciens amis ne le ménageaient pas. Plusieurs d’entre eux, appartenant à l’opinion ultra-libérale, étaient entrés dans le gouvernement de la République. La politique est ce qui divise le plus les hommes. On pardonne plus aisément un crime ou une bassesse qu’une dissidence d’opinion. Il est vrai que cela dure ce que durent les passions humaines, tandis que les dissentiments en matière de morale sont éternels. Louis Blanc effrayait bien un peu ses collègues du Gouvernement provisoire ; mais sans accepter ses chimères, et sans être ce qui s’appelle socialistes, ils avaient des ménagements pour le socialisme, et ils regardaient la vieille économie politique comme l’ennemie du monde nouveau qu’ils se croyaient appelés à fonder. Ils ne se contentèrent pas de révoquer Michel Chevalier ; ils supprimèrent la chaire qu’il occupait au Collège de France. Quand la République fut culbutée le 2 décembre, il était prêt à accepter la monarchie nouvelle. Il la préférait à l’ancienne, parce qu’elle était plus autoritaire. Son adhésion fut complète et éclatante. Elle fut aussi très prompte, ce qui avait, aux yeux du chef de l’État, une grâce particulière. Il s’inscrivit dès le 2 décembre sur le registre de l’Élysée. Il se rendit à Lunel, le 1er octobre 1862, à la tête du conseil général de l’Hérault dont il était président, pour saluer Louis-Napoléon au passage, et prononça un discours qui causa un grand scandale parmi les ennemis du coup d’État. Les adhésions qui ne manquent jamais à la force n’avaient pas manqué au Président ; mais celle-ci venait d’un professeur au Collège de France, d’un membre de l’Institut, plus que cela, d’un savant illustre. Les économistes, qui arrivaient peu à peu à regarder Michel Chevalier comme leur maître, et qui pour la plupart appartenaient à l’opposition, se sentirent consternés. Il n’hésita pas, à la suite de cette aventure, à reparaître à la Société d’économie politique.
Cette Société se réunit tous les mois en un banquet, à la suite duquel on discute, sans quitter la table, les questions à l’ordre du jour. Une question, sur laquelle il avait des idées particulières, l’y attira. Il fut reçu comme un pestiféré. Ses anciens amis s’éloignèrent de lui ; il dîna sans parler aux voisins que le hasard lui avait donnés. Il écouta en silence un premier discours, et quand l’orateur eut fini de parler, il demanda la parole. Il y eut, dans l’assemblée, un mouvement d’opposition très marqué, et quelque hésitation dans le bureau. On se résigna cependant. Si la libre discussion disparaissait du reste de la terre, elle se retrouverait à la Société d’économie politique. La suite de ses idées l’amena à parler du Panthéon. Aussitôt on lui cria de toutes parts : L’église Sainte-Geneviève ! l’église Sainte-Geneviève (L’empereur, qui voulait gagner le clergé catholique, avait débaptisé le Panthéon, et y avait établi une collégiale sous le vocable de Sainte-Geneviève.) ! Il sourit, pour qu’on vît bien qu’il savait ce qui se passait, n’y fit pas la moindre allusion dans ses paroles, continua froidement, s’anima peu à peu, versa dans sa discussion les faits, les raisons, les traits d’esprit, et se retrouva au bout d’un quart d’heure le maître et l’oracle de la Société comme à ses beaux jours. Il était alors devenu un gros personnage dans le monde officiel. Il était, depuis 1851, membre de l’Académie des Sciences morales et politiques où il avait remplacé le vénérable M. Villermé ; on lui avait, comme je l’ai rappelé, rendu sa chaire au Collège de France et son grade d’ingénieur en chef. Il fut appelé en même temps aux fonctions de conseiller d’État en service ordinaire. Il ne fut nommé sénateur que le 16 mars 1860. À la suite de cette séance de la Société d’économie politique, il reprit tout naturellement sa place parmi ceux qui cultivaient la même science que lui.
Il faut dire qu’il n’était pas dans la politique militante. Il était rallié à l’Empire, parce qu’il n’avait eu aucun effort à faire pour cela ; il n’était pas de la secte bonapartiste. Il allait à la cour dans les occasions, en sa qualité de sénateur ; il n’en faisait pas partie. Il était discipliné ; il n’était pas enrégimenté. Il resta jusqu’à la fin maître de son vote. Il faut lui tenir compte d’un fait, c’est qu’en 1870, seul de tout le Sénat, il vota contre la guerre. Il n’aurait pas eu de peine, s’il l’avait voulu, à se frayer un chemin au pouvoir. Un vote complaisant dans l’occasion et quelques courbettes lui auraient suffi. Il aima mieux voter librement, et continuer son enseignement au Collège de France et dans la presse. Il n’accepta que des besognes d’économiste. Il fut rapporteur de la section française à l’exposition de Londres en 1862, rapporteur général de l’exposition universelle en 1867.
Son activité ne fut pas moindre sous l’Empire que sous la monarchie de Juillet ; mais il la concentra presque tout entière sur la question du libre-échange. Ses articles, ses livres, ses discours n’eurent plus que cet objet. Cobden et Michel Chevalier sont les fondateurs de la politique du libre-échange. Cobden l’a fondée et Michel Chevalier l’a introduite en France au prix de grands efforts et par une habile diplomatie.
Ce grand apôtre de la liberté des échanges n’était pas, au commencement de sa carrière, ennemi de l’intervention de l’État dans la direction de l’industrie et du commerce. Or, si l’État intervient {pour réglementer, il interviendra pour protéger. Toute intervention est protection, soit qu’on protège le consommateur contre l’industrie, ou l’industrie dans l’un de ses deux facteurs, qui sont l’ouvrier et le patron, contre le consommateur. Il insistait beaucoup, dans ses Lettres sur l’Amérique du Nord, sur la taxe du pain, qu’il regardait comme favorable au bon marché, et protectrice de l’alimentation du pauvre, et sur le contrôle des marchandises à la sortie, nécessaire, disait-il, à la sauvegarde de notre honneur commercial. Dans les premières années de son enseignement, il fit une campagne contre la concurrence illimitée. J’ajoute pourtant que, même alors, il s’élevait contre les taxes excessives qui paralysent l’industrie. Ce ne fut qu’à la longue, en écoutant ce qui s’enseignait en Angleterre, et en se rassurant sur l’avenir de l’industrie française par le spectacle de ses progrès, qu’il en vint à soutenir que les moyens employés pour défendre le travail national avaient pour effet de restreindre le développement du travail universel et même le développement du travail national, car sous prétexte de le protéger on l’étouffe.
C’est seulement en 1855, si l’on en croit l’auteur d’une excellente biographie de Michel Chevalier, M. Courtois, secrétaire perpétuel de la Société d’économie politique de Paris, que sa conviction libre-échangiste se trouva complètement formée. Il le déclara aussitôt, avec sa franchise ordinaire, et quoiqu’il dût lui en coûter son siège à la Chambre. Sa conversion était au moins très avancée depuis 1862, puisqu’il publia à cette date l’Examen du système commercial connu sous le nom de Système protecteur. M. Courtois regarde son adhésion au libre-échange comme une rupture formelle avec le saint-simonisme. Je n’en sais rien. En pratique-, les saint-simoniens, autoritaires en toutes choses, faisaient gouverner le travail et le commerce par le pouvoir central ; mais la maxime : « A chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres » s’accorde mieux avec la liberté du travail qu’avec le travail réglementé. Je dirais volontiers que Michel Chevalier abandonnait la pratique des saint-simoniens et se rapprochait de leur doctrine.
On a écrit plusieurs fois l’histoire des traités de commerce de 1860. On ne sait pas généralement que Michel Chevalier l’a écrite lui-même, ou du moins qu’il en a écrit un sommaire. Ce sommaire, publié d’abord dans le Panthéon des illustrations françaises du XIXe siècle, a été tiré ensuite en brochure à un très petit nombre d’exemplaires, et n’a été distribué qu’à quelques amis. Il était précédé d’une sorte d’introduction par Émile de Girardin, grand partisan du libre-échange (Cette brochure contient en outre une lettre de Cobden à Michel Chevalier, et une lettre de Napoléon III. Le texte de Michel Chevalier et celui de Cobden sont gravés d’après leur écriture manuscrite. Paris, 1865, chez Enoch père et fils, 24, rue de Béranger.).
Michel Chevalier, dans cette nouvelle campagne, rencontra de grands adversaires et peu d’adhérents, jusqu’à l’Exposition de 1855. À dater de cette Exposition, les esprits éclairés comprirent que notre éducation industrielle était faite, et que nos produits pouvaient soutenir la concurrence, à tous les points de vue, avec les produits étrangers. Dès lors, pourquoi maintenir une taxe qui n’était plus qu’un impôt prélevé sur le consommateur français ? Le raisonnement est sans réplique ; mais on ne placerait pas la doctrine du libre-échange sur sa véritable base, en la fondant sur l’inutilité pratique des tarifs protecteurs. La suppression des tarifs ainsi motivée dépendrait des mouvements de l’industrie. On les supprimerait quand ils seraient inutiles, et on les rétablirait quand un recul de notre industrie, ou un progrès de nos concurrents rendrait ce rétablissement opportun. Ce n’est pas là la doctrine du libre-échange.
Le principe de la liberté des échanges est l’application du principe plus général de la liberté du travail. Les saint-simoniens ne veulent un gouvernement fort que parce qu’ils veulent un atelier libre. Ils attendent tout du travail humain ; ils veulent aplanir la route devant lui et faire en sorte qu’il ne rencontre ni l’obstacle des lois, ni celui du désordre. Ils arment le gouvernement contre le désordre ; et dans le même esprit ils le désarment complètement contre le travail, qu’ils affranchissent des règlements dans sa production, et des tarifs dans ses échanges. Personne ne montra avec plus de force, et surtout avec plus de persévérance, que Michel Chevalier la justice, l’utilité, la nécessité de cette émancipation absolue du travail. Nous étions, en 1855, les égaux de nos anciens rivaux ; ce n’était là qu’un accident. Il est contre l’intérêt de l’atelier universel, et même contre l’intérêt de l’atelier national, d’entretenir, à l’aide de tarifs protecteurs, une production défectueuse, qui cause d’un côté une déperdition de la force, et de l’autre, une surélévation abusive du prix de revient des consommations. Si par exemple la France est inférieure à l’Angleterre pour les filés, égale pour les tissus, et supérieure pour les impressions, son intérêt est de s’approvisionner de fils en Angleterre pour augmenter la force de ses tissages, et d’admettre en franchise les tissus que l’Angleterre lui présentera pour être imprimés dans les ateliers français. Le libre-échange ne profite pas seulement, comme on ne cesse de le répéter, aux consommateurs ; il profite au producteur. Telle est la doctrine de Michel Chevalier, et de l’immense majorité des économistes.
Mais ce n’est pas ici une de ces théories sur lesquelles on a le temps de disputer longuement avant d’arriver aux applications. Il s’agit des tarifs de douanes, c’est-à-dire d’un intérêt urgent, considérable, immédiat, d’où dépendent d’un côté la vie des manufactures, et de l’autre, celle des populations. Nos industriels menacés firent entendre leurs doléances, en ayant soin de cacher qu’ils n’étaient en péril que par leur faute. Nous avions des filatures qui donnaient des dividendes superbes, grâce aux tarifs, et qui, les tarifs supprimés, allaient être obligées de suspendre leur fabrication. Nos tissages étaient moins compromis ; mais si parmi nos tisseurs, quelques-uns avaient eu l’habileté de renoncer aux anciennes machines et de suivre les progrès réalisés par la science moderne, d’autres s’étaient endormis dans la routine, qui est le fruit naturel de la protection. Il leur faudrait, le jour même de l’abolition des tarifs, se débarrasser de tout leur matériel, et en acquérir un nouveau, en dépensant beaucoup de temps et beaucoup d’argent. Autre péril pour nous : nos concurrents avaient commis une faute, qui menaçait de les ruiner, si les droits étaient maintenus, et de nous ruiner, s’ils étaient abolis : ils s’étaient livrés à une production exagérée, et leurs magasins étaient encombrés de marchandises dont ils ne trouvaient pas le placement. Tout changeait pour eux, dès que nos frontières leur étaient ouvertes ; ils inondaient nos places avec leur trop plein, détournaient le marché à leur profit, et paralysaient pour longtemps notre production.
On essayait même d’inquiéter l’agriculture. L’Amérique et l’Asie pouvaient jeter dans nos ports des troupeaux, des cotons, des céréales. Les transports étaient de plus en plus rapides et à bon marché. La main-d’œuvre, dans ces deux parties du monde, est pour rien. Chez nous, elle s’accroît tous les jours, par l’effet naturel du renchérissement des denrées, par la recherche croissante, et d’ailleurs heureuse, du confort, et par le progrès de la législation, qui a cessé de proscrire les coalitions comme un crime. Si la vie devient difficile dans un coin de l’Europe, c’est aussitôt la guerre ; si la crise se produit en Amérique, c’est seulement, comme conséquence, l’émigration dans des terrains fertiles. Ici, un temps d’arrêt ; là, un accroissement de l’atelier et de la production. Le cultivateur américain vend ses produits en Europe à des prix qui sont rémunérateurs pour lui, mais ruineux pour le cultivateur français, puisqu’ils ne sont pas l’équivalent de ses déboursés.
Quand vous aurez aboli les tarifs, la viande et le pain seront à meilleur marché ; mais on n’aura pas d’argent pour en acheter, car le travail national sera interrompu ; nos champs resteront en friche ; nos manufactures tomberont en ruines ; la première guerre maritime, en supprimant les arrivées, nous condamnera à la famine. Nous serons comme une ville assiégée, qui n’aurait ni sources naturelles, ni puits artésiens. Le libre-échange, c’est l’industrie livrée à l’Angleterre, l’agriculture sacrifiée à l’Amérique. Tels étaient les arguments de part et d’autre.
La lutte entre libre-échangistes et protectionnistes n’était d’ailleurs pas égale. Les protectionnistes, qui, pendant tout le règne de Louis-Philippe, avaient tenu le haut rang dans le monde officiel et dans le Parlement, exerçaient encore une grande influence par leurs emplois et leur fortune. Ils combattaient pour la vie, car il ne s’agissait pas seulement d’une diminution de revenus. Si la nouvelle doctrine triomphait, ils n’envisageaient que la ruine, ruine pour eux, ruine pour la patrie. Les libre-échangistes au contraire n’étaient poussés que par leurs convictions, sans aucun intérêt personnel dans la lutte. Les premiers écrits de Michel Chevalier, député de l’Aveyron, en 1846, sur la liberté commerciale, eurent pour effet de le faire échouer aux élections de l’année suivante.
Le libre-échange ne faisait pas de progrès dans le monde officiel ; il n’en faisait pas non plus dans le public. On le considérait comme un paradoxe, dont s’amusaient les gens d’esprit et dont s’étaient infatués les économistes. Frédéric Bastiat avait écrit quelques brochures étincelantes de verve ; mais il n’avait pas la popularité, quoi qu’il eût toutes les qualités qui la donnent. Ses écrits ne sortaient pas du cercle de sa petite école, dont ils faisaient les délices. Michel Chevalier et lui s’associèrent pour fonder une Ligue du libre-échange sur le modèle de l’Anti Corn Laws League. Cette tentative n’eut aucun succès. La Chambre des députés rejeta dédaigneusement une proposition dont elle fut saisie, et qui ne réussit pas même à attirer l’attention. C’est après le succès de l’industrie française à l’exposition de 1855 que Michel Chevalier, désespérant de gagner la bataille en rase campagne, résolut de recourir aux habiletés de la diplomatie.
Il n’y avait pas à compter sur l’initiative du Corps législatif, ni même sur son obéissance dans une question où il y allait des intérêts privés d’un si grand nombre de ses membres ; mais la constitution donnait à l’empereur le droit de signer des traités de commerce sans en référer aux Chambres : c’est de ce côté qu’il fallait agir. L’abaissement direct des tarifs, avec une déclaration de principes qui en eût avec le temps amené la suppression, aurait été une marche plus ouverte, plus franche, et surtout plus sûre ; mais puisqu’il y fallait renoncer, c’était gagner un grand point que de diminuer les tarifs dans une proportion notable par voie de convention internationale. Il s’agissait donc de faire le siège de l’empereur qui avait suivi en 1846 les conférences de l’Anti Corn Laws League et dont les tendances ne paraissaient pas défavorables. Michel Chevalier n’était pas en mesure d’aborder la question avec lui. C’était une de ces rares occasions où l’on regrette de ne pas être courtisan. Quand même il eût été familier avec l’empereur, l’affaire était trop sérieuse pour que l’éloquence et l’ascendant d’un particulier pussent suffire. Il pensa qu’il fallait amener les hommes d’État anglais à désirer cette mesure et à en faire la proposition, non aux ministres, mais à leur maître, qui aurait plus de décision et de fermeté qu’eux.
Il était déjà en relation avec Cobden, qui avait gagné la première bataille en Angleterre, et qui était un grand manieur d’hommes, à la fois aimable et obstiné. Il savait que Cobden voulait procéder par l’action unilatérale ; mais il ne désespéra pas de le ramener au traité de commerce en lui démontrant que cela seul était praticable, dans la situation politique de la France. Il fallait commencer très secrètement, car, au premier bruit répandu, tous les protectionnistes accourraient et barreraient le chemin. On pouvait encore en 1869 essayer de garder un secret, ce qui aujourd’hui nous paraîtrait la plus extravagante des chimères. Justement Michel Chevalier était appelé à Bradford pour présider le congrès international des poids et mesures. Toute l’école de Manchester s’y trouva, Cobden, John Bright, Benjamin Smith. Michel Chevalier y fit merveille. Cobden, comme il s’y attendait, fut le plus difficile à convaincre ; mais une fois gagné à cette entreprise, il y porta cette activité prudente et incessante, qui n’employait que les moyens vraiment utiles et parmi ceux-là n’en oubliait aucun. Ils gagnèrent le chef du ministère whig, lord Palmerston, par la perspective d’un service rendu au commerce anglais et d’une alliance plus intime avec la France. M. Gladstone était favorable. Tout était prêt de l’autre côté du détroit. Restait à faire le siège de l’empereur. Lord Palmerston lui-même comprenait qu’aucune proposition ne pouvait être utilement faite avant qu’on eût disposé son esprit, et il tomba d’accord que Cobden était l’homme désigné pour cet office.
Michel Chevalier le ramena en France. Les deux conspirateurs ne commirent pas la faute d’y venir ensemble ; c’eût été mettre l’ennemi en éveil. Ils vinrent par des chemins séparés. L’empereur accueillait les étrangers de marque. Il reçut d’autant mieux celui-ci, qu’il l’avait connu et fréquenté à Londres. Cobden aborda carrément la question, demanda des entretiens pour la traiter à fond, et introduisit aisément dans ces conférences secrètes son confédéré. Michel Chevalier connaissait bien l’empereur ; Cobden le devinait. Ils étaient l’un et l’autre bourrés de faits, qu’ils groupaient avec un art infini. L’empereur n’était pas un de ces politiciens à court terme qui ne voient que l’heure présente ; il aimait à prévoir l’avenir. Il envisageait avec sang-froid une aventure. Il se laissa séduire par celle-ci. Cobden lui rappela la statue élevée à Robert Peel. « On a placé cette inscription sur le piédestal : il améliora le sort des classes laborieuses et souffrantes par l’abaissement du prix des denrées de première nécessité. — C’est la récompense que j’envie le plus, » répondit l’empereur (ALPH. COURTOIS, Notice sur la vie et les travaux de Michel Chevalier, p. 20.). Son parti fut pris au bout de quelques semaines. C’était le ciel ouvert pour Cobden et Michel Chevalier, qui voulaient frapper le grand coup sans différer.
Il ne l’entendit pas ainsi. Il était tout-puissant, par la constitution d’abord, et ensuite par la faiblesse des hommes. Mais il sentait de la résistance sur ce point, et ne voulut se déclarer que quand toutes les précautions seraient prises pour assurer le succès. Il voulut peut-être se donner le plaisir de conspirer encore une fois. C’était son plus grand talent. Il donna ses ordres à Baroche, qui faisait l’intérim des affaires étrangères, et à Rouher, ministre du commerce. Lord Palmerston choisit pour négociateurs lord Cowley et Cobden. Persigny, notre ambassadeur à Londres, était dans le secret, et il avait aidé Michel Chevalier et Cobden à convaincre le chef du cabinet britannique. Tout fut examiné et réglé dans le plus grand mystère par ces négociateurs de premier ordre. Le moment venu, l’empereur lança sa déclaration du 5 janvier 1860 sous forme de lettre au ministre d’État. Elle éclata comme un .coup de foudre.
Les protectionnistes se sentirent battus. Le public hésita. La question était nouvelle pour lui. D’un côté, on lui promettait abondance de produits et diminution de prix ; de l’autre, on parlait de la fermeture des ateliers. L’impression fut plutôt favorable dans les masses ; les classes privilégiées se montrèrent plutôt hostiles. Les libéraux de l’opposition, qui étaient pour la plupart libre-échangistes, se déclarèrent partisans du principe, et critiquèrent avec amertume une forme de procéder qui faisait dépendre les fortunes privées de la volonté d’un maître.
L’important était d’achever sans délai la besogne commencée. Les protectionnistes étaient déjà à l’œuvre pour remplacer les prohibitions par des droits tellement élevés qu’ils auraient équivalu à la prohibition elle-même, et pour provoquer sur toute l’échelle la surélévation des tarifs. Rouher déjoua leurs espérances avec autant d’habileté que de fermeté. Le traité avait été signé le 28 janvier 1860. Les deux conventions contenant les tarifs sont du 12 octobre et du 16 novembre. Elles furent suivies à bref délai des autres traités : la Belgique 1861, le Zollverein 1862, l’Italie 1863, la Suisse 1864, la Suède et la Norvège, les villes libres de Brème, Hambourg et Lubeck, les grands-duchés de Mecklembourg-Schwerin et Mecklembourg-Strelitz, les Pays-Bas 1865, le Portugal, l’Autriche 1866, les États pontificaux 1867.
Michel Chevalier avait la plus grande part dans ce résultat. On peut juger diversement la doctrine du libre-échange. La France, dans sa grande majorité, y applaudissait sous l’Empire. Je crois qu’à l’heure présente, c’est la tendance inverse qui domine, grâce à la crise qui s’est abattue sur toute l’Europe. Il y a si peu d’hommes capables de préférer la raison à l’intérêt, et de sacrifier l’intérêt présent, l’intérêt du quart d’heure, à l’utilité éloignée, mais durable ! Les savants, ceux qui lisent d’autres livres que leurs livres de comptes, applaudirent unanimement. Michel Chevalier se trouva fort grandi dans le monde économique. Aucun maître avant lui n’avait frappé un si grand coup. Il fut très populaire en Angleterre. Quand il y retourna, en 1870, pour participer aux travaux de préparation du canal sous-marin, il fut acclamé. La Société royale lui décerna la grande médaille décennale pour services rendus à la science, qui lui fut remise par le prince de Galles.
Ce n’était pas le libre-échange, puisqu’il restait des tarifs de douane. Le nom même du libre-échange n’était prononcé nulle part dans le préambule des traités. Ce n’en était pas moins un grand et décisif acheminement vers le libre-échange par l’abolition des prohibitions et la diminution des taxes. Le discours de l’empereur, prononcé le 1er mars 1860, fut plus explicite. En 1862, le gouvernement adhéra ouvertement au principe de la liberté des échanges, par deux discours officiels, l’un de Rouher, prononcé au concours de Poissy, l’autre du prince Napoléon, à l’ouverture de l’exposition internationale dont il était président.
L’ancien régime, qui mettait partout le privilège à la place du droit, avait partagé l’humanité en deux classes : ceux qui étaient protégés et ceux qui ne l’étaient pas. Les ouvriers affiliés à la corporation avaient le droit ou, pour mieux dire, le privilège de faire un certain travail interdit à tous les autres ; les habitants d’une contrée avaient le droit ou plutôt le privilège de fabriquer et de vendre un produit déterminé. Il y avait à la porte des villes et des plus petites paroisses des barrières pour le péage ; et il y avait aussi des barrières à la frontière de toutes les provinces, ce qui n’empêchait pas l’état d’exercer ses privilèges et de prélever sa part sur le prix des marchandises sous forme d’impôt ou sous forme de douanes. Quand la corporation, la ville, la province et la douane avaient touché leur préciput, il fallait encore payer la dîme du curé, l’impôt seigneurial et l’impôt royal. Outre que la condition du consommateur devenait intolérable et que les pauvres ne pouvaient se procurer ni des aliments en quantité suffisante ni les objets manufacturés de première nécessité, les lieux de production mal choisis et le privilège substitué à la capacité dans la désignation des chefs d’industrie et des artisans avaient pour conséquence une fabrication défectueuse. Ce fut un des éclatants services de la révolution économique commencée par Louis XVI et achevée par la Constituante d’avoir détruit les douanes intérieures et les privilèges des corporations. Nous devons à cette abolition d’entraves surannées l’essor magnifique du commerce et de l’industrie et l’avènement des classes pauvres à une vie relativement aisée et confortable.
Il est très curieux de lire aujourd’hui les plaintes exhalées contre ces utiles réformes par ceux qu’on appelait et qu’on appelle encore des esprits sages, et de constater que les protectionnistes répètent contre le libre-échange les injures qu’on prodiguait à Turgot il y a un siècle. C’est que nous faisons la même œuvre que lui sur une autre échelle. Nous voulons renverser les barrières qu’il avait seulement reculées.
Nous croyons qu’on fait tort à l’humanité et à chacun de ses membres toutes les fois qu’on interdit le travail à un ouvrier de bonne volonté. L’injustice est encore plus criante si cet ouvrier a une capacité exceptionnelle.
La nature a destiné ce peuple à ce travail ; elle lui a donné la matière première en abondance et en quantité supérieure ; elle a disposé les voies de communication, les pentes, les cours d’eau, la mer, pour que la matière première arrive commodément à l’atelier, et que la marchandise fabriquée soit dirigée sur les comptoirs de vente ; elle a doué les habitants d’une aptitude spéciale pour ce genre de travail. Si vous suivez ses indications, vous allez fournir un aliment aux besoins et aux plaisirs d’un grand nombre d’hommes, et produire en même temps une accumulation de richesses qui fécondera d’autres industries. Mais l’homme, acharné contre lui-même, oppose à la généreuse prodigalité de la nature ses lois malfaisantes. Comme cette production de richesse n’est pas faite par nous sur notre sol, nous n’entendons pas que nos nationaux en profitent. Nous les excluons de ce beau progrès ; nous les privons de cette abondance. La loi ferme nos portes à l’écoulement de ces marchandises ; elle nous défend de nous approvisionner de ces objets si agréables, qu’on nous offre à si bas prix. Elle s’arrangera, s’il est absolument impossible de se passer de produits analogues, pour que nous en fabriquions chez nous. Tout nous manque pour cela ; la matière première, le combustible : on les fera venir à grands frais ; le goût, l’habileté : on se vaincra, on se formera. On se contentera de produits défectueux ; on les paiera au-delà de leur valeur. Comme on ne peut contraindre personne à fabriquer à perte, on indemnisera ces producteurs condamnés à l’infériorité, et qui cesseront d’être des industriels pour devenir des préposés à une fabrication d’état. Le consommateur sera deux fois rançonné, par le prix qu’il paiera, et par l’indemnité à laquelle il contribuera. Le non-consommateur, qui ne peut plus acheter l’objet, parce qu’il coûte trop cher, contribuera néanmoins à indemniser ce fabricant à contre sens et à contre nature qui le prive d’un objet nécessaire ou commode. Il le paie littéralement pour le mal qu’il lui fait. Hélas ! les bras et l’intelligence si mal employés nous seraient nécessaires ailleurs pour l’ouvrage auquel nous destinaient nos aptitudes, la nature de notre sol et de notre climat, et notre situation géographique.
Le temps viendra, il approche, où nous nous souviendrons que nous sommes tous assis à la même table, que nous sommes les ouvriers de l’atelier universel, que la prospérité de chacun, quand elle est avouée par les lois de la nature, produit la prospérité commune, et que la paix du monde sera précaire tant qu’il existera quelque part un tarif de douane. Nous n’avons pas besoin de prêcher la doctrine du libre-échange. La vapeur, l’électricité, la science en répandent partout les bienfaits. Les déclamations s’usent, les lois restrictives tombent. L’espace et le temps sont vaincus. Les barrières cessent d’être odieuses, elles ne sont plus que ridicules. Les princes se sont mis à voyager, et les populations les acclament parce qu’elles voient dans ces visites fréquemment renouvelées un commencement d’assimilation entre les peuples ; mais avec quel respect et quels transports n’accueillent-elles pas sur tous les points du globe les inventeurs, les savants, les manieurs d’idées, les messagers de la paix, les précurseurs, les grands hommes dont la puissance souveraine s’élève, au nom du droit de l’humanité, sur les débris du particularisme, de la routine et du privilège !
Émile de Girardin, dans son introduction à l’éloge de Cobden par Michel Chevalier, caractérise ainsi ce qu’il appelle le monde économique, c’est-à-dire le monde organisé d’après la doctrine du libre-échange. « Le monde économique, c’est le monde transformé ; c’est la paix succédant à la guerre ; c’est la science détrônant la force ; c’est l’esprit de réciprocité remplaçant l’esprit de rivalité ; c’est la liberté des échanges abaissant de toutes parts la hauteur des barrières ; c’est l’unité de lois et d’usages, de monnaies, de poids et de mesures simplifiant tous les rapports des peuples entre eux ; c’est la neutralité universelle des mers ; c’est l’abolition du servage et de l’esclavage sur tous les points du globe ; c’est la rédemption de l’homme par le travail. »
Michel Chevalier ne joua plus de rôle politique après 1870. Il se consacra exclusivement à son enseignement et à ses travaux économiques. Il combattit avec force l’impôt sur les matières premières proposé par M. Thiers. Six ans plus tard, après une maladie qui avait mis ses jours en péril, il écrivait à M. Ducrocq : « Ma santé qui avait été ébranlée est remise, et je compte bien faire des efforts pour que les traités nouveaux de commerce soient par rapport au traité de 1860 (dont je ne peux pas dire de mal, puisque j’en suis en partie l’auteur), ce que ce traité de 1860 fut par rapport au régime antérieur (Le 29 octobre 1877.) ». Il fut toujours vaillant et toujours jeune pour tout ce qui touchait à la liberté commerciale.
Il ne protesta pas contre l’établissement de la troisième République. J’ai entre les mains une lettre de lui, datée du 26 mars 1878, dont voici le principal passage :
« Il est aujourd’hui opportun et nécessaire de prendre un parti relativement au nom du gouvernement. Il faut se résoudre à dire : Nous sommes en république ; et comme disent les Anglais : To make the best of it, très franchement. Je pense qu’après Sedan, le mieux eût été, au lieu de renverser l’empire, de le garder pour faire la paix en toute hâte. Tel autre croit qu’au 15 février 71, à Bordeaux, il eût été excellent de proclamer roi le comte de Paris. D’autres sont d’avis que c’eût été un bonheur, il y a trois ou quatre semaines, que le comte de Chambord, répondant aux avances qu’on lui faisait, se mît en mesure de reprendre la couronne. Mais aujourd’hui toutes ces variantes du thème monarchique sont usées. Il n’y a plus à y revenir. La royauté de la branche aînée ou de la cadette sont des mythes insaisissables relégués dans le royaume des ombres. Le gouvernement à organiser est le gouvernement républicain. Remarquez que c’est déjà l’étiquette officielle. Le jour où il a été réglé que le chef de l’État s’appellerait le Président de la République, le coup a été fait. La masse du public l’a compris ainsi. Toute tentative qui tendrait à remonter le courant qui est de plus en plus prononcé, avortera (À M. Warnier). »
On peut dire que toute la vie de Michel Chevalier s’est passée à glorifier théoriquement le travail et à pratiquer sa théorie. Dans son extrême jeunesse, il s’associe à une école qui veut restaurer en les rajeunissant les institutions anciennes, la religion, la royauté, l’aristocratie. Elle ne s’entend pas à la religion ; mais elle s’entend fort bien à la nécessité sociale d’une religion. Elle est indifférente aux maisons royales ; mais elle demande à la royauté d’être en état de remplir son but, c’est-à-dire d’assurer l’ordre : la royauté qui assure le mieux et aux moindres frais l’ordre public, est la royauté la plus légitime. Elle veut une aristocratie, mais l’aristocratie de la capacité et de l’activité ; l’aristocratie intelligente et bienfaisante du travail, non l’aristocratie idiote et malfaisante de la naissance. Saint-Simon proposait déjà à Louis XVI de remplacer l’aristocratie de naissance par une aristocratie industrielle. Cette école envisage le monde comme un vaste atelier, où chaque ouvrier doit travailler au métier qu’il aime le plus, et qu’il sait le mieux. Présider à ce classement et à cette organisation, protéger contre toute agression les travailleurs, les ateliers et les magasins, porter à pied d’œuvre les matières premières et procurer des débouchés aux marchandises, telle est la tâche du pouvoir royal ; plus il est fort, et plus il garantit la liberté de l’industriel et de l’ouvrier. L’école, dans ses commencements, à force de verser dans les généralités, admettait la monarchie sans contrepoids, remplaçait la propriété et le mariage, qui sont individualistes, par le collectivisme, et combattait même le patriotisme pour favoriser ses tendances cosmopolites. Elle rentra dans le monde de la raison, après le grand coup qui la frappa en 1832. Elle ne demanda plus l’abolition des frontières politiques, mais l’abolition des frontières commerciales ; elle admit le mariage, mais en réclamant des droits plus amples pour la femme et une éducation plus complète ; elle revint à la propriété transmissible par voie d’héritage, mais en la rendant mobilisable par le crédit ; elle demanda des écoles et particulièrement des écoles techniques ; des banques populaires, des facilités nouvelles pour mobiliser les fonds de terre au moyen des hypothèques. À la doctrine des économies stériles qui achète la tranquillité au prix de l’immobilisation des capitaux et de l’inertie industrielle, elle opposa celle du travail incessant et des capitaux armés en lutte. En un mot, elle proposa de transformer la société humaine par la transformation industrielle du monde.
Saint-Simon, après lui Bazard et Enfantin, plus tard Enfantin tout seul, jouèrent le premier rôle dans l’école saint-simonienne, constituée et agissante ; Michel Chevalier n’y eut que rang de disciple, mais il fut un des premiers disciples, non pas à côté « du Père », mais tout près de lui. Dans l’école se survivant à elle-même, allégée de tout le côté mystique, mêlée à la société française, et conservant néanmoins ses tendances réformatrices, il fut le premier. Enfantin resta toujours le saint-simonien d’avant 1832. Michel Chevalier, les Pereire, d’autres encore, furent les saint-simoniens d’après 1832, fidèles à tout ce qu’il y avait de solide et de puissant dans l’école, débarrassés seulement de la vie en commun, des formules mystiques, remplaçant la destruction violente par la transformation progressive, et respectant les principes fondamentaux de l’ordre social, tout en donnant plus d’élasticité à leurs applications. Ses compagnons dans cette voie s’attachèrent surtout à se faire une grande place dans le monde des affaires ; il s’en fit une dans le monde de la science. Il est le théoricien des écoles techniques, — en 1840, quand le ministère Molé fut emporté, il allait fonder, auprès du Conservatoire des Arts et Métiers, une école analogue à l’école lyonnaise de La Martinière ; —le théoricien des banques populaires, dont il ne cessa de montrer l’utilité et de provoquer la création ; le théoricien des chemins de fer. Nous n’avions encore que le chemin de fer de Paris au Vésinet, obtenu à grand peine et traité de joujou ruineux par les habiles, qu’il avait déjà publié son Système de la Méditerranée, où il proposait d’unir l’Égypte à l’Europe par des voies ferrées, de percer l’isthme de Suez et l’isthme de Panama, et d’inaugurer une dépense de 18 milliards, ce qui était, disait-il, l’unique moyen de remettre l’ordre et la sécurité dans les finances. Il consentait à être législateur ; il ne consentait pas à se charger de l’administration des affaires publiques, ayant surtout à cœur de remplir sa mission de professeur ou d’apôtre, par la plume et par la parole : professeur effectif pendant vingt ans au Collège de France, professeur pendant un demi-siècle au Journal des Débats et à la Revue des Deux Mondes. Il n’était pas un orateur habituel du Sénat. Il votait dans les questions politiques avec indépendance, dans le sens gouvernemental cependant, en sa qualité de partisan des gouvernements forts. Il vota seul contre la guerre ; il lui était impossible d’hésiter ; sa vie était une protestation contre la guerre en faveur du travail. Ce vote n’était pas son opinion du moment ; c’était le résumé de toute sa carrière. Il quitta sa chaire pendant plusieurs années, parce que le repos lui était nécessaire, et qu’il faut d’ailleurs renouveler sa provision. Il fut remplacé la première fois par notre confrère M. Baudrillart, aussi savant économiste que moraliste éminent. Il la reprit à soixante ans, et pendant plusieurs années resta sur la brèche, plus lumineux que jamais dans son enseignement. Enfin, à soixante-douze ans, il remit cette chaire du Collège de France, qu’il avait illustrée après Rossi, à son gendre Paul Leroy-Beaulieu, qui devait lui donner un nouvel éclat. Il était un des plus assidus de l’Académie et des plus disputeurs. Il ne laissait passer ni une injure de M. Cousin contre l’économie politique, ce qui lui semblait hérétique dans les doctrines économiques de Wolowski. L’Académie se souvient encore des querelles de Wolowski et de Chevalier sur la question des banques, Wolowski soutenant la doctrine d’une banque nationale unique, Chevalier demandant, non pas la liberté, mais la pluralité des banques d’émission, et sur la question monétaire, Wolowski voulant le double étalon, avec rapport fixe, et Michel Chevalier n’en admettant qu’un seul. Il prit d’abord l’argent pour étalon ; mais les faits s’élevèrent contre lui avec tant de force qu’il renonça à cette hérésie, et se rejeta sur l’or, en continuant de combattre le bimétallisme. L’étalon unique est plus rationnel ; le double étalon est plus commode dans un pays où il est connut accepté, pratiqué depuis un temps immémorial, et qui a besoin de beaucoup de monnaie d’appoint. Question d’ailleurs très compliquée, parce qu’il faut tenir compte de la quantité d’or et d’argent détenu par chaque pays, soit en lingots, soit en pièces ayant cours, du monnayage, etc. Chevalier n’avait plus la verve légère et brillante de sa jeunesse ; mais Wolowski, tout bourré de science et de bonnes intentions, n’avait jamais été ni léger ni éclatant. Le bureau était quelquefois obligé d’intervenir entre les deux combattants et ramenait la paix à la surface.
Michel Chevalier, qui, dans la conversation et dans la vie familière, était plein de bonhomie, retrouvait dans la discussion publique quelque chose de ses allures d’apôtre. Sa manière tranchante et hautaine lui avait coûté cher, autrefois, devant les assises. Wolowski en subissait les derniers éclats. La chance était différente avec Cousin, qui n’avait pas son pareil pour démonter un adversaire. Il avait pourtant un désavantage contre Michel Chevalier. L’économie politique était la seule des matières de l’Académie où il fût ignorant. « Je suis protectionniste, Monsieur, disait-il avec un dédain superbe, parce que je suis patriote. » Les deux adversaires, Wolowski et Chevalier, se réunissaient alors contre lui, et quelquefois le vénérable Hippolyte Passy prononçait comme juge du camp quelques graves paroles très attentivement écoutées. Les économistes avaient la science ; ils avaient le nombre ; ils avaient l’autorité. Mais Cousin leur échappait tout à coup et portait la question sur le terrain philosophique, où il éblouissait l’auditoire. Je me souviens de ces belles séances, et de celles de la Société d’économie politique, quand Michel Chevalier y fut revenu. Là, il était au premier rang sans conteste. Il était, là, l’auteur du Système de la Méditerranée, des Lettres sur l’Amérique du Nord, de la Politique industrielle, des Chemins de fer en Amérique, de l’Isthme de Panama, du livre sur la Monnaie, du Système des banques ; il était surtout le promoteur, l’auteur des traités de 1860 ; l’un des plus grands apôtres du travail, et l’un des plus grands travailleurs du XIXe siècle. Michel Chevalier est mort au château de Montplaisir, dans l’Hérault, le 28 novembre 1879, à l’âge de soixante-treize ans.