Allocution prononcée à l'occasion de la remise de l'épée à Mme Hélène Carrère d'Encausse

Le 21 novembre 1991

Alain PEYREFITTE

Allocution

de M. Alain Peyrefitte
de l’Académie française

 

Chère Hélène,

Le Figaro de Beaumarchais ne portait pas l’épée ; au Figaro d’aujourd’hui, l’épée se porte bien.

Devinette : qu’y a-t-il de commun entre le célèbre barbier et un académicien ? Bien sûr, le fil acéré d’une lame. Mais il doit y avoir davantage. Entre la coupe du barbier et la coupole de l’Académie, on a pu observer, depuis plus d’un siècle et demi, une constante affinité. Le Figaro, dès sa création en 1826 comme hebdomadaire sous l’invocation du héros de Beaumarchais, et encore plus depuis qu’il s’est transformé en quotidien en 1866, voici juste cent vingt-cinq ans, a présenté des caractéristiques invariables. Il a le respect de la liberté de pensée et d’expression, qui ne va pas sans un certain irrespect. Il n’a jamais cessé, dans l’ordre politique comme dans l’économique, d’être résolument « libéral ». Il n’a jamais manqué non plus d’éprouver un faible pour le beau langage, pour la culture classique pour les valeurs sûres, pour les grandeurs d’établissement...

Et il ne s’est jamais fait faute de s’attacher systématiquement ce que Villemessant appelait de « grandes signatures », dont l’Académie française a pour vocation d’être un vivier : depuis Eugène-Melchior de Vogüé, qui, au siècle dernier, vous montrait la voie dans la réflexion sur la Russie, jusqu’à Thierry Maulnier, qui vous a précédée dans l’analyse des grandes tyrannies sociales ; en passant, pour ne parler que des disparus, par Robert de Flers, Jérôme et Jean Tharaud, Georges Duhamel, Paul Valéry, Paul Claudel, Paul Morand, André Siegfried, André Maurois, Henri de Montherlant, Wladimir d’Ormesson, André François-Poncet, Joseph Kessel, François Mauriac, Jacques de Lacretelle, Roger Caillois, Pierre Gaxotte, Jean-Jacques Gautier, Jean Guéhenno — et tant d’autres, tellement différents les uns des autres.

Vous venez donc, chère Hélène, renforcer la représentation du Figaro à l’Académie, et de l’Académie au Figaro. Votre nom seul suffit à faire briller simultanément d’un nouveau lustre le quai Conti et l’hôtel de Vaupalière.

Vous avez été élue, autant dire, dans un fauteuil. Et quel fauteuil ! Celui de Corneille et de Victor Hugo. Quelle lignée ! Cependant, ni Corneille ni Hugo n’ont collaboré au Figaro (dommage à la fois pour Le Figaro et pour eux). D’ailleurs, on vous placerait plutôt dans une ligne collatérale, qu’on pourrait appeler la ligne Siegfried. Les analyses géopolitiques d’André Siegfried pour Le Figaro ont trouvé dans les vôtres un écho.

Un fils de Géorgie nommé Dougachvili a pu prétendre sans vergogne aux honneurs académiques en Union soviétique ; honneurs forcés, s’il en fut. Une fille de Géorgie nommée Zourabichvili reçoit les honneurs académiques, mais ils lui ont été librement accordés en France, cette France dont elle a librement fait sa patrie. Et la consonance de ces deux noms n’abusera personne. Staline arrachait des éloges flatteurs, sans accorder la liberté de le blâmer. Vous avez su blâmer ces éloges, et n’avez flatté que la liberté.

Voilà comment Le Figaro entre à l’Académie, ou l’Académie au Figaro. Voilà pourquoi ils ont tous deux partie liée.

Mais que pensait Figaro des femmes ? Il se lamente ainsi : « O femme... femme... femme... créature faible et décevante. » Êtes-vous si faible, vous qui avez revendiqué martialement de porter ce fer, et qui ne l’avez pas attendu pour transpercer vos adversaires — vos seuls adversaires, je veux dire les idées fausses ? Êtes-vous décevante, vous qui avez si bien prévu le présent ? Quand nous nous téléphonions cet été, pendant le putsch de Moscou, depuis nos villégiatures respectives, que séparaient une mer et un océan, nous n’avions aucune peine à nous mettre d’accord sur une ligne éditoriale pour Le Figaro et une fois de plus, vous n’avez pas été décevante !

Vous êtes la troisième femme, après Marguerite Yourcenar et Jacqueline de Romilly, à franchir le portail de notre Compagnie, mais vous serez la première à recevoir une épée.

Quand Henri Troyat, qui va vous la remettre, a pris la tête du mouvement pour vous faire élire, certains ont trouvé son initiative risquée. Pensez donc : dix ans seulement après l’élection de notre première consœur, qui avait attendu trois cent quarante-quatre ans, et deux ans seulement après l’élection de la deuxième ! Quelle téméraire accélération de l’histoire... Mais Henri Troyat a su vous imposer pacifiquement ; la guerre de Troyat n’a pas eu lieu.

Justement, qui donc pouvait bien entrer, à la suite d’Hadrien et de Thucydide, dans cette compagnie fidèle au classicisme grec, si ce n’est une Hélène, une belle Hélène ?

Hélène, ou plutôt Cassandre. Voici déjà longtemps que, la plume à la main, vous exercez votre don de prophétie en pourfendant maintes illusions — maints villages de Potemkine, devenus entre-temps cuirassés du même nom, mais toujours aussi féconds en mirages cruels.

Hélène Cassandre d’Encausse du Figaro et de l’Académie, dissipatrice de mirages, vous aurez eu raison de votre vivant, avant même de devenir immortelle.