Hommage prononcé au cimetière du Père-Lachaise lors du décès de M. Alain Decaux

Le 4 avril 2016

Pierre NORA

HOMMAGE

à

M. Alain DECAUX

prononcé par

M. Pierre NORA

au cimetière du Père-Lachaise

le lundi 4 avril 2016

 

En ce lieu de tristesse, et au moment où Alain va nous quitter pour toujours, je voudrais vous inviter, en pensant à lui, à ne penser qu’au bonheur. Car Alain a été l’homme de tous les bonheurs, jusqu’à celui de partir un dimanche de Pâques, ce que ce grand croyant se serait sans doute souhaité par-dessus tout.

Un bonheur qui rayonnait de toute sa personne, de son sourire bienveillant, de la malice de son regard, de sa gaieté perpétuelle.

Bonheur qu’il a eu la chance de trouver dans sa famille : auprès de Micheline, qui l’a accompagné depuis les beaux jours jusqu’aux plus mauvais et qui a été extraordinaire de dévouement et de générosité. Avec ses enfants : Isabelle, dont Alain me disait, à la fin, qu’elle avait la gentillesse d’écrire sous sa dictée. Anne-Hélène, qui, si je me rappelle bien, a poussé l’admiration du père jusqu’à faire sur lui son mémoire de thèse et qui ne parlait de lui que comme son modèle. Jean-Laurent, que son père ne présentait jamais que comme son « fils préféré ».

Bonheur aussi dans sa carrière, où Alain Decaux a tout réussi : ses livres, ses émissions à la radio, ses performances télévisuelles, ses grands spectacles avec Robert Hossein. Mais aussi son passage au ministère de la Francophonie, sa gestion de Chantilly, son éloge d’Alexandre Dumas au Panthéon. Jusqu’à son entrée vivant au musée Grévin, ce qui, vous en conviendrez, signe la vraie immortalité. Il a tout réussi ; mais plus que tout, il a réussi à vaincre la maladie. Car Alain aurait pu nous quitter il y a plus de vingt ans ; et c’est un miracle de la médecine, mais aussi un miracle sur lui-même, qu’il nous soit resté jusqu’à maintenant.

Mais le vrai, le grand bonheur, c’est le rapport qu’il a su établir avec des millions de Français. Des Français de tout âge, de toute condition, de tout parti politique, en sachant les enchanter d’histoires, en un face-à-face personnel où s’exprimait sa vérité la plus vraie.

Chacun d’entre vous ici ce soir a eu son Alain Decaux : pour s’en convaincre, il suffit de rouvrir, comme je l’ai fait hier, le Dictionnaire amoureux d’Alain Decaux que, au moment où il publiait son Dictionnaire amoureux d’Alexandre Dumas, Micheline a eu l’idée vraiment « géniale », comme disent les jeunes, de demander à tous ses amis, priés d’évoquer leurs plus grands souvenirs de lui.

Les miens remontent à plus de soixante ans, depuis une rencontre en 1955 à Istanbul où il était venu, avec une amie que je connaissais un peu et qui nous a présentés, retrouver le vrai Cicéron de l’Affaire Cicéron. Il avait trente ans, et moi vingt-quatre.

Soixante ans donc d’une amitié un peu inattendue, et même paradoxale, entre deux historiens que rien ne paraissait devoir rapprocher. Ni leur carrière, la sienne éclatante, la mienne plus discrète. Ni surtout le genre d’histoire qu’ils pratiquaient, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais le type d’histoire où il était passé maître, l’histoire médiatique, m’intriguait au point de lui proposer de faire avec moi dans Le Débat, en 1984, un grand entretien dont il n’a jamais cessé de dire qu’il en était très heureux et qu’il avait compté dans sa carrière. Après m’être intéressé à Ernest Lavisse, cet instituteur national de la République, comment ne me serais-je pas intéressé à Alain Decaux, notre instituteur national de l’âge cathodique ?

 

Et puis, un beau jour de juin 2002, aux Archives nationales, c’est toi qui m’as remis mon épée d’académicien.

Eh bien, je voudrais ce soir, avec les mots les plus simples, mais du fond du cœur, te rendre un peu de l’honneur et de l’amitié que tu m’as faits ce jour-là, en me remettant la clé de cette Académie où nous avons été heureux ensemble. Et où nous aurons bien du mal – n’est-ce pas, Hélène ? – à l’être sans toi.