FRAGMENT DE L’HISTOIRE DES CROISADES,
INTITULÉ CAPTIVITÉ DE SAINT LOUIS,
LU DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 24 AOUT 1819,
PAR M. MICHAUD.
L’émir, qui avait commencé à traiter de la paix, s’aperçut de ce changement ; il rompit aussitôt la négociation en disant « On ne fait point de trêve avec des vaincus. » Bientôt après, un des principaux émirs, Gemal-Eddin, entra dans Minieh. Trouvant le roi environné de ses serviteurs désolés, il s’empara de sa personne ; et, sans égard pour la majesté royale, sans respect pour la plus haute des infortunes, lui fit mettre des chaînes aux pieds et aux mains ; dès lors il n’y eut plus de salut pour les croisés. Les deux frères du roi tombèrent aux mains des infidèles ceux qui étaient parvenus jusqu’à Pharescour furent atteints et perdirent tous la vie ou la liberté. Plusieurs d’entre eux auraient pu arriver jusqu’à Damiette ; mais en apprenant la captivité du roi, ils ne se sentirent plus la force ni de continuer leur route ni de se défendre. Ces chevaliers, naguère si intrépides, restaient immobiles sur les chemins, et se laissaient égorger ou enchaîner sans proférer la moindre plainte, sans opposer la moindre résistance. L’oriflamme, les drapeaux les bagages, tout devint la proie des Sarrasins. Au milieu des scènes du carnage, les guerriers musulmans faisaient entendre d’horribles imprécations contre Jésus-Christ et ses défenseurs : ils foulaient aux pieds, ils profanaient par leurs outrages, les croix, les images sacrées ; horrible spectacle et dernier sujet de scandale et de désespoir pour les croisés, qui venaient de voir leur roi couvert de chaînes, et voyaient leur Dieu lui-même livré aux insultes du vainqueur.
Les croisés embarqués sur le Nil n’eurent pas un meilleur sort ; tous les navires des chrétiens, excepté celui du légat, furent submergés par la tempête, consumés par le feu grégeois ou pris par les musulmans. La foule des Sarrasins, assemblée sur la rive ou montée sur des barques, immolait tout ce qui s’offrait à ses coups. Elle n’épargna ni les femmes ni les malades : l’avarice, au défaut d’humanité, sauva ceux dont on espérait une rançon. Le sire de Joinville, souffrant toujours de ses blessures et de la maladie qui avait régné au camp de Mansourah, s’était embarqué avec les deux chevaliers qui lui restaient et quelques-uns de ses serviteurs. Quatre galères musulmanes s’approchèrent de son navire, qui venait de jeter l’ancre au milieu du fleuve. On le menaçait de la mort s’il ne se rendait sur l’heure. Le sénéchal délibéra avec les personnes de sa suite sur ce qu’il y avait à faire dans un si pressant danger : tous convinrent qu’il fallait se rendre, « excepté un sien clerc qui vouloit qu’on se fit tuer pour aller droit en paradis ; ce qu’ils ne voulurent croire. » Joinville prit alors un petit coffre, en tira ses joyaux et ses reliques, qu’il jeta dans l’eau, et se rendit à discrétion. Malgré les lois de la guerre, le sénéchal allait être tué, si un renégat, qui le connaissait, ne l’eût couvert de son corps en criant C’est le cousin du roi Joinville, pouvant à peine se soutenir, fut traîné dans une galère musulmane, et de là transporté dans une maison voisine du rivage. Comme ou lui avait ôté son haubert, et qu’il restait presque sans vêtements, les Sarrasins qui le tenaient prisonnier lui donnèrent un chaperonnet qu’il mit sur sa tête, et lui jetèrent sur les épaules « une sienne couverture d’écarlate fourrée de menti ver, que lui avoit donnée Madame sa mère ; » il était tout tremblant de sa maladie et de la grant peur qu’il avoit. » Comme il ne put avaler un verre d’eau qu’on lui donna, il se crut mort et fit venir auprès de lui ses serviteurs, qui se mirent tous à pleurer. Parmi ceux qui pleuraient, on remarquait un jeune enfant, fils naturel du seigneur de Montfaucon ; cet enfant avait vu périr les personnes chargées de le conduire, et s’était jeté tout éperdu dans les bras et sous la protection de Joinville. Le spectacle de l’enfance abandonnée, le désespoir du bon sénéchal, excitèrent la compassion des émirs qui étaient présents ; l’un d’entre eux, que Joinville appelle tantôt le bon Sarrasin, tantôt le pauvre Sarrasin, avait soin du jeune enfant, et lorsqu’il se sépara du sénéchal, il lui dit : « Tenez toujours ce petit enfant par la main, ou aultrement je suis sûr que les Sarrasins le tueront. »
Le carnage se prolongea longtemps après le combat ; il dura plusieurs jours : on fit descendre à terre les captifs qui avaient échappé à la première fureur des soldats musulmans ; malheur à ceux que la maladie avait affaiblis, et qu’on trouvait avec les marques de la pauvreté ! plus les victimes étaient dignes de pitié, plus elles irritaient la barbarie du vainqueur. Des soldats armés d’épées et de massues, et chargés d’exécuter les terribles sentences de la victoire, attendaient les prisonniers sur le rivage. Le prêtre Jean de Vaissy et quelques-uns des serviteurs de Joinville sortirent mourants de leurs navires ; on les acheva sous les yeux de leur maître, en disant que ces malheureux n’étaient bons à rien, et qu’ils ne pouvaient payer ni leur liberté ni leur vie.
Dans ces jours de désastres et de calamités, plus de trente mille chrétiens perdirent la vie, tués sur le champ de bataille, noyés dans le Nil, ou massacrés après le combat. La nouvelle de cette victoire des musulmans se répandit bientôt dans toute l’Égypte. Le sultan du Caire écrivit au gouverneur de Damas, pour lui annoncer les derniers triomphes de l’islamisme : « Grâces soient rendues, disait-il dans sa lettre, au Tout-Puissant, qui a changé notre tristesse en joie ; c’est à lui seul que nous devons la gloire de nos armes ; les faveurs dont il a daigné nous combler sont in« nombrables, et la dernière est la plus précieuse de toutes. Vous annoncerez au peuple de Damas, ou Plutôt à tous les CC musulmans, que Dieu nous a fait remporter une victoire complète sur les chrétiens, au moment où ils avaient con« juré notre perte. »
Le lendemain du jour où l’armée chrétienne avait mis bas les armes, le roi de France fut conduit à Mansourah dans un bateau de guerre ; il était escorté par un grand nombre de barques égyptiennes. Les tambours et les timbales se faisaient entendre au loin. L’armée égyptienne était en ordre de bataille sur la rive orientale du Nil, et marchait à mesure que la flotte avançait. Tous les prisonniers que le glaive de l’ennemi avait épargnés suivaient les troupes musulmanes, les mains liées derrière le dos. Les Arabes étaient en armes sur la rive opposée, et de toutes parts la multitude accourait pour être témoin de cet étrange spectacle. Louis IX, arrivé à Mansourah, fut enfermé dans la maison de Fakreddin-ben-Lokman, secrétaire du sultan, et fut confié à la garde de l’eunuque Sabyh. Une vaste enceinte, environnée de murailles de terre, et gardée par les plus farouches des guerriers musulmans, reçut les autres prisonniers de guerre.
La nouvelle de ces désastres avait porté la consternation et le désespoir dans la ville de Damiette, où flottait encore l’étendard des Français. D’abord il circula des bruits confus ; bientôt quelques croisés, échappés au carnage, annoncèrent que toute l’armée chrétienne avait péri. La reine Marguerite était sur le point d’accoucher : son imagination effrayée lui représentait tantôt son époux immolé par les Sarrasins, tantôt l’ennemi aux portes de la ville. Ses agitations devinrent si violentes, qu’on la crut près d’expirer. Un chevalier, âgé de plus de quatre-vingts ans, lui servait d’écuyer, et ne la quittait ni le jour ni la nuit. Cette malheureuse princesse, lorsqu’elle était un moment assoupie par la douleur, se réveillait en sursaut, s’imaginant que « toute sa chambre était pleine de Sarrasins pour la occire ; » Le vieux chevalier, qui lui tenait la main pendant qu’elle dormait, la lui serrait alors, et lui disait : « Madame, je suis avec vous, n’ayez pas peur. » Un instant après qu’elle avait fermé les yeux, elle se réveillait encore et poussait des cris effrayants ; le grave écuyer la rassurait de nouveau. Enfin, pour se délivrer de ses alarmes cruelles, la reine fit sortir tout le monde de sa chambre, excepté son chevalier ; puis, se jetant à ses genoux elle lui dit : « Sire chevalier, promettez-moi que vous m’accorderez la grâce que je vais vous demander. » Il le promit par serment. Marguerite continua ainsi : « Je vous requiers, sur la foi que vous m’avez donnée, que si les Sarrasins prennent cette ville, vous me couperez la tête avant qu’ils puissent me prendre. — Très volontiers le ferai-je, répliqua le vieux chevalier, et si ai-je eu en pensée d’ainsi faire, si le cas échéoit. »
Le lendemain, la reine accoucha d’un fils qu’on nomma Jean Tristan, à cause des circonstances douloureuses au milieu desquelles il était né. Le même jour on vint l’avertir que les Génois, les Pisans et plusieurs croisés des villes maritimes de l’Europe voulaient abandonner Damiette et prendre la fuite. Marguerite fit venir devant son lit les principaux d’entre eux, et leur dit : « Seigneurs, pour l’amour de Dieu, ne quittez pas cette ville ; sa perte entraînerait celle du roi et celle de toute l’armée chrétienne. Soyez touchés de mes larmes, ayez pitié du faible enfant que vous voyez couché près de moi. »
Les marchands de Gênes et de Pise furent d’abord peu attendris par ses paroles. Joinville leur reproche avec amertume leur indifférence pour l’infortune des rois et pour la cause de Jésus-Christ. Comme ils répondirent à la reine qu’ils n’avaient plus de vivres, cette princesse donna ordre qu’on achetât sur-le-champ toutes les provisions qui se trouvaient dans la ville, et fit annoncer aux Génois et aux Pisans que désormais ils seraient entretenus aux frais du roi. Par ce moyen, la ville de Damiette conserva une garnison et des défenseurs, dont la présence, plus encore que la valeur, imposa aux Sarrasins. On assure même que les musulmans, après la victoire de Minieh, avaient voulu surprendre la place, et s’étaient présentés devant les murailles avec les étendards et les armes des vaincus ; on les reconnut à leur langage étranger, à leurs longues barbes, à leurs visages basanés. Comme les chrétiens se montrèrent en grand nombre sur les remparts, les ennemis s’éloignèrent à la hâte d’une ville qu’ils croyaient disposée à se défendre, et dans laquelle régnaient le découragement et la crainte.
Pendant ce temps-là. Louis IX était plus calme à Mansourah qu’on ne l’était à Damiette. Ce que la misère et l’infortune ont de plus amer pour les grands de la terre ne servait qu’à faire éclater en lui la vertu d’un héros chrétien et le caractère d’un grand roi. Il n’avait, pour se couvrir la nuit, qu’une casaque grossière, qu’il tenait de la charité d’un prisonnier. Un seul de ses domestiques le servait et le soignait dans sa maladie. Dans cet état, il n’adressa jamais une prière à ses ennemis, et sa fierté ne s’abaissa point au langage de la soumission et de la crainte. Un de ses aumôniers attesta dans la suite, par serment, que Louis ne laissa jamais échapper ni un mot de désespoir ni un mouvement d’impatience. Les musulmans s’étonnaient de cette résignation, et disaient entre eux que si jamais leur prophète les laissait en proie à de si grandes adversités, ils abandonneraient son culte et sa foi. De toutes ses richesses, Louis n’avait sauvé que le livre des psaumes, stérile dépouille pour les Sarrasins ; lorsque tout le monde l’abandonna, ce livre seul consola son infortune. Chaque jour il récitait ces hymnes des prophètes où Dieu lui-même parle de sa justice et de sa miséricorde, rassure la vertu qui souffre en son nom, menace de sa colère ceux qu’enivre la prospérité et qui abusent de leur triomphe.
Ainsi les sentiments et les souvenirs religieux soutenaient dans les fers le courage de Louis ; et le pieux monarque, entouré chaque jour de nouveaux périls, au milieu d’une armée musulmane qu’il avait irritée par ses victoires, pouvait encore s’écrier avec le prophète-roi : « Appuyé sur le Dieu vivant, qui est mon bouclier et ma gloire, je ne craindrai Iras la foule des ennemis campés autour de moi. »
Cependant le sultan du Caire, paraissant adoucir les rigueurs de sa politique, envoya à Louis IX cinquante habits magnifiques pour lui et les seigneurs de sa suite. Louis refusa de s’en vêtir, en disant qu’il était le souverain d’un royaume plus grand que l’Égypte, et qu’il ne porterait jamais l’habit d’un prince étranger. Almoadam fit préparer un grand festin auquel le roi fut invité. Louis ne se rendit point à cette invitation, persuadé qu’on voulait le donner en spectacle à l’armée musulmane. Enfin le sultan lui envoya ses plus habiles médecins, et fit tout pour conserver un prince qu’il destinait à orner son triomphe, et dont il espérait obtenir les avantages attachés à sa dernière victoire. On ne tarda pas à proposer au roi de briser ses fers, à condition qu’il rendrait Damiette et les villes de la Palestine qui se trouvaient encore au pouvoir des Francs. Louis répondit que les villes chrétiennes de la Palestine ne lui appartenaient point ; que Dieu avait remis récemment la place de Damiette entre les mains des chrétiens, et qu’aucune puissance humaine ne pouvait en disposer. Le sultan, irrité de ce refus, résolut d’employer la violence. Tantôt il menaçait Louis IX de l’envoyer au calife de Bagdad, qui le ferait mourir en prison ; tantôt il annonçait le projet de promener son illustre captif en Orient, et de montrer à toute l’Asie un roi des chrétiens réduit en servitude. Enfin il alla jusqu’à le menacer de le faire mettre aux bernicles, supplice affreux, et réservé aux plus grands criminels. Louis se montrait inébranlable, et se contentait de répondre à toutes ces menaces : « Je suis prisonnier du sultan, il peut faire de moi ce qu’il voudra. »
Le roi de France souffrait toujours sans se plaindre ; il ne craignait rien pour lui-même ; mais lorsqu’il songeait à sa fidèle armée, au sort des autres captifs, son âme était saisie d’une profonde douleur. Les prisonniers chrétiens se trouvaient entassés pêle-mêle dans une cour, les uns malades, les autres blessés, la plupart presque nus, tous exposés à la faim, aux injures de l’air, aux outrages de leurs impitoyables gardiens. Un musulman fut chargé d’écrire le nom de tous ces malheureux captifs, dont le nombre s’élevait à plus de dix mille. On conduisit dans un vaste pavillon tous ceux qui pouvaient racheter leur liberté ; les autres restèrent dans le lieu où on les avait jetés comme un vil troupeau, destinés à périr misérablement. Chaque jour un émir, chargé des ordres du sultan, entrait dans cet asile du désespoir, et faisait traîner hors de l’enceinte deux ou trois cents prisonniers. On leur demandait s’ils voulaient abjurer la religion de Jésus-Christ ; ceux à qui la crainte de la mort faisait renier leur foi, recevaient la liberté ; les autres tombaient sous le glaive, et leurs corps étaient jetés dans le Nil. On les égorgeait pendant la nuit ; le silence et l’obscurité des ténèbres ajoutaient à l’horreur de l’exécution. Pendant plusieurs jours le fer des bourreaux décima ainsi les malheureux prisonniers. On ne voyait jamais revenir ceux qui sortaient de l’enceinte. Leurs tristes compagnons, en recevant leurs adieux, pleuraient d’avance leur fin tragique, et vivaient dans l’attente d’un sort semblable. À la fin, la lassitude du carnage fit épargner ceux qui restaient. La foule des captifs fut traînée au Caire, et la capitale de l’Égypte, dans laquelle ils s’étaient flattés d’entrer en triomphe, les vit arriver couverts de haillons et chargés de chaînes. On les jeta dans les prisons, où plusieurs moururent de faim et de douleur ; les autres, condamnés à être esclaves sur une terre étrangère, privés de tout secours, de toute communication avec leurs chefs, sans savoir ce qu’était devenu leur roi, n’espéraient plus ni recouvrer leur liberté ni revoir l’Occident.
Les historiens orientaux racontent avec indifférence les scènes que nous venons de décrire : plusieurs même semblent ne voir qu’une seconde victoire dans le massacre des prisonniers de guerre ; et comme si l’infortune et le meurtre d’un ennemi désarmé eussent pu rehausser la gloire du vainqueur, ils exagèrent dans leurs récits les misères des vaincus, et surtout le nombre des victimes immolées à l’islamisme.
Les barons et les chevaliers, qu’on avait enfermés dans un pavillon, n’ignoraient point le sort de leurs compagnons d’armes ; ils passaient les jours et les nuits dans des terreurs continuelles. Le sultan voulut obtenir d’eux ce qu’il n’avait pu obtenir de Louis IX. Il leur envoya un émir pour leur annoncer qu’on les mettrait en liberté si Damiette et les villes chrétiennes de la Palestine étaient rendues aux musulmans.
Le comte de Bretagne répondit, au nom des autres prisonniers, que ce qu’on leur demandait n’était point en leur puissance, et que les guerriers français n’avaient d’autre volonté que celle de leur roi. « On voit assez, dit l’envoyé d’Almoadam, que vous ne tenez ni à la liberté ni à la vie. Vous allez voir des hommes accoutumés à jouer du glaive. » L’émir se retira, laissant les prisonniers dans l’attente d’une mort prochaine. On déploya devant eux l’appareil des supplices. Le glaive resta plusieurs jours suspendu sur leurs têtes ; mais Almoadam ne put ébranler leur fermeté. Ainsi la captivité d’une année entière, les supplices, la mort d’un grand nombre de guerriers, n’avaient pu enlever aux chrétiens une seule de leurs conquêtes, et l’un des boulevards de l’Égypte était encore entre leurs mains.
Cependant quelques seigneurs français offrirent de payer leur rançon. Louis le sut ; et comme il craignait que plusieurs n’ayant pas de quoi se racheter, ne restassent dans les fers, il défendit tout traité particulier. Les comtes et les barons, naguère si peu dociles, ne savaient Plus résister aux volontés d’un roi malheureux. On renonça sur-le-champ à toute négociation séparée. Le roi avait dit qu’il voulait payer pour tout le monde, et qu’il ne s’occuperait de sa propre liberté qu’après avoir assuré celle de tous les autres.
Tandis que le sultan du Caire faisait ainsi de vaines tentatives pour dompter la fierté ou amollir le courage de Louis IX et de ses chevaliers, les favoris qu’il avait amenés de la Mésopotamie pressaient leur maître de conclure promptement la paix. « Vous avez, lui disaient-ils, des ennemis plus dangereux que les chrétiens : ce sont les émirs qui veulent régner à votre place, et qui ne cessent de vanter leurs victoires, comme si vous n’aviez pas vaincu vous-même les Francs, comme si le dieu de Mahomet n’avait pas envoyé la peste et la famine pour vous aider à triompher des défenseurs du Christ : hâtez-vous donc de terminer la guerre, pour affermir au dedans votre pouvoir et commencer votre règne. » Ces discours, qui flattaient l’orgueil d’Almoadam, le décidèrent à faire à ses ennemis des propositions plus raisonnables. Le sultan se borna à demander au roi de France un million de besants d’or et la reddition de Damiette. Saint Louis, averti que la ville de Damiette ne pouvait résister, consentit aux propositions qui lui étaient faites, « si la reine les approuvoit.. » Comme les Musulmans témoignèrent quelque surprise, le roi ajouta : « La reine est ma dame, je ne puis rien faire sans son aveu. » Les ministres du sultan revinrent une seconde fois, et dirent au monarque français que, si la reine voulait payer la somme demandée, il serait libre. « Un roi de France, leur répondit-il, ne se rachète point pour de l’argent ; on donnera la ville de Damiette pour ma délivrante, et le million de besants d’or pour celle de mon armée. » Le sultan accepta tout ; et soit qu’il fût charmé d’avoir terminé les négociations, soit qu’il fût touché du grand caractère qu’avait déployé le monarque captif, il réduisit d’un cinquième la somme dont on était convenu pour la rançon des soldats chrétiens.
Les chevaliers et les barons ignoraient encore la conclusion du traité, et roulaient dans leur esprit les plus tristes pensées, lorsqu’ils virent entrer un vieillard sarrasin dans leur pavillon. Sa figure vénérable, la gravité de son maintien, inspiraient le respect. Son cortége, composé d’hommes armés, inspirait la crainte. Le vieillard, sans autre discours, fit demander aux prisonniers, par un interprète, s’il était vrai qu’ils crussent en un seul Dieu, né d’une femme, crucifié pour le salut du genre humain, et ressuscité le troisième jour. Tous ayant répondu à la fois que c’était leur croyance : « En ce cas, ajouta-t-il I félicitez-vous de souffrir pour votre Dieu ; vous êtes bien loin encore de souffrir pour lui autant qu’il a souffert pour vous. Placez votre espérance en lui, et s’il a pu lui-même se rappeler à la vie, il ne manquera pas de puissance pour mettre un terme aux maux qui vous accablent maintenant. »
En achevant ces paroles, le vieillard musulman se retira, laissant les croisés partagés entre la surprise, la crainte et l’espérance. Le lendemain on vint leur annoncer que le roi avait arrêté une trêve, et qu’il voulait prendre conseil de ses barons. Jean de Vallery, Philippe de Montfort, Guy et Baudouin d’Ibelin furent nommés pour se rendre auprès de Louis. Les croisés ne tardèrent pas à apprendre que leur captivité allait finir, et que le roi avait payé la rançon des pauvres comme des riches. Ces preux chevaliers, lorsqu’ils portaient leurs pensées sur leurs victoires, ne concevaient point comment ils étaient tombés entre les mains des infidèles, et lorsqu’ils songeaient à leurs dernières infortunes, leur délivrance leur paraissait miraculeuse. Tous élevèrent la voix pour louer Dieu et bénir le roi de France.
Dans le traité furent comprises toutes les villes de la Palestine qui appartenaient aux chrétiens à l’arrivée des croisés en Orient. De part et d’autre, on devait rendre les prisonniers de guerre faits depuis la trêve conclue entre l’empereur Frédéric et le sultan Malek-Kamel. Il fut convenu aussi que les munitions et les machines de guerre de l’armée chrétienne resteraient provisoirement à Damiette sous la sauvegarde du sultan d’Égypte. On ne songea plus alors qu’à remplir les conditions du traité de paix. Quatre grandes galères furent préparées pour transporter les principaux prisonniers jusqu’à l’embouchure du Nil. Le sultan partit de Mansourah et se rendit par terre à Pharescour.
Depuis la bataille de Minieh, on avait élevé dans cette ville un vaste palais construit en bois de sapin, dont les chroniques du temps nous ont laissé une description pompeuse. Ce fut dans ce palais qu’Almoadam reçut les félicitations des musulmans sur l’heureuse issue d’une guerre contre les ennemis de l’islamisme. Toutes les villes, toutes les principautés de Syrie, firent partir leurs ambassadeurs pour venir saluer le vainqueur des chrétiens. Le gouverneur de Damas, à qui il avait envoyé le manteau du roi de France, trouvé sur le champ de bataille, lui répondit : « Dieu, sans doute, vous destine à la conquête de l’univers, et vous allez marcher de victoire en victoire ; qui peut en douter, puisque vos esclaves se couvrent déjà des dépouilles que vous avez conquises sur les rois ? » Ainsi le jeune sultan s’enivrait de louanges ; il passait son temps au milieu des fêtes et des plaisirs de la paix, oubliant les soins de son empire, et ne prévoyant pas les dangers qui le menaçaient au milieu de ses triomphes.
Almoadam avait disgracié et dépouillé de leurs emplois plusieurs des ministres et des serviteurs de son père ; la plupart des émirs étaient dans la crainte d’une pareille disgrâce, et cette crainte même les portait à tout braver pour conserver leur fortune et leur vie. Parmi les mécontents, remarquait surtout les mamelucks et leur chef, milice dont l’origine remontait à Saladin, et qui avait obtenu les plus,grands priviléges sous le règne précédent. Ils reprochaient au sultan de préférer de jeunes favoris à de vieux guerriers, soutiens du trône et sauveurs de l’Égypte. Ils lui reprochaient d’avoir conclu la paix sans consulter ceux qui avaient supporté le poids de la guerre, d’avoir distribué les dépouilles des vaincus à des courtisans qui n’avaient pris d’autre peine que celle de venir des bords de l’Euphrate sur les bords du Nil. Pour justifier d’avance tout ce qu’on pouvait tenter contre le prince, on lui supposait à lui-même les projets les plus sinistres, et la rébellion naissante s’échauffait au récit des persécutions futures. On citait les émirs qui devaient mourir ; les instruments du supplice, le jour de l’exécution, tout était marqué, tout était prêt. On avait vu le sultan, au milieu d’une orgie nocturne, trancher les flambeaux de son appartement avec son sabre, et s’écrier qu’il ferait ainsi voler la tête à tous les mamelucks. Une femme animait l’esprit des guerriers par ses discours : c’était la sultane Chegger-Eddour, qui avait un moment disposé de l’empire et ne pouvait supporter les dédains du nouveau sultan. Des plaintes on passa bientôt à la révolte ouverte ; car il était moins périlleux d’attaquer le prince l’épée à la main que de déclamer plus longtemps contre lui. Un complot se forma, dans lequel entrèrent les mamelucks et tous les émirs qui avaient des outrages à venger ou à craindre. Les conjurés étaient impatients d’exécuter leur projet, et craignant que le sultan une fois arrivé à Damiette ne pût échapper à leurs coups, ils résolurent d’éclater à Pharescour.
Les galères qui transportaient les prisonniers chrétiens arrivèrent devant cette ville. Le roi descendit à terre avec les princes ses frères, et fut reçu dans un pavillon où il eut une entrevue avec le sultan. L’histoire ne dit rien de cette conférence entre deux princes qui fixaient également l’attention et dont la position était si différente : l’un, enivré de ses victoires, aveuglé par ses prospérités ; l’autre, vainqueur de la mauvaise fortune, sortant plus grand de l’épreuve de l’adversité.
Les deux souverains avaient désigné le samedi qui précède l’Ascension pour la reddition de Damiette. D’après cette convention, les croisés, retenus depuis plus d’un mois dans les fers, n’avaient plus que trois jours à souffrir les angoisses de leur captivité ; mais de nouveaux malheurs les attendaient et devaient encore éprouver leur courage et leur résignation. Le lendemain de leur arrivée devant Pharescour, le sultan du Caire, en réjouissance de la paix, voulut donner un festin aux principaux officiers de l’armée musulmane. Les conjurés profitèrent de cette occasion ; vers la fin du repas, ils fondirent sur lui l’épée à la main. Bondocdar lui porta le premier coup. Almoadam, n’ayant été blessé qu’à la main, se lève tout éperdu, s’échappe à travers sa garde immobile, se réfugie dans une tour, en ferme la porte, et paraît ensuite à une fenêtre, tantôt implorant des secours, tantôt demandant aux conjurés ce qu’ils exigeaient de lui. L’envoyé du calife de Bagdad se trouvait alors à Pharescour. Il montait à cheval, lorsque les mamelucks le menacent de la mort s’il ne rentre dans sa tente. Dans le même temps quelques tambours se faisaient entendre et donnaient le signal pour rassembler les troupes ; mais les chefs du complot disent aux soldats que Damiette est prise, et toute l’armée se précipite vers cette ville ; le sultan reste seul aux prises avec ceux qui en voulaient à sa vie. Les mamelucks l’accusent et le menacent. Il veut se justifier, ses paroles se perdent dans le tumulte. Mille voix lui crient de descendre ; il hésite, il gémit, il pleure ; les flèches volent contre la tour ; le feu grégeois, lancé de tous côtés, allume un incendie. Almoadam, près d’être atteint par les flammes, se précipite de la fenêtre et tombe à terre ; les sabres, les épées nues, sont levés sur lui ; il se jette aux genoux d’Octaï, l’un des principaux officiers de sa garde, qui le repousse avec colère. Le malheureux prince se relève, tendant la main à tout le monde, disant qu’il abandonnait le trône d’Égypte et qu’il voulait retourner dans la Mésopotamie. Ces supplications, indignes d’un prince, inspiraient plus de mépris que de pitié ; cependant la foule des conjurés hésitait ; mais les chefs savaient trop bien qu’il n’y avait pour eux de salut qu’en achevant le crime commencé. Bondocdar, qui avait porté le premier coup au sultan, le frappa une seconde fois de son sabre ; Almoadam s’échappe tout sanglant, se jette dans le Nil, et cherche à gagner quelques navires qui semblaient s’approcher de la rive pour le recevoir ; neuf mamelucks le suivent dans l’eau et le percent de mille coups à la vue de la galère où se trouvait Joinville.
Telle fut la fin d’Almoadam, qui ne sut ni régner ni mourir. Les auteurs arabes remarquent, comme une chose singulière, qu’il périt à la fois par le fer, le feu et l’eau. Les mêmes auteurs s’accordent à dire qu’il provoqua lui-même sa ruine par son imprudence et son injustice. Au reste, l’histoire orientale, accoutumée à louer le succès, à blâmer tous ceux qui succombent, rapporte les plaintes des mamelucks sans les examiner, et Passant légèrement sur cette révolution, se contente de dire : « Lorsque Dieu veut un événement, il en prépare d’avance les causes. »
Le Nil et son rivage offraient alors deux spectacles bien différents : d’un côté, on voyait un prince, au milieu de toutes les pompes de la grandeur, dans tout l’appareil de la victoire, massacré par ses propres gardes ; de l’autre, un prince malheureux, entouré de ses chevaliers malheureux comme lui, leur inspirant plus de respect dans son adversité que lorsqu’il était environné de tout l’éclat de la prospérité et de la puissance. Les chevaliers et les barons français, quoiqu’ils eussent été victimes de la barbarie du sultan, éprouvèrent à la vue de sa mort tragique plus d’étonnement que de joie : ils ne pouvaient s’expliquer l’attentat des mamelucks, et ces révolutions du despotisme militaire aux prises avec lui-même, les remplissaient d’effroi.
Après cette scène sanglante, trente officiers sarrasins, l’épée à la main et portant au cou des haches d’armes, entrèrent dans la galère où se trouvaient les comtes de Bretagne, de Montfort, Baudouin et Guy d’Ibelin, et le sire de Joinville. Ces furieux, vomissant des imprécations et menaçant de la voix et du geste, firent croire aux prisonniers que leur dernière heure était venue. Déjà les guerriers chrétiens se préparaient à la mort, et se jetant à genoux devant un religieux de la Trinité, ils lui demandaient l’absolution de leurs péchés ; comme le prêtre ne pouvait les entendre tous à la fois, ils se confessèrent les uns aux autres ; Guy d’Ibelin connétable de Chypre, se confessa à Joinville, qui lui donna « telle absolution, comme Dieu lui en avoit donné le pouvoir. » C’est ainsi que, dans la suite, l’histoire nous représente le chevalier Bayard, blessé à mort et près d’expirer, se confessant au pied d’un chêne à l’un de ses fidèles compagnons d’armes.
Au reste, ces menaces, ces violences des émirs, pouvaient avoir un but politique. À la suite d’un complot qui devait diviser les esprits, réveiller des passions nouvelles, il importait aux chefs d’exciter le fanatisme de la multitude et de diriger toutes ses fureurs contre les chrétiens. Il leur importait de faire croire, ils pouvaient croire eux-mêmes, qu’Almoadam, tué devant les galères chrétiennes, avait cherché un asile parmi les ennemis de l’islamisme.
Les seigneurs et les barons n’éprouvèrent Pas le sort qu’ils redoutaient ; cependant, comme si on avait craint leurs entreprises, ils furent jetés à fond de cale, où ils passèrent la nuit, ayant toujours sous les yeux les terribles images de la mort.
Louis, enfermé dans sa tente avec ses frères, avait entendu le tumulte. Ne sachant rien, il crut, ou qu’on massacrait les prisonniers français, ou que les musulmans avaient pris Damiette. Il était en proie à mille terreurs lorsqu’il vit entrer dans sa tente le chef des mamelucks, Octal. Cet émir lit retirer les gardes du roi, et, montrant un glaive ensanglanté : « Almoadam n’est plus, dit-il ; que me donneras-tu pour t’avoir délivré d’un ennemi qui méditait ta perte et la nôtre ? » Louis ne répondit rien. Alors, présentant la pointe de son épée : « Est-ce que tu ne sais pas, ajouta l’émir furieux, que je suis maître de ta personne ? Fais-moi chevalier ou tu es mort. — Fais-toi chrétien, répliqua le monarque, et je te ferai chevalier. » Sans insister davantage, Octaï se retira, et, peu de temps après, la tente du roi fut remplie de guerriers sarrasins armés de sabres et d’épées. Leur démarche, leurs cris, la fureur peinte sur leur visage, annonçaient assez qu’ils venaient de commettre un grand crime, et qu’ils étaient prêts à en commettre d’autres ; mais, par une espèce de prodige, changeant tout à coup de contenance et de langage à la vue du monarque, ils s’approchèrent de lui avec respect ; puis, comme s’ils avaient éprouvé en présence de Louis le besoin de se justifier, ils lui dirent qu’ils avaient été forcés de tuer un tyran qui voulait les perdre, qui voulait perdre les chrétiens ; il fallait, ajoutaient-ils, oublier le passé : tout ce qu’ils demandaient pour l’avenir, c’était la fidèle exécution du traité conclu avec Almoadam. Puis, portant la main à leur turban et inclinant leur front jusqu’à terre, ils se retirèrent en silence, et laissèrent le monarque dans l’étonnement de les voir passer ainsi tout à coup des emportements de la licence à des sentiments respectueux.
Cette scène singulière a fait dire à quelques historiens que les mamelucks avaient proposé le trône d’Égypte à saint Louis. Cette opinion s’est accréditée de nos jours, tant il nous est facile de, croire tout ce qui semble favorable à la gloire du nom français. Le sire de Joinville, qu’on a cité pour appuyer cette assertion, se contente de rapporter une conversation qu’il eut avec saint Louis. Le roi l’interrogeait sur ce qu’il aurait dû faire dans le cas où les émirs seraient venus lui offrir l’autorité suprême. Comme le bon sénéchal ne concevait point qu’on pût accepter une couronne de la main de ces émirs séditieux, « qui avoient leur seigneur occis, » Louis ne partagea point cet avis, et dit que vraiment, si on lui eût proposé de succéder au sultan, « il ne l’eût nie refusé. » . Ces seules paroles prouvent assez qu’on n’avait rien proposé au monarque captif. Joinville, il est vrai, ajoute à son récit, d’après des bruits qui circulèrent dans l’armée chrétienne, que les émirs avaient fait battre les tambours et sonner les trompettes devant la tente du roi de France, et qu’en même temps ils délibérèrent entre eux pour savoir s’ils ne briseraient point’ les fers de leur prisonnier pour en faire leur souverain.
Le sire de Joinville rapporte ce fait sans l’affirmer ; et comme l’histoire orientale garde sur ce fait même le silence le plus profond, un historien ne peut l’adopter aujourd’hui sans compromettre sa véracité. Il est possible sans doute que les émirs eussent exprimé le désir de trouver parmi eux un prince qui eût la fermeté, la bravoure et les vertus de Louis IX ; mais comment croire que des musulmans, animés du double fanatisme de la religion et de la guerre, aient pu s’arrêter un moment à la pensée de choisir un maître absolu parmi les chrétiens qu’ils venaient de traiter avec une barbarie sans exemple, et de remettre ainsi leurs biens, leur liberté, leur vie, entre les mains des plus implacables ennemis de leur pays, de leurs lois et de leur croyance ?
Au reste, le pouvoir suprême dont les émirs s’étaient montrés si jaloux, et qu’ils avaient arraché avec tant de violence des mains d’Almoadam, parut d’abord effrayer leur ambition, lorsqu’ils furent les maîtres d’en disposer. Dans un conseil réuni pour nommer un sultan, les plus sages refusèrent le dangereux honneur de régner sur un pays rempli de troubles et de commander à une armée livrée à l’esprit de sédition. Sur leur refus, on donna la couronne à Chegger-Eddour, qui avait eu tant de part à l’élévation, puis à la chute d’Almoadam. Pour gouverner avec elle, en qualité d’atabec, on choisit Ezz-Eddin-Aybek, qui avait été amené comme esclave en Égypte, et que son origine barbare faisait surnommer le Turcornan.
La nouvelle sultane arriva bientôt à Pharescour, et fut proclamée sous le nom de Mostassemieh Salehieh, reine des musulmans, mère de Malek-Almansor Khalil. Almansor Khalil, jeune prince, fils de Negmeddin, avait précédé son père au tombeau. Les enfants que laissait Almoadam étaient restés en Mésopotamie et ne devaient plus espérer de succéder à leur père. Ainsi finit la puissante dynastie des Ayoubites, dynastie fondée par la victoire et renversée par une armée que l’orgueil de la victoire avait poussée à la révolte. Tandis qu’on formait ainsi un gouvernement nouveau, le corps du sultan était abandonné sur les bords du Nil, où il resta deux jours sans sépulture. Enfin l’envoyé du calife de Bagdad obtint la permission de l’ensevelir, et déposa dans un lieu écarté les tristes restes du dernier des successeurs de Saladin.
L’élévation de Chegger-Eddour étonna les musulmans ; on n’avait point encore vu le nom d’une femme gravé sur les monnaies et prononcé dans les prières publiques. Le calife de Bagdad s’éleva contre le scandale de cette innovation, et lorsqu’il écrivit dans la suite aux émirs, il leur demanda s’ils n’avaient Pas trouvé dans toute l’Égypte un seul homme pour les gouverner. L’autorité suprême, remise entre les mains d’une femme, ne pouvait contenir les passions qui troublaient l’empire, ni faire respecter les traités, ce qui devint très-funeste aux chrétiens condamnés à souffrir tour à tour de la révolte et de la soumission de l’union et de la discorde de leurs ennemis.
Parmi les émirs, les uns voulaient qu’on exécutât la trêve conclue avec le sultan ; les autres, qu’on fît un traité nouveau ; quelques-uns s’indignaient qu’on négociât avec des infidèles. Après de longs débats, on en revint à ce qui avait été décidé, en y ajoutant la condition que le roi de France rendrait Damiette avant d’être mis en liberté et qu’avant de quitter les rives du Nil il payerait la moitié de la somme fixée pour sa rançon et celle de son armée. Ces dernières conditions annonçaient la défiance des émirs, et pouvaient faire craindre que le jour de la délivrance ne fût point encore arrivé pour les prisonniers chrétiens.
Lorsqu’on en vint à jurer l’observation du traité, on proposa de part et d’autre des formules de serment. Les émirs jurèrent que, s’ils manquaient à leurs promesses, « ils consentaient à être bafoués comme le pèlerin qui fait le voyage de la Mecque la tête découverte, ou bien à être aussi méprisés que celui qui reprend ses femmes après les avoir quittées. » Les musulmans, d’après leurs mœurs et leurs usages, n’avaient point d’expressions plus solennelles pour garantir la foi jurée. On proposa à Louis IX la formule suivante : « Si je manque à mon serment, je serai semblable à celui qui renie son Dieu, qui crache sur la croix et la foule aux pieds. » Cette formule de serment qu’on imposait au roi lui semblait une injure à Dieu et à lui-même il refusa de le prononcer. En vain les émirs firent éclater leur colère ; il brava leurs menaces. Cette résistance de saint Louis, célébrée par les contemporains, n’obtiendra peut-être pas les mêmes éloges dans le siècle où nous vivons. Cependant il faut considérer que le roi n’était pas seulement retenu en cette circonstance par les scrupules de sa dévotion, mais par le sentiment de la dignité royale. On se rappelle que, dans la troisième croisade, Richard et Saladin avaient jugé indigne de la majesté des rois d’asservir leur parole à la formule d’un serment ; ils se contentèrent, pour cimenter la paix, de toucher la main des ambassadeurs. Des émirs séditieux et couverts encore du sang de leur maître, devaient méconnaître la dignité du rang suprême ; mais Louis n’oublia jamais, dans les occasions importantes, qu’il était un grand monarque, et la supposition d’un parjure, la seule pensée d’un blasphème, ne pouvaient s’allier dans son esprit avec le caractère d’un prince chrétien et d’un roi de France.
Les musulmans, irrités de voir un roi dans les fers résister à toutes leurs demandes et leur imposer en quelque sorte des conditions, parlaient déjà de faire mourir Louis IX au milieu des supplices : « Vous êtes maîtres de mon corps, leur dit-il, mais vous ne pouvez rien sur ma volonté. » Les princes, ses frères, le conjurèrent de prononcer la formule exigée ; il résista aux prières de l’amitié, comme il avait résisté aux menaces de ses ennemis. Les exhortations des prélats n’eurent pas plus de succès. Enfin les mamelucks, attribuant une résistance si opiniâtre au patriarche de Jérusalem, s’emparèrent de ce prélat âgé de plus de quatre-vingts ans, l’attachèrent à un poteau et lui lièrent les mains si étroitement que le sang en jaillissait. Le patriarche, pressé par la douleur, criait : « Sire, sire, jurez ; je prends le péché sur moi. » Louis, toujours persuadé qu’on faisait outrage à sa bonne foi, qu’on lui demandait une chose injuste et déshonorante, resta inébranlable. À la fin, les émirs, vaincus par tant de fermeté, se contentèrent de la simple parole du roi, et se retirèrent en disant que « ce prince franc était le plus fier chrétien qu’on eût jamais vu en Orient. »
On ne s’occupa plus dès lors que de l’exécution du traité. Les galères qui portaient les prisonniers levèrent l’ancre et descendirent vers l’embouchure du Nil, tandis que l’armée musulmane s’avançait par terre. Les chrétiens devaient livrer Damiette le lendemain au lever du jour. On ne peut peindre le trouble, la consternation, le désespoir qui régnèrent dans la ville pendant toute la nuit. Les malheureux habitants parcouraient les rues, s’interrogeaient avec inquiétude ; les nouvelles les plus sinistres se répandaient ; on disait que toute l’armée chrétienne, avait été massacrée par les musulmans, que le roi de France était empoisonné. Lorsqu’on reçut l’ordre d’évacuer la place, la plupart des guerriers déclarèrent hautement qu’ils n’obéiraient point, et qu’ils aimaient mieux mourir sur les remparts que d’être égorgés comme prisonniers de guerre.
En même temps les esprits s’échauffaient dans l’armée musulmane. On répétait que le roi de France refusait d’exécuter le traité et qu’il avait ordonné à la garnison de Damiette de se défendre. Les soldats et leurs chefs se repentaient d’avoir fait une trêve avec les Francs, et paraissaient décidés à profiter du moindre prétexte pour la rompre.
Cependant les commissaires de Louis IX persuadèrent aux chrétiens renfermés dans Damiette d’évacuer la ville. La reine Marguerite, à peine relevée de couches, se fit transporter dans un vaisseau génois. Elle était accompagnée de la duchesse d’Anjou, de la comtesse de Poitiers et de la veuve infortunée du comte d’Artois qui, au milieu des calamités présentes, pleurait encore sur le premier malheur de cette guerre. Vers la fin de la nuit, Olivier de Thermes, qui commandait la garnison, le duc de Bourgogne, le légat du pape et tous les Francs, excepté les malades restés dans la ville, s’embarquèrent sur le Nil.
Geoffroi de Sargines, étant entré dans la place, en remit les clefs aux émirs, et dès le lever du jour on vit flotter les étendards musulmans sur les tours et les remparts. À cette vue, toute l’armée égyptienne se précipita en tumulte dans la ville. Les nouvelles répandues dans la nuit avaient excité la fureur des soldats ; ils entrèrent dans Damiette comme si un combat sanglant leur en eût ouvert les portes ; ils massacrèrent les malades qu’ils y trouvèrent, pillèrent les maisons et livrèrent aux flammes les machines de guerre, les armes, toutes les munitions qui appartenaient aux chrétiens.
Cette première violation des traités, l’ivresse du carnage, l’impunité de la licence, ne firent qu’enflammer davantage l’esprit des musulmans et les porter à de plus grands excès. Les émirs, partageant la fureur des soldats, eurent la pensée de faire périr tous les prisonniers chrétiens. Déjà les galères où se trouvaient entassés les barons et les chevaliers français avaient reçu l’ordre de remonter vers Pharescour, « dont fut parmi nous grand deuil, dit Joinville, et maintes larmes issirent des yeux, car nous croyions tous qu’on dût nous tuer. »
Tandis que les galères remontaient le Nil, les chefs de l’armée musulmane délibéraient en conseil sur le sort du roi de France et de tous les guerriers français. « Nous voilà maîtres de Damiette, disait l’un des émirs ; un puissant monarque des Francs et ses plus braves guerriers peuvent recevoir de nous la mort ou la liberté. La fortune nous offre une occasion d’assurer à jamais la paix de l’Égypte et le triomphe de l’islamisme ; nous avons versé sans scrupule le sang des princes musulmans, respecterons-nous celui des princes chrétiens venus en Orient pour incendier nos cités et réduire nos provinces en servitude ? » Cette opinion était celle du peuple et de l’armée, et la plupart des émirs, entraînés par l’esprit général, tenaient le même langage. Un émir de la Mauritanie, dont Joinville nous a conservé le nom, s’éleva presque seul contre cette violation des lois de la guerre et de la paix : « Vous avez fait mourir, dit-il, votre prince, que le Coran vous ordonnait de garder comme la prunelle de votre œil. Cette mort était sans doute nécessaire à votre propre sécurité ; mais que pouvez-vous attendre de l’action qu’on vous propose, si ce n’est la colère de Dieu et la malédiction des hommes ? » Ce discours fut interrompu par des murmures ; le langage de la raison ne faisait qu’aigrir la haine et le fanatisme. Comme les passions violentes ne manquent jamais de motifs pour se justifier à elles-mêmes leurs propres excès, on accusa les croisés de perfidie, de trahison, et de tous les crimes qu’on méditait contre eux. Il n’était point d’accusation qui ne parût vraisemblable, point de violence qui ne parût juste. « Si le Coran ordonnait aux musulmans de veiller sur la vie de leurs princes, il leur ordonnait aussi de veiller au maintien de la foi musulmane ; la mort devait être le prix de ceux qui avaient apporté la mort, et leurs ossements devaient blanchir dans les mêmes plaines qu’ils avaient ravagées. Ainsi l’exigeaient le salut de l’Égypte et les lois du prophète. »
Après une délibération très-orageuse la terrible sentence des captifs allait être prononcée ; mais la cupidité vint à la fin au secours de l’humanité et de la justice ; l’émir qui parlait en faveur des prisonniers chrétiens avait dit plusieurs fois « que les morts ne payaient point de rançon. » On reconnut enfin que le glaive, en immolant les croisés, ne ferait que dépouiller la victoire, et priverait les vainqueurs du fruit de leurs travaux. Cette observation calma les esprits changea les opinions. La crainte de perdre huit cent mille besants d’or fit respecter les traités, et sauva la vie du roi de France et de ses compagnons d’infortune.
Les émirs donnèrent l’ordre de ramener les galères vers Damiette. Les mamelucks prirent tout à coup des sentiments plus pacifiques ; et comme il est naturel à la multitude de passer d’un extrême à l’autre, on traita avec tous les égards de l’hospitalité ceux que, peu d’heures auparavant, on voulait livrer à la mort. À leur arrivée devant la ville, on distribua aux prisonniers des beignets cuits au soleil, et des œufs durcis que, cc pour l’honneur de nos personnes, dit Joinville, on « avoit peints de diverses couleurs. »
Les chevaliers et les barons eurent enfin la permission de sortir des vaisseaux qui leur servaient de prison, pour aller rejoindre le roi, que plusieurs d’entre eux n’avaient point vu depuis le désastre de Minieh. Lorsqu’ils sortaient de leurs navires, Louis marchait vers l’embouchure du Nil, escorté par des guerriers musulmans ; une multitude innombrable le suivait, et contemplait en silence les armes, les traits, la démarche du monarque chrétien. Une galère génoise l’attendait ; dès qu’il y fut monté, quatre-vingts archers, les arbalètes tendues, parurent tout à coup sur le tillac : aussitôt la foule des Égyptiens se dissipe, et la galère s’éloigne du rivage. Louis avait avec lui le comte d’Anjou, le comte de Soissons, Geoffroi de Sargines, Philippe de Nemours, le sénéchal de Joinville. Le comte de Poitiers était resté en otage à Damiette jusqu’à l’entier payement de quatre cent mille besants d’or que le roi devait compter aux émirs avant de se mettre en mer. Il manquait à Louis IX trente mille livres ; on les demanda aux Templiers ; ceux-ci, au grand scandale des chevaliers et des barons, les refusèrent d’abord. On menaça d’employer la force : ils obéirent. La somme exigée par le traité fut payée aux Sarrasins. Le comte de Poitiers quitta Damiette et tout était prêt pour le départ, lorsque Philippe de Montfort, chargé de faire le payement, vint rendre compte de sa mission, et dit au roi qu’on avait trompé les émirs d’une somme de dix mille livres ; Louis en témoigna son mécontentement, et renvoya Philippe de Montfort à Damiette pour restituer cette somme : leçon de justice qu’il voulut à la fois donner à ses ennemis et à ses serviteurs. Cette dernière mission se trouve rapportée dans un auteur arabe qui lui suppose un motif singulier et bizarre. II raconte que Philippe de Montfort fut envoyé aux émirs pour leur dire qu’ils manquaient de religion et de bon sens : de religion, parce qu’ils avaient massacré leur souverain ; de bon sens, parce qu’ils avaient brisé, pour une somme modique, les chaînes d’un monarque puissant qui aurait donné la moitié de son royaume pour racheter sa liberté. Cette explication peu vraisemblable sert du moins à nous faire connaître l’opinion alors répandue parmi les peuples de l’Orient, qui reprochaient aux émirs égyptiens d’avoir égorgé leur sultan et laissé échapper leur ennemi.
Bientôt Louis IX, avec les tristes débris de son armée, quitta l’embouchure du Nil, et, peu de jours après son départ, arriva à Ptolémaïs, où le peuple et le clergé faisaient encore des prières pour sa délivrance. Tous les habitants de la ville allèrent en procession jusqu’au bord de la mer pour le recevoir.
Cependant les infidèles se réjouissaient de leurs triomphes. Les chefs et les soldats de l’armée égyptienne, qui avaient vaincu les Francs, reçurent, les uns des vestes d’or et d’argent, les autres des sabres, des chevaux, tous des récompenses proportionnées à leur rang et à leur bravoure. La reddition de Damiette et les victoires de l’islamisme furent à la fois célébrées par des discours prononcés dans les mosquées, et par les chants des poètes qu’on répétait dans toutes les cités musulmanes. L’un des poètes arabes s’adressait au roi de France : « O monarque des Francs ! lui disait-il, tu voulais envahir l’Égypte, et t’emparer de ses richesses ; tu croyais, dans ton orgueil, que les forces qui la défendent se dissiperaient comme la fumée ou comme une ombre vaine. Que sont devenus tes guerriers ? Où les a conduits ton imprudence ? Cinquante mille hommes faits prisonniers, tués ou blessés ; voilà le fruit de ton entreprise. O roi des Francs ! ajoutait le poète des mamelucks, si tu conserves l’espoir de venger ta défaite, si quelque dessein téméraire te ramène dans notre pays, n’oublie pas que la maison du fils de Lokman, qui te servait de prison, est encore prête à te recevoir. Souviens-toi que les chaînes que tu as portées, et l’eunuque Sabih, qui te gardait, sont toujours là qui t’attendent. »