M. Duval, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Legouvé, y est venu prendre séance le 15 avril 1813, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Le plus célèbre des poëtes comiques de l’ancienne Rome, Térence, disait dans le prologue de son Andrienne : « En écrivant des comédies, le premier objet que je me propose est de plaire au peuple. » Aussi s’empressait-il de consulter les hommes les plus éclairés de son temps ; et, lorsqu’il se présentait dans la lice, Scipion et Lélius lui avaient déjà décerné la couronne.
Si je n’ai pu égaler en talents le poëte romain, ce modèle du comique ingénieux et élégant, j’ai partagé du moins avec lui le désir de plaire au peuple. Je savais que le suffrage de mes concitoyens était le titre le plus sûr pour obtenir un jour l’honneur que je reçois en ce moment.
Parmi les hommes qui ont dévoué leur vie à la culture des lettres, il en est peu qui aient le droit de prétendre à la gloire ; mais il n’en est aucun qui ne doive aspirer à l’estime publique. Et quel gage de cette estime plus honorable et plus pur un homme de lettres pourrait-il désirer, que le suffrage libre d’un corps littéraire où il voit réunis ses maîtres et ses modèles, les arbitres les plus éclairés du goût, les amis et les protecteurs les plus sincères de tous les genres de mérite ?
Plus je sais apprécier cette insigne faveur, plus je sens qu’il me sera difficile d’exprimer dignement ma reconnaissance. Jamais athlète dans les jeux Olympiques ne vint recevoir la palme avec plus de crainte et d’émotion.
Je dois bénir aujourd’hui les impérieuses circonstances qui me jetèrent loin de la route que m’avait tracée la sollicitude paternelle. En vain la fortune voulait me retenir sur des bords étrangers ; je m’élançai avec audace dans cette carrière des lettres dont on ne m’avait signalé que les écueils. Heureuse la faute qui m’a valu un prix que, dans mes rêves de gloire, j’osais à peine désirer !
Mais à l’instant même où, l’âme pleine de reconnaissance et de joie, je m’apprête à vous rendre grâce d’une adoption que je dois à votre bienveillante indulgence, j’aperçois dans vos rangs ces favoris de Melpomène, qui furent les rivaux et les amis du poëte célèbre et malheureux dont la mort fut si prématurée, et que je ne devais pas m’attendre à remplacer. Je crois les entendre m’avertir que je dois un éloge à ses talents, des larmes à sa mémoire.
Et moi aussi je me glorifie d’avoir été longtemps son admirateur et son ami. Quand même vos règlements et le plus respectable usage ne m’imposeraient pas la tâche de retracer ici les titres de mon prédécesseur à l’estime publique, mon cœur m’en ferait un devoir. L’ombre de Legouvé recevra de moi un hommage et des regrets également sincères.
Les Muses entourèrent son berceau. M. Legouvé père, dont les grands talents ont honoré le barreau de Paris, aimait en secret et cultivait la poésie.
S’il n’a pas assez vécu pour être témoin des premiers succès de son fils, il a pu du moins diriger ses premiers pas dans la carrière. Oh ! combien cet ami des Muses eût été fier de son élève, s’il eût pu voir avec quel enthousiasme le public accueillit la Mort d’Abel ! Quelle jouissance pour le cœur paternel, de partager le succès d’un fils unique, dont il n’a pu que soupçonner les précoces talents !
Le jeune poëte unissait à une sensibilité excessive une bienveillance timide, une crainte des affaires et des soins de la vie, qui lui rendaient pénibles les plus simples devoirs de la société. Né pour les lettres et pour l’amitié, son âme ne semblait ouverte qu’aux plus douces affections ; s’il parut sensible à la gloire de son premier triomphe, il le fut plus encore aux atteintes de quelques critiques qui voulurent en ternir l’éclat. Il leur répondit avec modération dans une préface où il prouve qu’il connaissait parfaitement la théorie de l’art dans lequel il venait de s’essayer. Ce premier fruit de sa jeunesse, ce premier monument de sa gloire fut aussi son premier hommage à la reconnaissance. M. Legouvé, par une épître en vers aussi touchante qu’ingénieuse, le dédie à sa mère ; et il se montre aussi bon fils qu’excellent poëte.
Le sujet de la tragédie de la Mort d’Abel, puisé dans le poëme de Gessner, offre toute la simplicité de mœurs des premiers jours du monde ; et cependant la pièce n’est dénuée ni d’action, ni d’intérêt. Le personnage de Caïn est tracé avec une énergie qui fit concevoir au public l’espoir de placer un jour son jeune auteur dans les premiers rangs des poëtes tragiques. On trouverait difficilement dans nos pièces du premier ordre une couleur locale plus vraie et des vers plus dignes d’être retenus : il en est un surtout que le temps ne pourra effacer de ma mémoire, et qui devrait être gravé dans le cœur de tous les enfants. Qui mieux que moi doit apprécier, sentir la beauté de ce vers :
Un frère est un ami donné par la nature !
Épicharis et Néron, le second ouvrage de M. Legouvé, obtint aussi un succès brillant. Présenter Néron au théâtre, après Racine, était déjà une sorte de témérité que le talent seul pouvait faire excuser. Le cinquième acte de cette tragédie, où la terreur est portée au dernier point, produit toujours le plus grand effet. Néron, proscrit, respirant la vengeance, n’ayant plus d’espoir que dans la mort, et craignant de se la donner ; enfin, Néron pleurant, produit un mélange d’intérêt et d’horreur qui fait de ce cinquième acte l’un des plus beaux qui soient au théâtre. Je ne ferai aucune réflexion sur le poëte Lucain, que l’on a regardé dans le temps comme un personnage épisodique. Je ne sais jusqu’à quel point ce reproche est fondé ; mais à la première représentation, le public, témoin de l’éloquent enthousiasme de l’auteur de la Pharsale, fit à M. Legouvé l’application de ce vers :
Il écrit, l’œil fixé sur la postérité.
La Mort de Henri IV, la dernière tragédie de M. Legouvé, me paraît l’ouvrage dans lequel il a montré le plus de talent. Le sujet offrait de grandes difficultés, et peut-être on s’aperçoit un peu trop des efforts qu’il a faits pour les surmonter. Je suis loin pourtant de me joindre aux critiques qui lui ont reproché d’avoir altéré l’histoire en associant Médicis au crime du fanatisme. L’auteur a répondu victorieusement. Plusieurs de nos premiers tragiques se sont encore plus écartés, dans leurs compositions, de la vérité historique. Que doit-on demander de plus à l’auteur dramatique que l’exactitude dans le fait principal ?-Quant aux moyens qu’il emploie pour mettre en jeu les ressorts de son intrigue, il n’en doit pas un compte, exact au public. On vient au théâtre pour être ému, et non pour apprendre l’histoire. Certes, si M. Legouvé n’eût pas attribué à une jalousie aveugle le crime qui priva la France du meilleur des rois, l’intérêt dans sa pièce eût été bien plus faible, presque nul. Sans la jalouse Marie, sans ses incertitudes, et surtout sans ses remords, l’auteur n’aurait pu mettre sous les yeux du public que le tableau d’un lâche assassinat, commandé par la fureur des factions et exécuté par le fanatisme et par la démence.
Mais ce qui a le plus nui aux grands effets que devaient produire les conceptions dramatiques de l’auteur, c’est que la plupart des auditeurs eussent voulu retrouver dans le caractère et dans le langage de Henri IV, cette franchise généreuse, cette magnanimité familière et cette bonhomie spirituelle, que ne pouvait lui conserver la pompe du vers tragique.
D’autres compositions dramatiques presque aussi estimables forment le théâtre de M. Legouvé. Je pourrais citer Étéocle et Polynice, dans lequel il s’efforça d’imiter l’énergique simplicité des tragiques grecs, et Fabius, ouvrage où l’auteur essaya de lutter avec Corneille dans l’art de peindre la sévérité du caractère romain.
Mais, Messieurs, qu’il me soit permis d’abandonner pour un moment et le poëte tragique et les graves sujets qu’il a traités. J’éprouve l’impérieux besoin de parler de l’art qui fit le charme de ma vie, en présence des écrivains qui m’ont précédé dans la carrière, qui ont encouragé mes premiers pas. O vous, que mon cœur nomme et qui m’entendez ! vous, qui m’avez éclairé de vos conseils, et qui n’avez pas dédaigné les miens ! mutuels confidents de nos travaux, fidèles dépositaires de nos pensées, vous le savez, si pendant vingt ans d’une confiance intime, tant dans les revers que dans les succès, nous avons trouvé sûreté, consolation, plaisir. Jamais l’intrigue ni l’envie n’ont troublé notre union : le public voyait en nous des rivaux ; nous étions des amis. Quel plus satisfaisant tableau que de voir les hommes, réunis par l’amour des arts, s’appuyer, se défendre, et moissonner noblement dans le vaste champ de la littérature ! Ce tableau, puissions-nous l’offrir encore longtemps à nos concitoyens ; puissions-nous toujours, disciples zélés du grand maître dont nous sommes tous les admirateurs, essayer d’imiter.... Mais où m’emporte un vain désir ? Molière est inimitable.
Si Molière fut le grand peintre des mœurs de son siècle, il le fut surtout de la nature, et voilà pourquoi ses portraits appartiennent à tous les temps. Il puisa la comédie dans le cœur de l’homme. C’est des vices inhérents à la nature humaine, des ridicules qui dérivent immédiatement de ses passions, qu’il a composé ses chefs-d’œuvre. Même dans ses plus petits tableaux, il montre son génie ; et telle est la magie de son art et la profondeur de ses idées, qu’il rapproche de nous les temps, le costume et le langage de nos aïeux.
Regnard, l’un de ses successeurs, observateur moins profond que spirituel écrivain, moins peintre que dessinateur, moins vrai que brillant, a fait entrer dans ses plus belles comédies des portraits de marquis et de comtesses que nous avons peine à croire tracés d’après le modèle.
Destouches est moins vif et plus moral, plus vaste dans ses conceptions, mais moins gai que Regnard ; il a moins sacrifié au trait, à la saillie du vers : mais peut-être a-t-il plus imité le grand homme en essayant aussi de prendre ses modèles dans le cœur humain, en ne s’arrêtant pas uniquement à peindre des usages éphémères, enfin des surfaces.
Je ne rappellerai point votre attention, Messieurs, sur Lesage, Piron, Gresset, auteurs qui se sont placés dans les premiers rangs des poëtes comiques. Sans doute ils ont aussi des droits à notre estime ; mais chacun d’eux n’a fondé sa réputation que sur une seule pièce : Molière brille entouré de chefs-d’œuvre.
Le mérite des auteurs comiques de nos jours ne peut être contesté : mais ont-ils les mêmes moyens de succès que leurs prédécesseurs ? Les principaux caractères ne semblent-ils pas épuisés ? Le monde s’offre-t-il aux regards de l’observateur avec cette multitude de personnages variés dont l’habit seul annonçait le caractère, et qui, dans la simple imitation de leur langage, offraient déjà du comique ? Les valets, très-importants alors sur la scène, pouvaient être tracés d’après le Dave romain ; ils étaient les confidents, les conseillers intimes de leurs maîtres ; ils entraient dans leurs intrigues, et se mêlaient de leurs affaires les plus secrètes. Les servantes même de ce temps avaient leur franc-parler. Aucun de ces usages n’existe maintenant. Les intrigues d’amour peuvent être aussi communes ; mais nos femmes de chambre ne sont plus des soubrettes ; nos Agnès ont beaucoup d’esprit, et nos jeunes gens, devenus dans les intrigues amoureuses plus adroits que leurs valets, les ont relégués dans l’antichambre.
Si nos mœurs présentent depuis longtemps, une différence avec celles de nos pères, si marquée combien le changement dans les manières est plus frappant encore ! Que cette révolution dans les manières et dans les mœurs soit due ou non aux progrès naturels de la civilisation, il n’en est pas moins vrai que le ridicule ne semble plus atteindre autant de classes différentes de la société. Peut-être le temps n’a-t-il point encore suffisamment signalé ces nouveaux ridicules ; peut-être n’ont-ils pas pris, encore la forme de l’habit. L’auteur comique, s’il se présente dans un salon ; dans cette réunion de personnes qui lui sont inconnues, l’artiste du financier, l’homme d’État du militaire, le savant du magistrat ? Il les entendra tous parler à peu près du même ton, avec la même pureté de langage, et presque toujours avec esprit. Nos médecins ne sont plus pédants ; nos colonels ne font plus de tapisserie ; nos financiers parlent littérature ; nos littérateurs s’occupent de politique, les abbés sont rares, et les courtisans ne sont plus tels que les peignirent, les anciens maîtres de la scène.
Tel est, au général au premier coup d’œil, le tableau général de la société ; mais si l’observateur comique veut y attacher ses regards avec une attention constante, s’il veut suivre, ses modèles dans leurs relations particulières, s’il veut étudier la mobilité de leur physionomie, s’il veut les dégager de cet apprêt que donne la politesse, il trouvera, sous de nouvelles formes, des nuances comiques plus ou moins fortes, et même des ridicules. Mais de nos jours, un auteur doit-il chercher à les peindre ? Les originaux de ces portraits sont-ils assez répandus pour être reconnus du public ? C’est ce qui me parait au moins douteux.
Si les ridicules ne sont plus populaires, s’ils ne doivent plus être saisis par l’auteur comique, je crains bien que la comédie ne soit pas toujours, comme on a voulu le prouver avec esprit, l’histoire des mœurs du temps : ou du moins, nos petits-neveux, s’ils en jugent par notre théâtre, trouveront certainement de grandes lacunes dans cette histoire.
Pour moi, Messieurs, à qui ma faiblesse sans doute a fait craindre de me livrer à des efforts infructueux en fouillant une mine exploitée depuis si longtemps, j’ai cru devoir y suivre quelquefois le nouveau filon que Collé avait indiqué dans sa Partie de chasse de Henri IV. Ce genre de comédie, que l’on a nommé depuis historique, et qu’il ne m’appartient pas de classer, pourrait se composer à la fois de la comédie d’intrigue, de la comédie de caractère et de mœurs : de la comédie d’intrigue, puisqu’il est nécessaire que l’action en soit vive et piquante ; de la comédie de caractère, parce qu’elle offre des personnages connus, et qu’il faut leur conserver la physionomie tracée par l’historien ; de la comédie de mœurs, parce qu’il faut être fidèle aux mœurs du temps où vivaient les personnages dont, pour ainsi dire, on évoque les ombres. J’ignore si ce genre de comédie augmentera nos richesses dramatiques ; mais je suis convaincu que s’il eût été précédemment traité par quelques-uns de nos grands maîtres, il aurait pu offrir une agréable variété, et étendre encore l’immense domaine de la comédie.
Vous me pardonnerez, Messieurs, cette longue digression : comment aurais-je pu m’interdire quelques observations sur un art auquel je dois l’inestimable honneur de prendre place aujourd’hui parmi tant d’hommes illustres dont se compose le corps littéraire le plus vaste qui ait encore existé ; ce corps qui embrasse dans ses vues et dans ses travaux le cercle entier des connaissances humaines ; où des philosophes, observant la nature dans toutes ses créations et dans la variété infinie de ses phénomènes, travaillent incessamment à étendre et à affermir l’empire de l’homme sur le globe qu’il habite ? À côté de ceux-là, des savants laborieux s’enfoncent avec courage dans les ténèbres qui couvrent encore l’histoire des temps anciens, et tirent de leurs recherches des lumières utiles au philosophe qui veut suivre l’homme dans les divers degrés de la civilisation, et à l’écrivain qui se propose de tracer l’histoire des peuples : ici, le géomètre, soumettant les observations au calcul, donne à la vérité un caractère imposant de certitude, à côté du poëte qui crée un monde nouveau par ses brillantes fictions, ou donne à la vérité un charme plus puissant en l’embellissant de la magie de son langage. Près des arts précieux qui concourent à satisfaire tous les besoins de l’homme et à diminuer les maux de la vie, j’aime à voir ces arts dont les uns ornent nos villes de monuments consacrés à la gloire et à l’utilité publique ; dont les autres reproduisent sur la toile ou sur le marbre, par des imitations embellies, tout ce que la nature physique où morale, tout ce que la fable ou l’histoire, tout ce que la vie humaine dans ses vicissitudes, peuvent offrir de scènes agréables, touchantes ou terribles : ces arts enchanteurs auxquels nous devons des jouissances aussi délicieuses que pures, mais qui sont réservées aux âmes sensibles dont le goût naturel est encore perfectionné par l’étude.
Qui ne s’honorerait de participer à cette brillante réunion de génie, de talents et de gloire ? Aussi n’existe-t-il, en aucun lieu des deux mondes, un seul homme illustré par de grands travaux ou par des découvertes utiles, qui n’ambitionne de voir son nom inscrit sur votre liste. Comment pourrais-je me défendre d’un sentiment d’orgueil, en venant jouir de cette honorable association ? Comment pourrais-je me refuser le plaisir de louer en public ce que j’admire avec le public, et comment pourrais-je contenir l’épanchement de ma reconnaissance pour un bienfait auquel cette solennité même ajoute un nouveau prix ?
Mais ce n’est pas toujours de grands travaux que s’occupent les grands talents réunis dans cette enceinte ; il en est qui ont moins d’importance, qui procurent d’agréables délassements, et pour qui la gloire réserve aussi des couronnes. Tels sont plusieurs petits poèmes de M. Legouvé, qui, dictés par la grâce et la sensibilité, ajoutent encore à sa renommée.
Le choix et le genre des tableaux que le poëte offre à nos regards dans ces aimables compositions, font assez connaître quel était l’état habituel de son âme : on croit le voir, plein des plus tendres souvenirs, errer au milieu de ces sépultures qu’il a décrites avec tant d’intérêt, et y méditer ses vers touchants sur la mélancolie (1).
Mais qui peut mieux sentir tout le charme de ces poëmes que les femmes, dont partout il paraît idolâtre ? Il est un poëme surtout dans lequel il s’est plu à leur rendre un culte véritable. Que ces traits pieux, touchants, héroïques, presque tous puisés dans notre histoire, et qu’il a retracés avec tant d’intérêt, sont honorables pour ce sexe aimable et souvent courageux !... O vous, douces compagnes de notre destinée, exemples de piété filiale ou d’amour conjugal ! vous qui, comme amantes, épouses ou mères, dévouées au mortel que vous avez chéri, savez partager également son bonheur et ses revers, qui vous enorgueillissez de sa gloire, ou savez mourir sur le même échafaud ! Femmes ! votre mérite et vos nobles vertus passeront à la dernière postérité : le chantre d’Abel vous a consacré sa lyre. Et vous, qui ne pouvez connaître nos malheurs que par le récit que vous en fit une mère, jeunes filles ! suspendez vos folâtres jeux, réunissez-vous, cueillez les fleurs qui croissent sur les tombeaux, appendez une pâle couronne à ce marbre funéraire : c’est là que dort votre poëte.
Peut-être je passe ici les bornes de l’éloge ; mais qui pourrait louer froidement l’auteur que l’excès de sa sensibilité a conduit au tombeau ? Semblable au poëte couronné au Capitole, qui trouva dans Ferrare la muse inspiratrice de son chef-d’œuvre, le poëte français n’a senti son existence que par ses passions ; de même aussi il a survécu à son génie, et de même ses amis ont eu la douleur de le pleurer deux fois.
Si l’on voit trop souvent dans le monde les amis s’enfuir à l’aspect des revers, ce n’est pas dans votre compagnie, Messieurs, que l’on pourra craindre cet abandon. Qui n’a connu votre tendre sollicitude sur le sort de votre confrère ? Qui n’est pas instruit de l’intérêt touchant qu’ont montré même ses rivaux ? qui peut ignorer la conduite généreuse de ce ministre orateur, aussi recommandable par ses talents que par la franchise de son caractère ? qui de vous ne l’a pas vu avec attendrissement, s’occupant en votre nom du sort d’un confrère rangé par son malheur dans la classe des orphelins, préparer l’avenir du fils du poëte ? Non content de répandre sur ces infortunés toute sa bienveillance, il appelle sur eux l’intérêt du plus grand des monarques. Le solliciter au nom des lettres et du malheur, c’était assurer le bienfait.
Ce héros, dont les nobles talents sont trop grands pour être célébrés par ma faible voix, s’est toujours montré l’auguste protecteur des arts et des sciences. Soit qu’il habite les rives tranquilles de la Seine, soit qu’il triomphe sur des bords ennemis, toujours il daigne sourire à la voix des Muses, encourager les talents et récompenser le génie.
Dans cette superbe capitale, que déjà nos vieillards peuvent à peine reconnaître, quels monuments de grandeur et d’utilité s’élèvent à la fois ! De nouveaux ponts enchaînent les deux rives ; les palais se multiplient et s’achèvent ; les colonnes triomphales les dominent, et le marbre et le bronze qui les décorent, attesteront à nos derniers neveux l’infatigable courage du peuple français, et le puissant génie du grand Napoléon.
(1) Les mots en italique sont les titres d’autant de poèmes de M. Legouvé.