Réponse de M. Victor-Joseph-Étienne de Jouy
au discours de M. de Pongerville
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le mardi 29 juin 1830
PARIS PALAIS DE L’INSTITUT
Monsieur,
L’éloge que vous venez de faire de celui dont vous occupez la place augmente, en les adoucissant, les regrets que nous cause sa perte : vous n’avez pas seulement loué dans M. de Lally-Tollendal le littérateur distingué, l’orateur éloquent, l’académicien assidu, homme de cour, illustré par le plus généreux dévouement ; vous avez trouvé en lui l’objet d’une louange plus complète et plus rare dans les qualités de l’homme d’État, et dans les vertus du citoyen que M. de Lally-Tollendal a déployées dans la première de nos assemblées politiques ; vous n’avez pas oublié que, dans ces derniers temps, à la chambre des pairs, M. de Lally s’est montré le plus zélé défenseur de la liberté de la presse, dont il fait la base de toute monarchie constitutionnelle. Tant de fidélité, tant de services rendus à l’État et au prince, ne pouvaient être trop généreusement récompensés, et sans doute l’Académie française n’attendait qu’une occasion de compter M. de Lally au nombre de ses membres : le gouvernement, dans l’empressement de sa reconnaissance, prévint notre choix, et l’Académie accueillit avec une respectueuse déférence le nouveau collègue que lui donnait son auguste protecteur.
Vous êtes appelé au milieu de nous, Monsieur, par les libres suffrages de l’Académie, et je me félicite qu’elle ait bien voulu me permettre d’être, dans cette solennité, l’interprète de ses sentiments. L’Europe littéraire vous désignait à notre choix lorsqu’elle accueillait avec une faveur unanime la traduction en vers d’un des plus beaux poëmes que nous ait légués l’antiquité. La renommée de Lucrèce est arrivée jusqu’à nous consacrée par tant d’éloges, escortée de tant d’hommages, qu’il serait au moins superflu de rechercher les causes d’une admiration de vingt siècles. Ce ne sont point, comme j’ai dit un illustre critique, les éclairs d’une verve admirable qu’on y voit briller ; c’est l’astre du génie lui-même dans toute sa splendeur, mais éclipsé quelquefois par les nuages épais qui passent rapidement à sa surface. Pour tout éloge de Lucrèce, ne pourrait-on pas se borner à dire que Molière et Voltaire ont prononcé, que le poëme de la Nature des Choses est une des plus belles créations de l’esprit humain ?
Il serait également inutile de chercher à justifier ce grand poëte du reproche d’athéisme dont on a voulu flétrir sa mémoire. Pour détruire cette accusation, qui ne remonte pas au delà du dernier siècle, il suffit de remarquer que le poëme de Lucrèce n’est que l’explication poétique du système d’Épicure, dans lequel l’adoration des dieux est mise au premier rang des devoirs que ce philosophe prescrivait à ses disciples. Il est vrai qu’il avait pris soin de commenter lui-même son précepte.
« Mes dieux disait-il, ne sont pas ceux du vulgaire : l’impie n’est donc pas celui qui rejette les croyances de la multitude, mais celui qui attribue aux dieux immortels les vices et les erreurs des hommes. » En adoptant les mêmes principes, en professant les mêmes doctrines, comment le poëte, interprète et disciple d’Épicure, aurait-il encouru cette accusation d’athéisme que l’on n’adresse pas à son maître ? Loin d’adopter cette opinion sur Lucrèce, ne pourrait-on pas s’autoriser avec avantage des écrits de plus d’un philosophe chrétien, pour soutenir, au contraire, que le chantre de la nature, qui proclama en si beaux vers une âme universelle, une force indestructible et cachée à laquelle la nature entière obéit, fut en effet le premier poëte qui reconnut et chanta l’unité de Dieu ?
Mais, sans examiner quel est le plus orthodoxe, de Lucrèce, qui condamne les divinités du paganisme à un éternel repos, ou d’Homère, qui abandonne le soin de gouverner le monde aux passions des dieux qu’il a créés, on peut apprécier, Monsieur, les services éminents que vous avez rendus aux lettres françaises, en naturalisant parmi nous les chants sublimes du poëte romain.
Le grand Frédéric en félicitant l’illustre Delille sur sa réception à l’Académie française, lui écrivait : Que sa traduction des Géorgiques était l’ouvrage le plus original du siècle. Quelque exagéré que doive paraître un pareil éloge, en songeant aux chefs-d’œuvre qu’avaient déjà produits Voltaire et Montesquieu, il vient pourtant à l’appui d’une vérité que ce roi littérateur a le premier mise en lumière : « Il y a, dit-il, dans toutes les branches des connaissances humaines des genres où il est plus ou moins facile d’arriver à la médiocrité ; mais, en tous genres la supériorité suppose un mérite égal : c’est ainsi que tel poëte qui n’aurait fait que des chansons parfaites, pourrait marcher l’égal des plus beaux génies. »
Avant vous, Monsieur, Lucrèce n’était connu dans notre langue que par l’estimable traduction de Lagrange ; mais cette traduction en prose, tout exacte qu’elle est, et peut-être même à cause de cette extrême exactitude, ne pouvait qu’ajouter à la défaveur qui s’attachait depuis un siècle à l’œuvre de Lucrèce. Il est en littérature un fait désormais hors de toute discussion, c’est que les poëtes ne doivent être traduits qu’en vers : cette opinion trouverait encore des contradicteurs dans son application générale, qu’elle n’en conserverait pas moins toute sa force, en parlant de Lucrèce. Dans cette immense composition dont la nature est le sujet, le poëte entreprend d’expliquer un système philosophique et de réfuter tous les autres : on conçoit que, dépouillé du charme des vers, privé de cette vie poétique qui substitue l’image au raisonnement pour animer ses tableaux, de cette lumière céleste qui les échauffe et les colore ; que réduit à l’état de prose, en un mot, un poëme sur la Nature des Choses n’eût offert, dans son ensemble, que le long et fastidieux développement d’une cosmogonie fondée sur d’antiques erreurs.
Vous n’avez pas craint, Monsieur, de donner une preuve hardie de la fidélité de votre version poétique ; en traduisant vous-même, en prose, le poëme de Lucrèce. Il est douteux que Delille eût voulu se soumettre à une pareille épreuve, et qu’il eût osé retraduire en prose les Géorgiques.
Voltaire avait déclaré que la traduction en vers du poëme entier de Lucrèce ne pourrait être que l’œuvre du temps, de la patience et du génie : vous l’avez achevé, Monsieur, ce travail d’une exécution si difficile.
Remarquable par la pureté, l’élégance et l’harmonie du style, dont tout le monde est juge, votre traduction l’est encore par cette fidélité qui n’a de véritables appréciateurs qu’un certain nombre d’érudits assez profondément versés dans la langue de Lucrèce pour vous tenir compte des extrêmes difficultés que vous avez vaincues.
Vous avez fait preuve d une grande flexibilité de talent dans la traduction de quelques-unes des Métamorphoses ; on y trouve non-seulement le charme et la grâce de l’auteur original, mais, ce qui paraissait presque impossible, vous avez traduit l’esprit d’Ovide.
En jetant les yeux sur vous, l’Académie française, qui se plaît à accorder à la fois le prix de l’estime et du talent, n’avait point appris sans un vif intérêt que c’est au sein d’une studieuse retraite, dans le calme de la vie domestique, où se sont écoulés quinze ans de votre première jeunesse, que vous aviez achevé le grand travail dont vous recevez aujourd’hui la récompense. Vous avez remis en circulation des idées et des images philosophiques qui seront neuves dans tous les temps, parce qu’elles ont leur type dans la nature qui ne vieillit pas. « Traduire de beaux vers en beaux vers, a dit un des membres de cette Académie, c’est écrire de génie. » Votre traduction, dans un âge où l’avenir s’offre encore à vos yeux riche de promesses et d’espérances, est donc pour nous le garant des productions originales auxquelles votre rare talent s’appliquera désormais.
L’Académie française, fidèle à la mission spéciale qu’elle a reçue dès son origine, mettra toujours au premier rang des droits à ses suffrages, le respect de la langue, la pureté et la propriété du style ces titres sont les vôtres et l’on doit vous féliciter de les avoir inscrits sur le beau monument que vous venez d’élever à la gloire des lettres classiques, à une époque où se formait contre elles la plus étrange conjuration.
L’Europe en armes nous avait dépouillés en un jour des fruits de trente ans de victoire, tout était perdu fors l’honneur des lettres, et c’est encore une coalition étrangère que des Français ne craignaient pas d’invoquer pour essayer de détruire le dernier monument de la gloire nationale.
Dans les troubles qu’ont amenés ces grandes commotions politiques, l’esprit servile d’imitation s’introduit effrontément au sein de la France littéraire, sous le nom du génie de l’invention : il parle de tout renouveler, il annonce l’intention de tout détruire, et la gloire d’Érostrate est la première que paraissent ambitionner quelques chefs, sans disciples, de ce qu’ils appelaient eux-mêmes la nouvelle école.
« Il est temps (s’écrient les novateurs, d’une voix qui mue encore), il est temps d’en finir avec une éternelle littérature trop fière de sa caducité ; et c’est à la génération nouvelle qu’appartient l’honneur d’opérer cette autre révolution. Le siècle est en marche, ajoutent-ils ; il ira vite, c’est la jeunesse qui le guide et l’on ne doit pas faire attention aux clameurs de quelques vétérans essoufflés qui désespèrent de le suivre. »
Pour une pareille entreprise, c’est sans doute un grand avantage d’être jeune, et pour peu qu’on y joigne celui de ne rien faire, on pourra jouir longtemps des espérances que l’on donnera toujours.
Helvétius a dit : « Le degré d’enthousiasme qu’excitent en nous les grands hommes des siècles passés est la mesure assez exacte de la hauteur où le talent peut s’élever. » Loin de faire à quelques-uns de nos jeunes littérateurs l’application d’une règle aussi sévère, peut-être devons-nous craindre que la postérité ne nous accuse d’avoir interverti en leur faveur la pensée d’Horace, et d’avoir trop souvent répété : Nous valons moins que nos pères, nos fils vaudront mieux que nous.
S’il était vrai (malgré les doutes qu’il nous est maintenant permis de concevoir) que l’événement justifiât la dernière partie de notre prédiction, la postérité n’en reprocherait qu’avec plus d’amertume à quelques-uns de nos descendants immédiats d’avoir donné au monde littéraire le scandale sans excuse dont on nous rend aujourd’hui témoins.
Pourquoi sommes-nous forcés de le dire ? la France est le seul pays où l’indignation publique reste indifférente à l’outrage fait à ses grands hommes : partout ailleurs on ne répudie pas impunément la gloire des ancêtres, et l’on pourrait prédire quel sort attendrait en Angleterre, en Allemagne, en Italie, de jeunes littérateurs qui débuteraient dans la carrière par dégrader les statues de Shakspeare, du Tasse, de Goethe. La pitié que l’on porte à la démence pourrait seule les mettre à l’abri de la haine de leurs concitoyens.
Ceux à qui nos reproches s’adressent croiront peut-être nous avoir répondu, en nous accusant, à notre tour, de passer du parti de l’envie, pour nous dispenser d’avouer leur triomphe : que leur demandons-nous cependant ? de ne point flétrir leur talent dans sa fleur, et de respecter, dans l’intérêt de leur propre gloire à venir, les chefs-d’œuvre consacrés par l’admiration des siècles et la reconnaissance de la patrie. Que ne se bornent-ils à diriger leurs attaques contre les réputations contemporaines ! On pourrait encore suspecter leurs motifs, mais l’avenir resterait juge du succès ou de l’inutilité de leurs efforts.
L’Académie a toujours pensé que dans la littérature, comme dans les sciences et dans les arts, le génie a le droit de se frayer des routes nouvelles. En effet, comment Imposer la rigueur des règles établies à celui qui reçut de la nature la force et les moyens de franchir des limites que d’autres génies ont posées ; mais elle n’admettra jamais ce principe si favorable à la médiocrité que, pour arriver à des choses neuves, il suffit, en littérature, de déplacer les expressions, et en philosophie, de bouleverser les idées. L’Académie croit si fermement que Pascal, Molière, Bossuet, Racine, Buffon, Rousseau et Voltaire ont invariablement fixé la langue, qu’elle ne reconnaîtrait pas au génie lui-même le droit d’en violer les principes et d’en altérer l’usage. Ce que l’Académie française ne cessera d’exiger de tout écrivain qui briguera ses suffrages, c’est qu’il parle français ; mais, hâtons-nous de le dire, cette résolution n’a rien de décourageant pour de jeunes talents que pourraient avoir séduits de dangereux exemples.
Les travers de quelques esprits assez éclairés pour reconnaître leurs erreurs, et assez jeunes pour revenir à temps sur leurs pas, ne sauraient ternir la gloire de cette jeunesse française qui s’annonce avec tant d’éclat sur tous les points de l’horison scientifique et littéraire. Nous les suivons du cœur et des yeux, ces élèves bientôt maîtres qui se pressent dans ces enceintes toujours trop étroites où la science épanche pour eux ses trésors : quelle émulation de courage et de travail ! quelle noble ambition s’empare de ces jeunes cœurs au nom de gloire et de patrie ! Non, la génération nouvelle ne sera point ingrate : elle sait que c’est à la chaleur des orages que mûrissent les nations ; nous en avons supporté les calamités, elle en recueillera les fruits ; et, en songeant combien la liberté agrandit et féconda pour eux le domaine de la philosophie, des lettres et des arts, qui va devenir leur héritage, nos jeunes successeurs n’oublieront pas à quel prix leurs pères en ont fait la conquête : la reconnaissance, en les accompagnant au terme de la carrière, proclamera leurs bienfaits et bénira leur mémoire.
La gloire du dix-neuvième siècle est assurée : en vain quelques sophistes ingénieux, quelques esprits spéculatifs s’armeraient de théories nouvelles pour ressusciter de vieilles erreurs, rien ne saurait retarder les progrès des lumières à une époque où, sous la plus auguste protection, la liberté de la presse, désormais indestructible, assure à la pensée humaine toute son indépendance, et répond au génie de son immortalité.