Réponse de M. Campenon
au discours de M. Lémontey
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 17 juin 1919
PARIS PALAIS DE L'INSTITUT
Monsieur,
Parmi les écrivains qui joignent au sens droit dont la nature les a doués, tous les avantages d’un esprit cultivé par les lettres, il en est bien peu qui, voulant faire partager le sentiment qu’ils éprouvent, la conviction dont ils sont pénétrés, n’aient point recours à ces artifices de la parole, à ces exagérations convenues, dont s’anime et se passionne le langage ; et c’est dans ce petit nombre qu’il faut ranger l’écrivain si regrettable que vous remplacez aujourd’hui parmi nous. En effet, soit que M. Morellet, qui sentait en lui toute la puissance de la raison, eût assez de confiance en la raison des autres pour ne s’adresser jamais qu’à elle : soit que sa probité, qu’il appliquait même aux lettres, lui fit considérer ces mouvements étudiés, ces soigneuses combinaisons du style, comme autant de ruses du langage, comme une sorte de déguisement de la pensée, toujours est-il vrai qu’il n’employa que bien rarement dans ses écrits ces ressources de l’art, et qu’il eut souvent le mérite de plaire et le bonheur de persuader sans leur secours.
On ne doit sans doute rien négliger de ce qui peut rendre la raison aimable, et la vérité persuasive. Mais on ne saurait trop louer M. Morellet de n’avoir jamais quitté la route où la nature l’avait placé. Tout était d’accord en lui. On trouvait la simplicité dans ses goûts comme le naturel dans son langage, l’ordre dans ses habitudes comme la méthode dans ses écrits, la sérénité dans son caractère comme le calme dans son imagination ; et s’il était permis d’étendre plus loin ce rapport entre l’homme et ses ouvrages, j’oserais dire que ses conceptions, ses idées, son style même, conservaient je ne sais quoi de robuste comme lui de fortement prononcé comme ses traits.
Il fallait bien qu’il y eût dans cet accord quelque chose de séduisant, puisque la persuasion était presque toujours attachée à la simplicité de ses paroles. Qu’il eût à venger le bon sens des paradoxes d’un esprit faux, ou que s’élevant à la plus noble fonction de l’écrivain, il eût à défendre l’infortune contre l’injustice encore toute-puissante, on le voyait toujours entrer d’un pas ferme dans la lice, et, sans autre arme que sa seule raison, porter l’effroi jusqu’au cœur de ceux qu’il avait à combattre, à peu près comme Homère nous peint Ajax effrayant l’ennemi avec son simple bouclier.
C’était le même homme encore qu’on retrouvait dans le monde et dans la vie privée : toujours s’indignant de ce qui lui semblait absurde, toujours frappé du bon-sens chez les autres, comme d’un point de contact avec lui, recherchant peu ce qu’on appelle esprit, mais accueillant le naturel, encourageant la timidité, ménageant même l’ignorance, pourvu que la présomption ne s’y joignît pas, et se livrant, dans son intérieur, avec la plus aimable facilité de caractère, aux douces joies d’une famille qu’il eût été heureux de choisir, si la nature ne la lui avait donnée. Et si j’essaye de rappeler ce qu’il était dans les réunions habituelles de cette compagnie, si je me le représente dans ces conférences où nous l’avons vu apporter si souvent toutes les lumières d’une intelligence supérieure, toutes les richesses d’une instruction aussi solide que variée, et quelquefois la persévérance obstinée d’un esprit fortement convaincu, je me demande où retrouver maintenant et l’autorité d’un si grand âge, et les secours d’une si longue expérience, et la puissante impression de cette voix qui, citant parmi nous Fontanelle, Montesquieu, Voltaire, avait le droit de dire : J’ai vu, j’ai entendu ; ces traditions vivantes de nos beaux jours littéraires, ces trésors d’une mémoire qui savait choisir, ces leçons du passé ; avec lui tout s’est éteint, tout a disparu dans la même tombe.
Je ne dirai qu’un mot pour donner une idée de son caractère à ceux qui ne l’ont point connu. M. Morellet a vécu plus de quatre-vingt-douze ans, et n’a jamais eu le chagrin de perdre un seul ami autrement que par la mort. Voilà l’homme que nous regrettons ; voilà l’écrivain dont vous venez de retracer tous les droits à l’estime publique, et dont l’éloge vous appartenait à plus d’un titre, à vous, Monsieur, qui vous félicitez d’avoir reçu le jour dans la même ville que lui.
Ce rapport est le seul que vous ayez rappelé ; mais son ombre ne s’offensera point si je fais remarquer entre son caractère et le vôtre une conformité plus honorable pour tous deux. Au commencement de 1792, vous faisiez partie de cette assemblée législative, où siégeaient près de vous beaucoup d’hommes de bien et de talent, qui n’ont pas tous disparu dans la tempête. Ce fut là que l’on commença de discuter ces premiers décrets de rigueur contre les Français qui avaient cru pouvoir s’éloigner de la France où tant d’orages les menaçaient. Le cœur sans doute plein de cette idée, qu’une telle absence était déjà pour eux une peine assez cruelle, vous ne craignîtes point de vous opposer de tous vos efforts à cette terrible législation. Vous demandiez, nos annales en font foi, vous demandiez que la patrie ne déshéritât aucun de ses enfants, les couvrît tous de la même égide, qu’elle les confondît tous dans une même affection. Ah ! cette voix généreuse qu’on ne voulut point entendre, elle avait sans doute été entendue de l’intrépide vieillard à qui vous succédez ; elle parlait encore à son cœur, quand, six ans après, il éleva la sienne pour réclamer l’héritage de tant de familles dépouillées ! Votre zèle, Monsieur, fut digne du sien ! Mais, combattu dans tous vos vœux, repoussé dans tous vos efforts, vous fûtes bientôt réduit à n’implorer que pour quelques-uns ce qu’on vous refusait pour tous, et vous eûtes du moins la consolation d’obtenir en faveur de ceux de nos savants, de nos artistes dont nous avions à déplorer l’absence, une loi moins rigoureuse qui leur permit de regagner, sans effroi, la terre de la patrie : doux et honorable triomphe qu’il n’a pas dépendu de vous de rendre plus complet.
Peut-être se trouve-t-il dans cette enceinte quelques-uns de ces hommes infatigables que l’ardeur de la science avait conduits alors sur des bords lointains pour y chercher de nouvelles lumières, pour y observer de nouveaux procédés dont nos arts pouvaient s’enrichir. Si parmi ceux qui m’écoutent, il en est qui vous aient dû le bienfait de revoir plus tôt la France, c’est à leurs souvenirs que j’en appelle, c’est à leur reconnaissance que je confie le noble soin d’acquitter aujourd’hui la dette de tous les arts.
Le zèle du bien public inspira, dans d’autres circonstances, plusieurs écrits où vous avez loué des hommes utiles et défendu des institutions recommandables. Ce mérite se joint à la gaieté de l’esprit dans quelques parties d’un ouvrage dont le titre même indique que vous y avez voulu faire à la fois la part de la raison et celle de la folie. La gaieté qui vous anime, Monsieur, n’a peut-être point cette expansion vive et franche, cette allure tout à la fois si fantasque et si naturelle d’Hamilton. Mais du moins ne lui voit-on jamais ce rire étudié des imitateurs de Sterne. Il semble que ce soit ce mouvement particulier de l’esprit et du caractère pour lequel notre langue est obligée d’emprunter aux Anglais l’expression de humour ; mouvement d’une humeur naturellement plaisante où la moquerie douce et légère se mêle au langage de la bonhomie, où se laisse entrevoir une aptitude marquée à saisir le ridicule, avec l’art de le montrer sous une petite face, quand il touche à de grands objets, et sous de grandes proportions, quand il ne s’attache qu’à de petites choses. Quelques principes sages, quelques idées vraiment utiles se font jour à travers ces riants badinages, tandis qu’une imagination, féconde en détails, y verse abondamment les allusions fines, les tournures subtiles, les contrastes piquants d’expression, toutes les saillies d’un esprit ingénieux qui s’abandonne à son caprice.
Ces ressources toutefois appartiennent au genre du conte ; et vous aviez déjà tenté de les appliquer à l’art dramatique dans le petit opéra de Palma, ou le Voyage en Grèce. On n’a point eu le temps d’oublier cette époque, où l’ignorance et la cupidité remarquant, pour la première fois peut-être, les vieux monuments de notre architecture, s’aperçurent qu’il y avait là du marbre et de la pierre, et qu’en y portant le marteau, l’opulence pouvait naître du milieu de ces ruines ; c’est pour signaler ces spéculations honteuses, c’est pour faire tomber l’outil de destruction de la main de ces Vandales, que vous leur avez montré, dans l’illusion de la scène, les stupides descendants de Périclès et d’Alcibiade mutilant avec la scie les colonnes du Parthénon et les images des demi-dieux de la Grèce, que le temps moins cruel avait épargnées : charmante allégorie ! leçon frappante de justesse, dont l’effet eût été infaillible, si l’ignorance savait se reconnaître dans une allégorie, et la cupidité se corriger par une leçon.
Mais la maturité de vos pensées se porta bientôt vers un plus grave sujet d’étude, l’histoire critique de la France pendant les règnes de Louis XV et de Louis XVI. Avant de publier ce fruit d’un long travail, vous avez soumis au jugement du lecteur la partie qui sert d’introduction au récit de ces deux époques ; tableau rapide, où l’œil du peintre s’est particulièrement appliqué à démêler les ressorts du gouvernement de Louis XIV. Ce tableau, où la finesse des observations n’exclut point la profondeur des vues, devait frapper diversement les regards : il révélait d’abord aux esprits judicieux un historien prêt à montrer les hommes et les choses sous un jour vif et tranchant, sous des aspects inaccoutumés ; mais ces nombreux lecteurs qui avaient étudié le siècle de Louis XIV dans les brillants récits de Voltaire, tous ceux qui avaient comme assisté aux enchantements de cette cour, retracés dans un style qui lui-même est un autre enchantement, n’étaient-ils pas excusables en essayant de repousser la main qui venait détruire d’aussi aimables prestiges ? Vous n’avez été, Monsieur, ni surpris, ni blessé de leurs plaintes. Elles auraient pu n’avoir que le ton du regret, elles ont pris quelquefois l’accent du reproche ; mais tel est votre caractère, que personne n’eût osé vous accuser de céder à un autre sentiment que votre conviction, en retraçant sous des couleurs trop sévères cette étonnante monarchie de Louis XIV.
Vous le savez, Monsieur, la place où vous venez de vous asseoir, la place d’où j’ai l’honneur de vous adresser la parole, semblent retentir encore des louanges prodiguées à sa vie et longtemps décernées à sa mémoire. Ce tribut d’éloges, il est vrai, n’est plus une obligation imposée au talent ; mais le sentiment qui en avait fait un devoir rappelle au moins quelques bienséances qu’il nous est à tous deux facile et doux de remplir. Ni vous ni moi, Monsieur, ne connaissons cette maligne joie qui se plaît à remuer de froides cendres pour insulter à des grandeurs disparues : ni vous ni moi pourtant ne voudrions le louer ici de ses nombreuses conquêtes, quoiqu’elles fassent aujourd’hui même le plus puissant boulevard de nos frontières ; est-ce à nous d’exalter encore cette fièvre des conquérants qui ne peut s’éteindre que dans le sang humain versé ! Réunis dans ce lieu de paix où toutes les sciences sont amies, où toutes les muses se donnent la main, il semble que l’image de Louis et de son siècle ne nous apparaisse qu’au milieu des ombres imposantes des Corneille et des Pascal, des Racine et des Lebrun, des Fénelon et des La Bruyère. Tous ces grands hommes dont il anima le génie, tous ces illustres morts dont les statues nous environnent, veillent auprès de nous sur sa mémoire attaquée, protègent à leur tour sa renommée vieillissante, et ne nous laissent voir en lui que le contemporain de tant de merveilles, que le prince qui sentit que les arts donnaient la gloire ; qui naturalisa parmi nous les Huyghens et les Cassini ; qui, l’oreille frappée des premiers accents de la menaçante éloquence de Bossuet, félicitait son père d’avoir un tel fils, goûtait le grand sens et la vigoureuse harmonie des vers de Despréaux, et se croyait ordonner enfin qu’on représentât le Tartuffe.
On a dit que ce sentiment des beautés de l’art n’était, chez Louis XIV, que l’effet d’un noble instinct. Reconnaissons-le du moins comme un des plus heureux fruits de l’étude et du goût dans son auguste petit-fils, dans ce prince législateur que les arts de la paix environnent de leur doux éclat, que les lettres ont consolé dans le malheur, qu’elles consolent peut-être encore sur le trône.