Allocution prononcée à l'occasion de la remise de l'épée à Mme Hélène Carrère d'Encausse

Le 21 novembre 1991

Henri TROYAT

Allocution

de M. Henri Troyat
de l’Académie française

 

Chère Hélène Carrère d’Encausse,

Quelle audace est la vôtre ! Non seulement vous n’hésitez pas à vous présenter aux suffrages de l’Académie française alors que nous ne comptons dans nos rangs qu’une seule femme, laquelle nous suffit amplement pour nous justifier devant le public de l’accusation de misogynie, non seulement vous nous avouez, au cours de vos visites de candidature, que, bien que née en France, vous êtes l’enfant d’émigrés russes (or, Dieu sait qu’il y en a déjà trop sous la coupole !), non seulement vous êtes élue au premier tour dans un inquiétant élan d’enthousiasme, mais encore vous prétendez porter au côté une épée, tout comme vos confrères masculins, tandis que vos devancières nous ont rejoints avec, pour seule arme, leur sourire. J’avoue qu’en apprenant votre dernière décision, j’ai failli, dans un réflexe d’indignation, refuser de vous remettre ce symbole de la supériorité virile. Puis, considérant que vos arguments, dans une discussion, ont le tranchant de l’acier et que vous n’auriez nul besoin de cette lame pour nous pourfendre, j’ai cédé à votre sollicitation et me voici prêt à vous adouber. Entre nous, je le fais avec une certaine crainte : une femme à l’Académie, c’est une politesse concédée au beau sexe ; deux femmes, c’est le début d’une invasion, pour employer ce mot qui fait frémir. Qui sait si, grâce à vos consœurs, nous ne nous retrouverons pas, un jour, nous les hommes, en minorité dans notre maison ?

Mais foin de ces alarmes. Je ne veux aujourd’hui penser qu’à vous et qu’à votre œuvre. Par un singulier contraste, au charme très féminin de votre personne, correspond, chez vous, une plume mâle et une sûreté de jugement qui forcent le respect.

Sont-ce vos origines qui vous ont vouée à l’étude de cette Russie que vous connaissez mieux que personne ? Je suis tenté de le croire quand je considère la nombreuse cohorte de vos ancêtres, dont la plupart furent mêlés à l’histoire de cet immense et singulier pays. Dans un coudoiement glorieux, je vois défiler Alexis Orlov, lequel fut un artisan du coup d’État qui porta Catherine II sur le trône, participa au meurtre de l’empereur Pierre III, le gêneur, et remporta sur les Turcs la bataille navale de Tchesmé. À ses côtés, s’agite son frère, Grégoire Orlov, qui, non content d’être le favori de l’impératrice, occupa les charges les plus importantes de son temps jusqu’à la présidence de l’Académie de Russie, fondée en 1725, par Pierre le Grand, sur le modèle français établi par Richelieu. Il y a aussi un Nikita Panine, superbe ministre de la Grande Catherine, un autre Panine qui contribua, plus tard, au meurtre de Paul Ier pour ouvrir la voie à Alexandre Ier, un Victor Panine, qui dirigea, sous Alexandre II, la commission pour l’abolition du servage, une Sophie Panine, seule femme ministre qui détint le portefeuille de l’Instruction publique dans le gouvernement provisoire de Kerenski, après l’abdication de Nicolas II, un Komarovski, qui fut vice-gouverneur de Varsovie... Bref, du côté de votre mère, se bousculent de nobles serviteurs de l’État et des régicides, des hommes de probité et des aventuriers de haut vol.

Du côté de votre père, c’est la Géorgie qui apparaît avec des poètes, des publicistes, toute une lignée d’intellectuels assoiffés de culture et ivres d’orgueil national. Ainsi la Russie et la Géorgie se rejoignent-elles en vous avec plus d’harmonie sans doute que dans la réalité historique. C’est cette double appartenance, si riche en contrastes, que vous avez voulu honorer dans les symboles de votre épée, dont le talent de l’orfèvre Goudji — encore un Géorgien ! — a fait un émouvant chef-d’œuvre. On y voit une croix de Saint-André pour rappeler la Russie, et un Saint-Georges, par référence à la Géorgie dont c’est le mystique patron. La France n’est pas oubliée, puisqu’un coq gaulois se profile dans une cornaline. Votre goût pour l’histoire est défini par une Clio, tandis qu’un globe terrestre évoque votre souci d’universalité et qu’un scarabée s’inscrit comme le signe du commencement du monde avec le yin et le yang de la philosophie chinoise, principes des oppositions fondamentales qui assurent la vie. Une devise enfin, « heureux les pacifiques », tirée du Sermon sur la montagne, et une date, 1991, marquant non votre entrée chez nous, comme on pourrait le croire, mais la fin du communisme en Europe.

Si, après cette série d’indices, votre personnalité n’est pas percée à jour, c’est que les enquêteurs manquent singulièrement de perspicacité. Vous êtes, chère Hélène Carrère d’Encausse, une femme sensible à toutes les secousses de l’actualité. Votre force, c’est le sang-froid avec lequel vous jugez l’événement et la rapidité fulgurante avec laquelle vous en prévoyez les conséquences. Vos élèves de l’Institut d’Études politiques ne s’y trompent pas, qui boivent vos paroles comme celles d’un oracle. À votre brillante carrière universitaire correspond une non moins brillante carrière d’écrivain. Cela parce que vos leçons et vos livres ne sont pas seulement des constats, mais des prédictions. C’est une banalité, aujourd’hui, d’affirmer que vous avez prophétisé, près de quinze ans à l’avance, la chute du communisme et la dislocation de l’URSS. Et cependant il fallait une exceptionnelle lucidité, à l’époque, pour déceler le mal qui rongeait les racines de l’État soviétique. De L’Empire éclaté à La Gloire des Nations, en passant par Le Grand Frère, Ni Guerre ni Paix, Le Grand Défi, Le Malheur russe, vous n’avez cessé de scruter l’horizon chargé de nuages pour nous avertir — météorologue infaillible —, des orages qui se préparaient là-bas.

Profondément française, vous êtes un parfait exemple de cette intégration miraculeuse, qui permet à un enfant, né de parents étrangers, d’assimiler la pensée, la chaleur, la tradition, la fierté françaises, tout en gardant, au fond du cœur, un attachement sentimental pour la patrie de ses ancêtres. C’est trop peu de parler, en ce qui vous concerne, d’une double culture. Il s’agit d’une manifestation plus importante et plus mystérieuse : une sorte de faculté de l’âme qui invite une même personne à se sentir à la fois d’ici et d’ailleurs.

Quand je songe à votre science du phénomène soviétique, je me dis que vous connaissez d’autant mieux la Russie que vous n’êtes pas quotidiennement plongée dans l’épaisseur de son peuple. Les frontières qui vous séparent de lui vous donnent du recul. Vous l’observez de l’extérieur, mais toujours vous vérifiez vos intuitions par un voyage sur place. Je dirai que vous subissez les soubresauts qui ébranlent l’ex-URSS avec une sensibilité russe et que vous les jugez avec une impartialité française. C’est cette dualité de comportement qui vous confère une clairvoyance quasi augurale.

Le public, ravi, vous emboîte le pas. Qu’un haut personnage du Kremlin éternue, et les journaux affolés vous demandent votre avis sur les origines et les suites probables de son rhume. Et quand le parti communiste est dissous, quand Eltsine monte en flèche au détriment de Gorbatchev, quand Leningrad redevient Saint-Pétersbourg, quand, l’une après l’autre, les républiques soviétiques proclament leur indépendance, j’imagine que votre téléphone n’arrête pas de sonner. Moi-même, je l’avoue, j’ai été plus d’une fois tenté de vous appeler pour vous demander votre avis sur un accès de fièvre dans les pays de l’Est.

Mais ce serait diminuer vos mérites que vous considérer uniquement comme une spécialiste des maladies russes. Vos dons d’observation et de déduction, la clarté de vos exposés, la vigoureuse sobriété de votre style vous permettraient de juger tous les gouvernements de notre planète. Je suis sûr que si, par exemple, vous appliquiez vos méthodes d’investigation à la France, vous nous feriez des révélations utiles sur l’état de santé de notre pays et sur les remèdes capables de le guérir. En vous invitant à siéger parmi nous, ce n’est pas la Kremlinologue que nous avons voulu honorer, mais l’écrivain universel aux prémonitions cent fois vérifiées.

Vous verrez, le 23 Quai de Conti est une bonne adresse. On y cultive de fraternelles complicités et on y apprend beaucoup de choses en se divertissant. Dès aujourd’hui, je suis persuadé que, même après quelques séances du dictionnaire, vous n’aurez pas envie d’écrire « L’Académie éclatée ». Une telle assurance m’autorise à vous remettre cette épée pacifique. Quand vous la regarderez, elle ne vous suggérera aucune idée de querelle, mais vous rappellera les nombreux amis que vous comptez dans le monde. Ce sont eux qui, par mes mains, vous la présentent ici, comme un témoignage d’admiration et de gratitude.